Médecins de la Grande Guerre

Dans Louvain en feu, Deploigne et Thiéry transforment leur institut de philosophie en hôpital !

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Dans Louvain en feu, Deploigne et Thiéry transforment leur institut de philosophie en hôpital !

Introduction

Dans un livre de 155 pages publié en 1915[1], un témoin, Hervé de Gruben[2], raconta ses souvenirs de brancardier volontaire au sein de l’hôpital Saint-Thomas de Louvain créé de toute pièce dans les locaux de l’Institut supérieur de Philosophie par Monseigneur Deploigne[3] et le chanoine Thiéry[4] ! Cette aventure remarquable et courageuse  se passa pendant que Louvain était incendiée et mise à mise sac ! La création de cet hôpital  au milieu de tant de violences  fut un  véritable exploit. Je vous le reconstitue ci-dessous à partir du  témoignage d’Hervé de Gruben.

Les examens universitaires s’étaient terminés le 22 juillet 1914. L’étudiant   Hervé de Gruben    avait quitté la ville de Louvain pour des vacances bien méritées mais, le 30, il y retourna  pour une affaire à régler. Il en profita pour aller saluer ses professeurs à l’Institut supérieur de philosophie (Ecole St Thomas). Hervé trouva deux de ses professeurs, Mgr Deploigne  et son collègue le chanoine Thiéry  transformés en déménageurs pour monter  les meubles de l’institut dans le  grenier ! L’explication de la transformation  des deux religieux en hommes de peine ne tarda pas : Mgr Deploigne avait décidé  d’organiser une ambulance pour les blessés en prévision d’une guerre qu’il pressentait très proche ! Sceptique sur l’initiative, Hervé s’en retourna en vacances…. Il n’en profita pas car 48 heures après son retour chez lui, la guerre effectivement  éclata !  Hervé rentra alors  à Louvain pour s’engager  dans le nouvel hôpital nommé  « Saint-Thomas »  comme l’institut dans lequel il avait pris place. Que de changements en quelques jours : au-dessus de la grille d’entrée  flottait le drapeau de la Croix-Rouge tandis qu’aux fenêtres de la maison du directeur de l’institut pendaient divers  écriteaux mentionnant la Direction Générale le Secrétariat, la Caisse, la   Comptabilité. La maison était animée comme une ruche et infirmières et brancardiers venaient s’y inscrire comme volontaires. Des professeurs d’université y siégeaient en permanence et délivraient les bons pour des commandes tout en encaissant les dons. Dans les locaux de l’institut qui s’élevaient au fond de la cour, tout était transformé. Le laboratoire de psychologie expérimentale était devenu une salle d’opération moderne, la radiographie était installée dans le grand auditoire  et la pharmacie dans le labo de chimie. La salle de lecture servait de magasin où s’entassait des ballots d’ouate, des paquets de gaze et des piles de draps. Sur d’autres portes on lisait : Salle de réception des blessés, vestiaire, bureau des médecins.  Au fond du jardin, une baraque en bois portait l’inscription : morgue !


Mgr Deploigne et le Chanoine Thiéry

Le 7 au soir arrivèrent les premiers blessés. Rien de grave mais ces derniers reçurent de la population civile fleurs, raisins, cigares, journaux. Chaque soir, Hervé et quelques compagnons se rendaient à la gare munis de civières afin de débarquer les blessés que le médecin militaire principal leur confiait. Les salles  de l’hôpital se remplirent peu à peu. Les infirmières rentraient le soir chez elles mais elles étaient remplacées pour la nuit par les brancardiers. Le 13 août, une magnifique auto neuve, une Dion-Bouton de 40 chevaux fut donnée à l’hôpital par M. Léon David.


Le don de M. Léon David

Le 18 août parvint une nouvelle dramatique : l’état-major, disait-on, allait quitter Louvain et se réfugier à Anvers. L’hôpital reçut l’ordre d’évacuer les blessés et de les conduire à la gare. A ces nouvelles, les drapeaux belges disparurent des façades, les magasins se fermèrent et il y eut une course folle vers la gare pour prendre d’assaut les derniers trains pour Bruxelles.  A l’hôpital Saint Thomas, on ne garda que deux blessés, un uhlan au poumon perforé par une balle ainsi qu’un engagé belge miné par la phtisie qui expliquait qu’il avait répondu à l’appel parce que, bien que se sachant malade, il se croyait encore capable d’abattre un ennemi !

Dans l’hôpital déserté, les infirmières profitèrent de la situation pour réaliser un grand nettoyage. Vers neuf heures du soir, le personnel de l’ambulance  fut surpris par  le bruit d’une foule en mouvement, bruit  ponctué de gémissements, de pleurs d’enfants et de grincement de roues sur le pavé. Il s’agissait de  centaines de villageois,  provenant des environs de Tirlemont, qui espéraient trouver à Louvain le refuge qu’ils avaient besoin. Une famille entière de sept personnes s’arrêta devant la grille de l’hôpital : elle avait perdu le plus jeune des enfants âgé de deux ans et qui avait été jeté sur une charrette. Les voisins de l’hôpital Saint-Thomas, des Franciscains ouvrirent la porte de leur couvent pour accueillir quelques douzaines de malheureux. D’autres trouvèrent refuge dans une école de la rue de Tirlemont. A dix heures du soir, un sergent belge vint prévenir l’hôpital qu’on amènerait bientôt des nouveaux blessés. Immédiatement des veilleurs à vélo allèrent prévenir les chirurgiens à leurs domiciles pour leur demander de rentrer à l’hôpital. A 11 heures, ils étaient tous dans la salle d’opération juste à temps pour recevoir le premier blessé. Le blessé était un flamand musclé dont le bras droit était emporté à la hauteur de l’épaule tandis que  le bras gauche était  déchiqueté. Le chanoine Thiéry confessa et administra le blessé. La cérémonie terminée, le blessé cria « Vive la Belgique ». Le chirurgien, le docteur Schockaert qui retenait  ses larmes  se mit alors  à opérer. Trois jours après avoir reçu ces soins, le  courageux soldat, hélas, succomba. Dans une poche de son gilet on trouva une lettre de sa mère.  Fais bien ton devoir, mon enfant, lui écrivait-elle. Défends bien ton pays. Ici nous prions tous pour toi. Dieu garde la Belgique ! 

