Médecins de la Grande Guerre

Le destin extraordinaire du Dr Depage est lié à la rencontre de trois anges blancs aux caractères exceptionnels.

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L'hôpital l'Océan

La Panne, 1916. Sa Majesté la Reine accompagnée du Docteur Depage rend à "ses" blessés et alliés sa journalière visite, apportant à chacun un peu de réconfort et de douceur. (dessin de Thiriar)

En 1915, la Croix-Rouge de Belgique rendait un hommage à Marie Depage et à Edith Cavell en frappant cette médaille.

Le Grand Hôtel de l'Océan

Hôpital de l’Océan tel que l’on pouvait le voir dans les années 30 ! (collection P. Falkenback)

L’hôpital « l’Océan » vu de la plage.

Blessés à l’hôpital « l’Océan ».

Vue sur l’hôpital « l’Océan ».

Vue sur l’hôpital « l’Océan ».

Vue d’ensemble de l’hôpital « l’Océan ».

Le charroi de l’hôpital « l’Océan ».

La chapelle Sainte Elisabeth de l’hôpital « l’Océan ».

Vue globale de l'ambulance Océan à la Panne

Magasin de l’hôpital de front L’OCÉAN à la Panne.

Le pavillon de Chicago fut construit en 1926 avec des fonds rassemblés à Chicago pendant la guerre par le Dr Depage

Maquette de l'Océan

Le Dr Depage et S.M. la Reine.

Dr Depage 1918

Le docteur Depage

Le Dr Depage bien pensif !

Sa Majesté la Reine Elisabeth et le Docteur Depage sur la plage à La Panne (hiver 1914-1915)

Le Roi Albert et le Docteur Antoine Depage se connaissaient bien, une réelle sympathie s’était établie entre eux depuis quelques années.

La Reine, Emile Verhaeren et le Dr Depage sur la plage de La Panne en 1916.

Sa Majesté la Reine Elisabeth, le Dr Nolf et la Princesse Marie-José.

Sa majesté la Reine Elisabeth, infirmière.

Image de la Reine infirmière

Marie Depage

Marie Depage

Le transatlantique " Lusitania " coulé le 7 mai 1915. (côte d'Irlande) Marie Depage était à bord.

Des canots de sauvetage du paquebot Lusitania en train de couler, recueillent les passagers. L’inclinaison très rapide du navire, qui a encaissé deux torpilles, empêche de mettre à la mer la plupart des embarcations de bâbord. Jaugeant 32.500 tonnes, long de 245 m et large de 26, le grand paquebot était en service depuis 1907. (Collection B. Crochet)

Une barque de pêche irlandaise venue de Cork, recueille des survivants du Lusitania. (Collection B. Crochet)

Dessin montrant la grande brèche faite sur et sous la ligne de flottaison du paquebot britannique Lusitania de la compagnie Cunard, par la torpille du sous-marin allemand U-20 du capitaine Schwieger. Parmi les plus grands et les plus rapides paquebots du monde en 1914, le Lusitania est torpillé à 14 h 10, le 7 mai 1915, à 10 milles de Old Head, Kinsale (sud de l’Irlande). Il coule en 20-25 minutes, entrainant dans la mort 1.198 passagers et membres de l’équipage. (collection B. Crochet)

L’enterrement à La Panne, de Marie Depage, décédée lors du torpillage du Lusitania le 9 mai 1915. (Tiré de « Nieuport 1914-1918)

La tombe de Marie Depage, dans les dunes à La Panne. (Tiré de « Nieuport 1914-1918).

S.A.R. la Princesse Marie-José à l'hôpital l'Océan

A l’emplacement de « l’Océan » sur la façade du bâtiment vous trouverez cette plaque commémorative

À l'avant du bâtiment se trouvant à l’emplacement de « l’Océan » vous trouverez ce monument

A l’emplacement de « l’Océan » détail du monument

A l’emplacement de « l’Océan » détail du monument

A l’emplacement de « l’Océan » détail du monument

La Reine et la délégation des Infirmières des Hôpitaux du Front. (Tiré de l’Evénement Illustré n° 219 du 3 janvier 1920)

Dernière photo du Grand Hôtel l’Océan avant sa transformation en Ambulance l’Océan. (collection P. Falkenback)

Menu daté du 24/03/1918, dimanche des Rameaux. (collection P. Falkenback)

Portrait du Dr Antoine Depage debout dans son laboratoire, peint par Lucie Lambert.

Le Dr Antoine Depage visitant un malade à l’hôpital St Jean de Bruxelles en 1893.



La Panne, 1916. Sa Majesté la Reine accompagnée du Docteur Depage rend à "ses" blessés et alliés sa journalière visite, apportant à chacun un peu de réconfort et de douceur. (dessin de Thiriar)


