Médecins de la Grande Guerre

Les «Q-Boats» ou pièges à sous-marins.

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Les «Q-Boats» ou pièges à sous-marins.

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Un Q-Boat dans le dock Sainte-Katherine, à Londres.

Le pont d’un Q-Boat tel qu’il apparaissait innocemment aux sous-marins.

Le pont d’un Q-Boat quand le faux-pont est ouvert. Le canon en batterie.

Quelques secrets d’un Q-Boat.

Le Lusitania victime d’un U.

Comparez,le paquebot « Lusitania », le sous-marin et la torpille. (Tiré de « Le miroir » du dimanche 23 mai 1915)

Coupe d’un sous-marin allemand de type moderne naviguant en surface. (Tiré de « Le miroir » du dimanche 21 février 1915)

Diagramme montrant la disposition intérieure d’un sous-marin du type 1912 comme appartient l’U-21. (Tiré de « Le miroir » du dimanche 21 février 1915)

Un mystère dévoilé :

 

Les « Q-Boats » ou pièges à sous-marins.[1]

 

 

La lutte de l’amirauté contre les sous-marins allemands a été suivie chez nous avec une attention où l’anxiété parfois luttait contre l’espoir. Nous restions dans l’ignorance des moyens opposés par nos alliés aux efforts de l’ennemi. Depuis ces moyens ont été révélés. Et la Nature, la très intéressante revue scientifique française, donne sur cette question les renseignements que nous reproduisons :

L’amirauté britannique, maintenant que les forces navales allemandes ont… pris pension dans les ports des alliés, se décide à soulever le voile qui nous cachait plus d’un passionnant mystère, et plus particulièrement, celui de la lutte acharnée entreprise contre les sous-marins ennemis.

Dès les premiers mois de la guerre, elle s’efforça d’organiser scientifiquement cette branche de son service, et fit appel à toutes les compétences, en France comme en Angleterre. Il nous sera permis maintenant, à titre d’exemple, de citer le cas d’un de nos compatriotes, connu universellement pour ses explorations dans les régions polaires.

Familier avec la chasse à la baleine, il savait que le cétacé, quand il nage entre deux eaux, même à 20 ou 30 mètres de profondeur, produit à la surface une onde, une boursouflure, qui se déplace en même temps que lui, en indiquant, à l’œil expérimenté du baleinier, la direction exacte de sa course. Il en conclut qu’un sous-marin, ayant sensiblement la même forme et le même volume qu’une baleine devait provoquer une onde analogue qui permettrait à un navire de surface de découvrir sa présence et de le suivre à la piste.

Grâce à un concours de circonstances que nous n’avons pas à exposer ici, notre compatriote fut « prêté » par la France à l’Amirauté, qui le chargea d’une mission spéciale dans un des archipels situés au nord de l’Ecosse. Nous avons des raisons de croire qu’il contribua puissamment à l’organisation de la première campagne contre les sous-marins, et en particulier, à la création d’une flottille de chalutiers pourvus d’un armement habilement dissimulé, que nos ennemis apprirent à redouter.

Ces chalutiers furent les ancêtres directs des navires dont l’Amirauté vient de nous révéler l’existence, et que nous allons tenter de décrire, en regrettant de n’avoir à notre disposition que les rares renseignements techniques communiqués jusqu’ici par la censure anglaise.

Le bateau anti-sous-marin était désigné officiellement sous le nom de Q-Boat, terme énigmatique bien digne du mystère qu’il constituait. On prétend que la lettre Q (qui se prononce quiou en anglais) fut choisie par analogie à la lettre U (prononcez iou) servant à désigner les sous-marins allemands. Le nouvel esquif, imaginé dans la seconde moitié de l’année 1916, fut amélioré et perfectionné au cours des campagnes successives. Nos alliés, à la veille de l’armistice, possédaient, dit-on, plusieurs centaines de ces redoutables engins, et l’on peut admettre qu’ils n’auraient pas tardé à détruire la flotte sous-marine allemande si les hostilités s’étaient encore prolongées.

