Médecins de la Grande Guerre

Les Ambulances maritimes

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Le Témoignage de J. De Launoy, extrait de son livre : « Infirmières de guerre en service commandé », pages 35 à 40 , L’édition universelle, 53, rue Royale, Bruxelles 1936.

Mercredi 14 octobre,

Les trains sanitaires

Le train sanitaire où nous arrivons est rudimentaire, tout est mêlé. Nos blessés et d’autres qui arrivent d’Ostende, de Gand et de partout et même d’Anvers et des forts sont en route vers la France et l’Angleterre. Tous les hôpitaux évacuent en bloc, quel débordement!

13.000 dit-on quittèrent la Belgique en 16 heures par divers ports et la ligne de Adinkerke - Calais. Les 3.OOO de notre groupe sont les derniers…Nous sommes les oubliés qui se tirent d’affaire!!! La bordée des syphilitiques de l’ HX est en route aussi!

Nos valises sont heureusement transportées par les troupes. Nous n’avons que le temps de monter dans le train. La nuit va tomber. Cette fois nous quittons tout…notre pauvre cher petit pays, notre dernier home, et au milieu de ces gens assis ou étendus fiévreux, il n’est pas possible de se ressaisir…Le trajet fait dans l’obscurité avec un ou deux tronçons de bougies est poignant! Le passage de la frontière nous donne un moment de souffrance aiguë que les premiers vivats français ne font qu’ augmenter. Dunkerke …où les sanitaires anglais viennent nous apporter , coupés au canif, la première miche de pain de l’exil et nous tendent des mains que fraternellement, sous l’uniforme de cette Croix-Rouge que nous porterons toute la guerre, nous serrons de tout notre cœur.

 Les Ambulances maritimes

(14-15-16 octobre)

Cet arrêt à Dunkerque dure des heures. On parle d’abord d’envoyer nos blessés à Cherbourg. Tout à coup un ordre bref ; on embarque pour l’Angleterre…et nous voilà en marche, soutenant ceux qui ne peuvent se traîner, vers le bateau « l’Indore » , énorme de 170 X 17, qui vient de débarquer ici plus de 5.000 Anglais et 900 chevaux et qui repart en Angleterre. La nuit est froide. Les brancards sont amenés, placés, des groupes se couchent protégés seulement par leur capote…D’autres s’étendent sur un reste de foin des chevaux…d’autres sous des toiles. Dans l’entre-pont, où on masse les plus blessés, c’est abominable…des brancards servent de lit …quand ce ne sont pas des planches…On glane de-ci de-là un peu de foin pour caler les têtes souffrantes ou les membres blessés…Au fond il n’y a rien…rien que ce danger de tétanos rendu permanent par le séjour des chevaux au voyage précédent ! La nuit s’avance…quelqu’un au passage lance le chiffre de 3.000 blessés embarqués- on pourrait dire « parqués » dans cette galère ! Pour circuler dans cet entre-pont avec un seau d’eau – ils ont soif- il faut des prodiges d’équilibre car l’encombrement des brancards empêche toute circulation et avec ce seau il faut enjamber les hommes et les civières ! A l’endroit du vaisseau où logent d’habitude les matelots robustes et entraînés, se trouvent superposés en trois étages des sortes de boîtes….presque des cercueils où l’on a hissé et déposé les plus grands blessés! Des plaintes et des gémissements et pas possible de changer ici ces grands pansements souillés, fétides…tout au plus risque t-on une piqûre de morphine qui calme momentanément une ou deux unités dans cette multitude misérable…Jamais je ne pourrai oublier ces heures! Les grands blessés des forts d’Anvers aux lèvres pleines de croûtes et de pus se désaltèrent fourbus, la tête appuyée sur notre épaule à l’écuelle commune…et après quelques temps, les gémissements répétés nous raclent littéralement les nerfs. Depuis combien de temps sont-ils en route? On n’ose le demander. Cette partie où se trouvent les plus grands blessés du transport n’a personne. Une fois hissés, les occupants des boîtes les plus hautes sont contraints d’y rester. Après un nombre d’heures ils demandent des ustensiles que nous ne possédons pas…Que faire sinon « s ‘exécuter »  du haut de leur couchette emplissant l’atmosphère d’une buée chaude ammoniacale qui prend à la gorge! D’autres, blessés des membres, se soutenant avec difficultés, insistent pour se lever, passent un bras autour de mon cou et s’installent ainsi soutenus, puisque cet entre-pont n’a pas de latrines, le long des parois du bateau…Au bout d’un temps c’est un cloaque où je patauge et ma force de résistance s’use de tous les côtés à la fois! Le cœur me tourne dans cette puanteur et je n’en puis plus.

