Médecins de la Grande Guerre

Souvenirs des derniers jours de Mons du 2 octobre au 27 novembre 1918.

point  Accueil   -   point  Intro   -   point  Conférences   -   point  Articles

point  Photos   -   point  M'écrire   -   point  Livre d'Or   -   point  Liens   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques

Souvenirs des derniers jours

Mons, 2 octobre - 27 novembre 1918

(augmentés d’un prologue et de plusieurs annexes)

Paul Renders (17 ans)



La retraite de Mons (23 août 1914) Collection privée

Prologue

(ndlc : cette lettre pourrait être présentée sous forme de fac similé)

Sur papier à en-tête de :

Société Civile

Des Charbonnages du Bois du Luc

à Houdeng–Aimeries

Sièges d’Exploitation

à Houdeng-Aimeries
Trivières & Havré
(Belgique)

Bureau du Directeur Général

Adressé à :

 

Monsieur Rasch,
Ingénieur à la Bergeverwaltung (ndlc : en français, administration des mines)
de et à Mons

Le 2-3-18

Monsieur Rasch,

Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir vous employer autant que possible à ce que Monsieur Paul Renders, âgé de 17 ans, attaché comme niveleur à notre siège d’Havré, ne soit pas réquisitionné.
D’une part, il est soutien de sa mère veuve et de ses deux sœurs et d’autre part, il nous rend de réels services dans nos travaux d’exploitation.
Veuillez, avec mes remerciements anticipés, agréer, Monsieur Rasch, l’assurance de ma considération distinguée.

Signé :
L. André



La Rhéto 1917 du Collège St Stanislas (Mons). Paul est debout, bras croisés, 4ème en partant de la droite.

Souvenirs des derniers jours Mons

2 octobre - 27 novembre 1918

Paul Renders (17 ans

Depuis le 29 ou 30 septembre, date de l’offensive générale, la ville étant plongée dans une surexcitation fébrile, j’ai résolu de noter les événements au jour le jour.

2 octobre

       Les bruits les plus variés avaient circulé en ville aujourd’hui : on annonçait, de ci, de là, la chute d’Armentières, de Roulers, de Cambrai, de St Quentin; l’effervescence était grande en ville, bien que la Belgique n’eût donné que les nouvelles connues hier soir, c'est-à-dire presque rien. Comme depuis plusieurs jours déjà, mes nerfs sont excités par l’inquiétude et l’espérance, et j’ai peine à être attentif à mon travail. Au reste, il paraît que l’Ecole des Mines va rouvrir et alors, à quoi bon se presser ? Enfin l’heure tant attendue arrive. Je cours plutôt que je ne marche vers la rue de Nimy. Devant la poste, des attroupements fort agités, quoique moins nombreux qu’hier. Et la lecture du communiqué, si pénible à distance, se fait par bribes. Aujourd’hui de bonnes nouvelles! Victoire au nord de Cambrai, sur la ligne Abancourt-Bantigny-Cuvilly ; au sud de la ville, prise de Rumilly ; sur la Vesle, recul des Allemands vers Villers-Franqueux ; en Champagne, sur Monthois-Challerange. Mais surtout ! ô douce nouvelle, qui vous inonde le cœur de joie, St Quentin est tombé. C’est la première grande ville qui se « décolle », et cela donne espoir pour l’avenir. Je cours, c’est bien le mot, annoncer chez moi l’heureux événement ; je cours puis je me précipite chez le Père Chassot, précédant de peu M. Deharveng, qui apporte la même nouvelle ; et tous de se réjouir. On certifie également partout en ville que les Bulgares passent par toutes les conditions des alliés.

       Allons ! espérons que c’est l’écrasement !

3 octobre

       Aujourd’hui, après une fatigante journée de nivellement à Havré, je suis rentré dare-dare pour arriver avant le soir de façon à pouvoir encore lire le communiqué. Une demi désillusion m’attendait : à vrai dire, Armentières, la Sensée et Lens sont tombés ; on s’en aurait été autrefois largement satisfait ; mais aujourd’hui, cela ne suffit plus, quoi ! On voudrait être délivrés le jour même. Et pour le restant du front, rien, sinon un nouveau repli des Allemands vers l’Aisne. D’autre part, l’écroulement de la Bulgarie est complet; on dit même que la Turquie a suivi l’exemple. A Valenciennes, dit-on, la population est affolée et fuit de toutes parts. Lille est vide paraît-il de sa population masculine. Ici même, l’excitation est grande.

       On parle même déjà de fabriquer des brouettes pour pousser les bagages devant soi !!

4 octobre

       De moins en moins de nouvelles… Quelques petits succès en Flandre, au Catelet et en Champagne. Rien encore de ces grandes victoires tant espérées… Cela ne laisse pas que d’être assez décourageant. On nous annonce l’arrivée prochaine d’une partie au moins de la population de Lille qu’on logera dit-on dans nos églises. Ces malheureux font la route à pied. De même plusieurs villes de Flandre, même Bruges ont été aussi évacuées, selon les rumeurs qui courent en ville.

5 octobre

Nous avons vu passer ce matin des files lamentables de réfugiés, hommes, femmes, enfants, de toute provenance, tirant derrière eux dans des charrettes à bras ce qu’ils ont pu emporter de plus précieux. Les hommes et les femmes les poussent péniblement. Hélas ! Ce n’est presque rien, les quelques ballots enveloppés de toile grise ne peuvent guère contenir qu’un peu de linge et la nourriture strictement nécessaire au voyage. Pauvres gens pour la plupart, ils viennent, qui de Bouchain, qui de Hem-Lenglet, ou d’ailleurs encore. Les malheureux ont fait la route à pied et ils arrivent, exténués, avec la perspective de continuer encore longtemps. Certains vont à Nivelles ! D’autres, plus fortunés, doivent se rendre à Ville sur Haine ; ceux-là sont presqu’au bout de leurs tribulations. La population s’intéresse beaucoup à eux, et je crois qu’ils en sont touchés. On dit qu’il va en passer 2.000 par jour et qu’on va même installer un bureau à l’avenue de Jemappes, pour les réconforter, leur indiquer la route, et les diverses ressources qu’ils y pourront trouver. Nous allons ainsi voir défiler devant nous tout le nord de la France. On parle aussi de l’évacuation de nombreuses villes flamandes, entre autres de Bruges. Nous commençons à craindre sérieusement pour nous et à prendre nos mesures en conséquence.

       Les nouvelles de ce soir sont plus encourageantes que celles d’hier. Les Allemands se sont retirés vers Lille jusqu’à Fournes ; et ont également commencé à se replier entre Reims et Auberue. Le Catelet est tombé.

       Le nouveau chancelier est nommé : c’est le prince Max de Bade.

6 octobre

       Toute la journée le lugubre défilé des évacués a continué au long des boulevards. Le soir à 5h je me suis rendu comme de coutume à la poste pour lire le communiqué du jour. Il n’y était pas encore placardé. Je suis donc entré quelques instants à Ste Elisabeth en attendant l’heure. Quand j’en suis sorti, la foule avait grossi. J’ai lié conversation avec un groupe de messieurs dont je connaissais l’un ou l’autre. L’animation est grande, car le Belgischer Kurier du matin annonce que le nouveau chancelier a transmis au président Wilson une note acceptant d’ouvrir les négociations sur la base de ses 14 propositions. Or celles-ci comportent l’évacuation et le rétablissement de la Belgique ainsi que la rétrocession de l’Alsace Lorraine. Le bruit court même que l’Allemagne offre d’évacuer la Belgique dans les 3 semaines et de conclure un armistice. Une nouvelle plus stupéfiante: les Russes recommencent la guerre avec la Turquie !! Ils espèrent sans doute avoir Constantinople, en voyant que les alliés promettent à la Bulgarie, leur ancienne ennemie, une partie de la Turquie d’Europe. Pendant que ces rumeurs inattendues circulent de groupe en groupe, la foule grossit, grossit toujours. Et pas de communiqué ! Finalement, on est bien 100 à 150 ; on se croirait revenus en août 1914, aux jours d’énervement et d’inquiétude ; seulement, aujourd’hui, c’est l’espoir qui nous soulève, et qui fait tressaillir toute la foule, toute la ville, et sans doute la Belgique toute entière.

       A six heures le soir est tombé, rien n’arrive (faut-il que les nouvelles soient bonnes !).

       Découragé par l’attente, je suis l’exemple de beaucoup et je m’en vais, impatient de me trouver au lendemain.

7 octobre

3 h du soir

       Les réfugiés ont continué à traverser Mons vers Nivelles ; beaucoup ont couché en ville. Rue des Telliers, ils campaient ce matin sur les trottoirs, au milieu de monceaux de bagages. Avenue d’Havré, j’ai vu pleurer une pauvre femme. Contrairement à l’habitude, le journal nous est parvenu aujourd’hui. Nouvelle sensationnelle : l’Allemagne propose d’ouvrir les négociations sur la base des 14 articles de Wilson. Max de Bade a envoyé une note à ce dernier pour lui communiquer cette demande et lui proposer de conclure immédiatement un armistice. Faut-il qu’ils soient mal en point pour en venir là ! Pour moi je ne sais si la paix sans l’écrasement serait à souhaiter, mais, bien sûr, en Belgique, le grand public va apprendre cette nouvelle avec une joie et une espérance indicibles.

       Le Tsar Ferdinand a abdiqué en faveur de son fils, et la Bulgarie accepte les dures conditions imposées par les alliés.

6 h du soir

       Les Allemands se sont retirés sur la Suippe.