D’autres charrettes suivirent dont celle qui transportait un ancien étudiant de Louvain. Ce jeune homme  s’était marié le samedi avant la guerre et  avait abandonné son  voyage de noces à Gêne pour  venir défendre son pays. 15 jours après, il était touché par un shrapnell. Sa femme prévenue vint à son chevet  et dans le jardin de l’hôpital le jeune couple put  continuer leur voyage de noces interrompu !

Le  mercredi 19 août, l’effroi régnait à Louvain. Les habitants, apeurés par les récits des réfugiés provenant de Tirlemont, constataient avec  déception que   les derniers soldats belges quittaient  la ville. On entendit à Louvain l’artillerie belge qui couvrait la retraite. Le directeur de l’hôpital envoya alors  Hervé de Gruben muni d’une charrette à bras pour quérir des vivres.  Le débrouillard  visita  toutes  les  boulangeries  et réussit à acheter suffisamment de pain  pour alimenter l’hôpital pendant huit jours. Il était temps car bientôt les premières troupes allemandes firent leur entrée dans Louvain, avec dans leur sillage, une interminable colonne d’infanterie. Un seul drapeau belge était resté arboré à Louvain : celui de l’hôpital Saint-Thomas. Quand l’état-major allemand  passa, des officiers firent signe des yeux et de l’épée  pour que l’on retire  les couleurs de la Belgique. Le règlement de la Croix-Rouge exigeait cependant   que les couleurs nationales accompagnent toujours l’insigne de la Croix-Rouge. Mgr Deploigne, fort de ce droit, décida courageusement de ne pas descendre  le drapeau. Ce dernier  flotta finalement pendant quatre mois, témoin des horreurs et de la tristesse de l’occupation mais  aussi témoin du courage belge !

A neuf heures du soir, le flot des colonnes montantes cessa enfin  et les soldats allemands  se répartirent dans les habitations. Sur chaque porte, des sergents avaient inscrit à la craie le nombre d’hommes à loger. Si les propriétaires  n’occupaient pas la maison, les portes étaient enfoncées.

Le lendemain, à 5 heures du matin, les soldats se regroupèrent en colonnes et reprirent leur marche vers Bruxelles. Tandis que la ville se vidait, les administrateurs et les brancardiers de l’hôpital regagnaient celui-ci et témoignaient  ce qui s’était passé chez eux ou dans leur quartier d’habitations. Un professeur d’université raconta que le capitaine logé chez lui avait dit cela :

D’après nos prévisions, tout devait être fini en deux mois. En moins de six semaines, nous devions être maîtres de Paris et de la France. Après, nous nous serions jetés sur les Russes. Mais vous, Belges, vous nous avez fait perdre un temps précieux. Et vous êtes cause de ce que l’Angleterre se soit mise contre nous. Nous n’avions compté ni avec vous, ni avec les Anglais. La partie est plus difficile à gagner !

Vers midi, le jeudi 20, la merveilleuse cité universitaire  ressemblait à une écurie. Les rues, les trottoirs les places, les parterres disparaissaient sous une couche de fumier. Dans la gare, le mobilier avait été saccagé et les billets de chemin de fer répandus sur le sol. Rue Léopold, la maison du médecin et  professeur  Van Gehuchten avait été ouverte  et les meubles gisaient sur le parquet. Les rayons de tous les magasins étaient vides et les murs  de la ville étaient couverts d’affiches imprimées en Allemagne.  Il y était question, de francs-tireurs, d’otages et  de lugubres cruautés. Au sommet de l’hôtel de ville flottait le drapeau allemand. L’« Etappen-Kommandant », le major von Manteufel, un petit gros à tête ronde, siégeait dans la salle des séances du conseil communal tandis que le grand hall du rez-de-chaussée s’était mué en dortoir pour soldats.

Bientôt de nouvelles troupes allemandes firent  leur entrée en ville en chantant. Longtemps après leur passage, l’air de leurs fifres résonna dans la tête des habitants comme une  véritable   obsession dont il n’était pas facile de se défaire. Le dimanche 23 août, une auto passa à petite allure devant les troupes arrêtées dans la rue de Tirlemont. Un soldat, bras en l’air, tenait un tableau noir où l’on pouvait lire « Nous avons pris 40.000 Français près de Verdun » et une sourde acclamation accueillait l’annonce ambulante.

Mardi 25 août fut le jour cruel entre tous pour Louvain  bondé de troupes ennemies. A 8 heures du soir, une quinzaine de membres de l’hôpital étaient réunis dans l’habitation de Mgr Deploigne quand subitement retentit un coup de fusil suivi d’autres coups auxquels se mêlaient des décharges de mitrailleuses. Après vingt minutes le feu cessa. Mgr Deploigne et le docteur Tits sortirent alors en rue  pour se rendre compte de la situation. A peine avaient-ils fait quelques pas que les sentinelles allemandes qui gardaient l’hôpital se précipitèrent sur eux, baïonnettes en avant, en criant : « Vous avez tiré !  A mort ! » . Heureusement un  de leurs sergents a vu la scène ; il se précipite et relève les fusils. Mgr Deploigne et le docteur Tits rentrent chez eux  après avoir discuté dans la langue de Goethe  avec le sous-officier persuadé  que des Belges tirent des fenêtres des maisons sur leur troupe ! 