       Quand la guerre éclata en août 1914, les autorités militaires et civiles se rendirent compte qu’il n’y avait aucune structure de soins suffisamment organisée pour prendre en charge les blessés et malades militaires(1). La Reine Élisabeth se préoccupa immédiatement de ce grave manquement en se mettant en rapport avec le Dr Depage. Ce médecin, chirurgien de confiance de la famille royale était connu pour avoir créé en 1907 la première école belge d’infirmières et pour avoir organisé et dirigé en 1912 une aide médicale aux soldats blessés de la guerre des Balkans. La collaboration de ces deux personnalités permit, on va le voir, notre armée de combler rapidement les déficiences de notre service de santé militaire. On peut se demander comment une reine belge se sentit appelée à jouer un rôle majeur dans les soins à donner aux soldats ? S’impliquer dans le domaine des soins et de la souffrance exige en effet de grandes qualités mais aussi une aptitude psychologique de pouvoir supporter les cris, les pleurs, la vue du sang... Elisabeth avaient, en fait, acquis ces capacités grâce à un homme peu banal qui n’était autre que son père, le duc de Bavière Charles-Théodore de Wittelsbach. Cet officier (il participa à la guerre de 1870 comme général de cavalerie dans l’état-major du roi de Saxe) avait décidé très tardivement de se consacrer aux autres en devenant médecin. Après avoir obtenu son diplôme à l’âge de 58 ans, il se consacra essentiellement à l’ophtalmologie. Pour que les indigents atteints de cataracte puissent conserver la vue, il créa trois cliniques dans lesquelles il opéra sans relâche (l’opération consiste à abaisser à l’aide d’une aiguille le cristallin devenu opaque hors du champ de vision, au fond de l’orbite). La Bavière remerciera d’ailleurs officiellement ce grand médecin à l'occasion de sa cinq millième opération et les universités de Bruxelles et de Louvain lui remettront le titre de docteur  « honoris causa ».On comprend dés lors à quelle école Élisabeth, fut formée. L'altruisme, les connaissances en médecine, l'amour de la musique lui furent transmis sans aucun doute par son père. Capable d’aider et de soigner les autres, Élisabeth de surcroît eut le triste privilège d'avoir elle-même expérimenté très tôt la souffrance au cœur de sa propre vie familiale. En 1912, en effet, elle eut l’ immense chagrin de perdre un de ses frères et deux de ses sœurs(2) (3).



Sa majesté la Reine Elisabeth, infirmière.

       Élisabeth, cette infirmière extraordinaire, décida donc avec le Dr Depage de créer de toute urgence un hôpital derrière le front de l’Yser. En un temps record, dans la ville de La Panne, un grand hôtel à front de mer, nommé l’Océan fut réquisitionné et aménagé. Le Roi Albert et la Reine Élisabeth demandèrent à leur attaché militaire anglais, le Major Gordon d’aider le Dr Depage à équiper le futur hôpital. Il fallait dans un premier temps  munir  rapidement l’ancien hôtel d’un chauffage car l’hiver approchait. La manière dont cette mission fut effectuée mérite d'être racontée. Gordon et Depage partirent en Angleterre et apprirent très vite que la grande firme Harrods possédait un équipement complet de chauffage central destiné à un château écossais de la même dimension que l’hôpital de l’Océan et dont la commande venait d’être rendue caduque par la guerre. En un tour de mains, l’affaire fut réglée et le chauffage expédié à La Panne en même temps que du matériel médical et chirurgical acheté à Londres par la même occasion. En 1914, l’Océan comptait 200 lits. La capacité sera portée aux moments les plus forts de la guerre à 2.000 lits. Bien vite, l’hôpital l’Océan acquit une grande réputation .grâce à l’esprit d’innovation et d’organisation de son chef, le Dr Depage, grâce aussi au fait qu’en dépendant de la Croix-Rouge, il pouvait fonctionner avec beaucoup plus de souplesse qu’un établissement militaire. L’armée fournissait cependant le personnel (excepté les infirmières) et les véhicules qui seront d’ailleurs l’enjeu continuel de luttes et de rivalité entre le Dr Depage au caractère autoritaire et les autorités militaires désireuses de le faire rentrer dans le rang. Il est amusant de rappeler quelques épisodes de ce combat de chefs.



Le docteur Depage

       L’uniforme et le Dr Depage

       Bien que militarisé, Antoine Depage ne put s’habituer au port de l’uniforme tel qu’il était à l’époque à l’Armée Belge ; la tunique serrante et sans poche lui était particulièrement odieuse; aussi imagina-t-il un compromis confortable entre la tenue militaire et le complet veston : sous sa tunique, dont il ne fermait que le col et le bouton supérieur, il portait un gilet civil de même tissu et sur lequel s’étalait la chaîne où étaient attachés son porte-crayon et sa montre. Il fallut attendre 1916 et la tenue kaki à grandes poches pour qu’il se résolve à boutonner entièrement sa vareuse et à porter le ceinturon ! En attendant, la façon dont il était habillé surprenait parfois, mais contribuait, sans qu’il s’en redît compte, à affirmer l’autorité qui lui était donnée instinctivement par les militaires de tous grade, et à souligner le caractère assez insolite des fonctions qu’il allait remplir.(5)

       Le Dr  Mélis ne peut fournir à Depage un ingénieur pour ses bâtiments

L’inspection Générale du Service de Santé s’était déclarée incapable de fournir à Depage un ingénieur et suggérait que l’on s’adressât, conformément aux règlements en vigueur, au Service des bâtiments militaires, qui dépendait du Ministre de la Guerre. Depage fît face à cette difficulté d’une façon imprévue : un de ses anciens élèves, qu’il estimait beaucoup, Auguste Van Geertruyden, avait obtenu son diplôme d’ingénieur civil avant de conquérir celui de docteur en médecine ; dans la vie civile, il était ingénieur au service de la ville de Bruxelles et avait dans ses attributions la surveillance des bâtiments hospitaliers. Comme militaire, il était médecin auxiliaire. Depage demanda et obtint de l’Inspecteur Général du Service de Santé que le Dr Van Geertruydes soit mis à sa disposition.(5)

       Le Dr Depage est en conflit avec l’administration militaire pour les carburants destinés à ses automobiles