8 octobre

       Aujourd’hui j’ai été à Havré. En travaillant vers Obourg, le long du canal, j’ai assisté à un pitoyable spectacle. Trois gros chalands bourrés de réfugiés des environs de Douai et de Lens passaient l’écluse, traînés par un remorqueur. Sur le pont, un bric à brac sans nom de voitures, de charrettes, d’ustensiles, de bagages de toutes sortes ; et, rôdant autour de ces amas de colis, ou entassés dans la cale, des hommes, des femmes, des enfants, pâles, fatigués, sales, dépourvus de tout. Il en est qui quittent les bateaux pour chercher aux alentours à se procurer du lait. Ils sont plusieurs centaines dans chacun de ces chalands. On m’a dit que dans l’un de ceux-ci, depuis huit jours de voyage, il y a eu un décès et une naissance. Et le cadavre de celui qui est mort ce matin est là, dans la cale, au dessus de laquelle on crie, on trépigne, on rit…

       A Mons, le soir, rien de neuf. Pas de réponse à l’armistice.

9 octobre

       Journée terrible… La nuit, première attaque d’avions. A 11 heures du soir, nous étions dans la cave, ma mère et mes deux sœurs, Melle Méaux et sa servante, l’Allemand qui loge ici, groupés autour de la petite lanterne de ce dernier, écoutant le fracas des bombes, des coups de canon, les taratara des mitrailleuses, rendus dix fois plus sinistres et plus effrayants par l’obscurité et le silence de la nuit. Deux soldats et un cheval tués à Ghlin ont été tout le fruit de cette attaque. Dans la matinée, un avion qui passe est salué de coups de canon. Mais c’est l’après-midi qui a compté surtout. Vers 2 heures, j’étais à Hyon ; tout à coup, comme un essaim de mouches dans le ciel, apparaissent une trentaine d’avions ; et presqu’aussitôt retentissent les coups de canon et le déchirement caractéristique des bombes. Je me réfugie dans la maison la plus proche ; et, au milieu d’un groupe de paysans au plus haut degré de l’excitation, je passe 10 minutes d’attente angoissée à attendre la fin du drame qui se joue là-haut. Je suis sorti alors qu’on voyait encore, autour des avions qui s’éloignaient, s’ouvrir les petits nuages de fumée grise qui s’épanouissent quand l’obus éclate. Rentré à Mons, après avoir rassuré ma mère anxieuse, j’ai couru voir les dégâts. Quelle désolation ! Rue Samson, une maison presque entièrement détruite. Volets défoncés, fenêtres arrachées, toiture enlevée. Partout, sur les trottoirs, un épais tapis de verre cassé sur lequel piétine la foule curieuse. L’hôpital militaire, le collège des Jésuites, le gazomètre, plusieurs maisons du boulevard Sainctelette ont été atteintes. Quatre tués et trente-cinq blessés, une quinzaine de tués, deux tués, un blessé grave, le commissaire M. Dubois grièvement blessé : telles sont les victimes qui ont été frappées à ces diverses places. On a dit qu’il y avait eu un combat aérien. Je ne sais, toujours est-il que le bilan est effroyable. Toute la ville est excitée et consternée à la fois, tantôt le beffroi a sonné, c’a été une fuite générale dans la rue ; cependant, l’alerte n’a eu aucune suite.

       Ce soir pas de communiqué ; on se bat, paraît-il, aux portes de Bohain. Le défilé des réfugiés continue.

10 octobre

       Aujourd’hui, encore une journée d’agitation. Le défilé des réfugiés a continué toute la journée; mais le soir, les nouvelles ont mis en émoi toute la population: Cambrai est enfin tombé, les alliés ont dépassé Clary et Bohain et se trouvent devant Le Cateau. Nous avons assisté vers 5 heures et demi à une scène impressionnante et effrayante : une grande partie des jeunes gens de Valenciennes et de Denain et de Somain et environs ont traversé Mons par les boulevards, encadrés de soldats baïonnettes au canon, accompagnés de chariots portant leurs bagages. Ils ne savent ni où ils vont ni la ville qu’ils traversent, ils disent seulement qu’ils logeront ici cette nuit. En revenant le soir du salut, j’ai vu les rues encombrées de charrois, de soldats, de camions automobiles.

       Serait-ce la retraite ?

11 octobre

10 h du matin

       Un immense troupeau de bétail vient de traverser Mons au long du boulevard ; au milieu des meuglements, des cris, des jurons de toutes sortes. C’est le parc de Lebourg, près de Roisin, qui repasse vers Charleroi. Des évacués passent sans cesse. On y distingue, cette fois, des gens de plus haute classe. En ville, l’excitation est au paroxysme. La grand’ place est noire de monde ; on se rue sur les journaux belges et allemands. Les bruits les plus divers circulent : on dit que le chancelier souscrit à toutes les exigences des alliés ; que la cavalerie anglaise marche sur Valenciennes : etc… etc… Plusieurs églises ont été réquisitionnées, St Nicolas est vidé de tous ses ornements, sauf le chœur. Cette immense nef déserte produit la plus étrange impression.

       Les jeunes gens commencent à méditer divers projets.

11 heures et demi du matin

       On charge de la paille dans l’église St Nicolas ; il devait y arriver 1.100 malades. Je veux relater ici les bruits qui circulent en ville, mais sans en prendre la responsabilité. L’empereur aurait abdiqué en faveur de son 3ème fils ; la cavalerie anglaise aurait atteint Denain. Les alliés donneraient 60 jours aux Allemands pour évacuer la Belgique ; les bourgmestres auraient été convoqués à Bruxelles pour recevoir les instructions prescrivant le calme à la population. Des affiches dans ce sens auraient même déjà été placardées dans la capitale. Les Allemands auraient rendu la ville d’Ostende au bourgmestre.

       Où est la vérité, grand Dieu !

9 heures du soir

       L’agitation et l’anxiété ont redoublé cet après-midi dans la foule qui remplissait les grandes artères. A 5 heures il y avait certainement plusieurs centaines de personnes autour du communiqué de la poste. Les privilégiés qui ont su approcher de la planche rapportent que les alliés se battent sur la ligne Solesmes-Le Cateau-l’Oise. En Argonne, on se bat des deux côtés de Grandpré. Des frémissements parcouraient la foule. Le soir tombé, la lecture a continué à la lueur des allumettes. J’ai vu cet après-midi les réfugiés de Valenciennes, hommes, femmes et enfants, arriver à la barrière de Jemappes. L’église Ste Elisabeth est pleine des évacués de Locquignol et de la forêt de Mormal ; ils racontent que la forêt est pleine de troupes qui refluent en désordre du front.

       Comme je voudrais être à demain !

12 octobre

       Jour d’accalmie… Hier c’était le « marché » et c’est cela qui a provoqué l’abondance de nouvelles, dont tant étaient fausses hélas ! Aujourd’hui les réfugiés sont moins nombreux : c’est Valenciennes qui nous arrive. La ville doit être évacuée pour demain à 5 h du matin. Les Allemands interdisent aux évacués l’entrée par l’avenue de Jemappes. Ils doivent passer par Ghlin ou Cuesmes. Mais la consigne est souvent violée.

       Ce soir, malgré et sans doute à cause du nombre et de la persévérance de ceux qui attendaient l’affichage du communiqué (certains sont restés jusque passé 6 h), celui-ci n’a pas été placardé.

13 octobre

Midi

       On s’est arraché La Belgique ce matin : à vrai dire, elle en valait la peine. Le front a plié jusqu’à Hénin Liétard et Douai ; Le Cateau est pris, le chemin des Dames aussi. En Champagne, les Allemands se sont repliés jusqu’à Vouziers. Mais surtout, la grande nouvelle qui s’est propagée vers 10 h, après l’apparition de l’édition B du Belgischer Kurier, c’est l’acceptation complète des Allemands aux conditions de Wilson, c’est l’évacuation prochaine, c’est la fin, la fin ! la fin !! Les Allemands ont demandé la nomination d’une commission mixte pour surveiller l’évacuation. Il faudra voir maintenant la réponse des alliés. Dans tous les cas, l’ennemi a cassé ; il est vaincu, cela suffit. La joie est immense en ville. Il y a foule autour de la Buchhandlung où les Allemands ont affiché le journal. Des gendarmes dispersent les rassemblements. A Bruxelles, paraît-il, il y a eu des commencements d’émeute.

       On dit que le roi est à Ostende et que M. Visart de Bocarmé a repris ses fonctions de gouverneur de Bruges !

6 h du soir

       L’après-midi, les convois de charroi traversent sans cesse la ville et les boulevards. Des soldats plein la ville. Les prisonniers anglais que l’on rencontre vous saluent en riant ; on dirait qu’ils savent aussi le grand évènement. Il y a de la joie, de l’exubérance même en l’air. Le soir, le communiqué nous dit que l’on se bat dans les faubourgs de Douai, au sud de Bouchain ; que les Allemands abandonnent la forêt de St Gobain et l’Ailette ; en Champagne, ils se replient jusqu’au sud de Rethel.

14 octobre

8 heures et demi du matin

       Les réfugiés de Douai viennent de recevoir l’ordre de quitter la ville, à pied, pour aller à Nivelles par Le Roeulx ! Melle Méaux s’est aussitôt rendue en ville. Après avoir conféré avec des amis, ils ont décidé de résister et de rester ici. En conséquence, pour éviter des ennuis et par crainte de voir arriver des soldats réclamant à loger, j’ai retiré la carte « évacués » et je l’ai disposée de façon à laisser croire qu’elle était tombée.

Soir

       La majorité des réfugiés de Douai ont décidé de ne pas partir pour le moment. Quelques uns ont quitté Mons pour Bruxelles. La confusion est énorme à l’avenue de Jemappes. Des réfugiés de toute provenance s’y entassent dans un chaos sans nom au milieu duquel s’époumonent quelques organisateurs de bonne volonté. Ajoutez à cela le va et vient continuel, les trams, les charrois, les autos et les camions automobiles, et vous aurez une idée de ce qui se passe devant les barrières presque constamment fermées du passage à niveau de Jemappes. Les évacués malades sont nombreux, beaucoup meurent, souvent de pneumonie. Le soir, Laon est pris.

       On se bat également près de Bouchain.