A neuf heures, on aperçut du haut des étages  de l’hôpital un incendie du côté de la gare. Bientôt de nouveaux foyers apparurent  devant le boulevard de Tirlemont et dans la rue de la Station. Un avocat de la place du Peuple arriva juste à ce moment en signalant que sa maison brûlait. D’autres encore du même quartier vinrent chercher refuge à l’hôpital. Parmi ceux-ci le professeur Victor Brants. Vers minuit, plusieurs infirmières s’alarmèrent des  dangers que couraient dans leurs maisons les maris et enfants. L’une d’elle, la baronne de Dieudonné, voulut se rendre compte sur place. Elle sortit accompagnée de Mgr Deploigne. La demeure de  Dieudonné était encore intacte mais dans l’angle opposé de la place du Peuple, le Palais de justice formait déjà un immense brasier !  A l’hôpital la nuit allait se poursuivre angoissante au plus haut point ! Le personnel de l’hôpital s’était réuni avec les réfugiés dans deux  ou trois salles du rez-de-chaussée. Les plus calmes essayaient de s’endormir sur des brancards tandis que le chapelet était récité en commun devant les larges vitres rougies par les lueurs de l’incendie. Au secrétariat, le chanoine Thiéry vérifiait les registres. Vers 1 heure du matin, Mgr Deploigne, qui faisait une ronde, vint signaler aux occupants que  les halles étaient en feu. Beaucoup coururent au grenier pour assister à la tragédie : des milliers de flammèches jaillissaient de l’immense brasier emportant les cendres des livres précieux de la bibliothèque ! Quelques heures après, ce fut au tour de l’église Saint-Pierre de s’embraser ! A cinq heures du matin, Mgr Deploigne célébra une messe sur un autel dressé dans la salle des grands blessés ! L’église fêtait le 26 août saint Zéphirin, pape martyr ! L’évangile disait justement : Que sert-il de conquérir le monde au détriment de son âme.  

A l’aube, on demanda au sergent de la garde ce qui avait pu déclencher cette catastrophe ! Il répondit

- Eine Verschworung (une conjuration). Des civils ont attaqué l’hôtel de ville et tué trente de nos hommes sur la Grand-Place ! 

Des nouveaux réfugiés arrivèrent à Saint-Thomas. Parmi eux, le chanoine Noël et sa mère, madame Debaisieux portant son bébé de six jours. Il y avait aussi madame Gilson dont les Allemands avaient emmené la veille  le mari. Elle craignait le pire pour ce dernier :

- Nous nous étions réfugiés à la cave, raconta-t-elle, mon mari est étranger à la ville et n’a jamais eu une arme à la main ; je vous en supplie, aimez-moi à le sauver, s’il en est temps encore.  Deux mois après elle était toujours sans nouvelles de son mari !

La baronne de Dieudonné dont le mari était au front rejoignit aussi l’hôpital avec ses deux enfants.

Madame de la Vallée Poussin, infirmière en chef, tenta elle  de rejoindre sa maison. Elle arriva à grand peine chez elle. Sur son chemin, des maisons brûlaient, les rues étaient obstruées de murs écroulés, des cadavres d’hommes et de chevaux gisaient au milieu des décombres et près de la statue de Juste Lips elle se heurta au corps de M. David, le généreux donateur de la voiture offerte à l’hôpital. Elle put  arriver chez elle et… miracle…  retrouva son mari et ses enfants qui avaient passé la nuit au fond du jardin, échappant ainsi aux balles allemandes qui avaient percé murs et plafonds de leur demeure ! Madame de la Vallée Poussin s’aperçut aussi que  la maison voisine de la sienne  avait été détruite complètement. Elle appartenait  au professeur Thoreau qui se dévouait à l’hôpital. Avait-il péri ainsi que sa jeune femme et le bébé qu’elle avait mis au monde le 24 août ? 

Le docteur Noyon sortit à son tour de l’hôpital pour reconnaître l’état de sa maison. A côté de chez lui, il reconnut avec effroi, gisant sur le sol, le corps du professeur Lenertz.  Le docteur Noyon trouva  chez lui sa servante blessée par trois coups de feu. Elle fut transportée à l’hôpital. Un illustre Louvaniste  fut aussi hospitalisé ce jour là : il s’agissait  de M. Van der Zyppen, célèbre avocat qui souffrait depuis quelques mois de paralysie générale. Trouvé délirant et seul dans sa maison, il fut transporté à saint-thomas et y mourut après trois semaines sans avoir retrouvé la raison !  

Les professeurs Albert et Paul Michotte rejoignirent aussi l’hôpital avec leur vieux père octogénaire dont la maison avait été brûlée sous ses yeux ! Le vieillard mourut le lendemain à l’hôpital et fut enterré dans le jardin.  Dans l’après-midi arriva, aussi transporté par ses fils, le chimiste André blessé profondément à la cuisse  par une grenade lancée par sa porte entrouverte alors qu’il venait quelques instants auparavant de donner à boire à quelques soldats qui passaient devant chez lui !  Plus tard Hervé réceptionna aussi une dame âgée habitant la rue Léopold et qui  avait été   blessée  par une balle. Elle dut  subir l’amputation.

Vers 16 heures, la grille de l’hôpital fit l’objet d’une grande animation : 30 soldats entouraient Mgr Coenraedts, premier vice-recteur et R. Parys. Les deux religieux otages de l’ennemi, étaient obligés devant chaque immeuble de lire une déclaration mentionnant que  la tragédie provenait du fait que des civils avaient tiré sur les militaires.

Finalement plus de 200 personnes trouvèrent refuge à l’hôpital. La nuit suivante fut comme celle qui l’avait précédée une véritable  nuit d’horreur car l’incendie de Louvain continuait. On entendait les hurlements sinistres des chiens au milieu des bruits sourds provenant des toitures et des murs qui s’effondraient !