Les Q-Boats n’étaient pas construits de toutes pièces pour leurs missions guerrières. C’étaient de vulgaires vapeurs de commerce, des caboteurs, des tramps (vagabonds), pour employer ici un terme de l’argot naval anglais. Mais ils n’en conservaient que l’apparence, car l’intérieur subissait des transformations radicales. Un navire de guerre grimé en vapeur de commerce eût couru le risque d’éveiller les soupçons de l’ennemi. Mais comment aurait-il pu se méfier d’un débonnaire caboteur, absolument identique, même quand il l’apercevait à quelques mètres de distance, aux centaines de petits vapeurs qu’il avait précédemment poursuivis ? Un profane, voire un homme de mer, qui eût mis son pied sur le pont sans avoir été initié au mystère, n’y eût remarqué aucun détail suspect ou anormal. Il est même probable qu’il aurait rapporté de sa visite l’impression que les armateurs étaient des gens bien arriérés : pas le plus petit indice d’une installation de télégraphie sans fil, alors que de simple chalutiers en sont désormais pourvus !

La métamorphose ne sautait aux yeux du visiteur que lorsqu’il commençait son inspection de l’intérieur, et encore ! C’est que les bateaux-mystères avaient deux équipages, l’un, for the show (pour la montre), l’autre, pour l’action. Le premier était formé de marins quelconques, qui, seuls restaient visibles, tant que le navire n’avait pas quitté le port. Leur nombre donnait aux espions l’illusion qu’ils constituaient tout le personnel du bord. Le second composé d’officiers et de canonniers de la marine royale, demeurait caché dans des « appartements secrets », et n’en sortait qu’à bonne distance des regards indiscrets. L’aménagement intérieur comportait donc deux parties distinctes. L’équipage visible logeait dans le faux-pont, comme cela se pratique à bord de tous les navires de commerce. L’équipage invisible vivait au fond des soutes, transformées en cabines, réfectoire, cuisine, salle de bains, etc... où il avait accès par d’étroites trappes percées dans le plancher du faux-pont. Il va de soi que les uniformes étaient proscrits à bord d’un Q-Boat. Nous ajouterons que les deux équipages étaient recrutés par voie d’engagements volontaires.

Le travail de transformation intérieure supprimait, le plus possible, les matériaux combustibles. Les planchers étaient remplacés par des plaques de tôle, et la structure était renforcée par des poutrelles d’acier. Des cloisons étanches étaient installées à profusion. En outre, les parois, à partir de la ligne de flottaison, et d’un bout de la coque à l’autre, étaient matelassées d’une énorme épaisseur de liège incombustible, qui devait en principe absorber en partie le choc de l’explosion de la torpille et, en cas de besoin, maintenir à flot pendant des heures le navire avarié.

Le pont que nous venons de présenter sous une apparence anodine était, en réalité, un chef-d’œuvre de truquage. Les rouleaux de cordage, qui traînaient négligement çà et là, dissimulaient l’installation de télégraphie sans fil. Une cheminée d’aération cachait un périscope qui, en cas de semi immersion, permettait à l’officier caché sous le pont de suivre les manœuvres de l’ennemi. Un treuil, entouré de son filin était, en réalité un kiosque de l’intérieur duquel un officier dirigeait le tir de sa batterie, tout en observant le sous-marin par des fentes pratiquées dans les parois du faux treuil.

La batterie était formée de deux canons de 4 pouces (100 mm) placés à l’avant et à l’arrière de la cheminée et d’une pièce de douze livres (environ 150 mm) disposée en chasse à l’avant. Ces canons, montés sur pivot, étaient dissimulés sous les écoutilles des fausses soutes, dont les panneaux s’ouvraient instantanément sous la pression d’un levier. Des mitrailleuses Lewis complétaient l’armement. Nous passons sous silence le petit canon placé bien en évidence à l’arrière et qui n’était là que pour la frime. Sans lui, le maquillage n’eût pas été complet.