       Dans le courant de 1916, le Ministre de la Guerre décida de soumettre la circulation des automobiles militaires à un contrôle rigoureux, destiné à empêcher l’utilisation abusive des véhicules et à réduire les consommations. Les voitures  ambulances de l’Océan consommaient de l’essence militaire , mais elles ne figuraient pas sur les inventaires de l’armée, car elles appartenaient à la Croix - Rouge. On voit ici l’imbroglio qu’une telle situation devait faire naître. Les autorités militaires supérieures voulaient subordonner l’utilisation des automobiles à une procédure à la fois compliquée et paralysante. Depage estimait que les responsabilités inhérentes à la direction d’un établissement comme l’Ambulance de l’Océan impliquaient que son chef soit compétent pour juger su un véhicule automobile devait ou non être utilisé. Le conflit qui débuta discrètement , prit rapidement un caractère aigu : Depage savait fort bien qu’il utilisait les ambulances pour des transports que l’autorité militaire ignorait : il savait qu’il n’aurait jamais eu en temps voulu, les autorisations nécessaires s’il avait dû les solliciter au préalable ; il savait aussi que s’il devait en rendre compte, dans le détail, a postériori, l’utilité et la régularité des kilomètres parcourus, l’utilité et la régularité des kilomètres parcourus feraient l’objet de contestations interminables ;il voulait continuer à assurer les déplacements de ses médecins, leur permettre de sortir du cadre étroit de leurs occupations à l’Ambulance et voir comment les choses se passaient dans d’autres formations sanitaires. On menaça de supprimer la fourniture d’essence à l’Océan, Depage menaça de fermer l’Ambulance. Finalement , et sans doute grâce à une intervention, aussi puissante que discrète , un modus vivendi fut trouvé : Depage rendrait compte , « in globo » et sous sa responsabilité personnelle, des kilomètres parcourus et de l’essence consommée, et l’Intendance fournirait des quantités d’essence requises.(5)

          Le Dr Depage  s’empoigne avec un général en colère .....

       Un incident comique surgit en septembre 1916. A la suite d’une sanction qu’il avait prise à l’égard d’un membre de son personnel, Depage encourut la colère de l’un des généraux commandants de la Division d’Armée. C’était même le général qui s’était montré le plus coopératif pour mettre à la disposition de l’Ambulance de l’Océan des spécialistes - ouvriers ou artistes - qui se trouvaient dans les unités sous ses ordres, et qui, en raison de leur âge et de règles sévères , ne pouvaient pas être définitivement mutés au « Service auxiliaire » où se recrutaient obligatoirement , les membres du personnel subalterne du Service de Santé ! On avait trouvé une solution pratique et essentiellement provisoire par sa nature : ils étaient mis « en subsistance » à l’Ambulance de La Panne ;il y en avait ainsi 18 pour cette seule Division.

       Or le lendemain du jour où Depage avait infligé la sanction dont question ,le courrier officiel lui apporta 18 « Ordres de marche » destinés aux 18 « subsistants » appartenant à la Division du général en colère ; ils avaient à rejoindre leurs unités respectives le jour même . Or, certains remplissaient des emplois indispensables et étaient irremplaçables ; il y avait notamment Jean Bihoul, le meilleur ouvrier de l’atelier des instruments chirurgicaux. Pour éviter de perdre ces collaborateurs, dont il ne pouvait plus se passer, Depage établit immédiatement 18 billets d’ »admission à l’hôpital », chacun portant la mention « ulcère à l’estomac », et les envoya au général. Il ne fallut pas craindre qu’on  vînt contester ces diagnostics, le provisoire devint du définitif , et l’incident n’eut pas d’autres suites.(5) 

        Le Dr Depage   ne respecte pas le principe  « le plus haut gradé commande « ...

       On signalait à ce propos, que Depage avait désigné à l’Océan, comme chef de service de stomatologie, le professeur Rubbrecht qui était en matière de chirurgie des maxillaires, une autorité de réputation mondiale, mais qui n’avait à l’armée belge , que le grade de sous-lieutenant tandis que l’un des assistants du service de stomatologie était le docteur Vander Ghinst, qui était alors encore jeune, mais devait à sa qualité de médecin militaire de carrière d’être capitaine. Il fallait chaque mois adresser à l ’ Inspecteur Général du Service de Santé un « ordre de bataille  du personnel médical «  de l’Ambulance ; cet ordre de bataille indiquait que le capitaine Vander Ghinst était subordonné au sous-lieutenant Rubbrecht. D’où de périodiques récriminations de l’ Inspecteur Général du Service de Santé ,auxquelles Depage répondait avec fermeté et ironie : «  A l’Océan, c’est la compétence qui compte, si Rubbrecht était caporal et Vander Ghinst général, ce serait encore Rubbrecht qui serait le chef ! »(5) 

       Bien souvent, la Reine Elisabeth dût jouer un rôle de médiateur dans les conflits du Dr Depage avec notamment le Dr Mélis, l’Inspecteur Général du service de Santé.

       La Reine  affectionnait  le Dr Depage peut-être parce qu’il lui rappelait son père. Elle fut aussi sa consolatrice en 1915, lorsque le Dr Depage  dût supporter le deuil de deux autres infirmières exceptionnelles.

       La première de celle-ci était son épouse,  Marie Depage née Marie Picard en 1872. Infirmière, elle avait souscrit et participé à tous les grands projets de son mari en ne reculant devant aucune difficultés. Voici trois exemples de l’étroite complicité et du même idéal qui unissaient le Dr Depage à son épouse.  



Marie Depage

       En 1907, élu à l’Académie de Médecine, le Dr Depage décida de fonder « l’École Belge d’Infirmières Diplômées ». Pourquoi ? Parce que les religieuses qui  détenaient le monopole des soins, si  elles étaient dévouées, ne possédaient pas de formation médicale. En outre, Depage estimait que son école assurerait un métier à des jeunes filles non désireuses d’entrer dans un ordre religieux. Une première directrice, Edith Cavell, fut recrutée et l'administration des finances confiée à Marie Depage. Pour la formation pratique des élèves, était annexée à l’école un petit institut médico-chirurgical pouvant hospitaliser une vingtaine de malades. L’école et son annexe était établies dans quatre maisons contiguës situées rue de la culture à Ixelles. Comme il fallait s'y attendre, la création de l’école suscita bien vite des polémiques dans la presse catholique. Un quotidien écrivit notamment : « cette école est une machine de guerre contre les religieuses qui, depuis mille ans, soignent nos malades ».Tous les chrétiens ne tombèrent pas dans ce fanatisme puisque, quatre mois après l’ouverture de l’école de Marie Depage et d’Edith Cavell, des catholiques fondent l’école Saint-Camille dont le programme fut la fidèle réplique de celui conçu par le Dr Depage.