Le 27 août courut le bruit que la ville allait être bombardée. Les docteurs Noyon et Paul  Debaisieux se rendirent à la Kommandantur  pour demander que l’on épargne au moins les hôpitaux. Bientôt vint l’ordre de l’occupant d’évacuer l’hôpital. Mgr Deploigne refusa héroïquement mais ne put empêcher que pendant quelques instants un vent de panique submergea les patients  devant  les soldats allemands qui parcouraient  les salles en leur intimant l’ordre de partir. Finalement, 30 soldats belges convalescents partirent les premiers, encadrés par la garde allemande. Ils furent suivis par la plupart des réfugiés. Hervé raconta comment certains réfugiés résistèrent à l’ordre de partir grâce à Mgr Deploigne :

Je vois encore dans une des salles la jeune femme d’un professeur, assise dans un fauteuil ; pâle mais très calme, elle priait entourée de quatre petits enfants ; l’arrivée d’un cinquième était imminente. Son mari contenait difficilement son émotion. Mgr Deploigne fut écouté par cette famille à qui il avait dit : « Restez avec nous et ne craigniez rien ! ».

Quinze jours plus tard le chanoine Thiery baptisa la petite Marguerite-Marie. Mgr Deploigne en fut le parrain et Mme de la Vallée la marraine !    

La population de Louvain jetée par les soldats  dans les rues connut un immense calvaire. Un grand nombre d’habitants  errèrent plusieurs  jours à travers la campagne avant finalement d’être chassés vers les lignes belges de la place d’Anvers. D’autres furent expédiés en Allemagne pour y être exhibés ou internés à Munsterlager. Dans son récit Hervé de Gruben raconta le sort cruel réservé  fait à  ces civils !

Après leur avoir prodigué les avanies et les coups, on les emmène par la rue de Bruxelles, au milieu d’une fusillade assourdissante tirée contre les fenêtres des maisons. Un boucher de la rue de Namur qui tente de s’évader est abattu. A Herent, les officiers font dételer les chevaux et obligent les prisonniers à tirer trois heures de lourds chariots. Pendant un arrêt, un autre civil, un habitant de la rue de Bruxelles, est fusillé. A dix heures du soir, on les contraint de coucher par terre dans un champ sous la pluie battante, sans couverture ni paille et on leur lie les pieds. Le 27, à six heures du matin, la colonne se remet en route vers Bueken, Thildonck, Wespelaer. Il pleuvait à torrents. Les prisonniers ont les mains liées par une corde. A Campenhout, où ils arrivent à midi, on leur fait creuser des tranchées ; puis le soir, on les place derrière les canons qui disait-on, bombardaient le for de Waelhem. A 8 heurs du soir, on les enferma avec d’autres prisonniers dans l’église de Campenhout. Le 28, à neuf heures du matin, retour à Louvain, en repassant par Herent où ils voient sur la route de nombreux cadavres de civils. Au nombre de mille, femmes et enfants compris, ils traversent Louvain en feu et y sont enfermés au manège. Ils passent là une nuit épouvantable avec des centaines d’autres malheureux affamés et terrorisés. Une femme y devient folle, des enfants y meurent. Le 29, ils repartent encore une fois vers Herent. A Boortmeerbeek, les soldats allemands leur ordonnent de marcher droit sur Malines .A 11 heures du soir, ils arrivent à proximité des lignes belges. Les sentinelles font feu mais un prêtre s’avance seul au risque d’être tué et atteint le premier poste belge. Il s’explique. Tous peuvent passer. En quatre jours, les malheureux avaient reçu pour toute nourriture deux pommes de terre. A tout instant les Allemands leur disaient qu’ils seraient fusillés le lendemain. 

Un autre témoin expliqua à Hervé de Gruben la pérégrination des Louvanistes emmenés en Allemagne :

A Rotselaar, furent arrêtés hommes, femmes et enfants au nombre de deux mille huit cents. On sépare les homes des femmes et on les avertit qu’ils vont être fusillés ; puis on les reconduit à Louvain. Ils y passent la nuit près de la gare sous la pluie, sans abri ni nourriture. Les soldats allemands leur avaient tout pris : argent, papiers, bijoux, parapluies et pardessus. Dans la matinée du vendredi 28, on les embarque dans un train ; on les serre jusqu’à 80 dans les wagons à bestiaux qui pouvaient en contenir trente, et dont le plancher était recouvert d’une épaisse couche de fumier. Ils n’arrivent à Cologne que le lundi suivant dans l’après-midi, sans avoir reçu ni à boire ni à manger, et sans avoir pu sortir des wagons en cours de route. Dans un des wagons de cet enfer roulant, un homme devient fou ; deux autres essaient de se suicider, une vingtaine urine du sang. Dans un autre wagon, le deuxième jour après le départ de Louvain, un homme déchire la doublure de son habit et la mâche pour tromper la fin ; il ôte son soulier et s’en sert comme récipient pour boire son urine. A Cologne quand ils sortent du train, courbés en deux, sales et exténués, la foule les frappe à coups de parapluie, leur jette des pierres et hurle : «A mort » ! Ils passent la nuit dans un Luna-park, leurs gardiens y font les apprêts d’une exécution, puis leur disent que ce sera pour le lendemain. Le mardi 1er septembre, à 7 heures du soir, on leur donne pour la première fois un morceau de pain et de l’eau sale. Dans la nuit on les entasse dans un train de voyageurs à 25 par compartiment. Ils arrivent à Bruxelles le mercredi matin. Le bourgmestre Max et d’autres se trouvaient  à la gare et leur distribuent du pain, de la viande, du vin, du café, des cigarettes, du tabac. Mais les bourreaux ne les lâchent pas encore. On les pousse en avant vers Vilvorde. Huit heures durant ils marchèrent. Un malheureux devenu fou sauta dans le canal et les soldats allemands lui jetèrent à la tête des bouteilles qu’ils avaient volées. Le soir leurs gardiens leur dire qu’ils étaient libres ; à peine s’étaient-ils remis en route que les Allemands leur tiraient  des coups de fusil dans le dos. Selon l’ordre reçu, ils continuent cependant dans la direction de Malines-vers les lignes belges encore une fois- ; ils arrivent à un pont gardé de l’autre côté par des soldats belges ; ceux-ci leur disent que le pont est miné. Ils passent la nuit dans un bois. Le lendemain les soldats belges leur indiquent un autre chemin pour gagner Malines et Anvers.

