Médecins de la Grande Guerre

Le capitaine Ferdinand Belmont, sans doute un héros, peut-être même un saint !

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Le capitaine Ferdinand Belmont, sans doute un héros, peut-être même un saint !

A ma chère fille Isabelle Loodts qui connut l’histoire du capitaine Belmont bien avant moi !



Ferdinand Belmont à vingt ans

Introduction

       Il y a plus de vingt ans que je lis livres et documents sur la Grande Guerre. Aujourd’hui je découvre les lettres du capitaine Belmont. Après leur lecture, je dois avouer avoir été bouleversé par sa personnalité. Comment ce jeune homme de 24 ans est-il parvenu à acquérir une telle maturité ? Comment a-t-il pu développer une foi chrétienne si forte au point de consoler ses parents de la mort au combat de ses deux frères ? Comment malgré la mort de ses deux frères, aucune parole de haine envers l’ennemi ne sortit de sa plume ? Comment cette même foi put-elle lui donner la conviction sans faille que l’autre vie, celle d’après la mort, devait être le dessein de chaque homme car faite sur mesure pour lui autour de tous ceux qu’il a aimé ? Mais ne nous trompons pas, Ferdinand n’était pas un dépressif car il était resté, malgré la guerre, un amoureux de la vie. Ses lettres sont en effet parsemées de description des paysages magnifiques rencontrés notamment dans les Vosges où son unité combattra la plupart du temps. La nature reste pour lui le signe de Dieu, le signe d’une harmonie et cela malgré son apparente indifférence aux malheurs des hommes. Ferdinand évoquera aussi avec une sensibilité de peintre impressionniste ses souvenirs d’enfance au milieu des montagnes de Savoie qu’il aimait sillonner pendant ses loisirs. De véritables pages d’anthologie, digne du grand écrivain qu’il serait peut-être devenu après la guerre s’il avait survécu à celle-ci. Mais la Foi de Ferdinand, ses dons d’écriture ne sont pas les seuls atouts de ce jeune homme. Il est un chef efficace et aimé et deviendra le commandant d’une compagnie de 150 hommes. Des responsabilités énormes pour son jeune âge qu’il accepte avec grande modestie. Malgré les honneurs qui lui sont fait (il est décoré de la légion d’honneur), les véritables héros sont pour lui les humbles soldats qui ne se sont jamais préoccupé de leur aura qui souvent mourront dans l’anonymat. A l’âge où la compétition rentre en jeu, où l’on doit prouver aux autres sa valeur d’autant plus que l’on a effectué des hautes études, Ferdinand montre une entière humilité. Sa soumission au « destin de masse », sa Foi vertigineuse, son amour de la vie et son mépris de la mort nous émeuvent au plus profond de nous-mêmes simplement parce que ces caractéristiques n’appartiennent pas à celles que l’on rencontre chez un jeune homme de 24 ans. L’on doit donc se résoudre à admettre que Ferdinand qui n’était pas « normal » et qui n’était pourtant pas « fou » pourrait bien rentrer dans la catégorie des Saints. L’écrivain Henry Bordeaux dira de lui :

       « Ce Dieu présent, ce Dieu révélé en fonction de qui s’accomplissent les actions humaines, il semble que le voisinage de la mort ait communiqué à Ferdinand Belmont, le don de la rapprocher. Il avait desserré peu à peu lui-même les liens qui le retenaient à la terre, et Dieu l’a trouvé libre quand il l’a appelé. »



Ferdinand Belmont

Qui était le jeune Ferdinand Belmont ?

       Ferdinant Belmont est né le 13 août 1890 à Lyon de Régis et de Joséphine Marguerite Raillon. Issu d’une famille implantée à Grenoble depuis 1893, il a six frères et une sœur ; Jean, Joseph, Maxime, Paul, Émile, Jacques et Victorine, tous élevés dans la foi catholique. Son père est le neveu de monseigneur Belmont, évêque de Clermont et sa mère est l’arrière petite nièce de monseigneur Raillon (évêque de Dijon et archevêque d’Aix). Quand la guerre survient, Joseph se destine à être prêtre, Jean est en classe préparatoire à l’institut polytechnique de Grenoble alors que Ferdinand fait des études de médecine. Maxime deviendra un brillant architecte et le conservateur des antiquités et objets d’art des Hautes-Alpes. Ferdinand Belmont fait d’abord son temps militaire au 14ème BCA de 1908 à 1910 avant d’étudier la médecine tout en exerçant comme externe des hôpitaux.

       Quand la guerre éclate, il s’apprêtait à passer le concours pour l’internat des hôpitaux mais est rappelé dans son l’unité. Il ne fera pas la guerre comme médecin mais comme officier.

       Le lecteur trouvera ci-dessous le résumé de la correspondance de Ferdinand à ses parents qui nous permet de suivre son parcours durant la Grande Guerre.

Le parcours de Ferdinand Belmont raconté grâce à ses lettres



Avertissement

       Le texte ci-dessous est un résumé des lettres de Ferdinand Belmont. Le recueil qui les contient renferme plus de trois cent pages. Grâce à ce travail, j’ai pu retracer toute l’histoire du capitaine Belmont durant sa vie au front. Le choix des citations est tout-à-fait personnel.

Au Cantonnement de Macot

       Le 5 août 1914, il s’embarque à Annecy en train avec son 11ème bataillon des Chasseurs. Le 8, il se retrouve cantonné à Macot dans la vallée de l’Isère. Le site est charmant. On instruit les réservistes. La compagnie de Ferdinand ne possède que deux officiers : lui-même et un autre lieutenant. Un capitaine de carrière, le capitaine Rousse qui commande une autre compagnie, aide Ferdinand de ses conseils. Ferdinand écrit le 10 août : « Nous sommes dans la main de Dieu, nous le sentons mieux que jamais ; nous sommes si peu capables de juger des évènements ! (…) J’imagine que la guerre est un des grands moyens dont Dieu se sert pour donner des leçons aux peuples et pour agiter leurs destinées. »

       Le 13 août, Ferdinand fête ses24 ans. Il s’interroge sur son anniversaire suivant. « Serai-je encore sous les armes ou aurai-je repris ma médecine si brusquement interrompue ? Serai-je seulement encore de ce monde ?(…) Insignifiance de toutes nos œuvres et de tous nos désirs, puisqu’il suffit d’un vent qui se lève un jour pour balayer comme des feuilles nous et nos œuvres. »

       En regardant ses soldats, le médecin qu’il est, regarde ses hommes dont beaucoup paraissent vieillis à cause de l’alcool. « Des dangers qui menacent la France actuellement, celui-ci (l’alcool) est peut-être aussi redoutable que les canons et les baïonnettes des Allemands. »

       Ferdinand continue sa lettre le soir car entretemps on l’a appelé pour l’accouchement de l’épouse du postier de Macot. Celle-ci met le jour à des jumeaux. L’accouchement a été compliqué mais s’est finalement bien passé. Le 14 août, Ferdinand conquis par le paysage visible de la petite chambre qu’il occupe écrit : « Par ma fenêtre, j’aperçois la croupe herbeuse qui descend du Rognaix et où s’allument comme chaque soir comme des veilleuses rares et minuscules des bergeries ou des haberts. Ce lambeau de paysage, semblable à tant d’autres qui m’ont ravi ailleurs, je vais l’emporter fixé dans ma mémoire quand nous quitterons cette sereine solitude pour les champs de bataille… »

       Le 15 août, il assiste à la messe au village et se réjouit de voir encore des femmes coiffées de leur bonnet brodé d’or de Tarentaise et les épaules couvertes des fichus de couleurs vives.



Macot , hier


Macot , aujourd’hui

       Le 19 août, l’inaction pèse. Les journées sont longues. « Les chasseurs quand on n’a pas d'occupations de service, car on n'a pas de quoi lire, et il est défendu de s'éloigner des cantonnements. Les chasseurs eux-mêmes sont désœuvrés ; ils errent dans les rues les mains dans les poches, allant et venant sans savoir que faire ; d'autres écrivent dans les coins de granges, de longues lettres appliquées el patientes. A les voir de loin si absorbés clans leur besogne, s'arrêtant après chaque phrase, promenant la plume d’un geste circulaire au-dessus du papier avant de s'attaquer à la suivante, on s’imagine volontiers le style, à la fois naïf et contourné, et l’objet à la fois désintéressé et généreux de leur de leur correspondance. D'autres encore, avec cette lenteur et celte pesanteur caractéristique de tous leurs gestes, lisent avec une attention concentrée, en épelant chaque mot, les nouvelles d'il y a quatre ou cinq jours, qu'on affiche sur les murs de la mairie ; puis on s'arrête, on commente, on discute, on parle un peu de politique ; car c'est un fait que plus les gens sont ignorants des choses politiques, plus ils aiment à en parler. Puis on s'en va ; le clairon sonne la soupe : c'est un des meilleurs moments de la journée qui correspond au moins à une réalité présente. Bientôt on les voit tous assis sur les troncs d'arbres abandonnés, le long des maisons, sur les pierres, sur les brouettes ou les charrues des hangars, la gamelle entre les genoux et le corps penché très bas au-dessus du rata, avalant bruyamment chaque cuillerée, avec une régularité de pendule jusqu’à ce que tout soit mangé. »

       Ferdinand fait encore ce jour un peu de médecine car on l’appelle aussi pour une dame qui crache ses poumons !