       En 1910, le Dr Depage demanda au Conseil des Hospices de Bruxelles l'autorisation de pouvoir  disposer, à ses propres frais, d’une infirmière diplômée, pour l’assister dans sa salle d’opération de l’hôpital Saint-Jean. Cette proposition fut acceptée mais les religieuses de l’hôpital  trouvèrent l’infirmière du docteur Depage  « trop coquette et de mœurs légères ».Un soir d’août 1910, il reçut un pli signé de la Supérieure de l’hôpital qui  contenait  cet avertissement: « Si demain à sept heures votre infirmière entre avec vous dans la salle d’opération, les religieuses refuseront de soigner les malades ». Les Depage trouvèrent la parade et téléphonèrent  aux dames de la meilleure société. Le lendemain, à sept heures, toutes en blouse et jupe blanches et Marie Depage à leur tête, elles se présentèrent à l’hôpital pour remplacer les religieuses grévistes  (4) !

       En  1912, on  retrouve Marie infirmière sous les ordres de son mari dans une ambulance de la Croix-Rouge en Turquie. L’aide médicale que les Belges apportèrent aux soldats durant la guerre des Balkans relevait d’une initiative du Dr Depage qui parvînt à convaincre la Croix - Rouge d’envoyer quatre ambulances belges dans les pays belligérants. L’une partit en Turquie, une autre en Bulgarie, et deux en Serbie. Marie Depage participa à l’aménagement de l’ambulance belge en Turquie à l’hôpital de Tach Kicha qui abritait 1.200 blessés. L'équipe médicale belge dut notamment faire face à l’épidémie de choléra qui faisait rage à Constantinople. A cette occasion, le Dr Depage  dénonça aux autorités le fait d’entasser les cholériques dans les mosquées. Celle de Sainte-Sophie en abritait 3.000 dans des conditions d’hygiène incroyables . « Le sol de la célèbre mosquée était couvert de sept couches de tapis incrustés dans quarante cm de crasse car la mosquée n’avait plus été nettoyée depuis 1453 » (Dr Depage).

       Marie Depage, son mari de docteur et  leur fils aîné qui  servait comme ambulancier furent donc en quelque sorte les précurseurs des « Médecins sans frontières ».

       Ces exemples prouvent à suffisance le rôle discret mais important qu’avait Marie Depage  dans la réalisation des projets du Dr Depage. Ce rôle devait se terminer prématurément et tragiquement. En  1915 Marie Depage entreprit  une tournée de conférence aux États-Unis dans le but de récolter des fonds pour alimenter l’hôpital de l’Océan. En trois mois, elle réunit près de cent mille dollars. Elle eut la malchance de retourner au pays sur un navire appelé « Lusitania ». Au large des côtes anglaises, le cinq mai , à quelques heures de pouvoir revoir son mari et ses enfants qui s'étaient déplacés pour l'accueillir, le navire fut torpillé par un sous-marin allemand. Un témoin, le Dr Houghton raconta les derniers moments  héroïques de Marie Depage : 

       « Nous pensâmes que l’ordre avait été donné pour arrêter une panique dans une autre partie du bateau. C’est alors que son héroïsme s’exprima : sachant que le bateau coulait elle s’occupa à panser les mains des hommes qui s’étaient brûler en laissant les cordes des chaloupes et à calmer les femmes agitées qui pleuraient sur le pont.(…) .Quand finalement nous atteignîmes la lisse, l’eau était presqu’à nos pieds. Alors elle perdit apparemment toute crainte de l’eau car les couleurs étaient revenues à ses joues et elle souriait de nouveau ; je lui dis de prendre une profonde aspiration, de se mettre une main sur la bouche et le nez et de se tenir à moi de l’autre main. Elle se tourna vers moi et dit « all right, come on » et sauta la première à l’eau. » 

       La dépouille de Marie Depage  fut ramené à l’hôpital l’Océan et enterrée au sommet d’une dune,  face à la mer. Après la mort de sa femme, le docteur sombra dans la dépression. C’est alors que la Reine, avec une discrétion délicate décida de venir chaque matin travailler trois heures sous la direction de Depage. La  Reine  Infirmière rentrait ainsi dans la légende en même temps qu’elle redonnait  le goût au travail  au  célèbre chirurgien…. 

       La mort de Marie Depage (et des autres victimes du Lusitania : plus de mille personnes dont 124 Américains) marqua l’opinion publique américaine qui comprit enfin la nécessité  pour les Etats-Unis d’abandonner leur politique de  neutralité pour entrer dans la bataille et  faire ainsi triompher la cause des alliés.

       En octobre 1915, le Dr Depage apprit l’arrestation de Miss Cavell, son jugement et son exécution. Pour Depage, ce fut un nouveau coup car c’était lui qui avait choisi et  placé Edith Cavell à la direction de la première école d’Infirmières créée en Belgique

       Edith Cavell  née le 14 décembre 1865 était l’aînée du Révérend Frederick Cavell. A 18 ans, elle obtint un poste de gouvernante  dans un village de l’Essex puis eut l’opportunité de faire un voyage en Europe. De retour dans son pays, elle fut recommandée comme gouvernante à la famille François à Bruxelles. Elle resta dans cette famille pendant six ans jusqu' en 1895, data à laquelle elle retourna chez elle à Swardeston pour s’occuper de son père malade. Suite à cette expérience, Edith  prit la résolution de se faire infirmière. A l’âge de Trente ans, après un court séjour à l’hôpital Fountains Fever à Tooting, elle devint infirmière stagiaire au London Hospital de Whitechapel. Elle occupa ensuite différents postes avant d’accepter le poste d’infirmière en chef de l’école d’infirmières que venait de créer le Dr Depage à Bruxelles.