Quand à la tactique des Q-Boats, elle était aussi audacieuse qu’habile. Pour déjouer les entreprises des espions, ces navires n’avaient pas de port d’attaches réguliers, et se gardaient bien de fréquenter les ports de guerre. Conservant leur nom d’origine (celui qu’ils portaient avant leur nouvelle affectation), ils continuaient à agir comme des caboteurs spécialisés dans le transport du charbon. Après avoir feint de prendre un chargement de houille dans quelque port du Pays de Galles ou de la région de Newcastle, ils gagnaient un rendez-vous au large, ou des torpilleurs les ravitaillaient en munitions. Par message sans fil, ils étaient avertis de la présence des sous-marins ennemis dans tel parage de la mer du Nord ou de la mer d’Irlande et la chasse s’organisait sans retard.

Dès que l’ennemi était aperçu, le petit vapeur donnait des signes manifestes d’effroi. Il virait de bord et feignait une fuite éperdue, tandis que les membres de l’équipage visible esquissaient vers le ciel des gestes désespérés, revêtaient leurs ceintures de sauvetage, s’apprêtaient à mettre leur canot à l’eau.

Assuré d’une victoire facile, certain qu’il n’avait à redouter que la petite pièce qu’il apercevait si nettement à l’arrière, le Boche, soucieux de ménager ses obus et ses torpilles, s’approchait assez près pour pouvoir tirer à coup sûr. Au premier projectile qui touchait le navire, celui-ci donnait aussitôt de la bande, grâce à l’ouverture d’une valve qui, laissant pénétrer l’eau dans un coffre approprié le faisait pencher du côté voulu. Enhardi, le pirate se rapprochait encore. Que pouvait-il craindre ? Ne distinguait-il pas nettement des matelots qui, pris de panique, abandonnaient le navire en perdition en se jetant à l’eau ?

Mais, soudain, de dessous les panneaux écartés, les trois pièces du Q-Boat entraient en jeu. Une pluie d’obus s’abattait sur le sous-marin, dont le sort était réglé en quelques minutes. Les capitaines ne découvraient leur jeu – et leur batterie – qu’avec des chances certaines de succès, et leurs pointeurs étaient les meilleurs de la marine royale. Si l’Allemagne ignora jusqu’à l’armistice l’existence du Q-Boat, c’est bien parce que tous les sous-marins qui eurent affaire à lui périrent corps et biens. Jamais un survivant ne revint au Kiel faire le récit de ces rencontres !

Qu’on ne s’imagine pas que les vaillants navires sortaient toujours indemnes de ces duels à mort ! Plus d’un fut éventré par des torpilles : mais l’issue du combat n’en devenait que plus rapide et plus sûre. Dès que le projectile avait porté, le pirate remontait en surface et s’avançait vers l’épave, non pour secourir les victimes, mais pour mieux jouir de leur désespoir et les narguer. Encore une fois, comment aurait-il pu se méfier ? Le navire était sur le point de couler : son pont disparaissait déjà sous l’eau ; un canot qu’il ferait bon mitrailler, emportait les survivants... Et le drame s’achevait avec la rapidité de l’éclair. Parfois, un seul coup de canon, tiré presque à bout portant, suffisait au dénouement, et il ne restait du redoutable pirate qu’une tache d’huile qui marquait l’emplacement de sa tombe liquide.

Puis, le Q-Boat, soutenu par son revêtement de liège et par ses compartiments étanches, regagnait tant bien que mal le port le plus voisin. Si sa machinerie avait été mise hors de service par l’explosion de la torpille, il attendait l’arrivée des destroyers qui, mandés par ses appels télégraphiques, accouraient à son secours.

L’Amirauté n’a pas encore publié les exploits des Q-Boats. Le récit promet d’être passionnant, si nous en jugeons par les très rares anecdotes rendues publiques jusqu’à ce jour. On cite un commandant qui, torpillé par un sous-marin très puissamment armé, le laissa s’approcher à moins de 200 mètres avant d’ouvrir le feu. Un premier obus décapita le commandant allemand, qui avait fait monter une chaise près de son kiosque pour jouir plus confortablement des incidents du naufrage. Le second projectile creva la coque du sous-marin, qui coula en l’espace de deux secondes.