       « Si nous restons encore ici, écris Ferdinand, je ne désespère pas de préparer l’internat par la pratique, sinon par la théorie »

20 août.

       « Emporté dans le remous formidable de la tempête, nous sommes comme un grain de sable qui ne sait d’où il vient, ni où la porte cette fatalité. Faisons comme lui ; comme ces feuilles que le vent d’orage saisit dans ses tourbillons, abandonnons-mous, non pas à la fatalité, mais à Dieu qui nous agite et seul sait où il nous mène. Dans l’attente toujours prolongée où je vis, je prie, moi aussi pour vous que j’ai laissée dans l’inquiétude et l’impuissance. »

Devant Dijon, la mort du capitaine Rousse

       Le 22 août, Ferdinand quitte enfin Macot pour les Vosges. Après trois jours de voyages en train, les troupes arrivent le 25 août à Saint-Dié et vont se poster à 3 km à l’est de la ville pour la protéger. C’est le premier contact avec la dure réalité de la guerre : Ferdinand voit les hommes épuisés du 22ème régiment se replier après trois semaines de combat en Alsace.

       Le 28, tôt le matin, l’ordre est donné à la compagnie du capitaine Rousse et à un détachement de la compagnie de Ferdinand qui maintenant occupe Dijon de donner l’assaut aux lignes allemandes. L’attaque échoue et il y a beaucoup de victimes. Dans un bois de sapin, à la sortie de Dijon, l’assaut est donné. Les Français commencent à tomber lourdement sans bruit sur la mousse. Alors le capitaine Rousse s’est dressé en criant « A moi, à moi » à la baïonnette ! » Et tout de suite, au premier mouvement pour se lancer en avant, il est tombé foudroyé. Ferdinand suivait avec une section : « J’ai pris, dit-il, le fusil d’un homme tombé à côté de moi, et j’ai tiré quelques balles en m’abritant tant bien que mal mais très vite en regardant autour de moi, j’ai vu qu’il n’y avait à peu près plus personne debout. Alors, plutôt de me faire massacrer tout seul, ce qui eût été plus héroïque sans doute, je me suis sauvé vers les maisons de Dijon ». Finalement Ferdinand, arrive à rejoindre une batterie alpine. Il est un miraculé de ce premier combat. « J’ai constaté que quatre balles m’avaient touché ; une a effleuré mon sac tyrolien, une autre a traversé ma gourde, une autre a percé de part en part tout mon sac avec ce qu’il contenait ; une autre a même atteint la crosse du fusil que j’avais en mains. (…) Pour notre début, c’était terrible et triste. Pauvre capitaine Rousse ! Je le verrai toujours, la tête renversée, les genoux pliés, emporté à travers les balles par deux de ses hommes qui le portaient sous les bras. Avant de mourir, il leur a encore dit : « vous remercierez ma compagnie pour moi, et puis vous prendrez les ordres du capitaine Deschamps. Il a même dit à son caporal qui l’emportait de prendre son sabre et de le donner à son fils. »




La première tombe du capitaine Rousse

       Ordre est donné ensuite au régiment de se replier dans la vallée qui va de Saint-Dié à Rougiville. Les hommes perdent du terrain un jour, en regagnent le lendemain mais après trois jours de combats, ils ont vu tomber beaucoup des leurs et manquent de ravitaillement. Du 51ème bataillon, il ne reste que des débris. Il n’y a plus de capitaines et la moitié des lieutenants et sous-lieutenants ont été tués. Le 2 septembre, Ferdinand et sa compagnie sont relevés. Le pauvre bataillon est réduit au minimum par les pertes encourues et fusionne avec le 11ème bataillon qui de cinq compagnies passe à sept. Le 3 septembre, le commandant Augerd avec quatre compagnies partent à l’assaut de Kemberg, une crête hérissée de sapins.



Saint-Dié et, en arrière, le massif du Kemberg

Ferdinand devient commandant de compagnie

       Les Allemands les attendent avec leurs mitrailleuses. Une vingtaine d’hommes sont tués ou blessés, un capitaine est tué et l’autre blessé. Ainsi tombent les derniers capitaines du bataillon ! Le commandant ordonne la retraite. Le soir, Ferdinand est sommé de prendre le commandement de la 5ème compagnie ! « Mon Dieu, comment vais-je m’en tirer avec le peu d’expérience que j’ai ! Et quelle responsabilité que celle de conduire 250 hommes à la guerre ! Je prie Dieu de m’éclairer sur les devoirs auxquels je suis insuffisamment préparé. »

       Le 6 septembre, du village de Taintrux, Ferdinand s’étonne : « Comment suis-je encore là entier, le même que j’étais le jour où je vous ai quittés ? » La nouvelle de la victoire de la Marne réjouit les combattants et Saint-Dié est abandonné par les Allemands. Ferdinand et son bataillon poursuivent les Allemands qui se retranchent entre Saint-Dié et le col de Saales. Le contact est gardé avec l’ennemi pendant deux jours. Le 14 septembre, le combat fait perdre beaucoup de monde et le sac tyrolien de Ferdinand reçoit encore une balle. « Cette journée du 14 septembre, avec un temps abominable, restera un des souvenirs de la campagne. Depuis le combat de Dijon, je n’avais pas vu la mort d’aussi près… »

Combats sur la Somme

       Après une nuit de repos à Saint-Dié, le bataillon se met en marche pour le village de Magnières à 12 km de Rambervillers et, le 20, il atteint Clermont. Adieu les Vosges, voilà la Somme. Ferdinand apprend qu’il a été nommé lieutenant depuis le 2 septembre. Il y a des heures où on se laisse aller à penser au foyer :

       « Je pense aux belles journées d’automne dans la campagne de Lonnes, aux crépuscules lumineux dans les grands chênes à l’heure où n s’achemine en rappelant les chiens vers la tiède intimité de la vieille maison. (…) alors je pense à vous, à Emile (son frère aîné décédé de maladie) ; dans ma poche je sens mon chapelet que je porte toujours sur moi ; quelque fois, dans ces moments-là, j’en égrène quelques Ave Maria et la confiance renaît ; j’espère en de meilleurs jours, car il y en a de bons après les mauvais. Je tâche aussi de vivre chaque minute sans penser à plus, au jour le jour et à la grâce de Dieu ! »

       Le 28 septembre, dans les tranchées, le bataillon a perdu encore pas mal de monde et plusieurs officiers. « Que de vies cette guerre nous aura coûtées ! Mais il faut garder l’espoir en la victoire, quel que soit le prix dont on l’achète. Ce sont les grands sacrifices qui fortifient et purifient les nations comme les individus. »

3 octobre, à Dompierre, à l’ouest de Péronne, Ferdinand vit dans sa tranchée. Son poste de commandement est une véritable caverne souterraine. Autour de lui, son ordonnance, trois agents de liaison et trois téléphonistes. Ferdinand est très fier de sa cuisine souterraine qui permet à ses hommes de manger chaud. Le 4 octobre, le village de Dompierre subit l’assaut de deux compagnies du bataillon. C’est un échec, mais heureusement, le colonel qui commande la brigade donne l’ordre de repli ce qui limite les pertes à 20 ou trente hommes. Dans sa caverne, Ferdinand a tout le loisir d’observer la faune. Des morceaux de terre tombent sur le sol de temps en temps. L’explication est rassurante : ce sont les taupes qui en creusant leurs tunnels, trouvent commode de rejeter la terre dans la caverne. Les jours sont gris et les souvenirs égayent Ferdinand qui repensent à la campagne de Lonnes avec ses chênes que visitent les ramiers et son étang de Fromenteau où le vent promène ses rides en soulevant les disques ronds des nénuphars. « Il y a tant d’endroits où j’ai passé, où j’ai laissé un peu de moi-même que je peux prolonger cette promenade sans épuiser aucune partie de mes souvenirs. »