Edith Cavell - Gouvernante à Bruxelles en 1890

       La personnalité d’Edith Cavell, sévère et peu communicative était telle qu’elle ne se faisait pas vite des amis. Ses collègues  infirmières, ainsi que les étudiantes à l’école ont dit plus tard qu’elles se souvenaient de son peu d’amis et de son air réservé. Ce n’était pas quelqu’un qui pouvait facilement faire de la publicité pour son travail ni proclamer ses succès, elle préférait les laisser témoigner par eux-mêmes. La profession d’infirmière n’était toujours pas considérée comme étant une carrière respectable pour la bourgeoisie belge et Edith Cavell et les autres infirmières du London Hospital qui la rejoignirent pour former des stagiaires ne purent que difficilement faire disparaître ce préjugé. Rappelons qu'à cette époque il n’était pas bien vu qu’une femme  puisse soigner un homme autre que son mari ou son fils ! Celles qui se destinaient à cet apostolat devaient bien souvent faire une croix sur leurs rêves de mariage !

       Quand la guerre éclata, la plupart des infirmières anglaises reçurent des Allemands l’ordre de quitter la Belgique occupée. Étrangement, ce ne fut pas le cas pour Edith Cavell qui put continuer son travail et inspecter le travail de ses étudiantes stagiaires dans les hôpitaux de la Croix-Rouge et à l’hôpital de St Gilles. Un an après le début de la guerre, Edith  vit arriver à son école de formation deux soldats anglais qui  demandaient aide et protection. Ce fut le  déclic qui décida Edith à aider un réseau d’évasion  initié par des Belges de la région de Mons et qui aidait les soldats alliés blessés et cachés à quitter la  Belgique occupée. Par après, ce réseau fusionna avec celui créé dans le nord de la France par plusieurs femmes ( la comtesse de Belleville, la princesse de Croy, Louise Thuliez, Louise de Bettignies ) dont nous saluons au passage le courage. A mesure que le temps passa, le réseau prit de plus en plus d’importance dans la vie d’Edith. Les soldats récupérés dans le nord de la France étaient amenés à Bruxelles par Tramway, car il n’y avait qu’un seul arrêt sur la ligne à Enghien, ce qui limitait fortement  les risques de contrôle. Munis de faux papiers, dont le pittoresque des noms comme «  Jules Courtoujours » ou « Hector Cachaprès » (ce sobriquet signifiait dans le patois du nord « cherche après » et est le nom du héros du roman « Le Mâle «  de Camille Lemonnier) met un peu d’humour dans ces moments tragiques, ils sont admis à l’hôpital par miss Cavell qui les inscrits comme accidentés du travail. Edith Cavell contactait ensuite des passeurs et leur donnait rendez-vous à l’aube, sous la grande horloge de la place Rouppe, pour leur confier ses protégés. En quelques mois, 170 soldats rejoignent ainsi les armées alliées ; six seulement seront arrêtés.



Philippe Baucq qui fut arrêté au même moment que Miss Cavell.

       L’arrivée de la police secrète allemande à Bruxelles en 1915 fut un coup dur pour les organisateurs du réseau. Elle était sur la piste d’ Edith Cavell et de Philippe Baucq, un architecte qui  avait un rôle important dans le réseau. Quand  Edith Cavell fut questionnée par un agent de la police secrète qui se présenta dans son école, elle demeura tout à fait calme au contraire de ses collègues infirmières qui craignaient pour elles-mêmes,  pour la sécurité des soldats et pour Edith Cavell. De plus, elles étaient bouleversées et attristés par la mort récente de Marie Depage à bord du Lusitania coulé par les Allemands. La police commença alors dés lors à cerner le réseau mais attendit trois mois, le temps d' en connaître tout ses membres  avant de procéder aux arrestations. Le 31 juillet, Philippe Baucq fut arrêté, le tour d’Edith vint le 5 août. Le 10 août, elle fut transférée du Quartier Général de la Police à la prison de St Gilles. Le procès des  27 personnes impliquées dans le réseau d’évasion eut lieu le 06 octobre 1915. Il y eut cinq arrêts de mort  dont  ceux de Philippe Baucq et d’ Edith Cavell exécutés le  lendemain du prononcé avant qu’un  éventuel tollé général ne puisse intervenir. Edith écrivit une émouvante lettre d’adieu à ses infirmières. Elle leur rappelait les conversations qu’elle avait eues avec elles durant de nombreuses soirées et les encourageait à faire leur devoir, à être courageuses, dévouées à leur profession et loyales les unes avec les autres. Elles les priait aussi d ’ aimer leur pays et leur demandait pardon pour avoir été  sévère avec elles, leur disant qu’elle les avait quand même toujours aimées. Juste avant sa mort Edith prononça aussi ces paroles qui devinrent célèbres : « Je n’ai pas peur de disparaître, j’ai vu la mort si souvent qu’elle ne me fait plus peur et ne me paraît plus étrange, et je vous dirai ceci, debout comme je le fais devant Dieu et l’Eternité, je me rends compte que le patriotisme ne suffit pas. Je ne dois avoir ni haine ni amertume contre qui que ce soit  ». 

       Edith Cavell fut fusillée le 11 octobre 1915 au Tir National (aujourd’hui Champ des Martyrs juste à côté la cité Reyers). A la vue des fusils, l’héroïque infirmière serait tombée inanimée et c’est à bout portant qu’un officier l’aurait assassinée de deux balles en pleine tête (ce fait est controversé).

