Médecins de la Grande Guerre
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Les
51 Braves de l’Arsenal de Cuesmes[1] Lorsque le Borinage – après la
merveilleuse retraite de l’armée anglaise, de terril en terril – fut occupé par
les Allemands, l’Arsenal de Cuesmes fut déserté par les ouvriers conformément
aux instructions reçues. Il n’était pas permis de travailler pour l’ennemi. Les anciens ouvriers reçurent une modeste
indemnité par des voies détournées. Les plus heureux avaient trouvé quelque
travail pénible ; mais la plupart végétaient misérablement. Aucun des
anciens ouvriers n’avait été inquiété, lorsque le 7 mai 1916, cinquante et un
d’entre eux, presque tous ajusteurs, reçurent un pli recommandé : c’était
une convocation du « Militär-Eisenbahn-Wehrstätem amt », leur disant
qu’ils « étaient obligés de se présenter pour le travail dans l’atelier
central de Cuesmes, le 12 mai 1916, à 10 heures du matin. » L’avis
ajoutait l’habituelle menace. Qu’allaient faire les victimes ? Aucune
n’hésite. Ils ne travailleront pas. Une après-midi, vers 5 heures, ils se
réunissent près de la plaine de Nimy. Les fonctionnaires de l’administration
leur ont dit : « Faites ce que votre conscience vous commande ».
La conscience parla haut et ferme. Les cinquante et un se rendirent à l’Arsenal
escortés par leurs camarades, car tout le personnel n’y constitue qu’une grande
famille. Là, les ouvriers déclarèrent qu’ils refusaient « parce qu’ils
ont signé un engagement avec le gouvernement belge et qu’ils ne renient pas
leur signature ». Moins de quinze jours après, les cinquante
et un étaient convoqués à l’Ecole consulaire à Mons, pour y être interrogés. Là
on les flatte, on les menace tour à tour. On les tente par l’appât de hauts
salaires. Peine inutile : pas un des cinquante et un ne cédera. Dans la
première quinzaine de juin, cinquante et un extraits de jugements furent remis
aux intéressés. Ceux-ci avaient, en effet, sans qu’ils s’en doutassent, comparu
devant un tribunal militaire. Le chef de corps de la IIIème Division allemande
condamnait les ouvriers à une semaine de prison pour « avoir, faisant
partie du personnel des chemins de fer, refusé de reprendre le travail ». Ils accomplirent leur peine en deux
groupes. Placés en cellule deux par deux, ils furent soumis au régime de droit
commun. A la veille de sortir, ils furent conduits au bureau du directeur, où
ils subirent de nouvelles instances pour les amener à travailler ; on leur
dit que, s’ils refusaient, ce serait « l’Allemagne ». Ils
continuèrent à refuser. La menace fut suivie d’exécution : dans la nuit du
7 au 8 août, toutes les maisons des cinquante et un braves furent cernées, et
ils furent capturés pour être menés à la caserne d’infanterie. Le lendemain,
ils furent interrogés à nouveau, puis on leur fit connaître qu’ils devaient se
rendre au camp de Holzminden... Vers midi, les prisonniers reçurent une
gamelle de soupe, à laquelle ils ne touchèrent pas et, une demi-heure plus
tard, encadrés d’un important peloton de soldats, ils sortirent. La tête haute,
la démarche ferme, ils entonnèrent l’immortelle Brabançonne. La population leur fit escorte en les acclamant. Les
cinquante et un furent embarqués, renfermés à clef, dans des wagons aux
vasistas fermés. A Cologne, à Paderborn, à Elberfeld, les
prisonniers furent l’objet d’avanies de la part des gamins et de la populace,
et, après deux jours de voyage, à 8 heures du soir, ils arrivèrent au camp de
Holzminden. A leur arrivée, les nouveaux venus furent enfermés dans la baraque
2, que son excessive malpropreté avait fait dénommer « baraque à
puces ». Ils y furent dépouillés de leur argent. On les conduisit ensuite
à la « désinfection » ; puis ils reçurent un uniforme dit de
prisonnier. On les enferma alors à la baraque 75, la prison du camp, avec de
malheureux frères déportés et des repris de justice. Cette odieuse promiscuité
dura quinze jours. Resserrés dans un enclos de fils de fer barbelés, ils durent