15 octobre

       L’afflux des évacués continue. 3.500 sont arrivés en ville aujourd’hui. Les églises, d’abord destinées aux malades, en sont inondées. Des scènes de confusion lamentables s’offrent au détour de chaque rue. Tous ces malheureux convergent vers Nivelles, traînant derrière eux leur étrange bric à brac de colis, de sacs, de meubles, d’ustensiles de cuisine, de balais, d’animaux même (poules, lapins, chiens et chats). C’est un spectacle inoubliable. Les gouverneurs de province ont été convoqués à Bruxelles. L’offensive a recommencé en Flandre : Roulers, Cortemark, Handzame sont pris.

       On se bat aux abords d’Iseghem.

16 octobre

11h du matin

       La pluie tombe sans discontinuer. Triste temps pour les évacués ! Dans la montée de l’église St Nicolas, sont amoncelés un tas de véhicules de tous genres qui lèvent lamentablement leurs bras ruisselants de pluie. Dans la rue, on marche sur un mélange de paille et de boue. A l’avenue de Jemappes, peu de réfugiés. Ils sont sans doute restés dans leurs quartiers de cette nuit. Tantôt, si le temps se lève, nous les verrons arriver. Les bruits les plus contradictoires circulent en ville. Plusieurs personnes affirment tenir d’autres personnes ayant lu le journal allemand d’hier soir, que Max de Bade a démissionné, à la suite, ajoutent certains, d’une lettre de lui publiée par Clémenceau. Scheidemann le remplacerait et Liebknecht aurait été relâché ! D’aucuns disent même que le Kaiser aurait fui en Danemark. D’ailleurs, le bruit court que l’armistice est entré en vigueur ce matin à minuit. On contredit cette rumeur très persistante en annonçant que le poste radiotélégraphique de Quaregnon était au désespoir ce matin « parce que tout était rompu ».

       Des prisonniers français (ou anglais ?) passés ce matin à l’avenue de Jemappes disent qu’ils ont été capturés à Valenciennes, en patrouillant devant le gros de l’armée qui se trouve à 6 km de la ville.

Au soir

L’après-midi, le Belgischer Kurier a publié la réponse de Wilson : c’est presqu’un refus, du moins c’est une sévère leçon aux Allemands. Le président déclare qu’il ne peut négocier avec un pouvoir arbitraire comme celui qui existe en Allemagne; qu’il n’ouvre pas de pourparlers tant que se produiront des cruautés telles que l’évacuation civile des villes menacées et le torpillage des navires de passagers et même des barques de sauvetage. Que la négociation d’un armistice est le fait, non de diplomates, mais de conseillers militaires. Qu’enfin, il donnera une réponse spéciale à l’Autriche. Contrairement à ce qu’on eut pu croire, l’impression générale n’a pas été le désespoir ou même le découragement. Beaucoup trouvent même que l’Allemagne s’est attirée une réponse méritée, et déclarent préférer la voir écrasée, même si cela nous coûte l’évacuation.

       Pas de communiqué ce soir.

17 octobre

Le journal annonce que les Belges sont parvenus jusqu’à Thourout, ont pris Beveren et Iseghem, et ont coupé le chemin de fer Iseghem-Courtrai. L’après-midi, temps un peu meilleur. Les réfugiés commencent à repartir.

       Pas de communiqué le soir.

18 octobre

       Ce matin, bonnes nouvelles ; les Allemands ont reculé jusqu’à Thourout-Coolscamp-Ingelmunster, ainsi que devant Lille. Le gouverneur a paraît-il certifié que l’on ne serait pas évacué; le commissaire civil Van Cassel aurait parlé dans le même sens. Le défilé des évacués va toujours en s’amenuisant : nous avons d’ailleurs à peu près vu passer déjà toute la partie de la France occupée entre Cambrai et nous. Il est temps de voir cesser ces spectacles d’horreur, de tristesse et d’affolement. On disait tantôt qu’il y avait eu en gare de Mons un train de prisonniers ou d’évacués malades, membres brisés, pneumonies etc. qui étaient là depuis deux jours, sans soins, sans nourriture. Nos églises, nos écoles, nos établissements publics sont pleins de réfugiés qui vont faire place à des malades. Les épidémies de grippe et de pneumonie sévissent, la première surtout. Le typhus commence à faire son apparition. Nivelles est paraît-il ravagé par toutes ces épidémies. Des spectacles pitoyables nous font frémir à chaque instant: aïeules toutes ridées et courbées par l’âge qui ont perdu leur famille et qui s’en vont vers l’inconnu, appuyées au bras d’un voisin complaisant; ou encore juchées à 3 ou 4 sur des monceaux de bagages, tirées à la force des bras de leurs fils ou de leurs gendres. Quel désarroi et quel désastre !

       Le soir, les nouvelles nous ont fait frémir. En un seul coup Ostende, Lille, Tourcoing, Roubaix, Douai ont été évacués par les Allemands. C’est un succès magnifique, dû en grande partie aux armes belges. Tous ceux qui le savaient étaient ce soir dans l’enthousiasme.

       Les gros camions-autos font en ville grands ravages dans les vitrines ; ils montent sur les trottoirs (involontairement !) et vont se jeter dans les façades des maisons !

19 octobre

       Nous avons eu une nuit mouvementée. A 11h, les éclats violents du canon et des bombes nous ont réveillés. Nous sommes descendus à la cave, mes sœurs et Melle Méaux enveloppées à la hâte de leurs couvertures de lits, ce qui les faisait ressembler à de grands fantômes. L’alerte n’a duré qu’un quart d’heure. On a dit-on jeté une ou plusieurs bombes vers le cimetière, probablement sur des projecteurs ou des canons.

       Dans la journée, ordre a été donné à tous les réfugiés de Douai d’avoir à quitter la ville pour lundi ; ce jour-là des perquisitions auront lieu et les retardataires seront expulsés de vive force. Nos hôtes sont résolus à se rendre à Bruxelles où nous leur faciliterons la recherche d’un logement. Mais la question du transport des bagages dans les trams encombrés les inquiète. St Nicolas a reçu hier soir une quinzaine de malades gravement atteints: une pneumonie, une tuberculose avancée… beaucoup sont malades de faim. Jemappes a reçu une amende de 25.000 marks. Parce que des habitants ont de vive force porté à manger à des prisonniers. On m’a même dit qu’ailleurs, une personne avait été tuée d’un coup de fusil pour le même motif. Tournai a déjà été bombardé. La cavalerie belge, d’après le Belgischer Kurier, est dans les environs de Bruges. Le communiqué du soir donnait la ligne de retraite des Allemands en arrière de Lille sur Ascq Templeuve-Bouchain. Succès allié à Wassigny.

       Nous avons décidé de mettre de l’eau bouillie en bouteilles, en prévision d’un séjour prolongé en cave, sans eau potable.

       Les hommes de Tournai ont, dit-on, été ramassés.

       Je n’espère plus voir la délivrance ici.

20 octobre

       Il paraît que, hier je crois, cent personnes sont mortes en un jour à Mons.

       Melle Méaux part demain matin. La Belgique d’aujourd’hui déclare dans son article de fond que le littoral est complètement repris. Le front partirait du nord-est de Bruges. Bruges serait donc reconquise ? Les Allemands n’en ont encore rien dit. Le ton général de La Belgique devient moins acharné. On sent qu’ils considèrent la situation comme presque désespérée ; le journal contient le récit de l’entrée solennelle des Anglais à Lille. Quel triomphe ! Quand verrons-nous cela ici ?

       Le communiqué du soir annonce la perte des villes de Bruges, Thielt et Courtrai. Les alliés ont pénétré en Flandre orientale jusqu’à Maldeghem-Ursel-Poucque. Ils ont atteint la route de Courtrai-Tournai, pris Orchies et Marchiennes.

       Ce soir, un souper d’adieux nous a réunis, Melle Méaux, Melle Granet et leur servante, et nous tous, autour d’un plat de délicieux beignets au riz. Ce sont les derniers moments que nous passons ensemble. Nous avons dit adieu à Melle Granet qui ne couche pas ici ; on se retrouvera, après la guerre, soit à Mons, soit à Douai reconstruite, soit ailleurs.

21 octobre

7 h du matin

       Je viens d’aller conduire au tram, à l’avenue des Bassins, Melle Méaux et sa servante. Il faisait nuit (5 heures et demi du matin), la pluie tombait à torrent, le sol était détrempé. A l’embarquement, tout le monde s’efforçait de se tasser dans les wagons, avec ses bagages, ce qui occasionnait une confusion inexprimable ; enfin, mes passagers ont été casés, sauf que Melle Granet, arrivée trop tard, est dans un autre wagon que Melle Méaux et Germaine, dont elle a la carte d’identité ! Pourvu qu’il ne leur arrive rien en route ! J’ai fait mes adieux définitifs ; la maison est déjà solitaire, comme s’il manquait quelqu’un.

       Nous sommes un peu plus seuls pour subir le sort qui nous est destiné.

3 h après-midi

       Les bruits les plus fantaisistes circulent : Eecloo serait pris : je le crois volontiers ; Tournai aussi : j’en doute ; mais le comble, c’est que les alliés seraient à 6 km de Jurbise ! Il y a encore un homme qui est mort à St Nicolas. A midi, il était arrivé marchant encore ; à 2 heures et demi, il était mort. M. le vicaire Lefèbvre allait encore en administrer deux autres. Et cependant tout est si calme dans cette église ; ces vingt lits de bois avec des draps blancs perdus au milieu de la vaste nef, les infirmières qui circulent en silence, tout cela produit une impression de paix telle qu’on ne croirait pas que la mort est là qui guette ces malheureux, et que, derrière le paravent, la forme étendue enveloppée de draps blancs est un cadavre. Au dehors, on a aspergé le bas des murs d’une poudre antiseptique qui répand dans la rue une odeur de chlore.

       L’église a un cachet d’hôpital.

Le soir, les alliés sont parvenus sur la ligne Somerghem-Deynze-Vichte-Escaut au nord de Tournai-St Amand-Escaut de Denain-Escaut de Haspres. J. Verbruggen est revenu de Hal, où il se trouvait avec les évacués masculins de Tournai ; on a pris tous les hommes de 15 à 50 ans, l’évêque excepté. Les séminaristes avaient emporté avec eux pour 2 mois de vivres (dans 5 charrettes je crois !). Si les alliés réussissent à passer l’Escaut, nous serons vite délivrés.