       La mort d’Edith Cavell fut exploitée habilement par la propagande alliée. Son exécution fut représentée sur des cartes postales, des affiches et même des timbres. On a  ainsi considéré Edith Cavell comme la victime innocente de la brutalité et comme une sainte combattant le mal. Sa mort fut en tout cas, de la part des Allemands, une erreur stratégique car elle  convainquit les jeunes  Anglais de s’enrôler en masse dans les armées de volontaires crées par Lord Kitchener, le Ministre de la Guerre. A l’annonce de son exécution, en Angleterre, où l’enrôlement n’était pas obligatoire, Trafalgar square fut soudain  envahi par des centaines de jeunes  qui demandèrent à s’embarquer pour combattre. A l’heure de la victoire, le gouvernement de Sa Majesté y érigera une statue de celle qu’on appelait l’ange blanc.

       Conclusion

       A la lecture de ces lignes,  le lecteur demeurera perplexe : trois infirmières entourèrent le Dr Depage et lui permirent de réaliser des avancées majeures dans le domaine de la chirurgie, des soins aux blessés de guerre, de la formation des infirmières. Mais, comme si ces femmes n’avaient pas encore assez fait de leur vivant, le destin voulut  encore utiliser la mort  même  de deux d’entre elles   pour changer le cours de l’histoire. La mort de Marie Depage précipita l’entrée des États-Unis dans la guerre, celle d’Edith Cavell  convainquit l’Angleterre de jeter l’entièreté de ses forces pour rétablir la liberté des pays envahis. Quand à la longue vie que le destin donna à la troisième infirmière, la Reine Élisabeth, tout porte à croire que ce fut  pour témoigner aux hommes qu’ ils ne sont pas faits pour la guerre, mais bien  pour  tout ce qui peut  élever  l’âme et la rapproche ainsi  joyeusement  d ' une  Harmonie céleste dont les chants, la musique, la poésie gardent  mystérieusement les traces …