Dompierre en ruines


Le village de Lonnes en Charente, dans le sud-ouest de la France


Les étangs de Fromenteau

       Après dix jours dans la tranchée, c’est le cantonnement dans un village. « Qu’il est bon de se laver avec le bon savon de Marseille qui fit alors plus plaisir qu’un morceau de pain ». C’est le paradis pour Ferdinand qui éprouve cependant du remord à se complaire dans la quiétude. Le 11 octobre, la messe est donnée par l’abbé Paradis, infirmier militaire. Les soldats sont venus en grand nombre et les acolytes du prêtre sont deux capitaines, un artilleur et un médecin. « Beaucoup venaient là, beaucoup se sont confessés et ont communié aujourd’hui, qui n’avaient pas pris, depuis bien des années le chemin de l’Eglise, oublié par négligence, ou déserté par égoïsme ou par intérêt. (…) C’est la première fois, depuis le début de la guerre que nous passons un vrai dimanche et que nous pouvons en faire un peu le jour du Seigneur. »

       Le 21 octobre Ferdinand écrit à ses parents : « Ne suis-je pas à envier d’être bien portant quand tant d’autres souffrent de leur corps ? N’ai-je pas tous ce qu’un soldat en guerre peut souhaiter de plus précieux : la certitude des affections les plus profondes et les plus désintéressées, les lettres qui viennent souvent m’en apporter l’écho ? N’ai-je pas aussi avec la santé du corps, le repos de l’âme, puisque n’étant pas indispensable à personne matériellement, je n’ai à penser qu’à mon âme, que ni les balles ni les obus ne peuvent atteindre ? »

       Le 23 octobre, il apprend qu’il est nommé capitaine. « Quel honneur ! Je ne pensais pas quand j’ai reçu mon premier galon, arriver si vite au troisième ! »

       Le 25 octobre, la messe du dimanche s’embellit. Cette fois des clairons du bataillon ont sonné aux champs pendant l’élévation. Evidement le bon abbé Paradis est ravi. « On se rend compte qu’on n’est rien soi-même, qu’on ne peut rien par ses propres forces et qu’il faut se faire un instrument docile entre les mains du Grand Ouvrier. Ah ! Comme il faudrait être vertueux pour bien faire ! »

       Le 2 novembre, le lendemain de la Toussaint, Ferdinand apprend l’affreuse nouvelle de la mort de son frère Jean. Il écrit à ses parents des phrases remarquables et inhabituelles dans ces circonstances : « Il faut s’y soumettre ; se faire à cette habitude, si dure semble-t-elle, de renoncer à tous les liens matériels qui l’attachaient à nous, et nous attachaient à lui. Hélas ! Pauvres hommes que nous sommes, ces liens nous tiennent si fort au cœur que la plaie saigne douloureusement quand la Providence permet qu’ils soient rompus ; et malgré toutes les raisons d’espoir, presque d’allégresse qu’apporte la Foi, notre faiblesse gémit comme le roseau plie sous le vent. (…) Comme vous, je suis certain que Jean est maintenant en sécurité, bienheureux pour toujours. Nous avons tous la certitude que Dieu a bien accueilli cette âme toute droite, toute neuve et fraîche, l’âme pure des enfants que dieu veut laisser venir à lui ! » 

Combats en Flandre

       Le 12 novembre, le bataillon est parvenu en train via Amiens Abbeville, Calais à Hazenbrouck en Flandres. Il ya beaucoup de trafic sur la ligne. Le train tamponne celui qui le précède. C’est un train qui transportait des Anglais et il y a parmi eux deux tués et des blessés. Le train débarqua le bataillon à Bailleul et de là, il fut transporté par un convoi de bus britanniques à Dickebusch, à 5 km au sud d’Ypres. Le contact avec la Belgique est morose. Dans une salle basse d’une maison flamande, Ferdinand a le loisir d’observer tout un monde de femmes, de jeunes filles, d’enfants qui pleurent tandis que les hommes silencieux fument des pipes courtes en regardant le sol carrelé.

       « Les gens se coudoient là, réfugiés flamands pour la plupart, sont taciturnes. Ils ont bien des raisons d’être tristes ; et pourtant ils ont plutôt l’air de subir passivement les événements avec une espèce d’inertie sans révolte. (…) On sent bien à leur physionomie très vivante, à leurs yeux brillants et mobiles qu’il se cache là derrière une âme ; mais elle semble lointaine et on se demande quel est le chemin qui y mène. »



Wytschaete

       21 novembre, dans les tranchées devant Wytschaete. Les Allemands ont chargé à la baïonnette en criant. Leur assaut a échoué. « Derrière notre tranchée, il reste encore un morceau de maison où l’on peut la nuit faire du feu dans le fourneau encore indemne, à condition de prendre de grandes précautions pour cacher la lumière. Du moins cela permet de faire chauffer du thé et du café pour les hommes ; car la cuisine de faisant très loin arrive à la tranchée complètement froide. Il fait très froid depuis deux jours ».



Soldats français dans leurs tranchées sur les bords de l’Yser

       «J‘ai honte à penser à quel point mes hommes peuvent m’envier en me voyant recevoir souvent, beaucoup plus souvent qu’eux de longues lettres que je relis et relis indéfiniment. Parfois il me vient une grande pitié pour ceux qui marchent là dans le rang, ignorés, modestes, humbles, déshérités de tout ; et je trouve que ceux-là ont vraiment du mérite, que personne ne connaît, qui n’ont point d’amis, qu’aucune pensée affectueuse n’accompagne le long de leur route ingrate, et qui ne reçoivent jamais de lettres. Et je m’en veux de ne pas les connaître assez, de ne pas faire dans la mesure de mon possible, ce que personne ne fait pour eux. Que mon rôle est difficile à bien remplir et comme j’en suis loin ! »

       Le 30 novembre, Ferdinand écrit d’une petite maison abandonnée. Il se pose la question d’où provient l’impression qu’il a que la population est aisée mais sans goût. « A l’aspect misérable de ces masures à toits de chaume ou de brique, aux murs minces qui chancellent ou se lézardent à chaque éclatement d’obus ? Ou bien au désordre de ces intérieurs noircis et mal tenus où chaque objet semble malpropre, depuis les petits bols ou les longs verres à bière accrochés obliquement au vantail des cheminées, jusqu’aux objets religieux, crucifix grossiers ou statuettes naïves qui fraternisent invariablement sur chaque meuble avec les plus vulgaires objets de ménage ? » 



Clytte

       8 décembre

       Le bataillon a quitté le cantonnement de la Clytte pour se rendre à Haringhe. « Nous avons quitté La Clytte hier à midi. La pluie qui tombait depuis la veille n’avait pas cessé et a continué tout l’après-midi à tomber sans relâche. Aussi l’étape a été très pénible sur des routes inondées de boue fluide, encombrées de voitures et de convois. Et puis les sacs sont lourds avec les bagages d’hiver, et on s’est désaccoutumé de ces étapes sur route à force de vivre sur place. Finalement nous avons échoué hier soir à la nuit noire dans le secteur qui nous est affecté, en rase campagne, où, sous la pluie, il a fallu se caser dans les fermes de Haringhe, tout près de l’endroit où l’Yser franchit la frontière. Allons-nous rentrer en France ? »



Hôpital militaire français de Roosbrugge-Haringhe

Retour en France tout près d’Arras

       14 décembre.

        Le bataillon a rejoint la France après trois nuits de marche. Il est arrivé à Mingoval à 18 km au nord-ouest d’Arras.



Mingoval, l’église

       Le 20 décembre, toujours à Mingoval, le capitaine Belmont assiste à la messe dans l’église trop petite pour les chasseurs venus en grand nombre. Il apprend ce jour-là que son frère Joseph part à son tour comme soldat. Le groupe de bataillons auquel appartient le 11ème est commandé par le colonel Bordeaux, le frère de l’écrivain. « Nous avons fait sa connaissance ces derniers temps. Il paraît très sympathique. Il aime beaucoup les chasseurs, parmi lesquels il a fait presque toute sa carrière. »

       Le 25 décembre, la messe de minuit : « Un soldat, dont le pantalon rouge apparaissait sous la soutane, a dit la messe. Un sous-lieutenant, l’officier de la section de mitrailleuses, a chanté Minuit chrétiens. Tous, nous avons chanté en chœur les airs naïfs que tout le monde connaît : Dans cette étable… les anges dans nos campagnes…il est né le divin enfant etc. (…) Vraiment nous avons de la chance d’avoir passé au repos la fête de Noël ! Pendant ce temps, d’autres étaient aux tranchées dans le froid et l’isolement ; j’ai pensé toute la nuit et le jour à ceux dont la Noël a dû être si misérable ! J’y pensais surtout en allant à l’église, au milieu de la nuit, et en entendant distinctement, dans le silence de cette nuit froide et limpide, la crécelle intermittente des fusillades et les grondements espacés des gros canons. Quelle misère d’entendre cette musique de guerre dans la nuit de Noël ! »

       Le 28, Ferdinand mentionne l’attaque des tranchées de Saint-Eloi. Deux compagnies sont parties à l’assaut mais celle de Ferdinand est restée en réserve. Ferdinand est impressionné par les chasseurs : « Avec un admirable ensemble, les deux compagnies qui se tenaient prêtes à partir, baïonnette au canon, ont surgi hors de la tranchée et sont parties en avant, en une longue file de tirailleurs, presque coude à coude, les armes à la main et la baïonnette en avant. L’assaut est un succès. Le colonel Bordeaux en avait les armes aux yeux. » Malheureusement, les tranchées prises doivent être abandonnées car leurs ailes droites et gauches étaient toujours aux mains de l’ennemi. Une des compagnies a perdu ses quatre chefs de section ! « Le 28 au soir, comme les brancardiers ramenaient en arrière le cadavre d’un de nos sous-lieutenants, le colonel Bordeaux (NDRL : le frère de l’écrivain Bordeaux) s’est baissé » sur le brancard pour l’embrasser. Il a remis lui-même une médaille militaire à un sergent entré le premier dans la tranchée allemande (…). »

       Ferdinand mentionne qu’il a reçu diverses lettres de son père au cours de son voyage à Saint-Dié pour se recueillir sur la tombe de son fils Jean.