On cite encore la fin héroïque du commandant d’un Q-Boat qui eut le ventre ouvert par l’explosion d’une première torpille. Une seconde acheva de disloquer le navire. Accroupi dans son kiosque d’observation, le vaillant capitaine Simmons comprimait à deux mains son affreuse plaie pour conserver la force de diriger la manœuvre. Patiemment, il attendit l’instant propice, commanda le feu, et eut la satisfaction de voir sombrer l’ennemi en quelques secondes. Mais son brave navire faisait eau de toutes parts ; les machines ne fonctionnaient plus. Il ordonna à l’équipage de s’embarquer dans les canots, et refusa de se laisser emporter.

« A quoi bon ? Vous ne débarqueriez qu’un cadavre. J’ai rempli ma tâche. Je meurs heureux et joyeux... »

Depuis que l’existence de ces chasseurs de sous-marins a été révélée, on commence à s’expliquer chez nos amis et voisins pourquoi plus de 40 Victoria Cross ont été distribuées à des capitaines de « charbonniers », alors que cette décoration si enviée n’a été décernée que 527 fois durant ces quatre années de guerre, tant à des militaires qu’à des marins.

Nous ignorons le nombre des U détruits par ces prétendus charbonniers. Mais, si l’on se souvient que l’effondrement de nos ennemis fut précipité par la sédition de Kiel, où les équipages de sous-marins, se sachant voués à une mort aussi certaine que mystérieuse, levèrent les premiers l’étendard de la révolte, on admettra que les Q-Boats contribuèrent puissamment à la victoire du Droit et de la Civilisation.

 

 

 

 

 

Les ruses du capitaine Gordon Campbell[2]

 

 

     Enfin, c’est pendant l’été de 1915, que l’amirauté britannique, imitée bientôt par la française, mit au point l’instrument de défense le plus dangereux auquel se fût jusque-là, heurté le sous-marin : le bateau-piège.

     Dans les opérations navales du temps passé, il arriva fréquemment que de paisibles bâtiments à voiles fussent peints de façon à ressembler à des frégates, et dotés de faux canons en bois, qui leur donnaient un aspect redoutable : grâce à quoi ils pouvaient rentrer paisiblement au port avec leur cargaison sauve. En 1914, ce fut une méthode inverse qui fut appliquée. De pacifiques cargos se traînaient péniblement le long des routes patrouillées. Soudain, ils démasquaient leur artillerie. La flamme de guerre britannique montait au mât. Une grêle d’obus frappait le sous-marin, souvent blessé à mort, qui disparaissait pour jamais, dans les profondeurs.

     Ceci n’était que le scénario. Il était sujet à d’innombrables variantes dans l’exécution. Elles supposaient toutes les gammes de l’héroïsme et de l’intrépidité. La préparation exigeait des soins infinis, des trésors de patience, d’ingéniosité, d’expérience.

     En principe, tous les navires pouvaient servir de pièges et d’appâts à sous-marins. L’amirauté britannique a employé aussi bien d’innocents voiliers que de gros cargos : ces derniers eurent pourtant ses préférences. C’était le type de navire le plus banal, celui que les sous-marins rencontraient le plus souvent, au cours de leurs chasses, celui qu’ils recherchaient particulièrement, à cause de la cargaison, qu’ils coulaient ou capturaient. Ces cargos transformés travaillèrent, seuls, ou en liaison avec des bâtiments de guerre, surtout avec des sous-marins, naviguant en plongée, à proximité. C’est à cette collaboration que fut due, par exemple, la destruction de l’U-40 et celle de l’UC-27.