Dr P. Loodts

       Annexe : Biographie Nationale  du Dr Depage

       DEPAGE, Antoine, chirurgien, né à Boitsfort le 28 novembre 1862, décédé à La Haye le 10 juin 1925. Depage est un des figures marquantes de la chirurgie belge au début du XXe siècle et particulièrement durant la première guerre mondiale.
Issu d'une veille famille de notables locaux, mi-commerçants, mi-fermiers, dont la maison est située à l'orée de la Forêt de Soignes, Depage mène dans ses jeunes années avec ses six frères une vie libre au contact de la sylve proche qui lui donne le goût de l'indépendance, de l'aventure et du combat.
Détestant les contraintes scolaires, c'est un élève indiscipliné au pensionnat de l'Athénée de Tournai d'où il sera renvoyé. A la fin de ses études secondaires péniblement poursuivies, il va s'orienter vers la vie paysanne et s'occuper de la ferme paternelle lorsque, sur les conseils de ses amis et voisins, les Solvay, et suivant leur exemple, il décide de s'inscrire à l'Université. N'ayant ni vocation ni aptitudes spéciales, il répond, ainsi qu'il l'a conté plaisamment lui-même, au secrétaire qui lui demande à quelle faculté il désire s'inscrire : « celle dont les frais d'inscription sont les moindres ». C'est ainsi qu'en 1880 il entreprend des études de médecine. Médiocre étudiant au début, il subit le choc de l'enthousiasme lorsqu'il est attaché comme élève externe au service de chirurgie que dirige alors le professeur Thiriar. Hardi, ardent et volontaire, il fait à partir de ce moment un effort soutenu que sanctionne en 1887 l'obtention du titre de docteur en médecine avec la plus grande distinction.
Un premier mémoire intitulé De l'intervention chirurgicale dans la lithiase biliaire lui avait valu en 1886 le Prix de la Société Royale des Sciences Médicales et Naturelles. C'est alors que Paul Héger, un maître dans toute l'acception du terme, va s'intéresser au jeune médecin. Il a deviné que sous cette rude écorce se cachent des qualités majeures : l'intelligence, l'obstination, le goût du travail.
Il s'attache à donner à son élève la formation intellectuelle qui lui manque et lui inculque la discipline scientifique. Il guide ses premiers travaux et lui révèle l'attrait de l'enseignement. Il lui confie les soins à donner à son vieux père, Constantin Héger, le pédagogue qu'a rendu célèbre la passion chaste qu'éprouva pour lui Charlotte Brontë, l'auteur de Villette. C'est au chevet de ce grand vieillard que Depage rencontre une jeune nièce de dix-sept ans, Marie Picard, qu'il épousera quelques années plus tard en 1893, qui sera pendant vingt-deux ans la collaboratrice la plus efficace et la plus clairvoyante de son mari et qui mourra en héroïne, victime du torpillage du « Lusitania » en mai 1915.
Sur les conseils d'Héger, Depage qui a été nommé en 1888 assistant au service des autopsies à l'Hôpital Saint-Pierre à Bruxelles, passe cinq mois au laboratoire de chimie biologique de Ludwig à Leipzig puis un semestre à l'institut d'anatomie pathologique de Kundrat à Vienne, enfin quatre mois à l'institut de pathologie du professeur Hlava à Prague. C'est là qu'il élabore un travail sur la tuberculose osseuse qui sera présenté en 1890 comme thèse soutenue devant la Faculté de Médecine de Bruxelles. Cette revue générale des travaux relatifs à la question s'accompagne de la relation de quelques interventions pratiquées sur des cas de tuberculose osseuse et de la description des particularités anatomo-pathologiques des articulations chez le lapin ou le cobaye infecté par injection de produits tuberculeux. La défense de cette thèse vaut à son auteur l'attribution du titre d'agrégé de l'Université. Promu assistant au service de chirurgie du professeur Thiriar, Depage est chargé en même temps de la suppléance du cours d'anatomie pathologique. En 1895, il devient chef du service de chirurgie de l'infirmerie et, en 1904, est transféré en la même qualité à l'Hôpital Saint-Jean. Il succède en 1912 à son maître Thiriar comme professeur de clinique chirurgicale à l'Hôpital Saint-Pierre et est désigné comme professeur de pathologie externe, du moins nominalement, car à ce moment il part pour les Balkans à la tête d'une équipe chirurgicale envoyée par la Croix-Rouge de Belgique pour porter secours aux troupes belligérantes.
C'est entre 1890 et 1913 que se situe la période la plus active et la plus valable du chirurgien. Soucieux de développer l'information, il participe en 1892 à l'instauration de la Société Belge de Chirurgie et devient rapidement un des animateurs de ce groupement. En 1898 il fonde L'Année Chirurgicale, revue de la littérature chirurgicale mondiale qui paraîtra pendant quatre années, le mettra en relation avec les notabilités chirurgicales mondiales et le conduira en 1902 à créer la Société Internationale de Chirurgie dont il assurera le secrétariat général.
En même temps, son activité professionnelle et scientifique atteint son summum. S'intéressant à tous les problèmes chirurgicaux, de la chirurgie splanchnique et orthopédique à la neuro- chirurgie, il fait preuve de curiosité et d'audace en abordant les sujets les plus divers et en innovant des instruments destinés à perfectionner la technique.
Frappé par l'insuffisance du nursing dans notre pays, tant au point de vue de la formation qu'à celui du recrutement, il suscite en 1907 la création de la première école d'infirmières annexée à une clinique chirurgicale et en confie la direction à Miss Edith Cavell, infirmière anglaise chevronnée, dont il avait pu antérieurement apprécier les qualités. Mais ayant toujours le goût du risque, anxieux de marcher de l'avant et de faire prévaloir ses opinions il fera construire un institut chirurgical, très moderne pour l'époque, place Georges Brugmann, à Ixelles, grâce à des soutiens financiers qui au bout de quelques années s'avéreront insuffisants pour assurer la survie de l'institution. Celle-ci sera sauvée lorsque plus tard Depage, devenu président de la Croix-Rouge, aura persuadé son Conseil d'Administration de reprendre l'exploitation du centre chirurgical qu'il avait bâti.
En 1907, l'Académie Royale de Médecine élit Depage comme membre correspondant. En 1909, il procède avec son maître Thiriar à l'intervention chirurgicale qui précédera de quelques jours la mort du roi Léopold II.
Dynamique et diligent, secrétaire de la Société Internationale de Chirurgie, il organise à Bruxelles les trois premiers congrès de cette société en 1905, 1908 et 1911.
Désigné en avril 1914 comme président du IVe congrès à New-York, il rappelle dans son discours inaugural le rôle qu'il joua pendant la guerre turco-bulgare de 1912, soulignant que le sort des blessés dépend avant tout des premiers soins apportés sur le front des combats. C'était, par une sorte de prémonition, le point de vue qu'il allait soutenir deux ans plus tard contre les défenseurs de la doctrine alors classique qu' « en chirurgie de guerre, moins on fait, mieux on fait », doctrine basée sur les résultats désastreux des interventions pratiques sur les champs de batailles de la guerre de Crimée et de la guerre franco-allemande de 1870.
La grande guerre de 1914-1918 allait permettre à Depage de donner toute la mesure de son talent d'organisateur au service d'une énergie inébranlable et d'une volonté irrépressible. C'est surtout à ce titre que sa mémoire mérite d'être honorée. En 1914, l'impréparation du service de santé de l'armée est flagrante, favorisée par les décennies d'inertie et d'insouciance d'une paix qui n'a pas été troublée. L'organisation des ambulances chirurgicales militaires mobiles est désuète. La désignation du personnel de cadre de ces formations qui auraient requis une élite, est laissée au hasard de l'ordre alphabétique. Pour ce qui concerne les civils, la Croix-Rouge n'a de son côté rien prévu.