       « J’imagine, écrit-il, sans peine tout ce que papa a pu trouver, malgré l’étreinte des souvenirs, d’apaisement peut-être et d’adoucissement dans sa peine, à rendre les derniers devoirs à ces restes misérables. Avec quelle émotion j’irai à mon tour, si Dieu le veut, prier sur la place qui a vu tomber mon frère. »

       Le 29, le bataillon est relevé et rentre à 3 heures du matin à Mingoval.

       Le 2 janvier, une nouvelle année commence.

       « Je ne puis vous dire à quel point, j’ai, depuis le début de cette guerre, la sensation de n’être rien par moi-même ; je me rends compte de la part que je prends effectivement à ce que je fais, et il me semble être comme une feuille saisie en un ouragan. Aussi, ne me parlez pas de courage, de vaillance : je n’en ai pas. Emporté par ce tourbillon, j’y demeurerai jusqu’à ce qu’il me dépose, mort ou vivant, sans quelques endroits tranquilles. Et tant que dure cette danse, je m’abandonne le mieux que je peux à la volonté de Dieu. (…) Hier matin, le plus ancien des sous-lieutenants, un brave alsacien, tête dure et brave cœur m’a adressé au nom de la compagnie, dans un petit discours très gentil, les vœux de bonne année et de succès. Je ne m’attendais pas à cette surprise qui m’a beaucoup touché (…) La soirée s’est passée à entendre des chansons (…) A la fin, nous avons tous chanté en chœur la Sidi-Brahim (…). »  

A Géradmer

       Le 15 janvier. Ferdinand écrit de Gérardmer ou le bataillon s’est déplacé. Les officiers logent en ville et c’est presqu’une vie normale pour eux.

       « La vie suit son cours normal ; on va chez le coiffeur pour se faire raser et chez le cordonnier pour se chausser. Il y a des magasins de presque tout et presque tout dans les magasins. Quelle chose étrange ! quel plaisir aussi se sentir en pays civilisé (…) »

       La vie se poursuit agréable dans la petite ville paisible. Il neige abondamment. Presque tous les hôtels sont transformés en ambulance de campagne et le 11ème bataillon qui a connu beaucoup de pertes se reconstitue. Mais l’action manque à Ferdinand qui pense aux alpins qui se battent au même moment sur l’Hartmannswillerkopf.

       « Ici, nous avons des loisirs, des commodités, du bien-être, et on sent très bien qu’à cette école on ne gagne pas grand-chose ; c’est maintenant, par comparaison, qu’on mesure le prix des jours plus austères dont chaque minute est comme une prière.(…) C’est par la vie ordinaire qu’on acquiert toutes les grandes qualités ; seulement, elles n’ont pas l’occasion de se manifester bruyamment dans l’uniformité des petits devoirs. Elles se révèlent dans les circonstances extraordinaires seulement, parce qu’alors les circonstances leur font un cadre qui attire l’attention. »

       Le 4 février, Ferdinand part en reconnaissance du côté du lac Blanc avec un détachement de dix hommes et trois mulets chargés de provision. Du point culminant qui domine le lac, Ferdinand admire le paysage.

       « Quelle joie secrète de revoir, même de loin, de vraies montagnes comme les nôtres ! On se sentait presque près de chez soi en fouillant de l’œil les creux d’ombre bleue encadrée de reliefs aux profils délicats, en suivant la ligne fantaisiste des sommets lointains. »



Le lac Blanc et son point culminant


Le lac Noir

       Ensuite, c’est la visite du lac noir et un agréable hébergement chez le curé du petit village de Pairis. « Pairis nous a paru un site fort accueillant, et à nous qui avons connu les plaines ravagées du nord et les fermes mutilées des Flandres, cela nous paraissait étrangement savoureux se dîner tranquillement à la table hospitalière du curé, à quelques centaines de mètres des lignes ennemies. »



Pairis, hameau de la commune d’Orbey

       De retour à Gérardmer, Ferdinand assiste le 10 février à la visite du président Poincaré qui fut auparavant officier de réserve au 11ème Chasseur.



Poincaré en 1897, lieutenant de réserve

       Le 13, petite fête chez le commandant avec une petite revue qui amusât beaucoup de monde dont le général Blazer. Le 15 février, la vue routinière de l’arrière continue avec le risque d’affaiblir les caractères.

       « Presque quotidiennement, nous éprouvons combien les hommes redescendent vite la pente qui mène au vulgaire. La discipline, quand elle ne s’impose pas d’elle-même, leur semble une gêne, une torture détestée. (…) Sans doute, quand ils sont aux tranchées, quand la mort les frôle pendant des jours et des nuits, où bien quand ils s’en vont la baïonnette en avant à travers les balles, leur personnalité s’oublie, ou plutôt s’élargit, s’épure et devient, pendant un moment, simple et nue. (…) Ce sont des âmes presque neuves qui apparaissent sous cette écorce fruste. Et c’est là une des plus belles émotions de la guerre de sentir tout ce qu’a pu faire, en une seconde, le voisinage de l’infini. »

       Le 20 février, le bataillon prend la relève du 12ème en Alsace, dans le secteur de Sulzern, de l’autre côté de la Schlucht. Ferdinand effectue une contre-attaque sans grand succès sur le Reichakerkopf. Il y a un officier tué, trois ou quatre soldats tués et une quinzaine de blessés.



Le Reichackerkopf aujourd’hui


Reichackerkopf – Tombes de soldats français

       Il replie alors sa compagnie sur le Sattel avant d’aller occuper une crête au-dessus de Sulzern. Le 28, pendant la nuit, l’ennemi les attaque mais laisse beaucoup des leurs sur le terrain. Le temps est affreux et il neige. Il faut attendre le 2 mars au soir pour la relève. Le 6, attaque contre les lignes allemandes des faubourgs de Stosswihr. La journée suivante, le bataillon doit encore monter dans les avant-postes d’Ampferbach avant d’être relevé.



Stoiswihr et Ampfersbach près de Munster

       « La vie vaut ce que vaut l’homme ; les circonstances ne signifient rien par elles-mêmes, c’est nous qui leur donnons leur couleur. Aussi pourquoi dire que nous expions l’inertie des générations qui nous ont devancés ? Dans l’immense creuset qu’est le monde, le temps et l’espace sont fondus. C’est un mécanisme infiniment complexe, une chimie inextricable dans laquelle nous sommes jetés atomes contre atomes. De ce tourbillon, que sortira-t-il ? Dieu le sait. Mais que nous importe de connaître les événements si divers, si complexes qui se heurtent ? Car Dieu est là. Soyons dans sa main comme la matière docile dans celle de l’ouvrier. »

       L’hiver ne cache pas les meurtrissures faites par la guerre à la forêt. Les sapins rappellent à Ferdinand ceux des Vosges qui virent son frère Jean tomber et mourir.

       « Pour ma part, je reproche involontairement à ces forêts des Vosges la mort de notre pauvre Jean. Je me le représente si bien, avec sa loyauté naturelle, avec sa générosité insouciante, se jetant sous les balles, tombant sans être remarqué de ses voisins, victime obscure et anonyme de l’immense rafale. (…) Les derniers combats dans cette vallée de la Schlucht à Munster, nous ont coûté pas mal de monde. Une fois de plus, je me trouve seul officier dans ma compagnie. Heureusement nous venons de recevoir un renfort de 300 hommes dont j’ai absorbé pour ma compagnie 57 hommes et quelques gradés.»