22 octobre

3 h après-midi

       Le canon tonne avec violence et sans discontinuer depuis le matin. Hier soir un officier est venu demander à loger. Il a bien fallu lui donner la chambre des évacués. L’ordonnance a couché à la mansarde. Il venait de Valenciennes et allait je ne sais où. Nous avons dû veiller hier soir jusqu’à 10 h et demi pour l’attendre. On dit que les Anglais ont demandé à la Hollande de pouvoir passer par la partie de son territoire située au sud de l’Escaut. Ils auraient même l’intention de l’annexer à la Belgique après la guerre. Le Danemark aurait aussi envoyé une note à l’Allemagne pour demander « le règlement des questions restées pendantes après la guerre de 1864 !! ». La Belgique publie la réponse de l’Allemagne à Wilson : elle est parfaitement insignifiante, elle tache de faire quelques concessions sans s’aplatir complètement.

       Wilson a aussi envoyé une réponse spéciale à l’Autriche, où il demande, je crois, l’indépendance complète pour certains peuples de l’empire, entre autres les Tchèques Slovaques.

Au soir

       Il n’y avait rien de saillant dans le communiqué, ont dit ceux qui ont pu en approcher. Plusieurs étaient découragés: on espérait voir arriver les alliés dare-dare et voilà un temps d’arrêt. Bah ! on verra bien demain… Le canon continue à rouler avec violence. Ce soir, notre eisenbahner nous a dit qu’il partirait samedi ou lundi pour Namur, Liège et Cologne. Il nous a dit de nous méfier des soldats qui sont voleurs.

       Il nous a confié que l’on est en train de miner la gare et que les Allemands feraient sauter tous les charbonnages avant de partir.

23 octobre

       Ce matin on a découvert une cachette à vin chez J… Ils ont été presque aussitôt à la cachette, sous la serre, à 1 m de profondeur. Ma sœur qui y a été m’a dit que les soldats qui tiraient le vin dans la matinée en absorbaient de nombreuses bouteilles à même le goulot. Elle en a vu un qui, ayant voulu absorber goulûment une bouteille de Porto, fut étouffé par le liquide et le vomit par terre. Ils en ont en outre cassé beaucoup à coups de pelle en les déterrant. Les propriétaires ont pu en sauver quelques unes. Tantôt j’y ai été et j’ai su obtenir du capitaine logeant dans la maison qu’il me fût remis 2 bouteilles de bordeaux. Ce sera pour le retour des alliés !

       Madame Lemaire me disait qu’une personne venue du Roeulx, de chez la princesse de Croÿ, disait qu’on avait prévenu les Allemands résidant au Roeulx d’avoir à quitter la ville au plus tôt. J’ai appris en revenant que les Allemands avaient demandé pour demain la liste des hommes de Mons, de 17 à 55 ans. J’ai été aussitôt retrouver M. P. qui est d’avis de ne pas se présenter.

       [Ici, figure un passage manifestement autocensuré qui contient les mots Si l’on…… pas de nuit, évidemment, on ne se présente pas. Mais si … être……… tes affaires.]

       C’est maintenant qu’il va falloir garder son sang-froid et avoir du courage ! M. P. me disait aussi que le bruit court que Condé et Valenciennes sont pris.

6 h du soir

       Le communiqué est insignifiant. Les Allemands ont tenu leurs positions des deux côtés de Valenciennes et Tournai. Les hommes de Valenciennes de 15 à 60 ans viennent d’arriver sur la grand’ place : on a sonné dans les rues le soir pour les prévenir d’avoir à se présenter le lendemain matin.

       Il y a des villages, disent-ils, où la moitié des hommes n’a pas répondu à l’appel.

24 octobre

Au soir

       Les alliés ont entrepris une nouvelle offensive entre Solesmes et Le Cateau. Ils ont avancé presque jusqu’à Le Quesnoy. Le soir, le Père Alexandre nous a recommandé de ne pas faire d’imprudence et de nous présenter à l’appel s’il a lieu.

       Il nous a fait ses dernières recommandations puis a proclamé la Ste Famille dissoute jusqu’à nouvel ordre.

25 octobre

       La note de Wilson a paru dans La Belgique : c’est d’une habileté prodigieuse : il déclare qu’étant données les assurances du gouvernement allemand, il consent à envisager la possibilité d’un armistice ; mais il faut que les garanties données par ce dernier soient telles « que les alliés puissent imposer par la force les modalités du traité éventuel et que les Allemands soient dans l’impossibilité de continuer la guerre. » C’est en somme imposer implicitement la capitulation. Mais il y a mieux : « Le changement dans le gouvernement, dit la note, ne sortira probablement tous ses effets que dans l’avenir. Pour l’instant, les autocrates ont encore trop à dire dans le gouvernement. En tous cas, nous déclarons ne pouvoir négocier uniquement qu’avec des représentants du peuple allemand. Si l’on veut nous faire négocier avec des autocrates, nous imposerons la capitulation ! » Quelle humiliation pour les Allemands : à mon avis, ils n’accepteront jamais cela.

       Les Allemands ont fait suspendre le travail dans les charbonnages du Borinage. On dit même qu’ils ont ordonné de remonter tous les chevaux du fond et de couvrir les puits d’une voûte en béton. Cela marquerait plutôt l’intention d’épargner les charbonnages. Ils sont également en train de miner plusieurs ponts du chemin de fer dans les environs.

       Pas de communiqué ce soir.

26 octobre

       Ce matin, fatigué d’attendre en vain La Belgique chez Scattens, je suis revenu bredouille. Mais j’ai eu l’occasion de voir en route le Belgischer Kurier : Le Quesnoy est tombé, ce qui amène les alliés à quelque 8 km de Roisin. On dit que de Quiévrain des canons tirent vers Valenciennes ; aujourd’hui et hier déjà tous les trams ont cessé de circuler à l’exception de ceux de la ligne Mons-Boussu. On dit qu’on a inondé les stocks de bois du Grand-Bouillon et que les déportés employés au bois de Colfontaine vont être envoyés au Bois d’Havré. La grippe infectieuse sévit avec rage. Les victimes ne se comptent plus.

       Après midi, j’ai appris qu’on faisait faire une démarche près de l’autorité occupante pour que les ambulanciers laïcs des hôpitaux soient exempts d’une réquisition éventuelle. En ma qualité d’attaché à l’hôpital du collège, je serais donc du nombre de ces privilégiés. Le bruit courait en ville que les affiches étaient prêtes pour la réquisition des hommes de Jemappes.

       Le soir, presque rien dans le communiqué. Une avance assez notable à l’est de Courtrai. Un de mes amis qui a été à Jurbise, me disait que de ce côté les Allemands minaient la voie ferrée de 10 en 10 mètres. Il est repassé après midi d’énormes quantités de charrois allemands et autrichiens. Ces derniers nous ont dit qu’ils allaient à Budapest.

27 octobre

9 h du matin

       On dit que les hommes de Jemappes doivent décidément partir mardi. C’est bizarre qu’on presse ceux-là avant ceux de Quiévrain et d’autres localités beaucoup plus proches du front. Notre Allemand nous a dit qu’il ne partait pas encore maintenant.

       C’est désespérant : est-ce que nous n’allons pas bientôt être délivrés ?

7 h du soir

       Hélas ! ce n’était que trop vrai ; tous les hommes des communes du Borinage ouest sont partis aujourd’hui : je viens de voir ceux de Dour, défiler dans la nuit tombante sur la route d’Havré où ils doivent loger ce soir. Ils s’en vont, harassés de cette étape stupidement longue, au hasard d’un chemin inconnu, ployés en deux sous le sac et la couverture roulée qui retombent lourdement sur leur dos à chaque pas et dont les attaches leur scient les épaules. Parmi eux, peu de gens bien mis. On entend des conversations en patois, des cris, des supplications, des jurons ; beaucoup s’en vont sans mot dire, accablés par la fatigue, le désespoir, l’angoisse d’ignorer ce qu’ils seront demain. J’en ai entendu un qui, plus gai, ou pour se donner du cœur, sifflait La Marseillaise. Ils disent qu’on les a forcés de se présenter sous peine d’être envoyés dans un camp disciplinaire. Ils sont à peine surveillés ; je n’ai pas pu apercevoir la sentinelle qui, disaient-ils, les accompagnait. Demain ce sera disent-ils le tour des hommes de Dour de 35 à 50 ans. Ceux qui étaient dans ces limites d’âge se réjouissaient trop tôt. Ils partagent le sort commun.

       Demain, dit-on, partiront ceux de St Ghislain et environs : mardi (après-demain) ceux de Jemappes, Flénu, etc… A quand le tour pour nous ?

       Les Allemands ont demandé, m’a dit M. Goffin, une nouvelle liste des hommes de 17 à 35 ans. Notre Allemand m’a dit que Mons ne partirait pas avant la semaine prochaine. Demain nous commencerons nos préparatifs de départ. J’espère encore un peu que ma qualité d’ambulancier me sauvera. Mais maintenant que l’heure du sacrifice a sonné, malgré tout le courage qui nous a soutenus jusqu’ici et la certitude de longue date du sort que nous allons subir, je ne peux m’empêcher de regretter de ne pas voir la délivrance tant attendue et d’être inquiet de l’avenir qui m’attend. Enfin, la Providence m’a toujours protégé jusqu’ici, elle m’aidera encore. Sursum corda ! C’est le premier vrai sacrifice offert à la patrie ; puisse-t-il hâter l’heure du triomphe définitif, sans trop de sang, sans dévastation, sans ruines.