La plupart des habitants qui se rendirent de gré ou de force à la gare de Louvain le mercredi ou le jeudi subirent ce voyage à Cologne. Mais ils y furent acheminés en divers équipes, et l’histoire de chacune est marquée par des épisodes particuliers. On ne lira pas sans frémir la déposition suivante.

Le témoin, qui habitait dans les environs de la gare, est arraché de sa demeure  et conduit devant la gare, en pantoufles, sans chapeau ni gilet. Les soldats l’insultent, le frappent, lui crachent à la figure, lui lient les poignets derrière le dos. Un officier lui fouille les poches, prend son argent et ses clefs. Hissé sur un chariot de munitions, il glisse et reçoit d’un soldat un coup si terrible qu’il s’évanouit. Sa femme, séparée de lui et retenue à distance par les soldats assiste à la scène. On part par la chaussée de Malines. A ce moment le malheureux voit sa maison en flammes. Après quelques temps, on le fait descendre du chariot et on l’oblige à marcher avec les autres prisonniers : ils étaient cinq cents. Ils traversèrent  Herent, Thildonck, Campenhout : partout les maisons brûlaient. A minuit on s’arrête. Les prisonniers doivent se coucher dans un champ sous la pluie battante. Le lendemain, à trois heures, on se remet en marche. Entre Wespelaer et Rotselaer, sur une espace de 3.000 mètres, une cinquantaine de cadavres de civils sont étendus sur la chaussée.  A trois heures du soir, on arrive à Rotselaer. Les prisonniers sont enfermés dans l’église où 1.500 malheureux parmi lesquels de tout jeunes enfants, étaient déjà entassés. Là, enfin, on leur donne à boire : de l’eau apportée dans des seaux. Le troisième jour, les prisonniers sont dirigés par la chaussée d’Aerschot, d’abord sur Aerschot puis sur Louvain. Le vieux curé de Rotselaer, âgé de 86 ans, s’adresse à l’officier allemand : « Ce que vous faites, dit-il est lâche. Mes gens n’ont commis aucun mal ; s’il vous faut une victime, tuez-moi. J’ai reçu la vie de Dieu, je remets mon âme entre ses mains ». Des soldats allemands saisissent le prêtre à la gorge et le repoussent ; d’autres ramassent de la boue et la lui jettent à la figure. Les prisonniers arrivent à Louvain, traversent la ville en flammes, sont menés à la gare, poussés dans des wagons à chevaux dont le crottin n’était pas enlevé, hommes, femmes, et enfants, près de cent par wagon. Ils y restent enfermés toute la nuit. A 6 heures du matin, le quatrième jour, le train part en direction de l’Allemagne. A Aix en chapelle, à Düren, le peuple vocifère au passage injures et menaces. Le train arrive à Cologne, revient à Düren, retourne à Cologne, où il s’arrête à minuit. Les prisonniers peuvent enfin sortir du wagon : ils y étaient depuis huit heures du soir de la veille sans lumière, sans nourriture, debout, pressés les uns contre les autres, obligés de satisfaire leurs besoins sur place. A Cologne, ils sont conduits au Luna-Park de Deutz, hommes, femmes et enfants tout ensemble. Toute la nuit leurs gardiens s’amusent à les terroriser, chargent leurs fusils, visant les prisonniers, éteignant les lumières. Deux hommes deviennent fous, l’un un boulanger de Louvain habitant en face de l’église Saint-Joseph, l’autre, un cordonnier qui se suicida. Le lendemain- c’était le cinquième jour-on distribua un pain pour dix personnes et des seaux d’eau. Puis on les plaça dans des voitures à voyageurs de troisième et quatrième classe. Le retour à Bruxelles, prit trois jours, durant lesquels les prisonniers ne reçurent rien à manger. A Bruxelles, les Allemands firent, à la demande du témoin, chercher du pain pour les femmes qui mouraient de faim : le pain était moisi et sale comme si on l’avait ramassé dans un bac à déchets. Femmes et enfants furent libérés à Bruxelles, mais les hommes ramenés à Schaerbeek. On les y fait sortir du train et on les conduit à Vilvorde puis à Sempst. Là on les lâche ; mais après une demi-heure de marche, ils sont de nouveau saisis et gardés une heure. Il était alors minuit. Eux aussi furent chassés dans la direction de Malines, pour être exposés aux balles des sentinelles belges. Pendant les 8 jours qu’ils restèrent aux mains des Allemands, ils avaient reçu pour toute nourriture un pain pour dix personnes.

Ces témoignages prouvent à suffisance le  calvaire des habitants  qui  pendant huit jours furent  chassés sur les routes et parfois même exhibés en Allemagne  avant d’être poussés  finalement dans les lignes belges. Certains habitants  connurent une situation encore plus dure car ils furent maintenus déportés en Allemagne pendant deux à trois mois. Ce fut le cas pour trois mille civils comprenant femmes, enfants, vieillards qui  furent  internés au camp de Munsterlager. Dans ce camp, les hommes furent séparés des femmes et des enfants. Beaucoup devinrent malades suite aux conditions de détention : ils ne possédaient qu’une seule couverture et comme il n’y avait pas d’eau dans les baraques, la plupart  restèrent six semaines sans se laver !  Les malades étaient  alors transférés à Magdebourg. Quand les premiers déportés rentrèrent en octobre, l’hôpital Saint-thomas en recueillit plusieurs dont les maisons avaient été saccagées !