       La vie de tranchée continue alors dans toute sa monotonie. Sulzern et Ampferbach sont bombardés mais tous les habitants sont quasi tous restés et se terrent dans les caves. Devant les tranchées tenues par Ferdinand se trouve même un hameau de six à huit foyers encore habités. Le 20 mars, le Reichakerkopf est repris par les Allemands. Le 23 mars, une contre-attaque est organisée et la compagnie de Ferdinand est désignée pour effectuer une diversion par des feux de salve sur les lignes allemandes. Après cette contre-attaque sans résultats, la situation se calme. Le lundi de Pâques, Ferdinand a l’occasion de quitter son camp de Bischstein pour redescendre jusqu’au camp d’Elrmatt. Il se confesse au pied d’un sapin puis communie devant un autel de fortune. « Dans ce cadre sauvage où manque tout apparat, où ce qui paraît importe peu, il semble qu’on soit plus près de Dieu. »

       9 avril « Que d’eau ! Que d’eau ! (…) C’est à travers des océans de boue et par une nuit froide que nous sommes descendus hier soir des bois de Bischstein pour venir relever une compagnie dans les avant-postes. »

       13 avril, le bleu du ciel apparaît enfin. « Voilà huit mois que la guerre a éclaté. « Comment aucun des belligérants n’a-t-il été troublé par des événements intérieurs ? Quel sera parmi eux, le premier atteint par la désunion, par les luttes de partis, par la révolte, par l’usure, par tout ce qu’on peut redouter vaguement sans le voir nettement, et qui peut arriver d’un jour à l’autre pour bouleverser tout cet édifice, à la fois formidable et fragile ? »  

       Le 18 avril, le capitaine Belmont se rend dans les tranchées d’une section de sa compagnie pour décorer de la médaille militaire un courageux Savoyard dont malheureusement il ne cite pas le nom. Cet homme appartenait au 22ème bataillon alpin au début de la guerre et le 2 septembre, à Mandray, il avait pris le commandement de son peloton car les deux chefs de section avaient été tués. Blessé de trois balles et d’un coup de baïonnette, il avait alors passé 36 heures sur le champ de bataille avant d’être relevé.[1]



       Dimanche 24 avril. Ferdinand écrit que les gens du village du no mans land ont été évacués. « Nous avons eu ici, il y a trois jours, un spectacle bien triste : le départ des gens du pays qu’on faisait tous évacuer vers l’arrière. Pauvres vieux qui s’en allaient les yeux rouges et le cœur gros, abandonnant tout ce qu’ils avaient connu et aimé pendant des années, et emmenant par la main les enfants endimanchés dont l’insouciance presque joyeuse contrastait péniblement avec la désolation résignée de leurs mères et de leurs grands-mères. »

Cantonnement au col de Bischstein

       Le 28 avril, la compagnie quitte les tranchées pour rejoindre le cantonnement du col de Bischstein.

       30 avril : « Aujourd’hui une véritable petite cité sylvestre anime cette forêt autrefois sauvage, où les chevreuils passaient sans frayeur sur les mousses vierges. Des abris de toute sortes, de toutes dimensions, de tous genres s’offrent à ceux qui viennent d’en bas après un séjour plus ou moins long dans la terre des tranchées. (…) L’abri du commandant est un chef d’œuvre… Là-dedans, un intérieur boisé, un plancher sous les pieds, un lit avec de vrais draps, une table, des chaises, glace, etc. Il n’y manque rien : peut-être un piano ! L’entrée est ornée d’un vrai petit jardin clos de grillage dont le clou est un grand cor de chasse dessiné avec des mousses et portant le n°11 dans son cercle. Il y a d’autres abris pour les médecins, sapeurs, agents de liaison, brancardiers, les entrepôts, le magasin à vivres, le bureau. Il ya une salle à manger de fantaisie pour les beaux jours, sur la lisière, avec une large baie vitrée par laquelle on voit le Hohneck, l’Altenberg, et que nous avons inaugurée ce matin avec le commandant. Il ya enfin une petite chapelle qu’on est en train d’édifier, « Notre Dame des sapins ».



Poste de commandement du 115e B.C.A. à Bischtein, au-dessus de Soultzeren, en 1915 (coll. S. Aiglin)

Son deuxième frère, Joseph, sous les armes !

       10 mai

       Une nouvelle peu réjouissante pour notre Ferdinand. Une lettre de ses parents lui apprend que c’est le tour de son frère Joseph de prendre les armes. Il leur répond : « Ce ne sont pas ceux qui partent qu’il faut plaindre mais ceux qui les regardent s’éloigner et qui restent. Mais Dieu est bon ! S’il vous demande encore l’offrande des angoisses qui s’ajouteront désormais à vos épreuves, il ne vous refusera pas le don secret de cette grâce qui confère à tous la force, la confiance et la paix. C’est cette paix profonde, promise par Lui-même aux bonnes volontés de ce monde, qu’il faut désirer et chercher par-dessus-tout et que je ne cesserai pas de lui demander pour vous. »

       Le soir, c’est l’émotion dans toute la brigade. Une victoire a été remportée par l’armée française à Arras et le colonel a décidé de faire chanter sur tout le front de la brigade, le soir à 19h30, la Marseillaise et la Sidi-Brahim.

       « Quelle impression d’entendre ces rythmes alertes sortant de terre ou tombant du ciel ; et que renvoyaient les échos du ravin ! (…) A peine, ce concert avait-il commencé que les cloches des villages en ruine mêlaient leurs voix aux nôtres. (…) Nous n’avons pas été épargnés : les boches pour nous prouver qu’ils avaient bien entendu, nous ont envoyé par trois fois des salves de shrapnells. Personne n’a été touché !

Eck, non loin de Munster

       11 mai. Le bataillon quitte le col après un long séjour commencé le 19 février. La ménagerie accumulée au fil des mois doit commencer sa transhumance.

        « Ce soir puisque nous remontons dans les bois, le campement va se mettre en mouvement un peu avant la compagnie, qui marche plus vite et qu’il ne faut pas alourdir d’un cortège d’allure évidemment peu militaire. Les ânes, les carrioles, les casseroles, les marmites, les tonneaux, les chèvres, les chiens, tout cela va décamper sous la conduite des cuisiniers et des ordonnances, pour transporter nos pénates en d’autres lieux ».

       28 mai. Le bataillon est en poste près de Eck (non loin de Munster).

        « Eck est devenu, comme tous les hameaux d’alsace, un entassement de ruines, un coin de désolation et d’abandon, un charnier et une tombe. Un jour, les paysans restés enracinés en leurs demeures ont été surpris par l'avalanche des obus allemands, comme jadis les Pompéiens paisibles par les laves du Vésuve. Une à une, les maisons ont été visées, atteintes par la mitraille ; les unes ont brûlé au premier obus ; des autres ont résisté plus longtemps et ne se sont écroulées qu'après plusieurs bombardements : quelques-unes sont restées debout portant seulement les balafres et les écornifleurs de leurs murailles ou de leurs toits. Ceux qui n'ont pas été tués sont partis, sans rien emporter de leurs biens ; plusieurs ont été brûlés vifs ou ensevelis sous les décombres. Du bétail a été assommé dans les étables. Maintenant, depuis longtemps les Allemands n'ont plus tiré sur Eck ; ils ne pourraient viser que des murs à demi croulés ou des toits crevés et chancelants. J’habite une de ces maisons qui ont le moins souffert, son toit a reçu trois ou quatre obus, mais il reste encore beaucoup de tuiles intactes. Je suis installé au rez-de-chaussée, dans une pièce que nous avons fait nettoyer tant bien que mal, mais où il reste des quantités de cafards qui courent à toute vitesse et en tous sens sur le plancher. La maison possède une bonne cave voûtée où est installé le téléphone et où nous pouvons nous réfugier en cas de bombardement. (…)



Perspective du front en 1915 dans la région de Munster (site alsace1418.fr)

       De plus en plus les événements du monde apparaissent incompréhensibles pour nous. Où allons-nous ? Personne, je crois bien, ne pourrait le dire. Ce qui est certain, c'est que, pour chacun de nous, la vie, quels que soient le dessous et les aventures qui la remplissent, aboutira à la mort. Tôt ou tard, qu'importe ! Et qu'importent aussi les choses les plus formidables de ce monde puisque ce monde passera et passe chaque jour !

       A travers les émotions ou les périls d'un champ de bataille ou bien dans la simplicité des humbles devoirs du foyer, notre temps de vie s'égoutte ... et chacune de ces gouttes du temps cache un trésor, comme le champ du laboureur dans la fable, On a tort de désirer toujours quelque chose, La sagesse semble si simple, si facile, qui consiste à être content de son sort ! Ce n’est rien et c’est tout ! »

A Metzeral, combat pour le Braunkopf

       Le 5 juin, le bataillon quitte Eck pour Metzeral. Le bataillon doit relever en première ligne les unités qui ont enlevé à l’ennemi récemment le BraunKopf, grosse bosse rocailleuse qui domine Metzeral.