     L’installation de l’artillerie était la partie a plus délicate de la transformation. Un canon de douze livres fut placé à l’extrême arrière, dans uns petit abri, spécialement construit pour lui, et qui représentait un réceptacle de servo-moteur de gouvernail. Un tuyau de vapeur, qui venait du véritable servo-moteur, y amenait des bouffées de vapeur, pour faire croire qu’il s’agissait bien là d’un appareil, et non point d’un canon. Trois côtés de l’abri étaient mobiles, sur des charnières. L’arrière était relié au mât de pavillon. Au même instant où ils tombaient, le mât, avec les couleurs battantes, disparaissait automatiquement. Quand l’ordre de feu était donné, il suffisait de presser un déclic, à l’intérieur de l’abri. Le canon était paré à tirer quelques secondes plus tard. La mitrailleuse fut placée dans un faux poulailler, à l’arrière de la cheminée, sur le pont des embarcations. Les deux autres pièces de douze livres furent montées de chaque bord, dans des cabines fictives, construites à côté des autres, réelles, et pourvues de fausses fenêtres, utilisables pour la veille.

     Vieux bateau dégoûtant, capable d’abriter une trentaine d’hommes, le cargo dut se transformer en unité de guerre, loger une dizaine d’officiers et une cinquantaine de marins. On y créa des appartements et des postes d’équipage confortables. Des couloirs, des trappes permirent à tous de courir à leurs postes de combat sans apparaître sur le pont. Des porte-voix reliaient chaque point du navire à la passerelle. La T.S.F., indispensable à un tel bateau, fut soigneusement dissimulée, car elle était encore peu fréquente à bord des vieux charbonniers. On camoufla l’antenne, en la constituant par un simple câble d’acier, formant étai entre les deux mâts : la descente au poste de T.S.F. passait par deux fils qui ressemblaient à une drisse de signaux.

     La navigation d’un appareil cargo était minutieusement calculée. Quand il lui arrivait de passer plusieurs jours de suite dans la même région, l’équipage modifiait radicalement son aspect, dès la tombée de la nuit. Les marques des cheminées étaient changées, au moyen de tringles, de carrés, de cercles, préparés à l’avance. Le cargo battait pavillon neutre, vieille ruse classique, renouvelée du temps des corsaires : il hissait les couleurs nationales à l’ouverture du feu.

     Un maître comme Gordon Campbell perfectionna son système de truquage sur les divers bateaux qu’il commanda. Sur le Vittoria, cargo de 8000 tonnes, qui filait huit nœuds, il disposa d’une redoutable bordée d’artillerie : un canon de 102 m/m et trois pièces de douze livres. La partie supérieure du premier était cachée par un faux canot renversé ou par une toile, qui paraissait protéger une cargaison de pont. La merveille du bord fut un faux canon bien visible, semblable à tous ceux que portaient, à ce moment, les bateaux marchands, pour se défendre. On pouvait le pointer en direction, en hauteur, en faire n’importe quoi, sauf tirer. Campbell obtint de l’arsenal des dispositifs nouveaux, notamment des périscopes de tranchée, qui lui permettaient de voir de sa place, dissimulée au bout de la passerelle. Sur son dernier bateau, le Dunraven, l’installation de tubes lance-torpilles et de grenades sous-marines était extrêmement perfectionnée, mais si insolite pour un cargo qu’un premier-maître de la marine, venu un jour le visiter, ne put s’empêcher de s’écrier : « Vous, vieux lapin, vous ne savez pas vous servir de ces choses-là. »

     La vie du bord était une perpétuelle mystification. Sur son premier bateau, Campbell était le seul officier de la marine militaire en activité. Les autres étaient des réservistes. Les marins étaient pour la plupart des pêcheurs ; il y avait même parmi eux un jardinier et un commis voyageur.

     Tout l’équipage, depuis le commandant jusqu’au dernier soutier, devait avoir, en toutes circonstances, l’allure de marins du commerce, embarqués sur un sale charbonnier. Campbell portait un vieux paletot de marin, une casquette fatiguée, avec un bout de galon d’or passé : il laissa pousser sa moustache. Son propre cousin ne le reconnut pas. Les hommes descendaient rarement à terre, par prudence. Les filles ne voulaient pas se promener avec eux : ils étaient souvent traités d’ « embusqués ». Une des joies de la vie de la mer était la rencontre de bâtiments de guerre anglais qui signalaient au cargo : « Veillez bien les sous-marins. »

     Il fallut admettre une discipline spéciale. Extérieurement, le plus franc laisser aller était la règle. Les hommes erraient nonchalamment sur le pont, la pipe à la bouche. A l’intérieur, au contraire, régnaient la propreté et la promptitude militaire.