       On parle aussi que mardi est le jour fixé pour la destruction des charbonnages. Notre Allemand disait que les gros canons étaient postés à Quiévrain et Blanc-Misseron. La ville est encerclée dans un circuit de feu qui se rapproche sans cesse. Mons la belle, « die Schöne Mons » comme dit Klahr, échappera-t-elle à la destruction ? Ce sont peut-être les derniers jours où je contemple les boulevards jaunis par l’automne, la rue d’Havré si calme, la grand’ place, le beffroi vigilant au sommet du « Mons ». Bien que je n’y sois pas né, Mons est un peu « ma ville ». On n’habite pas sept ans les mêmes lieux sans s’y attacher par des liens profonds. Eh bien ! quand même je retrouverais ma ville détruite, ma maison chérie et mes objets familiers entassés en un monceau de ruines fumantes, la tristesse du déchirement qui se produirait en moi n’égalerait pas la joie que j’aurais de voir la patrie glorieuse et triomphante, sauvée peut-être par tous ces sacrifices offerts en réparation à Dieu.

28 octobre

9 h du matin

       Je viens d’apprendre une nouvelle terrible : hier à 11 h, des aviateurs ont jeté 4 bombes sur la place de Quaregnon, au moment où le contrôle des chevaux coïncidait malheureusement avec la sortie de l’église. Il y a eu environ 50 à 60 tués, d’après les bruits qui courent, dont 25 Allemands ; un grand nombre de chevaux ont également péri. C’est un tort, je crois, de jeter ainsi des bombes sur un rassemblement dont on ne distingue pas clairement la nature. On frappe trop de victimes innocentes.

       On vient de mettre à Ghlin, dit-on, les affiches de convocation. Nimy est aussi dans l’operatie gebied.

       Mons forme une presqu’île d’étape dans cette couronne de territoire militaire.

4 h du soir

       Depuis midi, nous venons d’assister à un second défilé, le dernier peut-être auquel il me sera donné d’assister en simple spectateur. La foule immense des hommes de Frameries et de Cuesmes, puis, plus tard, de Pâturages, vient de s’écouler par le boulevard et la route d’Havré. A perte de vue, l’allée sud du boulevard était moutonnante de têtes qui semblent en perspective, ceintes de l’inévitable couverture de laine. Et durant longtemps, ils sont passés… encore à l’insouciance et à la gaieté de la première étape, causant, riant… Il y… (ndlc : texte manquant, pointillés indiqués)…………………………………………

       Nouvelle foudroyante et terrible qui s’abat soudain sur nous, vers cinq heures du soir : c’est demain qu’on part !! Mme Randour est revenue tantôt nous dire que la ville avait été mise en révolution par cette rumeur. J’ai couru aussitôt vers la grand’ place : elle était noire de monde. Cependant, encore rien de précis. Le bruit circule avec persistance que l’affiche est aux mains des échevins. J’ai vu quelques camarades qui, comme moi, sont stupéfiés, et à tout hasard, vont hâter leurs préparatifs de départ. Le temps de rentrer chez moi avaler mon souper, le dernier peut-être ! et j’ai regagné la ville avec mon ami et voisin J.C. La grand’ place, obscure, était déserte. Tout était déjà connu : plusieurs personnes et un agent de police que nous avons interviewés nous ont confirmé la nouvelle. On a battu le tambour sur la grand’ place : tous les hommes de 17 à 35 ans doivent se présenter demain à 8 h allemande à la caserne, avenue du Roeulx. Exception pour les prêtres, les médecins et les malades tuberculeux.

       - Mais si on ne vient pas nous avertir, nous sommes censés tout ignorer.

       - Chacun est censé connaître la loi, réplique l’agent.

       - Pas à huit heures du soir.

       Et je suis rentré, indécis, hésitant, remettant à demain ma décision définitive. Notre Allemand vient de nous dire que c’est pour travailler à Liège et Namur…

       Ah ! mais non ! S’en aller, soit, il le faut.

       Travailler, zut !

 

(Le texte qui suit est écrit de la main de Lucie Renders, la jeune sœur de Paul)

29 octobre

       Chargée de continuer ces notes tant que ma sœur est malade, je veux raconter cette journée terrible. Hier, Paul avait raison d’écrire : partir, il le faut ! Je passe rapidement sur les adieux si tristes et leur suite… Toute la matinée ce fut un défilé d’hommes de Mons, le sac au dos ou conduisant une poussette. Ils étaient accompagnés qui de sa mère ou de son père, qui d’un frère ou d’une sœur. C’était lamentable. Après le défilé des hommes de Mons, vers 11 h, ce fut Quaregnon, puis Wasmes. Nous les regardions passer quand tout à coup, André Motte, mon cousin, Alfred Malengreau et un autre arrivèrent. Après les embrassades, ils entrèrent et mangèrent la soupe en hâte avec nous. Puis ils repartent pour aller où ? nul ne le sait. On leur avait pris leur carte d’identité. Pendant que le boulevard est rempli d’hommes des autos arrivent d’un autre côté. Voici une charrette poussée par des hommes. Les paquets tombent, une auto arrive, des charrois la suivent et ce sont des cris de détresse des nôtres, des rires d’Allemands ! Puis voilà de nouveaux charrois qui passent devant nous traînés par des Anglais, bétail humain ; les malheureux sont pâles, sales, harassés. On découpe du pain. Un d’eux s’approche de Mme Goffin et reçoit une tartine. Aussitôt l’Allemand, baïonnette au canon, lui donne un soufflet en pleine figure. L’Anglais vacille sous ce coup – qu’il ne peut rendre – et sa casquette tombe. Pourtant nous découpons aussi du pain. Ils viennent, s’approchent avec hésitation. Mais leur visage tiré, leurs yeux avides parlent pour eux. Nous distribuons des tartines. Alors la nature l’emporte sur la dignité : ils s’approchent la main tendue. Mais le pain est fini. Pendant qu’on court en chercher un autre, la sentinelle avec des cris appuyés de coups de crosse, les fait avancer. Quand nous arrivons avec le pain, ils sont passés. Nous courons et leur distribuons à nouveau quelques tartines.

       Quelques temps après un cri de joie retentit : Mons revient. En effet, nos jeunes gens repassent, puis les plus âgés. Mais le bonheur est assombri. Ils doivent retourner demain matin sauf ceux de 17 à 25 ans. On les renvoie à cause de l’encombrement.

       Mais le soir vient. A 5 heures et demi Hornu passe. Les formes grisâtres estompées par la brume, les cris d’appel dans le silence, tout cela nous serre le cœur et nous rentrons, les larmes aux yeux.

8 h du soir

       Nous montons nous coucher quand les aéroplanes alliés arrivent. On tire du Panisel. Nous restons, Maman et moi, près de ma sœur malade. Les vitres tremblent, les mitrailleuses crépitent, au bruit ininterrompu du canon se mêle la voix épouvantable des bombes. Nous sommes plus en danger dans la chambre de ma sœur placée par derrière. Malgré sa peur nous la prenons avec toute sa literie et la transportons dans la chambre de devant. Penchées sur son lit, nous tâchons de la calmer en tremblant nous-mêmes. Enfin tout se tait. Nous retransportons ma sœur dans sa chambre parce qu’elle ne peut rester avec les couvertures de deux lits et nous revenons nous coucher.

12 h du soir

       A minuit un fracas épouvantable nous réveille. Aussitôt sans hésitation, nous entourons ma sœur de châles et la changeons de nouveau de chambre. Quand le canon se tait nous entendons des gens qui courent dans la rue. Nous laissons ma sœur par devant et nous recouchons pour dormir sans interruption cette fois. La Belgique disait aujourd’hui que l’Autriche se sépare de l’Allemagne.

30 octobre

       A 10 h, après avoir vu repasser les hommes de Mons, j’ai été au lait. Tout à coup les cloches sonnent et on entend tirer. Six aéroplanes alliés passaient. Nous descendons dans la cave « au lait » et nous attendons. C’est un combat aérien. On dit qu’hier, une bombe jetée sur la gare a tué 6 Anglais et 4 Allemands.

11 heures

       On a de nouveau jeté des bombes. Midi et demi On a de nouveau jeté des bombes.

 

(A partir d’ici, Paul reprend la plume)

31 octobre

       Du village où je me trouvais hier 30 octobre au matin, prêt à partir pour une destinée inconnue, j’ai appris avec stupéfaction le renvoi des hommes de Mons. Je me le suis cependant expliqué par ce fait que Soignies était bondée d’hommes et de réfugiés dont les masses débordaient dans les environs de la ville. Je suis donc revenu incontinent à Mons, où mon arrivée a plongé ma famille dans l’étonnement. S’il le faut je repartirai dans quelques jours. Mais je ne me chargerai plus de ce sac pesant qui m’a scié les épaules et tordu les nerfs du cou pendant les 14 km de mon voyage. Je m’arrangerai avec un camarade pour me procurer une poussette. Pendant la journée qu’a duré mon « exil », j’avais déjà appris les nouvelles concernant la capitulation de l’Autriche et la rentrée en guerre de la Roumanie. Aujourd’hui les nouvelles se sont encore accentuées. Les articles sur l’Autriche nous montrent ce pays comme nageant dans un océan d’anarchie et de gâchis. Les Italiens ont entrepris avec succès une violente offensive. Les Autrichiens déclarent dans leur communiqué « qu’ils vont évacuer les territoires occupés en Italie pour pouvoir négocier un armistice » !! Le gouvernement est décidé à permettre le partage de l’Autriche en 4 nations distinctes. On attend d’un moment à l’autre les conditions d’armistice des alliés. Les Anglais ont pris Alep. Tout le monde s’accorde à reconnaître que c’est la fin. La nuit dernière à minuit il y a encore eu une violente attaque d’avions. On dit qu’une bombe est tombée près de la machine à eau. Ce matin, l’Hospice du bon Pasteur, où des évacués ou des hommes logent presque chaque jour, et qui est rempli de paille et de lits de bois, a flambé comme une allumette. C’est sans doute la conséquence d’une imprudence commise la nuit.