Deux heures du matin. Dans l’entre-pont, l’air m’est devenu irrespirable, je monte un instant vers le pont. Un ordre retentit de nouveau: les grands blessés seuls resteront, les malades et les fiévreux doivent débarquer, de même que les blessés légers et toutes ces contradictions s’achèvent de me rendre malade!…J’ai entrevu un médecin (ou un élève je ne sais) deux minutes .

Forcée de m’étendre un instant, je m’endors vannée dans le bruit du débarquement.

Dormi 1h1/2. Vers 3h ½ du matin nouvelle descente à l’entre-pont, d’arrière cette fois. Dans cette interminable file de brancards, dans ces groupes de soldats de toutes les armes, une sorte de trêve s’est produite. Certains yeux ouverts encore, me regardent, puis se portent vers un autre point comme pour me montrer quelque chose! L’exquis tableautin en effet: sur une grosse pile de bois, éclairées par une lanterne, côte à côte, presqu’enlacées, la plus jeune repose reposant la tête sur l’épaule de la plus âgée, dorment nos deux sœurs noires de La Panne qui ont accompagné comme moi. Elles dorment, paisibles, dans cet entre-pont d’arrière bondé, terrassées par le sommeil comme je l’ai été tout à l’heure. Autour d’elles, par centaines, des soldats sur leur brancard ou par terre.

Voici l’aube. Il reste maintenant 1500 hommes à bord; les ancres ont été levées et nous sommes bientôt en mer… et sans pain! Les évacués n’ont pas été ravitaillés, ils ont faim, ils se chamaillent sur le pont où se trouvent ceux qui peuvent marcher! Ils harcèlent les matelots…ceux-ci font du café…il y a des vivres pur l’équipage soit pour 15 plus les rations de trois ou quatre officiers…Les Anglais distribuent un peu de pain sec…en haut…. Et les couchés n’ont rien, ni dans les entre-ponts ni dans la « salle », on ne peut l’appeler de ce nom, où se trouvent les grands malades. Ici les estomacs creux se lamentent…toujours armée de mon seau d’eau , je circule …dans un coin pendant qu’on appelle désespérément dans un autre! Et la pauvre petite écuelle fait vaillamment son service!

De l’eau Mademoiselle, encore…et « Mademoiselle » qui vit depuis hier du croûton de pain sec avalé dans la gare de Dunkerke et d’une tasse de café, souffre de toutes leurs souffrances à la fois. Et les heures passent interminables.

Après-midi- On a arrangé un coin sur le pont où les blessés légers, qui peuvent circuler, pourront être pansés. Deux religieuses d’un hôpital de Gand, qui sont aussi à bord, ont des pansements. En plein vent…entre ciel et eau, nous travaillons d’arrache-pied jusqu’à la nuit. Le cœur gros je constate que je ne pourrai me servir des pansements emportés pour nos grands couchés. Ces blessés ne peuvent être transportés…et impossible de travailler sur place à cause du danger du tétanos. (Le vaisseau est rempli de traces de déjections de chevaux)

Nous touchons enfin l’ Angleterre. Signaux-télégraphie…Douvre, après deux heures d’attente, refuse l’entrée (défense sous-marine probablement) et nous voilà refoulés de port en port…toujours des signaux et toujours des refus…Voici la deuxième nuit ! Toujours aussi ces blessés à la belle étoile, l’estomac creux, les yeux brillants de fièvre, certains grelottants…et toujours ces appels dans les entre-ponts…les gémissements des couchés et cette effrayante fatigue qui me ferait vaciller. Le ciel est constellé …la nuit est merveilleuse. Le grand navire glisse, silencieux, emportant sa cargaison de souffrance peut-être jamais égalée ! Quand cette éternité finira-t-elle? Vers la soirée, un matelot vient me chercher de la part du capitaine. Je monte…c’est pour me faire prendre du thé et un peu de réconfortant. Il était temps!