Dès le déclenchement des hostilités, le 4 août 1914, la reine Elisabeth prend l'initiative de demander à Depage de prendre en mains l'organisation hospitalière que les règlements d’évoluent à la Croix-Rouge. En peu de jours, Depage met en route cette organisation. En collaboration avec Louis Le Bouf, il crée au Palais Royal une ambulance de 1000 lits dont il se réserve la direction. La Belgique ayant été rapidement envahie, cette ambulance ne servira guère. Avec lucidité, nos souverains ont vite jugé les insuffisances du service de santé militaire. Pour y pallier, entrent en contact avec Depage qui quitte subrepticement Bruxelles pour rejoindre la Belgique libre via la Hollande. En novembre 1914, il monte un hôpital de 350 lits à l'Institut Jeanne d'Arc à Calais. Le front s'étant immobilisé sur les rives de l'Yser, il devient évident que l'érection d'un hôpital chirurgical moderne, proche de la zone des combats, s'impose. Cela ne va pas sans heurts. Les chefs militaires du service de santé de l'armée voient d'un mauvais œil les initiatives prises par un civil qui se soucie peu de la hiérarchie et de ses prérogatives. Sans se laisser détourner de sa ligne de conduite, jouissant d'autre part de la confiance du roi Albert, Depage crée contre vents et marées, en décembre 1914, l'Hôpital de l'Océan, à La Panne. Il s'agit d'un hôtel réquisitionné, situé à front de mer, auquel vont pouvoir s'adjoindre des baraquements qui feront passer en quelques mois la capacité de l'ambulance de 200 à 1200 lits. Militarisé pour la durée de la guerre avec le grade de colonel-médecin, Depage exige d'être assisté par des chirurgiens capables qu'il choisira lui-même parmi les jeunes médecins mobilisés, issus des quatre universités du pays.
Pour des motifs d'efficacité, il requiert l'inamovibilité de son personnel qu'il complète par quelques civils choisis en raison de leurs compétences particulières. Cette optique s'oppose au point de vue du général-médecin Mélis qui, au nom des règlements, exige un droit de désignation du personnel militaire et plaide dans la mesure du possible en faveur de l'interchangeabilité de ce personnel. Il est injuste de réserver aux même individus une situation privilégiée alors que des combattants exposés depuis de longs mois aux dangers de la première ligne, resteront condamnés à y rester et seront voués au refus de toute promotion professionnelle. Les deux thèses peuvent se défendre. Mais Depage qui supporte mal la contradiction, prétend imposer la sienne avec véhémence. Les souverains doivent plus d'une fois user de leur patiente insistance pour imposer la conciliation. Quoi qu'il en soit, l'Ambulance Océan secouant une autorité militaire abusivement administrative, s'installe et se développe. Son rendement est remarquable ; la mortalité des interventions chirurgicales est réduite au taux le plus bas. La réussite fait taire bientôt les sourdes oppositions. L'ambulance est citée partout comme un hôpital modèle où sont appliquées les méthodes nouvelles comme celle de Carrel qui permet d'obtenir rapidement une plaie stérile, susceptible d'être suturée secondairement. Un service dentaire est mis en place, puis un service de prothèse et de réparation des instruments est créé de même qu'un laboratoire de biologie médicale. Des savants livrés à l'origine à la recherche fondamentale l'appliquent en la circonstance à la clinique et publient le résultat de leurs travaux dans Les Annales de l'Ambulance Océan dont Depage suscite la parution.
Préoccupé d'améliorer la formation intellectuelle des chirurgiens et des médecins éparpillés dans les unités du front, il provoque des réunions d'information à l'occasion desquelles sont exposés et discutés les progrès récents. Une émulation de ruche règne dans ce milieu de pointe. Son exemple suscite l'intérêt des formations voisines, voire étrangères. De France et d'Angleterre, des maîtres viennent visiter les installations de La Panne et s'inspirent de leur enseignement. Alors même qu'il opère de moins en moins, entravé par une blessure du pouce contractée au cours d'une intervention, Depage voit grandir sa réputation de chirurgien et s'affermir le crédit qui s'attache à son tempérament de fonceur et d'organisateur. Il a le don inné de prévoir l'événement et de s'y préparer. Ses succès sont ceux du réformateur et du visionnaire. Réfléchissant aux besoins en lits d'hôpital au cas où une offensive libératrice ferait quelque jour progresser notre armée, il insiste pour que soient construits, à la limite du territoire national non occupé, deux vastes hôpitaux de réserve, car la pensée d'un recul possible ou de la fin de la guerre sur les positions existantes ne l'affleure pas. La prudence du service de santé de l'armée se cabre vis-à-vis de tels projets « mégalomanes ». A nouveau deux conceptions s'affrontent. En dépit des défenses imposées, Depage n'hésite pas à faire montre d'indiscipline en mettant sur pied les formations sanitaires prévues qui s'avéreront très bénéfiques quelques mois plus tard quand la guerre de mouvement aura repris. La fin des hostilités coïncide avec l'apogée de sa gloire. On le fête au cours d'une réunion extraordinaire de la Société Belge de Chirurgie à l'Hôtel de Ville de Bruxelles. Paris lui fait l'honneur, exceptionnel pour un étranger, de l'appeler à la présidence du XXIXe Congrès de l'Association Française de Chirurgie.
Président de la Croix-Rouge, il poursuit au sein de cette institution son zèle innovateur et fonde la Croix-Rouge du Congo et la Croix-Rouge de la Jeunesse.
Conseiller communal de Bruxelles dès 1908, il combat au sein de cette assemblée, les vues, à son avis étriquées, du conseil des hospices de l'époque. Il veut une politique hospitalière en rapport avec les exigences d'une population en grand développement. Dans ce but, il rédige avec ses amis Vandervelde et Cheval un gros volume La Construction des hôpitaux, étude critique très fouillée s'inspirant de ce qui a été fait en la matière dans l'Europe entière.
En 1920, fort des appuis que lui valent des sympathies américaines et notamment la fondation Rockefeller, il projette de créer un nouvel hôpital indépendant des pouvoirs publics et en particulier de la tutelle de la Commission d'Assistance Publique, administré et géré par l'Université Libre de Bruxelles. Ce rêve ne se réalise pas. Nommé sénateur libéral, il intervient souvent à la tribune notamment en faveur du vote de la loi des huit heures et d'améliorations d'ordre social et hygiénique. A côté d'innombrables distinctions honorifiques, plusieurs titres académiques lui sont accordés : membre correspondant de la Société de la Chirurgie de Paris, Docteur Honoris Causa des Universités de Budapest et de Sheffield.
S'il abandonna ou presque la pratique chirurgicale, il consacre désormais le meilleur de lui-même à des projets de réforme sanitaire. Déjà en 1917, au cours des rares moments libres que lui laissait son activité de chirurgien et de chef d'hôpital, il avait consigné dans une brochure intitulée simplement Pages écrites à La Panne en 1917 son opinion sur Le rôle de la science dans le développement de la nation et sur Le point de vue industriel dans l'organisation des établissements hospitaliers.
Désormais, c'est par la parole et par la plume qu'il reprend les thèmes auxquels il est depuis toujours attaché et qui heurtent souvent l'opinion car ils sont en avance sur l'époque. Mais les forces de ce grand lutteur le trahissent prématurément. Il meurt à soixante-trois ans des suites d'une opération.
Ainsi se terminaient une vie passionnée et une ouvre que les circonstances exceptionnelles de la guerre avaient rendues particulièrement efficace : ouvre d'animateur intransigeant, de rénovateur despotique mais sagace.



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