Au soir

       On dit en ville que les conditions d’armistice sont :

1.      L’occupation de Metz et Strasbourg par les Français.

2.      De la ligne du Rhin et de ponts sur le Rhin par les Américains.

3.      Le désarmement complet de l’armée allemande.

4.      La destruction des sous-marins !!

       Acceptent-ils ? Je pense que oui, ils ne peuvent que perdre à résister.

1er novembre

8 h du matin

       Les Pères sont rentrés en possession du collège. J’irai tantôt visiter les locaux ; si je sais grappiller de ci de là quelque chose d’utile… On dit que les hommes sont à Seneffe, divisés en deux camps : mineurs et non mineurs : les mineurs seront dirigés vers l’Allemagne, les non mineurs aux fortifications de la Meuse. On voit des gens d’Hornu passer à pied pour aller porter à manger à leurs parents à Seneffe ! Une affiche nouvelle et significative a été placardée en ville : les civils belges ou français qui désirent partir pour l’Allemagne peuvent, sur présentation de motifs sérieux, en obtenir l’autorisation au Passamt. Voilà pour les espions et les traîtres !

       On a déjà déminé les charbonnages.

6 h du soir

       La Belgique ne donnait aucune condition d’armistice : il n’y avait donc rien d’officiel. Le gâchis semble augmenter en Autriche. Le communiqué du soir dénonce une assez forte avance en Flandre. Belgrade (ndlc : en Yougoslavie) et Semandria (ndlc : en Turquie) sont repris. J’ai été tantôt visiter le collège. Tout est dans un état pitoyable. Parlons des plâtres, des tapisseries déchirées, des monceaux de débris innommables. Et souvent une odeur… d’allemand ! Seules les chambres des pères, habitées depuis un an et demi par des religieuses, sont encore habitables. Certains pères vont s’y réinstaller dès cette nuit.

2 novembre

7 h du matin

       La révolution a éclaté en Hongrie : Tiszo est assassiné. Voilà le flot du bolchévisme qui monte… Pourvu qu’il ne nous atteigne pas !

Le soir

       J’ai appris de source certaine que les jeunes gens devaient être de nouveau convoqués aujourd’hui, mais une demi-heure après l’arrivée de l’ordre, le contre-ordre est arrivé. On dit qu’à Flénu et Quaregnon on a sonné dans les rues que les évacués pouvaient rentrer. Tantôt nous sont arrivés mon ami D. de Warquignies et plusieurs de ses camarades, qui résident à Havré depuis mercredi, sans être surveillés pour ainsi dire. Ils retournent s’informer à Warquignies de la véracité de tous ces bruits de libération. L’ami C. est venu me dire qu’en cas de convocation il ne se présente plus du tout. D’ailleurs le gouvernement allemand a adressé aux gouvernements belge et français une note leur promettant de ne pas lever les classes, si les gouvernements ne les admettaient pas dans l’armée après la délivrance. Peut-être cette proposition a-t-elle été acceptée. Ce soir, bonne nouvelle : Valenciennes est enfin tombée !

3 novembre

       Le matin entre 4 et 5 h et demi, la canonnade a été formidable ; le journal donnait les conditions d’armistice à la Turquie : elles sont assez douces. Les Américains ont eu un grand succès à l’ouest de la Meuse. Ils ont avancé jusqu’auprès de Buzancy.

Au soir

       J’ai entendu dire de plusieurs côtés que les obus avaient commencé à tomber à Dour. Pendant une partie de l’après-midi, nous avons vu du charroi allemand et autrichien. Sur les chariots autrichiens, il y avait des soldats, probablement ivres, qui gesticulaient en chantant, en s’embrassant, etc…. Ils fêtent probablement la paix ! Des évacués reviennent en masse à Cuesmes, Frameries, dans tout le Borinage. On les a renvoyés du point où ils étaient parvenus. Il y en a qui avaient été jusqu’à Gembloux et même Jodoigne ! Partis lundi dernier, ils ont donc fait plus de 100 km en 6 jours, avec leurs bagages ! On voit aussi des femmes qui reviennent d’avoir été porter des vivres à leurs maris ou leurs fils, parfois jusqu’à Nivelles, et toujours à pied ! Le communiqué du soir était intéressant. Les Allemands ont replié leurs lignes sur l’Escaut à (auf) Gand. Je suppose que maintenant les Alliés vont tenter un effort d’ensemble pour forcer le passage du fleuve. Les Allemands ont aussi évacué la boucle que leur ligne formait par Vouziers-Grandpré-Buzancy. Les Américains ont encore progressé vers Stenay. Ce matin, dans La Belgique, il y avait un article allemand qui disait que les Belges s’opposent « par la violence » à se laisser emmener, les Allemands devraient prendre des mesures de rigueur si le gouvernement belge ne faisait une prompte réponse. L’affiche placardée à Boussu portait, dit-on, la menace des peines les plus sévères, et même, « généralement » la menace de mort !

4 novembre

11 h du matin

       A 9 h passage d’avions violemment bombardés. Il est tombé un projectile (obus ou bombe ?) sur le coin des rues d’Havré et des Epingliers. On dit qu’une bombe tombée au boulevard Sainctelette a traversé de part en part jusqu’à la cave inclusivement une maison habitée par des Allemands. Allez donc vous mettre dans vos caves ! L’ami D… de Warquignies vient d’arriver de chez lui, à pied, car le tram de Boussu ne marche plus. Il va à Havré rechercher ses bagages et prendre des renseignements. Puisque tout le monde rentre chez soi, pourquoi ne le ferait-il pas ? Il est vrai qu’il n’a plus sa carte d’identité. Il dit que la grand’ route de Boussu est minée !

8h du soir

Maman est allée dans l’après-midi chez Mme R. où l’on prépare avec frénésie les drapeaux de toutes nationalités alliées pour le jour que l’on espère proche de la délivrance. Les boches qui sont au N° 1 du boulevard Dolez ont dit à la concierge que les Alliés seraient ici avant dimanche. Notre employé nous a annoncé qu’il partait vendredi pour Vilno, avec tous les eisenbahner de Mons et St Ghislain. Il en est tout triste. Il y a de quoi ! Le communiqué du soir annonçait que les Alliés se trouvaient sur la ligne OnnaingJenlain-Villers Pol : ce n’est plus qu’à 25 km d’ici. De plus, les Allemands se sont retirés sur le canal Gand-Terneuzen, et les Américains sont parvenus jusque près de Stenay. Il paraît que les Allemands ont reminé les charbonnages. Ils devraient paraît-il faire sauter la gare de St Ghislain, mais on n’a rien entendu encore. Tantôt j’étais allé au cercle d’études à la maison des ouvriers ; la séance était à peine commencée que la canonnade commence avec violence, probablement aussi des bombes. On crie d’en bas : Eteignez les lumières ! Nous descendons chercher la cave dont nous ne connaissons pas l’entrée. En fin de compte, nous restons en bas ; pendant une accalmie, nous essayons de reprendre la séance ! Vain espoir, il faut redescendre. Pendant un bon quart d’heure, nous restons là, à écouter les détonations et même de petits éclats d’obus qui retombent sur les toits. Une seconde accalmie de plus de durée. Nous nous décidons à partir. Dans la rue des Passages, le chambardement recommence plus violent, avec petit accompagnement sournois de moteurs d’avions. M. le vicaire se précipite jusqu’à la première porte et carillonne désespérément, puis il dit : couchons-nous, c’est plus prudent. Et nous nous étalons à trois ou quatre sur le trottoir, en frappant dans la porte à coups de canne. Enfin on ouvre. Nous nous réfugions dans le corridor pour attendre la fin de la tourmente qui ne tarde pas d’ailleurs. Un officier qui s’est réfugié dans cette maison au début de l’attaque a dit aux propriétaires que l’Autriche avait signé l’armistice hier.

       Le soir, des lueurs de canons dans la direction du front. Des roulements distincts et incessants. Une belle nuit étoilée. Probablement nous n’en avons pas fini encore, et nous devrons quitter notre lit avant le matin.

5 novembre

8 h du matin

       Nous étions à peine couchés qu’à 9 h et quart, le scénario recommence. Groupés comme d’ordinaire dans la chambre de ma mère autour de ma sœur malade de la grippe, nous récitons notre chapelet. Le bombardement n’est pas de longue durée. Nous nous recouchons pour nous relever de nouveau à 10 h et demi en entendant le fracas qui reprend de plus belle. Il a duré jusqu’à 11 h. Le reste de la nuit a été calme car le temps a changé et un vent violent s’est levé. J’ai trouvé ce matin au boulevard Baudouin un éclat de schrapnell : la ville doit en être inondée. La servante nous a dit qu’hier plusieurs personnes avaient été blessées ou tuées au bois d’Havré, derrière la cure d’air. Elle a vu ramener des déportés sur des civières. On dit que du chemin des Brasseurs, au mont Panisel, on peut voir les ballons captifs du front.

7 h du soir

       Les dégâts sont nombreux en ville : la maison du Dr Hubert, place du Chapitre, le patronage St Charles, dont un mur de la cour est écroulé, l’institut Ste Waudru, la gare, la place du Béguinage ont été violemment atteintes. Peu d’accidents de personnes au reste, et peu graves. Cependant cette double attaque et ses effets effroyables ont provoqué la panique chez nombre de gens, qui, dès cette nuit, coucheront dans leurs caves. Nous mêmes avons visité les caves d’amis du boulevard Sainctelette qui nous ont offert asile principalement pour l’heure de la bataille qu’on s’accorde à considérer comme inévitable, à moins d’armistice. Dès demain nous commencerons nos préparatifs de départ et d’enfouissement. Cet après-midi j’ai passé mon temps à aller moudre à Cuesmes 7 kg de froment qui nous restaient. La route était encombrée de charrois et d’artillerie de tous calibres, ruisselants sous l’averse. Un soldat m’a demandé la route de Bin-i-ch ! J’ai compris avec effort qu’il voulait dire Binche ! Tous les hommes reviennent de partout, refluant dans le Borinage avec ou contre le gré des Allemands.