Mais revenons à l’hôpital Saint Thomas que nous avons quitté le 27 août, le  jour qui vit toute la population recevoir  l’ordre d’évacuer la ville sous prétexte que la ville allait être bombardée. Mgr Deploigne après avoir refusé  d’abandonner son hôpital prit les mesures  nécessaires pour supporter un bombardement. Sous la pluie de papier brûlé qui tombait toujours, les brancardiers bouchèrent les fenêtres du sous-sol à l’aide de planches, sous-sol où  on avait descendu à la cave les blessés qui n’avaient pas quitté l’hôpital. Vers 4 heures de l’après-midi mourut hélas un de ces blessés atteint par le tétanos. Il fut enterré dans le jardin.  La nuit fut, on l’imagine aisément, lugubre. Les blessés dans la cave couchés côte à côte sur les matelas étaient éclairés faiblement par les chandelles fixées sur des bouteilles. Par intervalles on entendait au loin des échos de voix avinées : des pillards hurlaient le « Wacht am Rhein ». Les maisons vidées de leurs occupants étaient  pillées par l’occupant qui avait toute facilité pour avoir exigé que les habitants fuient Louvain en laissant derrière eux  les portes de leurs demeures   ouvertes ! Le  pillage dura 8 jours comme l’incendie. Les dernières maisons incendiées le furent le mercredi 2 septembre dans la rue Marie-Thérèse !

Le 27 août,  brancardiers, infirmières, médecins   qui avaient refusé d’évacuer Louvain   emmenèrent à Saint-Thomas leurs conjoints et enfants. En quelques heures s’était alors  formée autour des blessés et du personnel  une  nouvelle communauté forte  d’une  centaine de personnes. Avec énergie et entrain, il fallut organiser la vie pratique pour tout ce monde. Les locaux étant vastes, chacun eut rapidement son gîte et au moins un matelas pour la nuit, les lits étant, eux, réservés aux blessés. Une table commune permettait de prendre les repas dans un coude à coude fraternel et, après le souper, ceux qui le désiraient pouvaient réciter ensemble dans le réfectoire rosaire et litanies à la Sainte vierge.

Le ravitaillement était problématique. La chaleur avait fait éclater dans les rues les conduites d’eau. Plus d’éclairage au gaz ni à l’électricité. Une équipe de brancardiers était chargée d’aller puiser l’eau dans les maisons du voisinage qui possédaient des citernes. Après quelques jours des lampes à pétrole furent trouvées dans une quincaillerie et purent remplacer les chandelles. Quant au pain, un étudiant en droit passa le mur du boulanger voisin, alluma le four, pétrit de la farine sans levure et la laissa chauffer quelques heures. Le lendemain, il put servir une espèce de croûte qu’on devait casser à coups de marteau avant de la faire tremper dans le café.  Dans la soirée, deux soldats allemands sonnèrent à la grille et apportèrent sur un brancard une femme de 25 ans et sa petite fille de trois ans. L’un des deux soldats pleurait  et disait « C’est affreux, ce n’est plus la guerre ». La femme avait une balle dans le côté et au-dessus du genou droit une horrible blessure car le projectile avait fracassé l’os. L’enfant avait une balle dans le genou. La femme, Emilie Janssens, avait été chassée d’Aerschot avec quelques centaines de ses concitoyens ; les soldats allemands leur avaient dit qu’ils allaient être déportés en Allemagne. Tandis que le troupeau humain attendait devant la gare, les soldats sans motif se mirent à tirer dans la foule. Il y eut des tués et des blessés dont Emilie et sa fille. Les médecins de Saint-Thomas, les docteurs Tits, Paul Debaisieux, Boine et de Coninck décidèrent l’amputation pour la mère. Une heure après on apporta une autre victime : un petit garçon de 7 ans blessé à l’omoplate gauche. Il était originaire de Herent et raconta que les Allemands avaient tué sous ses yeux son père et sa mère.

Dans les jours suivants, les brancardiers allèrent dans les maisons incendiées et récupérèrent des femmes blessées ou malades qui étaient restées seules, abandonnées de tous. A la porte de Tirlemont, deux cochons erraient dans les décombres. Un professeur de droit et un autre de mathématique réussirent à les capturer mais il fallut beaucoup d’ingéniosité pour arriver à les ramener à Saint-Thomas. Un brancardier s’improvisa boucher et tua immédiatement un des deux cochons. Le lendemain le riz fut remplacé à table par des pommes de terre au lard ! Quelques jours plus tard, un paysan vint signaler que ses deux cochons avaient disparus. Il demandait à voir ceux qu’avait capturés l’hôpital. Mis en présence du survivant il déclara : « Non, ce n’est pas le mien » !

Le lundi 31 août, arriva à l’hôpital la famille du  professeur Thoreau qui  lui-même servait comme brancardier. Il était sans nouvelles de sa famille depuis six jours ! En réalité, sa femme, son bébé né le 24 août, sa bonne et monsieur et madame Lebbe qui étaient ses beaux-parents avaient pu survivre dans la cave de leur maison en feu ! Quand le mardi précédent, les Allemands avaient enfoncé leur porte, ils se trouvaient au premier étage. Les soldats descendirent la jeune femme dans la cave. Madame Lebbe, la bonne et l’enfant suivirent. Une demi-heure après la maison était en flamme. Tous avaient pu survivre avec au-dessus d’eux l’incendie tandis que la cave s’inondait en raison de  la rupture de la tuyauterie d’eau. Leur captivité dans la cave  dura  donc du mardi soir au lundi suivant avec comme seule nourriture un pain et demi !  Les miraculés  restèrent à Saint-Thomas quatre semaines et réussirent ensuite à passer en Angleterre.  Il faut savoir que le frère de Mme Thoreau était le Père Vincent Lebbe célèbre missionnaire en Chine. Celui-ci, mis au courant plus tard des évènements ayant touché sa famille,  raconta le drame de Louvain à ses ouailles qui malgré leur pauvreté rassemblèrent deux mille francs destinés aux réfugiés belges.  Le père Lebbe mourut en 1940 dans un camp de prisonniers de l’armée communiste  chinoise. Sa vie est un vrai roman, il fonda l’église catholique en Chine, s’opposa souvent à sa hiérarchie  et accéda à la nationalité chinoise !