     Toute la vie du bord fut minutieusement réglée et truquée. Comme il arrivait fréquemment, au début de la guerre, que les capitaines des cargos emmenassent leur épouse en voyage, un matelot, déguisé en femme, était assis sous la passerelle et tenait un faux bébé dans ses bras. Un sous-marin, surprenant ce vieux bateau poussif, n’y voyait qu’un maître d’équipage, avec un chapeau melon, le charpentier, sur le gaillard d’avant, quelques soutiers qui traînaient sur le pont, en fumant et crachant, un cuisinier, qui vidait les ordures par-dessus bord.

     On dut élaborer une tactique de plus en plus compliquée, à mesure que les premiers pièges étaient éventés, et que les sous-marins allemands se méfiaient d’avantage.

     La difficulté était d’amener le sous-marin à attaquer. Il préférait rester éloigné, à bonne portée de sa pièce, et commençait par bombarder le cargo. Le problème consistait à l’attirer le plus près possible. L’équipage jouait alors la scène – longuement répétée – de l’abandon du navire : elle était réservée au « détachement de panique ». Un canot revenait chercher un cuisinier, qu’on avait oublié, et qui hurlait à l’aide sur le pont.

     Le reste de l’équipage se précipitait aux postes de combat, auprès des pièces, aux machines. L’homme de barre se couchait par terre. Le commandant et le timonier rampaient, à plat ventre, d’un bord de la passerelle à l’autre, et regardaient ce qui se passait par des fentes. Tous devaient rester collés au pont jusqu’à l’ordre d’ouvrir le feu.

     La pièce paraissait très simple. Elle était extrêmement difficile à jouer. Il y fallait autant d’héroïsme que d’astuce. Campbell ne tarda pas à remporter des succès éclatants. Sa première rencontre sérieuse fut avec l’U-68, qu’il coula. Un mouvement suspect avait été signalé, par tribord, à 6 h. 40 : c’était un sous-marin. Le commandant continua sa marche paisible. Tout le navire joua son rôle « d’appât vivant ». Le sous-marin lui décocha une torpille. Il ne fit rien pour l’éviter. Il lança un coup de canon. La pantomime se déclencha. La machine stoppa, la vapeur ; l’équipage se bouscula vers les canots. Le sous-marin n’était plus qu’à sept cent mètres : cible magnifique. Campbell lança le signal au sifflet. La flamme de guerre britannique se déploya au grand mât ; les côtés de l’abri du servo-moteur, les parois des fausses cabines s’abattirent, en claquant. En quelques secondes, canons et mitrailleuses furent en action. Le sous-marin était resté en surface, panneaux ouverts. Il expia cette faute capitale. Criblé d’obus, un grand trou à l’avant, son périscope arraché, il sombra corps et biens. Campbell lut devant l’équipage la prière « pour remercier Dieu de la victoire. » Trois hourras furent poussés pour le Roi.

     Par la suite, les destructions de sous-marins furent infiniment plus malaisées et dangereuses : telle, celle de l’U-83. Le 17 février, à 9 h. 15, la mer était calme : tout paraissait paisible. Campbell aperçoit soudain une torpille se diriger sur lui, lancée à grande distance. Il ne fait rien pour l’éviter, mais, au dernier moment, incline son navire pour qu’elle frappe juste sur la cloison arrière de la machine : aucun homme n’était touché, mais les deux tiers du navire allaient être envahis par l’eau. Le choc de la torpille jeta à terre quelques matelots. Le détachement de panique se précipita aux canots. Un périscope émergea à moins de deux cents mètres. Au milieu du plus grand désordre, admirablement simulé, tout l’équipage – dont un lieutenant de vaisseau, qui avait, comme c’était prévu, arboré la casquette de Campbell, et le gros maître d’hôtel qui s’était laissé lourdement choir sur deux camarades – , avait pris le large.