       Ils tournent (?) la ville, on dit que c’est par ordre. Le journal d’aujourd’hui annonçait la signature le l’armistice avec l’Autriche. On aura les conditions demain. On sait pourtant que Trieste est déjà occupée et que le Tyrol le sera bientôt. Encore un détail : la route de Cuesmes est minée. Au lieu dit « Trieu » nous avons vu un grand trou de chaque côté de la route ; près de chacun d’eux, d’énormes obus de gros calibre. Ils vont tout chambarder en partant. Ce sera bientôt. On dit qu’on commence les retranchements à l’Eribus (un terril de la région, ndlc). Le soir, canonnade violente. Des éclairs zébrant l’horizon ; mais il pleut : nous pourrions dormir cette nuit.

Mercredi 6 novembre

Midi

       Le communiqué de ce matin et le journal nous annonçaient le recul des Allemands au-delà de SebourgWargnies, la chute du Quesnoy, le passage du canal de l’Oise à la Sambre, la prise de Stenay. Le Borinage est donc directement menacé. Le journal donnait les conditions d’armistice imposées à l’Autriche : évacuation du Trentin et de la Dalmatie, d’une partie du Tyrol, de… Remise des voies de communication, de la moitié du matériel de guerre et de la flotte etc… etc… Un entrefilet insidieux, probablement ajouté par la rédaction, disait que du côté autrichien on considérait que les voies de communication ne pourraient servir contre l’Allemagne, et qu’en cas d’interprétation contraire, « on protesterait ». Comme si l’armistice n’avait pas précisément pour but de permettre d’attaquer l’Allemagne par le sud ! Il y a déjà des troupes qui se massent en Bavière : belle preuve de confiance, vraiment ! Le journal publiait également une proposition allemande aux alliés concernant les charbonnages, qu’on épargnerait à condition qu’ils cessent l’extraction jusqu’à la fin de la guerre. Les Allemands de Mons déménagent de tous côtés : c’est un vrai plaisir que de voir les charrois qui se succèdent sans trêve et pataugent sous la pluie dans le véritable fleuve de boue qu’est devenu le boulevard. Il y a un convoi qui stationne depuis le matin devant la maison. Tous les évacués masculins reviennent : le gouvernement allemand annonce d’ailleurs « qu’on a changé la manière de procéder vis-à-vis d’eux ». Pierre Dincq et Karl Deharveng sont revenus hier soir.

       Vers 11 h 40, une violente détonation a ébranlé les carreaux et les portes. La canonnade, qui avait sévi jusqu’au matin avec une extrême violence, a repris depuis 11 h et demi.

       Temps abominable tout l’après-midi. Le soir, l’ordonnance de l’officier qui a logé une nuit ici à la fin du mois dernier est venu demander un moulin pour moudre du café (du grain !). Il est de passage à Mons pour la 3ème fois : après Mons, il est allé à Houdeng, puis à Dour, puis derechef à Mons d’où il partira pour Liège et l’Allemagne. Je crois qu’à Dour ils ont miné le chemin de fer (car il est d’un régiment du génie). Ce soir nous avons vu dans La Belgique un arrêté allemand disant que les villages et les petites villes qui se trouvent dans la bataille seront avertis 24 heures d’avance pour pouvoir partir dans les deux sens. Les grandes villes, 48 heures. Quant aux villes et villages devant être évacués sans combat, les alliés en seront prévenus d’avance. Dans tous les cas, les Allemands ne bombarderont pas après leur départ les petites villes et villages dans les 24 heures, les grandes villes dans les 48 heures. Pas de communiqué le soir.

Jeudi 7 novembre

2 h et demi

       Les affaires se précipitent : les Allemands ont commencé une vaste retraite sur tout le front depuis Valenciennes. Leur ligne passe par l’ouest de Bavai, ouest de Berlaimont, de Landrecies et de Guise, Pains, Marle, nord de Château Porcien, l’Aisne, nord de la Chesne, Beaumont. De plus, les Américains ont franchi la Meuse au Sud de Dun et progressé assez fort à l’est. Les Alliés ne sont plus qu’à 20 km d’ici. Wilson a répondu et a donné la réponse des autres alliés : ils acceptent de négocier sur les 14 points à condition d’abroger à peu près le point concernant la liberté des mers et de pouvoir exiger des indemnités pour les dégâts causés partout. La commission allemande nommée pour discuter l’armistice est partie pour l’ouest. Foch transmettra les conditions à cette commission. Les conditions seront très dures, si l’on en croit un article du journal disant que c’est le parti chauvin qui l’a emporté au congrès de Versailles. Il vaudrait mieux que l’armistice soit conclu avant qu’on en arrive à Mons, sinon, gare à la casse ! Et ça ne tarderait pas, je crois. Les charrois repassent sans discontinuer. Il est encore passé quelques Autrichiens. Notre Allemand vient de partir, à 2 h, pour Vilno je crois. Nos adieux ont été malgré tout empreints d’une certaine émotion. On ne vit pas plus de 2 ans côte à côte sans ressentir une certaine tristesse de la séparation. Surtout lui était morne ; la semaine dernière, il était tout joyeux à la pensée de rentrer chez lui, et maintenant voilà qu’on l’envoie en pays sauvage, pour ainsi dire, aux frontières de la grande Russie.

       Enfin, on se reverra peut-être après la guerre, si les Allemands peuvent encore séjourner en Belgique.

Vendredi 8 novembre

9 h du matin

       Hier soir à 10 h, un violent coup de sonnette nous réveille : je sors sur le balcon en chemise de nuit – Was ist das ? criai-je. Un barbouillement incompréhensible me répond. Mais j’ai reconnu la voix de notre Allemand. Je cours lui ouvrir. Il passe encore une nuit ici car il ne part que le 8 à 5 h du matin. Une demi-heure après son arrivée on entend de sourdes détonations dans le lointain. Puis tout retombe dans le silence. Le matin des soldats sont passés musique en tête. On a logé des hommes dans les maisons du boulevard de l’Hôpital et de l’avenue d’Havré. Quand les soldats reviennent, c’est le dernier épisode. La canonnade a recommencé avec violence.

11 h et demi du matin

       Ce sont les dernières heures de l’occupation… Mille indices, éclatent brusquement à la fois en ce matin du 8 novembre, nous décèlent sans aucun doute possible que l’heure de la délivrance va sonner. Tout d’abord, à 10h, quand j’ai voulu aller acheter La Belgique, on m’a dit qu’elle n’avait plus paru. J’ai été chercher le journal allemand : la Buchhandlung avait déménagé. Sans nouvelles ! Signe précurseur de « la fin des temps » ! Et puis, mille bruits ont couru : les alliés seraient à Eugies et Frameries, à Willeries, Thulin etc. Un officier a dit à M. Demaret qu’ils seront ici ce soir. C’est un peu prématuré je crois. Mais brusquement le canon a éclaté, violent, tout proche, aussi distinct que dans la journée du 23 août 1914. Aussitôt, nous avons commencé nos préparatifs à la cave : pommes de terre déménagées, linges et matelas descendus, etc. Nous nous sommes abouchés avec Mme Goffin pour percer le mur : nous allons commencer incessamment. On dit que la gare va sauter à 11 h ou midi : nous avons ouvert toutes nos fenêtres. Des soldats et des charrois défilent sans discontinuer. Nous venons de voir passer une équipe munie de pelles, qui probablement s’en va faire des tranchées. Ainsi donc, il y aurait bataille… On dit que les Allemands ont établi les canons entre la soierie et la cimenterie d’Obourg, destinés à tirer sur Maubeuge où les Alliés doivent arriver ce midi…

5 h du soir

       A peine ai-je le courage de prendre la plume et d’écrire, tant la situation est angoissante et tendue, tant nos nerfs sont bandés par la crainte et l’espoir. Tout l’après-midi nous avons transporté nos pénates à la cave. Nos matelas y sont installés et nous y coucherons ce soir. Isolés du reste du monde, nul de nous n’est sorti l’après-midi. Nous n’avons su que de vagues rumeurs par quelques passants. Ma sœur, en allant chercher le pain, a rencontré les habitants du « Trieu » (en haut de l’avenue de Bertaimont) qu’on a fait évacuer pour installer des canons. Il paraît qu’il y en aurait aussi de braqués près des petites sœurs du Pont Canal. On avait dit dans la matinée que les gens des environs de la gare avaient été avertis qu’on allait la faire sauter, d’aucuns disent à 11 h, d’autres à midi, d’autres enfin l’après-midi. Nous n’avons pu distinguer si on l’a fait sauter à cause des multiples détonations qui ont sans cesse déchiré l’air dans le courant de l’après-midi. Canonnade , ou destruction des ponts, routes et chemins de fer, tir à avions, nous ne savons. Probablement un mélange des trois. On nous a dit qu’on avait fait sauter les voies ferrées entre Mons et Frameries. Une escadrille d’avions a été d’autre part bombardée vers 2 heures. Un boche à qui j’ai demandé ce que c’était que ça, m’a répondu :

       - Kanonnade !

       Les charrois, canons, caissons chargés d’obus, cavalerie, infanterie et camions automobiles ont défilé en masses de plus en plus serrées durant tout l’après-midi. Il y en avait dans les 3 allées du boulevard, sans compter les trottoirs et la voie du tram. La place de Flandre était inondée par les 3 avenues qui y déchargeaient leur contingent. Souvent il y avait de longs arrêts dans la cohue, qui stationnait alors au repos.

       C’est pendant l’un de ceux-ci que, comme je causais à Léon Croisieaux et lui exprimais mon opinion que les alliés arriveraient par le sud-ouest et le sud, un petit boche très mince et jaune, les yeux noirs, un type de slave, me dit :

-        De tous côtés, monsieur.

       Sur ce, je l’interroge :

-        D’où venez-vous ? Il tire un papier de sa poche, et me répond en excellent français mais avec un léger accent :

-        Vous comprenez qu’on ne retient pas tous les noms quand on voyage pendant des semaines. Il lit sur le papier :

-        Marzette, vous connaissez ?

-        Non.

-        Et Eugies.