Le séminaire Léon XIII à Louvain (Institut Supérieur de Philosophie St Thomas)

Après la semaine tragique que connut Louvain, il fallut panser les plaies et organiser la survie. Les habitants allaient revenir et il n’y avait plus aucune autorité communale pour les aider à se réinstaller ! On pouvait craindre l’anarchie ! Le vieil l’avocat Marguery, secrétaire communal qui avait trouvé asile à Saint-Thomas eut l’idée de s’adresser  au petit groupe de professeurs de l’université qui menaient l’hôpital. Il leur  demanda de  prendre des responsabilités pour administrer la ville sinistrée. Les professeurs acceptèrent et à l’issue d’une réunion de travail, ils décidèrent de former un « comité de notables » qui aurait pour mission d’assumer provisoirement la tâche dévolue au conseil communal. Le professeur Nerincx fut désigné pour négocier avec la major von Manteuffel. Le lundi 31 août fut notifié  par affiche aux habitants que l’autorité allemande avait promis d’arrêter l’incendie et le pillage.  L’affiche était signée par monsieur Nerincx, bourgmestre provisoire et par les membres du comité des notables : MM. Le docteur Boine, le Père capucin Valère Claes ; le docteur Paul Debaisieux, professeur ; le docteur de Coninck ; Charles de la Vallée Poussin, professeur ; Mgr Deploige professeur ; l’ingénieur Pierre Helleputte ; le chanoine Thiéry, professeur ; Léon Verhelst, professeur.  Des brancardiers de l’hôpital distribuèrent l’affiche à Tirlemont, à Bruxelles et dans les communes avoisinantes.

Le mardi 1er septembre, au matin, le comité des Notables se réunit pour la première fois à l’hôtel de ville. Le nouveau bourgmestre et ses collègues se mirent alors à l’œuvre avec énergie et sang-froid.  Avec quelques habitants on organisa un corps de police volontaire. Le docteur Tits prit la direction de l’état-civil. Le chanoine Thiéry mit en sureté les œuvres d’art qui restaient encore à Saint-Pierre et s’occupa de faire établir sur l’église une toiture provisoire. L’architecte Vingeroedt fut chargé de former des équipes pour déblayer les rues et démolir les murs qui menaçaient de tomber. Le professeur  de la Vallée fit le relevé des maisons incendiées. Monsieur Pierre Helleputte, qui dirigeait depuis le début de la guerre le corps des brancardiers de Saint-Tomas, assuma la lourde tâche du ravitaillement de la population et de la distribution des secours aux sinistrés et indigents.  Deux brancardiers, le Père capucin Valère Claes et l’architecte Lucien Speder, se dévouèrent à relever les corps, à les identifier et à les conduire au cimetière. Ils ramassèrent d’abord les assassinés dans les rues (ils trouvèrent un jour 21 cadavres jetés dans une fosse d’aisance d’une maison en construction au coin de la rue Marie-Thérèse et du boulevard de Tirlemont. Puis ils retirèrent des décombres ceux qui avaient péri dans les maisons incendiées. Tout faillit se gâter à nouveau quand le mercredi 2 septembre, des soldats allemands se remirent à piller et à incendier trois maisons dans la rue Marie-Thérèse et une autre dans la rue Léopold. Une vigoureuse protestation aboutit à la promesse que les fauteurs de trouble seraient punis. 1080 maisons  avaient été incendiées à Louvain mais aussi 440 dans la commune voisine de Kesselo-Loo et 85 à Heverlee. Outre les habitations, l’incendie avait détruit l’église Saint-Pierre, les halles universitaires, le Palais de Justice, l’académie de  Beaux-arts, le théâtre, l’Ecole commerciale et consulaire de l’université. Le 4 septembre se présenta à Saint-Thomas le docteur Georg Berhausen du 2ème bataillon d’infanterie de Neuss. Il emprunta la voiture que Léon David-Fischbach avait donnée à l’ambulance le 13 août mais ne la rendit pas. Suite à cette affaire on apprit que le donateur Léon David avait été tué  le mardi soir 25 août en même temps que son père, et un domestique. Le malheureux fut fusillé sur le trottoir de la maison Desaeger, qui ayant été  incendiée s’écroula dans la nuit. Son corps ne fut retrouvé que 12 jours après, lorsqu’on dégagea les décombres. 

Du vendredi 11 au 14 septembre, le canon tonna de nouveau : l’armée belge pour la deuxième fois sortait d’Anvers pour attaquer les lignes allemandes. Les ambulanciers allemands ne tardèrent pas à  conduire à l’hôpital des blessés. Ce nouvel afflux de misères demanda beaucoup d’ingéniosité au personnel  qui manquait cruellement de moyens. Il était de règle de ne faire, à l’hôpital, aucune distinction entre les blessés belges et allemands. Tous furent soignés de la même manière. Le dimanche 1 au soir, des brancardiers partirent en voiture à Wygmael. Ils avaient été avertis que des blessés belges s’y trouvaient dans un état lamentable pour être restés 48 heures  sans soins. Quelques blessés avaient pu se traîner dans les fossés pour se mettre à l’abri, d’autres avaient été transportés dans des étables. Il y en avait cinq étendus dans une porcherie sur le fumier ; deux d’entre eux, le commandant Hutsebaut et un lieutenant furent hissés dans la voiture et ramenés à l’hôpital. Le commandant Hutsebaut mourut hélas durant son transport. Le lendemain matin, les brancardiers retournèrent auprès des trois autres blessés mais ceux-ci  avaient cessé de vivre !