     Mais la situation du Farnborough, devenu le Q-5 (ces bateaux-pièges étaient désignés désormais par cette initiale), ne tarda pas à devenir extrêmement scabreuse. Il s’enfonçait rapidement par l’arrière : la mascotte du bord, le chat noir, jeté à l’eau par l’explosion, nageait le long du navire. Le compartiment de la machine était envahi. L’officier mécanicien et ses hommes se gardèrent bien d’apparaître et rampèrent dans le haut de la machine. Le sous-marin allemand montrait la plus vive méfiance. Il passa le long du navire à dix ou quinze mètres, pour l’examiner en plongée. Personne ne bougeait à bord du Q-5. Les hommes le sentaient s’enfoncer par l’arrière, mais restaient étendus, impassibles, collés au pont. A 10 h. 05, l’ennemi vint en surface, sur l’avant bâbord. Il n’était pas dans le champ de tir. Enfin, cinq minutes plus tard, qui parurent mortellement longues aux Anglais, et vingt-cinq minutes après le torpillage, il se présenta par le travers, kiosque ouvert : son commandant en sortait. Le pavillon de guerre anglais monta, une fois de plus, au mât ; trois canons de douze livres, un de six livres, toutes les mitrailleuses tirèrent. Quarante-cinq coups frappèrent soudain le sous-marin. Il coula avec son kiosque transpercé ; quelques hommes eurent le temps de se sauver, dans l’eau glacée. Victorieux, le Q-5 s’enfonçait lentement. Il fut miraculeusement sauvé par sa cargaison de poutres, qui, s’imprégnant d’eau, le maintint à flot.

     La même tragi-comédie se renouvela quelque temps plus tard sur le Pargust. Elle rapporta la croix de Victoria au navire. Ce ne fut que trente-six minutes après avoir été torpillé qu’il put tirer : si un seul des hommes étalés sur le gaillard d’avant avait bougé un muscle, la pièce était ratée. L’amirauté les félicita pour leur admirable courage, leur discipline et leur octroya un prime de mille livres. Les Anglo-Saxons payent l’héroïsme.

     Le chef-d’œuvre de truquage de Campbell fut son bateau suivant, le Dunraven, qu’il commanda de juin à août 1917. Le 8 août se joua le tour le plus épique de sa carrière. Au début, tout se passa comme d’habitude. Le sous-marin allemand canonna l’anglais pendant une demi-heure ; l’« équipage de panique » entra en jeu, le navire stoppa. Un coup malheureux de l’Allemand fit sauter une grenade. Deux autres incendièrent la dunette : une fumée noire s’en échappait. Le canon de 102 m/m et son armement étaient au-dessus de la soute à poudre. Impassible, Campbell n’ouvrait toujours pas le feu : la fumée de son incendie lui cachait le sous-marin. Au moment où celui-ci allait enfin bien se présenter, l’arrière sauta. Campbell n’appelait toujours pas à l’aide. Il voulait jeter sa dernière carte : l’abandon du bateau-piège démasqué. Mais le pont en flammes était porté au rouge. Une autre torpille toucha le Dunraven : le sous-marin tourna pendant plus d’une heure autour de lui, et bombarda encore l’épave pendant vingt minutes. Au moment où le sous-marin allait enfin entrer dans le champ de tir d’un des canons, et où Campbell croyait « l’avoir », l’Allemand plongea et disparu. Cet exploit fut le plus magnifique de cet équipage héroïque. Mais jusqu’à la fin de la guerre, il manqua toujours à Campbell et à ses hommes la récompense la plus précieuse aux poilus, le « motif ». Quand, à terre, on leur demandait la raison de leur croix, ils prenaient un petit air modeste, et ne répondaient pas.      

 

 



[1] De V. Forbin dans le bulletin officiel du Touring Club de Belgique de décembre 1919.

[2] Extrait du livre d’Edmond Delage. La guerre sous les mers. Editions Grasset 1934

 



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