       Le bataillon s’efforce d’avancer vers Metzeral qui est aux mains de l’ennemi. Le 19 juin, deux compagnies qui ont avancé ont été fort éprouvées : un capitaine et un sous-lieutenant sont tués et le commandant du bataillon Foret est blessé gravement à la main.

       Le 20 juin, Ferdinand se considère comme un miraculé.

       « Je suis toujours debout et bien portant. Depuis longtemps je comptai au bataillon parmi les increvables et, bien que la guerre soit loin de finir, je me demande si une balle ou une marmite ne m’atteindra jamais ! J’ai beaucoup à remercier Dieu d’être resté » indemne si longtemps, et j’aurai bien à faire pour mériter plus tard d’avoir échappé tant de fois à la mort ! (...) Cependant, sachons ne rien souhaiter : nous aimons la vie parce que, malgré tout, étant de ce monde nous voyons avec les yeux de ce monde : si nous savions l'autre vie, la véritable, qui se cache derrière ce que nous appelons la mort, nous la désirerions au point de détester celle qui nous est prêtée pour quelques années.

       21 juin 1915



Metzeral, détruit par les bombardements

       Dure journée. Metzeral est enfin réoccupé par les Français. Ferdinand et sa compagnie ont délogé les allemands au bas du Braunkopf mais beaucoup de chasseurs ont perdus la vie et tous les chefs de section ont été mis hors de combat : Capdepon et deux autres sont tués, le quatrième est blessé sérieusement. Le lieutenant Capdepon était particulièrement apprécié par Ferdinand.

       « Dieu m’a laissé en vie je ne sais comment ! (…) Hier soir, en allant relever son corps dans les herbes et recueillir les objets qu'il avait sur lui, je l'ai trouvé étendu de tout son long, dans la pose qu'il avait au moment où la mort l'a surpris, les traits parfaitement calmés, le visage naturel et gardant son expression habituelle. Voilà une mort belle et propre, irréprochable. Jean a dû mourir de la même manière les 29 aoûts, dans les genêts du col d'Anozel. Devant de telles morts, on se demande s’il faut plaindre ou envier. La mort de Capdepon est une grosse perte pour notre compagnie. Les trois autres chefs de section de la compagnie sont tombés eux-aussi dont l’un était un très jeune adjudant (il n’avait pas 18 ans), d’Eichtal, grand garçon blond, de très belle allure, très brillant et qui devait faire bientôt un excellent officier. »

       4 juillet, toujours sur les basses pentes du Braunkopf.

       « Quel délicieux pays devait être cette haute Alsace quand elle vivait dans la gaieté et la paix ! Quels petits villages exquis dans ces bosquets de noyers ou de frênes, au fond des vallons pleins de fraîcheur et de prés fleuris ! Et ces vieilles montagnes au cœur de granit, usées par les siècles, comme elles encadrent doucement ces vallées aimables entre leurs larges croupes rondes tantôt coiffées d'augustes sapinières, tantôt simplement vêtues de leurs immenses prairies où s'éparpillent les taches grises ou rouges des chaumières et des toits de briques ! Dans les bois, des sentiers bizarres, qui paraissent ne mener nulle part, serpentent indéfiniment entre les colonnades innombrables, et par endroits, autour d'une source ou d'un rustique abreuvoir, une clairière s'ouvre, enclose de petits murs bas en pierre sèche, tout festonnés de lichens. Partout, dans la forêt, sur les chaumes, entre les rocailles des crêtes ou dans les replis des valons, la verdure s'étale, des plantes surgissent et se hâtent de croître sachant que l'été sera court. Des fougères drues sortent en tapis, par champs immenses ; et dans taule cette verdure encore tendre, les hautes grappes des digitales roses se balancent inlassablement dans la brise. Oui, c'est un joli pays, bien différent, sans doute, de nos Alpes, mais empreint d'une poésie tranquille, un peu triste, vaguement virgilienne. »

Retour à Gérardmer, Croix de Guerre pour Ferdinand et mort de son frère Joseph

       8 juillet. Le bataillon est de retour à Gérardmer. La veille, Ferdinand, à sa grande surprise est décoré de la croix de guerre avec palme par le général de Maud’huy.  

       11 juillet. Ferdinand reçoit une affreuse nouvelle qui succède à la joie d’avoir été décoré. Son frère Joseph, à son tour, a été tué sur le front d’Argonne. Voici les mots remarquables qu’il écrit à ses parents : « J'ai reçu tout à l'heure votre lettre en sortant de la messe. Que la volonté de Dieu soit faite ! Ils sont tous les deux maintenant, Jean et Joseph, à l'abri des dangers et des seules vraies misères ; ils sont heureux de ce bonheur si parfait que nous ne pouvons pas l'imaginer. Ce bonheur et cette sécurité dont ils jouissent désormais compensent largement toutes nos tristesses. Mais il ne faut pas être triste : toutes les souffrances sont finies pour eux. Que Dieu ait pitié de vous et vous aide à supporter cette nouvelle absence, il l'accepter comme celle de jean, comme toutes les séparations de ce monde qui ne sont pas définitives. Ce n'est qu'une question d'années… Maintenant, il ne faut pas vous inquiéter pour moi. Tâchez de vivre en acceptant sans trembler l'idée que nous ne nous reverrons peut-être que dans l'autre vie. Comme cela, si je reviens, la joie n’en sera que meilleure. Mais Dieu sait ce qu’il nous demande et pourquoi. Prions-le toujours avec plus de foi et de confiance pour lui demander, non pas ce que nous désirons, mais de qu’il désire pour nous. Courage ! Faisons encore mieux notre devoir de chaque jour. C’est le meilleur et le plus sûr des refuges en attendant l’autre ! »

       15 juillet. Ferdinand reçoit la visite de ses parents qui vont se recueillir sur la tombe de Jean au col D’Anozel.

       16 juillet, du camp d’Haeslen, il décrit à ces parents ce que représentent, pour lui, les liens familiaux : « Depuis que je vous ai quittés, je garde de vous avoir vus un peu plus de calme, un peu plus de douceur et de paix. Maintenant, il me semble aller plus tranquillement vers la destinée, quelle qu'elle soit. Peu m'importe ce qu'on dit, ce qu'on fera, ce qui arrivera. Je sais, je sens à chaque minute que vous êtes au même instant quelque part sur cette terre, que vous m'aimez, que je vous aime, et que cela est plus fort que tout le reste. Que Dieu est bon d'avoir permis cette réunion de quelques jours ! Ce qui arrivera désormais ne tiendra pas beaucoup de place à côté de ces trois jours, les plus beaux que j'ai connus depuis cette guerre. Comme on sent bien que rien ne détruira jamais les liens qui unissent plusieurs êtres pour en faire une famille. La mort ? Mais elle ne fait que les raffermir encore en les éprouvant. Ces liens, ils sont quelque chose de nous-mêmes, non pas de nos corps qui périssent et auxquels ils survivent, mais de nos âmes qu'ils font participer éternellement à une même vie. »



Le capitaine de Peyrelongue

       Le 29 juillet, deux compagnies du bataillon de Ferdinand montent à l’assaut du Barrenkopf. Les pertes sont lourdes. Le capitaine de Peyrelongue qui commande la première compagnie est tué raide en sortant de la tranchée. Des mitrailleuses cachées dans les carrières du Schratzmaennelé, prennent les chasseurs en enfilade. Les Allemands sont retranchés derrière un enchevêtrement inextricable de chevaux de frise, de fils de fer et d’abattis. Les chasseurs ne peuvent rien contre la ligne de la Garde prussienne et tombent en masse. Toute la nuit, c’est un défilé de brancards vers l’arrière pour évacuer les blessés.

Le destin des soldats ne dépend pas de leur courage.

       « Il se peut ici que le plus brave et le plus courageux soit tué au premier pas qu’il fait hors de la tranchée et que le moins courageux, épargné par le hasard du champ de bataille, récolte seul les fruits. (…). Vraiment j’éprouve souvent pour mes hommes une admiration profonde en considérant le mérite qu’ils ont à mener sans se plaindre, loin de leurs foyers et de leurs familles, cette existence humble, effacée, presqu’impersonnelle, à accepter sans révolte et même avec bonne humeur d’être les vrais instruments de la victoire tout en restant dans l’ombre et dans l’oubli… » 

       Ferdinand en sort avec un éclat dans le bras gauche. Il est évacué vers Gérardmer où l’on effectue une radiographie et l’extraction du projectile.

       Le 9 août, toujours en convalescence à Gérardmer, Ferdinand reçoit la visite du drapeau des chasseurs tenu par le général de Pouydraguin qui le présente à tous les blessés. Chaque bataillon en a la garde pendant quatre jours.



Le général de Pouydraguin

       Le 13 août, le capitaine Belmont rejoint enfin sa compagnie, cette fois près du sommet de ce fameux mont Linge.