Tout à l’heure il s’est passé une chose singulière. Nous marchions parallèlement aux côtes très visibles. Sans raison apparente le navire a pointé brusquement vers le rivage, pour stopper net après avoir cependant repris sa direction première- mouvement en Z- .Un peu inquiète , me trouvant près du bastingage à ce moment, je vis un engin très long de la forme d’un cigare, actionné par une petite hélice à l’arrière, qui se mouvait le long du vaisseau à 6 ou 8 mètres de distance, presque à fleur d’eau, et à vitesse moyenne. Un officier de bord, flegmatique, m’annonça que nous étions torpillés ! L’infernale machine était bien près. En avalant mon thé, je récapitule les événements multiples et ne déserre pas les dents. On dit que nous arriverons vers le matin à Southampton.

Le petit mess du bord est comble. Quelques officiers de notre armée, malades ou blessés moyens , sont couchés sur les bancs et par terre…mais la grande souffrance est dans les entre-ponts. Dés que mon thé est avalé, je m’en vais ! Hélas mes pieds gonflés refusent le service. Je vais m’étendre chez mes soldats, ne fût-ce qu’une heure. Rapproché deux paniers sur lesquels je m’allonge avec délice et un somme sous les étoiles. Mais ce repos est vite coupé. A un heure du matin je reprends mon tour. Les phares des côtes deviennent très visibles et on hisse de nouveau des signaux aux mâts. Enfin nous abordons et le débarquement commence : c’est Southampton.- L’organisation anglaise si méthodique est merveilleuse. Le matériel pour malades et transports est très perfectionné. Des vivres circulent.. et ils mangent affamés- et je pleure tout doucement ne sachant si c’est la joie de les voir manger ou l’impression que ces bontés leur sont presque une aumône. Ici hélas, on mélange les hommes de tous nos hôpitaux.

Train par train les Belges s’éloignent vers le cœur du pays; nous faisons de grands signes d’adieu que nous leur renvoyons le cœur serré. Vers 5 h et demie du matin les deux derniers brancards s’ébranlent. Notre rôle, nous dit-on est terminé. Le médecin anglais qui commande dans la gare- et qui ne plaisante pas- me donne l’ordre de monter en Ambulance. On m’emporte, on me déshabille et me voilà clouée de gré ou de force dans une chambre sans bruit où des infirmières circulent comme des ombres. Effondrée, dans un sommeil de plomb pendant un nombre d’heures fabuleux. Au réveil on me confie que je suis déjà moins « cadavérique » !

Ce réveil est peu plaisant : courbature etc… Vouloir ou pas je devrai me résigner au repos imposé de deux ou trois jours. On me permet de passer ce temps à Wight (Ryde-Schanklin), où les étrangers ne sont pas admis pour le moment. La détente espérée se produit vite. Les Anglais, chez eux, sont charmants; mais nous n’acceptons pas leur hospitalité pourtant offerte si cordialement. Nous préférons loger dans un couvent et rester libre. Il y a dans ce pays essentiellement protestant ce couvent catholique et une colonie de flamands; ils ont leur église et leur desservant. Cette chapelle est jolie, j’y trouve une phrase sur le mur- le Glori Patri des latins – où la contemplation «  des siècles des siècles » allège le fardeau actuel. La vie présente ne nous paraît plus qu’une poussière dans l’infini des temps ! Nous sommes choyés dans cette délicieuse île et les déracinés que nous sommes ont besoin d’affection. Quelques amitiés qui resteront fidèles se nouent; Margared Skinner, Mistress Waztson, Miss Gregory entre autres, leur souvenir nous sera doux. Ma fatigue se passe et attirée invinciblement vers le front, je commence à m’arranger pour le retour. La ligne de feu doit se trouver entre Nieuport et Dunkerke.. on ne sait pas très bien où. Des nouvelles des évacuations belges nous arrivent ; certains vaisseaux charbonniers mêmes ont transporté des blessés ; entre autres avec Adrienne Houry…une compagne de patinage et le Dr Ph…

Le linge des troupes est en lanières !

Mon bilan pour les Ambulances Maritimes : bien, mais au delà de mes forces.



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