habituer leur estomac à une nourriture répugnante et insuffisante : de
l’eau un peu foncée le matin, 130 grammes de pain KK et un bol de soupe pour
toute la journée. A la fin d’août, nos pauvres martyrs
furent tirés de cet enfer, sauf quatre incapables de se mouvoir, et conduits à
la baraque 48 construite spécialement pour eux. Là, ils allaient subir les
travaux forcés. Un matin, un « feldwebel » s’y présenta pour ordonner
le travail. Comme à Mons, ils refusèrent. C’est alors que notre illustre
historien Pirenne, détenu également à Holzminden, intervint et leur conseilla
de travailler à des besognes agricoles, sans aucun rapport avec la guerre. La
rage au cœur, ils commencèrent leur dur métier de forçats. Trois mois durant,
accomplissant quatre fois par jour un long et pénible trajet, ils allèrent
peiner dans des marécages où ils avaient de l’eau jusqu’aux genoux. Ils
revenaient mouillés dans leurs baraques sans feu, harassés de fatigue,
souffrant les tortures de la faim ; souvent le corps était meurtri de
coups... Malgré tout, le soir, dans leur taudis, ils chantaient en chœur, ces
braves, les vieilles chansons wallonnes, puis la Brabançonne, Vers l’Avenir, Flotte petit drapeau, et ces chansons
leur mettaient le courage et l’énergie au cœur ! Lorsque les bourreaux estimèrent que leurs
victimes étaient à bout de forces, ils les répartirent entre les différentes
baraques pour les occuper aux corvées ou à des travaux intermittents. Mais,
surveillés plus étroitement, plus étroitement, nos braves subirent une
recrudescence de punitions et de brutalités. Les supplices et les vexations variaient
du reste beaucoup. Il y avait, par exemple, les appels de place : ordre,
sous un prétexte quelconque, de s’aligner dans la cour, muni de sa paillasse,
ou de la couverture ou du paquetage et de rester là, par la gelée, par la
pluie, parfois de 6 heures du matin à 5 heures du soir, sans manger, sans
bouger. Et ces « bons tours » faisaient rire les barbares. Il y avait près de huit mois que nos héros
subissaient ces supplices, lorsque, le 1er mars 1917, un officier
leur demanda de retourner travailler à l’Arsenal de Cuesmes. -
Non, fut la réponse. Leur martyre continua ; le 26 avril,
dix-huit d’entre eux furent dirigés vers un « Kommando », au front,
près de Cambrai, pour être mêlés aux soldats allemands avec lesquels ils furent
contraints de travailler sous la mitraille, frôlant la mort, mal nourris et
maltraités, jusqu’à ce que la débâcle
allemande vint enfin les délivrer. Leurs compagnons furent transportés à l’ancien
camp disciplinaire de Bachamp près de Maubeuge, d’où on les conduisait
travailler chaque jour à Berlaimont. Les infortunés étaient à ce point privés
de nourriture qu’ils en furent réduits à faire bouillir des orties qu’ils
mâchaient ensuite. De là, ils furent conduits à Athus, à la
prison, où ils restèrent trois semaines. Finalement, ils furent enfermés dans
les Hauts-Fourneaux de ce bourg, où, ils couraient le risque d’être tués au
cours des incessantes attaques aériennes alliées sur cette usine. Ils y
demeurèrent de long mois, charitablement secourus par la population de la
localité. Là furent le soulagement pour tous et le salut pour beaucoup. Ils y
restèrent jusqu’à l’armistice. Telle est l’histoire héroïque de modestes
ouvriers dont plusieurs sont venus mourir dans leur famille avant la fin de l’horrible
odyssée ! Ces hommes ont eu une compréhension saine, franche et loyale du
devoir : Il fallait se refuser à « toute aide en travail pour les
armes ennemies ». Et une fois cette conception entrée dans leur cerveau,
rien n’a pu les détourner de ce qu’ils considéraient comme une obligation
sacrée ! Exil, souffrances, faim, maladie, mort
même n’ont pas fait fléchir leur volonté ! Bulletin des Prisonniers politiques.
Judex. [1]
Nos Héros Nos Martyrs de la
Grande Guerre par Hubert Depester – Duculot, imprimeur-éditeur, Tamines - 1922 |