Malgré le cataclysme qui s’était abattu à Louvain, la vie  finit par reprendre  ses droits. L’hôpital était devenu le centre névralgique  de la cité. Outre le fait que l’hôpital avait reçu sept cents blessés belges, français et allemands, il avait préservé tout un quartier de la ville  de l’incendie criminelle par sa seule présence ! D’autre part, l’hôpital Saint-thomas avait rassemblé une communauté laïque importante. Deux mois suffirent pour faire d’elle une véritable famille. Le 28 octobre, tout le monde s’entendit pour faire de la fête patronale des deux fondateurs une grande fête. Il y eut de la musique, des vers, des fleurs et un discours !

Admirables Mgr Deploige et Chanoine Thiéry ! Vous avez créé un îlot d’espoir dans une ville en feu !  Quelques jours plus tard, au moment ou l’ennemi menaçait  de bombarder Louvain, vous avez refusé de quitter  l’hôpital !  Grâce à votre charisme, vous avez pu rassembler autour de vous, médecins, infirmières  et brancardiers pour préserver  un noyau d’humanité au sein d’une ville  martyre !  Vous avez montré comment des philosophes peuvent traduire leurs pensées et convictions en actes !

Dr Loodts Patrick

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] « Les Allemands à Louvain », Hervé de Gruben, Librairie Plon, Paris, 1915

[2] Le Baron de Gruben  étudia le droit à l’université de Louvain. En 1923 il devint le secrétaire privé de Edouard Rolin-Jaequemyns qui était le Haut Commissaire interallié des territoires rhénans. Pus tard entre 1927 et  1934, il fut  attaché  à la légation belge à Berlin  et entre 1930  et  1934 à Budapest.  Entre 1937 et  1945, il fut envoyé comme conseiller  à  l’ambassade belge de  Washington.  Après la deuxième guerre mondiale, de 1945 à 1953, il grimpa tous les échelons du département des affaires extérieures pour en devenir le Secrétaire Général.  Entre 53 et 1959, il représenta la Belgique à  Bonn.

Voir au propos d’Hervé Baron de Gruben ses archives : http://www.cegesoma.be/docs/Invent/AA_699.pdf

[3] Simon Deploige (Tongeren, 15 oktober 1868 - Leuven, 19 november 1927) fut prêtre, théologien et politicien. Il était le fils du bourgmestre de Groot-Loon Lièvin Deploige (1823-1892) et de  Marie de Paifve (1826-1902). Il étudia d’abord à Tongres avant de rentrer à l’université de Louvain à l’âge de 16 ans. En 1888  il obtint son diplôme de philosophie et lettres  et en 1890, à l’âge de 22 ans, il est reçu docteur en droit !  Après avoir exercé quelques années comme avocat il fut nommé professeur à l’institut supérieur de philosophie  et devint secrétaire et  ami  du fondateur de cet institut, Mgr Mercier. Il devint finalement prêtre en 1896. Quand Monseigneur Mercier fut nommé cardinal, il reprit la direction de l’institut. En 1912, il devint  camérier secret  du pape, une fonction honorifique qui cependant,  durant la première guerre mondiale l’amena à être  l’agent de liaison  idéal entre le pape et les autorités religieuses belges. On connaît son attitude courageuse pendant la première guerre mondiale. En transformant son institut de philosophie en hôpital, il sauva des centaines de personnes. Plus tard, en 1916, il se fixa à Lourdes  et y créa « le foyer du soldat belge » pour accueillir les soldats en permission désireux de faire un pèlerinage. Il créa dans la foulée un autre foyer destiné aux soldats alliés qui furent nombreux (200.000) à en bénéficier.  En 1923, il fut élu sénateur provincial pour le Vlaamse Katholieke Partij. Il décèdera d’une attaque cardiaque  un an après le décès de son ami le cardinal Mercier. Voir aussi www.deploige.be  

[4] Armand Thiéry  est né à Gentbrugge en1868. Entré à l'Université de Louvain en octobre 1886, il mène de front des études de droit et de sciences physiques et mathématiques. Devenu docteur dans ces deux disciplines, il entreprend, avec Désiré-Joseph Mercier, le cours de philosophie selon saint Thomas. Mercier conseille à Armand Thiéry de se rendre en Allemagne, à Bonn puis Leipzig, pour se perfectionner en psychologie expérimentale.

Les débuts officiels de la psychologie expérimentale remontent à la fondation, à Leipzig, d'un laboratoire, par Wilhelm Wundt en 1879.La psychophysique fondée par Gustav Fechner poursuivait un idéal teinté d'animisme et devait permettre d'exprimer avec précision les relations entre le physique et le psychique, entre le corps et l'esprit, entre le cerveau et la pensée. Cette science retint l'attention de l'abbé Mercier, qui avait par ailleurs suivi les cours et les démonstrations de psychiatrie de Charcot à la Salpêtrière, alliant ainsi ses intérêts pour l'expérimentation et pour l'observation psychiatrique.

En 1889, le futur cardinal Mercier fonde, à l'initiative du Pape Léon XIII, l'Institut supérieur de philosophie, orienté vers l'étude du thomisme. Tout naturellement, une place de choix est réservée à la psychologie expérimentale, au sein du programme d'enseignement et des activités de recherche. Le chanoine Thiéry est envoyé au laboratoire de Wundt. Dès son retour en 1892, il fonde un des premiers laboratoires de psychologie expérimentale et se consacre à l'enseignement de cette discipline.

Thiéry, nommé professeur agrégé en 1895, enseigne à la Faculté de Médecine de 1895 à 1914. Albert Michotte l'assiste à partir de 1909 puis lui succède.

En décembre 1896, il est ordonné prêtre en même temps que Simon Deploige, un autre professeur de l'Institut supérieur de philosophie

Pendant de nombreuses années, il s'occupe avec zèle du Cercle philosophique des étudiants et est un membre actif de la Société philosophique de Louvain (depuis 1895). Il accède à l'éméritat en 1939.



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