       Le 15 août, dans un misérable abri de pierres et de branchages, il y a la messe. « Quelle ferveur, quelle poésie, quelle valeur elles prennent, ces messes célébrées n’importe où, sur les autels de fortune, par des soldats et pour des soldats ! »

Assaut du mont Linge

       Le 18 août, assaut de la crête ravagée du mont Linge défendue par un blockhaus et une tranchée. Après une préparation d’artillerie, les chasseurs parviennent à atteindre la crête sans rencontrer de résistance mais la victoire n’était pas acquise : « C'était trop beau, hélas ! A peine la ligne boche était-elle occupée, à peine les travailleurs, protégés par les lanceurs de pétards, commençaient-ils à entasser la terre dans leurs gabions que des marmites boches, avec une précision mathématique, s'abattaient sur la position, écrasant en une minute : une section de la 4e compagnie, dont un officier est tué, l'autre blessé, En même temps, deux fourneaux de mine explosaient sous la tranchée et le blockhaus, faisant voler en l'air des gabions, des sacs, des armes, des morceaux d'étoffe bleue et... des membres ! Dix minutes après, les survivants des deux compagnies étaient redescendus à la ligne de départ. Une foule de casques à pointes grouillaient de nouveau sur la crête. Barrage d'artillerie, vacarme assourdissant, appels irrités au téléphone, Je reçois l’ordre de recommencer l’attaque. Pour éviter de nouvelles et vaines hécatombes, je prends sous ma responsabilité de ne pas essayer de nouveau. Je ne m'en suis pas repenti une minute. Et nous sommes toujours là ! et le 11ème est en ruines et attend avec résignation qu'on le relève. Pauvre 11ème, il me reste à peu près 70 hommes en ligne. Ce linge est le tombeau de nos chasseurs. »



Le Linge aujourd’hui

       Le 26 août, le bataillon est mis au repos. Ferdinand peut rentrer quelques jours saluer ses parents. « Mais qu’ils passent vite ces jours bienheureux, dans la douceur du foyer retrouvé, ces jours qu’on a désirés tant de fois, si ardemment, aux heures des rêves nostalgiques ! Cependant, il faut savoir en éprouver le bienfait. Tout passe… La guerre aussi passera… et puis ce monde. Sachons cueillir les joies que dieu nous donne le long de la route. »

Réflexion sur la Foi à Corcieux

       Le 7 septembre, Le capitaine est déjà de retour dans sa compagnie qui se rend au bord du lac Noir. Le 12 septembre, avec ses hommes, il descend à Plaimfaing et, de là, à Corcieux où le bataillon doit se entraîner les nouvelles recrues venues combler les pertes.

       Ferdinand réfléchit sur la condition humaine : nous pressentons l’infini mais nos connaissances en resteront à jamais limitées. Ainsi seule la foi est en mesure de nous satisfaire : « Nous aussi nous sommes relatifs, limités à nos moyens très infimes de connaissance. Dans ce domaine, dont notre ignorance est I 'enceinte, nous pouvons nous mouvoir librement. Ce qui nous est particulier, c'est que nous sentons notre relativité ; et notre premier mouvement d'orgueil est pour protester et nous révolter : pourquoi l'infini que nous devinons, que nous sentons partout, de tous côtés, au fond de tout, pourquoi nous est-il fermé ? Si, pareils aux animaux (et encore, en sommes-nous sûr pour les animaux ?), nous n'avions, aucun sentiment de l'absolu, nous vivrions comme eux, satisfaits du monde que nous connaissons et parfaitement maîtres de nos mouvements dans les limites de ce monde. Seulement, nous savons que fout ne finit pas à l'horizon de nos perceptions. Tout le mérite de la vie est là : dans un acte d'humilité et de foi. Le plus grand esprit, la plus haute intelligence de ce monde seront estimés, glorifiés, flattés ; mais il y a plus de vertu dans l'âme la plus humble si elle se dit une seule fois sincèrement : je crois. (…) La foi est comme les grandes découvertes : elle jaillit tout d’un coup de l’obscurité et elle apparaît instantanément si simple qu’on se demande comment on l’a cherchée si longtemps. »

Souvenir d’enfance concernant les marrons appelés « vaches »

       27 septembre. Les jours diminuent. Le changement des couleurs rappelle à Ferdinand son passé heureux et lui fait écrire ces magnifiques phrases : « Je me rappelle, avec celle étrange netteté que gardent si souvent les plus insignifiants souvenirs d'enfance, l’intérêt que nous inspiraient, dans le jardin de la rue des Alpes, ces marrons tendres que nous appelions des vaches, à cause de leur robe brune et blanche. Ainsi des images banales s'impriment dans nos mémoires et, sans que nous sachions pourquoi, tout ce qui les évoque revêt ensuite un charme et une douceur particuliers. C'est si vrai que nous nous retrouvons partout ! Ce n’est pas vraiment un objet que nous aimons : c’est nous-mêmes que nous aimons à travers cet objet. »

       Le 5 octobre, le bataillon est arrivé dans le Haut-Rhin où il cantonne dans les villages de Frais et de Fontaine. Ce séjour n’est pas long puisque le 15 octobre, c’est le retour à Gérardmer via le train pris à la gare de Belfort.

A nouveau près de la crête du Linge

       Le 20 octobre, le bataillon s’en est retourné près du Linge dans le Schratzmaennelé. Ferdinand y rencontre le commandant du groupe des chasseurs le colonel Antoine de Reynies[2] qu’il admire beaucoup.



Le colonel Antoine de Reynies est à gauche, casqué

Un colis envoyé par les Allemands

       Le 31 octobre, petite aventure amusante sur le front.

       « Je viens d'être interrompu par une aventure originale : les Boches qui occupent la crête géographique du Schratz, à faible distance de nos lignes, ont jeté une boite en carton, lestée d'un caillou, qui est venue tomber dans notre tranchée, La boîte portait une étiquette d'envoi avec l'adresse d'un soldat boche. Cette étiquette avait été soigneusement grattée, mais sur un des côtés extérieurs de la boîte étaient écrits en grosses lettres, au crayon bleu, ces mots : « Hast du kein kugelmehr ? » (Est-ce que tu n’as plus de balles ?) L'explication de ce message peu banal est simple : dans l'après-midi des hommes de la section la plus rapprochée des Boches s'étaient amusés (on s'amuse comme on peut !) ; envoyer des pierres à ces messieurs avec des frondes faites d’un bout de toile et de deux ficelles. Les Teutons ont voulu répondre à cette attention délicate, d'ordinaire, ce sont surtout des pétards ou des boîtes à mitraille qu'ils nous expédient ainsi par la voie des airs ; aussi cet objet anormal a-t-il excité au plus haut point l'intérêt et la curiosité des chasseurs, qui se sont empressés de m'apporter le corps du délit. Comme une politesse en vaut une autre, j'ai renvoyé la même boîte pleine de journaux français se rapportant à nos dernières victoires en Champagne, en y joignant un billet sur lequel j'ai écrit en allemand : « Viens seulement, et tu verras si les Français n’ont plus de balles pour les Allemands ».

Décoré de la Légion d’Honneur

       Le 4 novembre, Ferdinand est décoré devant sa compagnie de la Légion d’honneur.

       « A travers l’émotion de cet honneur qui m’écrase, je ressens comme un remord d’amertume de tant d’oublis et j’éprouve comme le sentiment d’une injustice. Pauvres bougres, pauvres gosses qui sont tombés dans les sapinières d’alsace, dans les plaines du nord ou de la Flandre, pauvres petits chasseurs. (…) Les héros, où sont-ils ? Ils n’ont ni galon, ni médaille ; ils sont invisibles et innombrables. (…) Est-ce que Jean, Joseph n’ont-ils pas fait chacun cent fois plus et mérité cent fois mieux que moi ? »

       Le soir, les hommes du capitaine lui font une surprise : à l’heure du souper, un chœur de chasseurs vient en son honneur donner une aubade et termine ses chants par une acclamation : « Vive le capitaine Belmont ». 

       10 novembre. « Aujourd’hui, c’est le farouche automne hurleur qui passe. (…) Les grands chênes de Fontaine-Froide doivent gémir sinistrement, et sur l'eau froissée des étangs solitaires, toutes les feuilles de nénuphars doivent se soulever en disques noirs. Des bandes d'étourneaux doivent passer en nuages, au ras des terres brunes, et les ramiers, en vol ample filent sans doute par-dessus la tête fauve des arbres, emportés dans le vent. Il fait bon, alors, après une promenade ou un tour de chasse, retrouver la tiédeur odorante de la pièce où ronfle un bon feu de bois. Les bons moments que nous avons connus là-bas, dans le vieux nid de famille, quand nous y passions les bienheureux automnes paisibles d'autrefois ! »

Des nuits féériques malgré la guerre

       19 novembre. « Les nuits sont féériques : cette blancheur, ce silence et la lune qui monte lentement à travers les colonnes brisées de spins, dressées comme des piliers abandonnés de très vieilles ruines et dont les ombres découpent de longues tranches obliques, le froid qui semble descendre avec la lumière de ce ciel immobile, transparent et profond, le recueillement, la majesté des montagnes au front invinciblement serein, peut-être aussi la pensée vague du destin qui nous a conduits jusqu’ici, ou bien l’âme errante de tous ceux qui dorment en paix sous ce linceul, tout cela saisit, empoigne d’une émotion inexprimable. Vraiment, on se sent petit, petit, derrière l’éternel mystère ! se peut-il que l’existence d’un seul d’entre nous ait quelque raison d’être pour cet univers ? »

Le beau village de Pairis

       29 novembre

       Le bataillon séjourne dans la vallée de Pairis. Ferdinand occupe dans le village une cave spacieuse et rareté, celle-ci est éclairée par électricité !

       14 décembre

       « Dans notre cave, nous vivons gaiement ; la meilleure humeur règne à table autour de laquelle se groupent toujours une dizaine de convives ; car Pairis est fréquenté par de nombreux visiteurs qui savent y trouver bon accueil. La nuit nous dormons comme des loirs dans cette vaste cave qui est, décidément, un des endroits les plus exquis que j’ai connus. »

Le Vieil-Armand

       21 décembre, le bataillon a mis fin à son séjour à Pairis pour rejoindre Zainvillers, à 18 km de Gérardmer. Il n’y reste que quelques heures puisqu’il arrive le 25 décembre à 4 heures du matin sur les pentes du Vieil-Armand.

        « Cela manquait au 11ème de n’avoir pas connu le Vieil Armand ! Maintenant nous y sommes ! »



Le vieil Armand hier…


Le Vieil Armand aujourd’hui…

La dernière lettre du capitaine Belmont

       27 décembre. Fernand écrit sa dernière lettre, elle est adressée à son frère Maxime…

       « Si loin que puisse parvenir notre connaissance, elle sera toujours impuissante à résoudre les seuls problèmes qui se posent, en fin de compte. Il faut que le cœur dépasse l'intelligence et se jette au-devant de la foi qui l'appelle. Celui qui a fait, une seule minute de sa vie, un acte de foi sincère ou bien une prière fervente, a conquis plus de vérité que le plus laborieux génie. La foi du charbonnier élève plus haut que l'intuition des plus grands savants. Bien souvent la façon dont jugent et parlent les hommes pourrait faire se méprendre sur le chemin de la vérité ; c'est que les hommes se trompent, et on ne peut leur demander que de se savoir ignorants. Nous ne voyons jamais en ce monde que des apparences, des formes, des effets isolés ; nous ne pouvons rien en conclure. Si le monde caressé et flatte celui-là parce qu'il est intelligent, éloquent, riche ou bienfaisant, on ne doit pas en conclure que celui-là soit un modèle de perfection à imiter. Le plus parfait et le plus vertueux des hommes est peut-être le plus obscur et le plus ignoré, de sa naissance à sa mort. Mais alors, où chercher les conseils, les règles, la discipline dont on sent le besoin ? A qui demander la solution des problèmes qui se posent pour chacun d’entre nous ? A Dieu d'abord, puisqu’il veut le bien ; et parmi nous, à ceux qui veulent notre bien parce qu'ils sont les délégués de Dieu auprès de nous ; à ceux surtout qui nous aiment, parce que pour faire du bien à quelqu'un, il faut d'abord et avant tout l'aimer. « Aimer, disait, je crois, le Père Gratry, c'est vouloir le bien d’un autre » Quelle belle définition de l’amitié ! Au fait, je ne sais pas ce que je t’écris ; je crois plutôt que je pense par écrit avec toi. C'est bien un entretien, mais à grande distance. Nous sommes toujours environnés de tonnerres sur les pentes inférieures de l'Hartman, presque au seuil de la plaine bleuâtre et mouillée d'Alsace qui s'étend jusqu'à la ligne embrumée de la forêt-Noire. Les Boches bombardent violemment ; nos canons répondent. Pas d'attaque encore aujourd'hui. Au revoir ! Je te charge d'embrasser tout le monde là-bas comme je t'embrasse avec ma fraternelle tendresse.

La mort de Ferdinand : Lettre du lieutenant Verdant aux parents de Ferdinand

       « C'est avec un profond respect et le cœur bien serré que j'accomplis la tâche pénible dont m'a chargé monsieur votre fils, Ferdinand Belmont, mon capitaine. Au combat du 28 décembre dernier, à 4 heures du matin, pris sous un violent bombardement, monsieur votre fils, avec quelques agents de liaison et moi, était blotti sous un abri quand un méchant éclat d'obus vint frapper le bras droit de mon malheureux capitaine. De suite, avec un courage digne de tout éloge, il s'est vu frappé mortellement. Son bras était presque sectionné au-dessus du coude. Alors, avec un sang-froid admirable, il m'a chargé de la pénible mission de vous prévenir du nouveau malheur qui allait encore frapper ses chers parents, déjà tant éprouvés par la guerre. Il m'a chargé de vous dire, monsieur, que sa dernière pensée était pour ses parents, qu'il regrettait le chagrin que sa mort allait leur causer, mais qu'il était heureux d'avoir accompli son devoir jusqu'au bout. C'était un brave et loyal garçon, bien aimé de ses chefs et surtout de ses subordonnés. Les officiers et les hommes de sa compagnie avaient pour lui une véritable vénération. Pour sa compagnie et pour moi, à qui il en a passé le commandement, c’est une perte irréparable. »



Ferdinand est enterré à côté de son frère Jean dans le cimetière militaire de Moosch

Conclusion

       Ferdinand Belmont aurait fait, après la guerre, un « grand homme ». Peut-être un écrivain, un philosophe, un homme politique, ou même un religieux ? Il reste pour moi un jeune être d’exception dont la genèse de l’âme reste bien mystérieuse. Sa sensibilité à la nature, sa Foi comme une montagne en un Dieu d’Amour malgré la guerre, sa force morale malgré les deuils de trois de ses frères (il perdit son frère aîné Emile, mort de maladie à l’âge de 17 ans ainsi que ses deux frères Joseph et Jean à la guerre), son talent d’écrivain et de chef, son esprit de sacrifice, nous laissent tout simplement pantois.

       Bien entendu, nous nous devons aussi de penser aux parents de Ferdinand qui vécurent la mort de quatre de leurs enfants dont trois à cause de la Grande Guerre et, à travers eux, nous compatissons à toutes les souffrances rencontrées durant ces dernières semaines par la population Ukrainienne qui subit la guerre que nous avions cru naïvement comme appartenant à un passé révolu en Europe. 

       J’espère vous avoir donné le désir d’aller plus loin dans la lecture de ses lettres que vous trouverez sans difficultés sur le web Lettres d'un officier de Chasseurs Alpins (2 Août 1914-28 Décembre 1915)

       Enfin, ce dont je suis certain, c’est qu’après la lecture de mon article, la description des paysages vosgiens faite par Ferdinand vous donnera l’envie devoir tous ces joyaux de la nature qui, malgré les cicatrices de la Grande Guerre, ont gardé tout leur pouvoir mystérieux d’émerveiller le cœur de l’homme.

                                                                                                             Dr Loodts P.

                                                                                                         En ce 6 avril 2022

 

 

 

 

 



[1] Le 26 août, les 13e et 22e alpins sont dirigés sur Fraize pour soutenir les troupes qui occupent la crête de Mandray fortement menacée. Le lendemain, ils capturent par surprise un convoi de munitions allemand. Les prisonniers, au nombre de 250, sont dirigés sur Gérardmer par Fraize et Plainfaing. On les regarde passer, dans leur uniforme gris fer, avec une satisfaction non déguisée. Furieux de leur échec, les Allemands incendient l'église de Mandray et une douzaine de maisons du village, fusillent des civils innocents. Pendant quinze jours, de terribles combats, où l'on en vient souvent au corps à corps à la baïonnette, vont se dérouler à Mandray. Le village est à plusieurs reprises pris... repris... perdu... reconquis de haute lutte. De l'église incendiée, dont ils ont crénelé les murailles, les alpins vomissent un feu d'enfer sur les assaillants. Ne saura-t-on jamais les prodiges d'héroïsme de nos « diables bleus » ?... D'heure en heure, on amène à l'hôpital des blessés de plus en plus nombreux. Jour et nuit sur la brèche, les docteurs DURAND et HARTEMANN, qui secondent les médecins militaires, se prodiguent avec une abnégation admirable. Voir Fraize est en Première Ligne

[2] A ne pas confondre avec son fils Albert, qui fut un grand résistant de la Deuxième Guerre mondiale : Albert de Seguin de Reyniès

 



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