-        Ah ! oui.

-        Eh bien, c’est à Eugies que nous nous sommes battus pour la dernière fois.

-        Comment ! vous combattez !

-        Oui, nous tirons chaque fois que nous nous arrêtons (il était de l’artillerie). Nous avons tiré hier soir à Eugies.

-        Et les alliés, où sont-ils ?

-        A sept ou huit kilomètres derrière nous.

-        Vous êtes les derniers ?

-        Non, il y a encore l’infanterie.

Et comme il partait, il me dit avec un sourire qu’il n’avait pas quitté de tout l’entretien

-        L’Allemand est perdu !

Et il passa.

Je retiendrai toujours ce sourire et cette parole.

Il vient encore de venir sonner un Allemand demandant 3 chambres et une écurie. Nous l’avons envoyé ailleurs. Hier soir, monsieur Jonnart fut interpellé par un officier :

-        Monsieur, auriez-vous l’obligeance…

-        Non, monsieur !

Voilà un mot historique.

       Demain matin, un ouvrier trouera le mur qui nous sépare de Mme Goffin. J’avais tenté de le faire avec une hache, mais j’ai dû y renoncer. Que va-t-il encore nous arriver ce soir ? Le canon se tait… Les charrois passent encore… A Dieu vat…

       Un vaste incendie rougit l’obscurité dans la direction d’Hyon Ciply. On se croirait au soir du 23 août. 2 soldats viennent de venir sonner et demander un logement. Nous les avons conduits dans la chambre que le boche a quittée ce matin.

Samedi 9 novembre

8 h du matin

       Nous avons passé une nuit assez bonne sur nos matelas à la cave. A partir de minuit, le silence complet a régné : plus de détonations, de canons, de charrois. Jusqu’à ce matin, maman croyait fermement à la conclusion d’un armistice. Je l’espérais aussi, tout en le craignant, car un armistice, c’est encore la délivrance retardée. La question a été vite tranchée. Le matin, les détonations ont recommencé, assez rares encore jusqu’à présent. En allant chercher la viande, j’ai entendu dire qu’il y avait une affiche sur la grand’ place : j’y ai couru. En effet ! Un grand placard rouge, le dernier, espérons-le, recommandait ce qui suit : les habitants sont instamment priés de conserver pendant les opérations qui auront lieu hors et dans la ville la bonne tenue qu’ils ont montrée pendant 4 ans. On recommande de rester enfermés dans les caves et de ne pas sortir de chez soi. Si on le fait, on s’expose à des malentendus qui pourraient causer des malheurs. Dans tous les cas, on ne peut à partir du 9 novembre sortir entre 7 h du soir et 6 h du matin. La circulation, même pour la police, est défendue à plus de 2 personnes à la fois. La population fera bien de s’approvisionner pour 8 à 14 jours. Une autre affichette signée du bourgmestre demande des engagements volontaires pour former un corps de 400 agents de police. Il vient de passer un avion allié très bas. On l’a canardé à coup de fusils. On entend la canonnade dans le lointain.

       Le soleil luit, et le temps est superbe

6 h du soir

       Ecrit à la lueur d’une bougie dans une bouteille, sans gaz, au fracas des canons et au sifflement des obus… Tout l’après-midi s’est passée dans l’ennui et l’angoisse : les boulevards sont déserts, les charrois ont cessé de passer, on voit à peine quelques soldats sur les boulevards… Pas de nouvelles, une inquiétude sans nom. Des avions alliés ont survolé la ville tout l’après-midi, sans discontinuer. On les a salués de quelques coups de canon, de mitrailleuses, et de fusils. Ils étaient bas, bas… Des reconnaissances sans doute… au milieu de ce fracas, on ne distingue plus le canon du front, et on ne sait où il est… Nous avons dîné à demi sur les escaliers de la cave, et finalement, aguerris par l’habitude, nous sommes restés en haut. Heureusement qu’il n’y en a plus pour longtemps, car nous sommes dans l’intervalle entre le charroi et l’infanterie, et l’infanterie, c’est la fin. Nous nous sommes occupés à boucher nos soupiraux de caves : des soldats qui nous voyaient ont haussé les épaules… Mme Goffin a demandé à un des soldats qui occupent ses chambres de trouer notre mur de cave, il a dit que c’était inutile : d’après lui, les alliés sont à Wasmes… Nous avons installé l’échelle double au dessus du mur du jardin… Joseph Croisieaux vient de venir : il sait par un officier d’artillerie que les alliés étaient à Frameries. Tous les canons sont partis, même ceux du Panisel ; il n’en reste plus que quelques petits, de campagne, qui tirent vers le front. Mais pour le moment, ils mènent la danse depuis assez longtemps : on entend la violente détonation du départ, puis le sifflement de l’obus au dessus de nous ; enfin, dans le lointain, l’éclatement. Ma sœur (ndlc : biffé mes sœurs) est (ndlc : biffé sont) épouvantée (ndlc : biffé le s final), pour moi, je suis calme : pour l’instant, il n’y a aucun danger. On entend aussi parfois des gerbes de coups de mitraillettes et de fusils. Quelle nuit allons-nous avoir, et peut-être, demain, la délivrance !

       Des soldats sont encore venus sonner le soir croyant, comme toujours, se trouver à un casino !

Dimanche 10 novembre

8 h du matin

       Toute la nuit, les canons ont continué à tirer violemment vers le front. Nous nous sommes couchés en entendant les obus se croiser au dessus de nos têtes. Maman a passé une nuit blanche. Moi et mes 2 sœurs avons passablement dormi. Vers le matin, des soldats sont de nouveau venus carillonner pour le kasino ! Les mitraillettes crépitent dans le lointain. J’ai couru jusque chez le Père Chassot par les boulevards déserts. Puis j’ai été chercher le pain, qu’il faudra retourner chercher dans 2 heures. Le boulanger m’a dit qu’il y avait des canons entre l’avenue St Pierre et le Panisel. Ils ont tenu bonne part dans l’effroyable vacarme de cette nuit. Les soldats disent qu’il n’y a aucun danger, que les Anglais ne répondent pas. Des avions survolent, mais on ne sait pas reconnaître leur nationalité.

10 h et demi

       La bataille sévit avec rage autour de la ville. Le canon, la mitrailleuse et le fusil forment comme une ceinture de fracas autour des quartiers sud. Je viens d’aller chercher le pain, et j’ai vu un petit canon de campagne installé au coin de l’avenue St Pierre et de l’avenue des Guérites. Il a lâché son premier coup devant moi (à une certaine distance) vers l’ouest (Jemappes ou Ghlin). Après avoir pointé soigneusement, les servants ont mis le feu. La détonation a été effroyable et la pièce a eu un recul d’au moins 50 cm. Cependant, les habitants de l’avenue n’étaient nullement effrayés et regardaient du pas de leur porte. Ce beau soleil rassure tout le monde. Nous n’avons pas jusqu’ici osé aller à la messe : nous avons dit les prières, moitié à la cuisine, moitié à la cave où une plus violente détonation nous a fait descendre. Cela rappelle le 23 août.

10 h trois quarts

       Mr Jonnart a entendu dire que les Anglais étaient au Pont Beumier, à Jemappes : un cavalier vient de traverser le boulevard au triple galop. On voit quelques cuisines de campagne et quelques ambulanciers. Quelques passants sur le boulevard désert. L’eau vient de cesser d’arriver.

11 h cinq

       Des télégraphistes enlèvent les fils du boulevard. Maman fait de la tarte pour saluer la délivrance imminente.

11 h et demi

       Un boche vient de me dire que les Anglais sont « derrière la ville, hinter die Stadt ». Deux mitrailleuses, en face de la rue Jacques de Guyse, commandent la rue des Arbalestriers.

2 h

       Plus rien de nouveau, la bataille ne semble pas se rapprocher. Est-ce que ça se cristalliserait déjà pour une quinzaine de jours ?

6 h du soir

       Tantôt Joseph Croisieaux m’a appelé de sa porte. Il voulait me montrer une boîte à mitrailleuse avec son ruban vide de cartouches, un casque allemand et une boîte protectrice de gaz asphyxiants qu’il a trouvés. Lui et son père avaient circulé toute la matinée sans aucune crainte. Ils ont été acheter un drapeau pour 30 fr, au Berceau Blanc. Chez moi, après bien des hésitations, on a consenti cependant à me laisser sortir pour aller faire la même emplette. Les rues étaient désertes et Mr le Curé, sur le seuil de l’Eglise-hôpital, m’a bien recommandé de prendre garde. La rue de la Chaussée était complètement vide. J’ai sonné au Berceau Blanc. Le magasin était tendu de guirlandes tricolores, et les comptoirs inondés de drapeaux belges, français, anglais et américains. Le marchand m’a dit qu’un boche était entré comme il en débitait, et lui avait dit qu’il pourrait les arborer dans 2 ou 3 jours. J’ai acheté un beau et grand drapeau belge pour 30 fr et deux petits drapeaux français et anglais, chacun pour 1 fr. Je suis revenu le plus vite possible, non sans m’être un instant réfugié dans la cour du dromadaire pendant qu’on canonnait un avion allié ! Tous les habitants m’ont aussitôt entouré pour me demander où j’allais, d’où je venais, si je ne savais rien, etc… On voit que tout le monde est anxieux et assoiffé de nouvelles. Mon retour chez moi a calmé les inquiétudes grandissantes de ma mère. Un boche habitant au N° 1 est venu nous offrir à 2 reprises successivement un assortiment de rideaux pour 5 marks et 2 grands stores pour 1 mark. Maman les a achetés, malgré ma répugnance, car je considère cela presque comme un vol. Mais on donnera quelque chose aux pauvres pour compenser.

       Lors de sa dernière visite, vers 5 h, le boche nous a dit qu’il partait ce soir, et que demain tout au plus dans 2 jours, les Anglais entreraient en ville. Il riait de m’en voir content. Il paraissait un brave homme.

       Maintenant c’est le soir ; comme beaucoup de gens et le boche lui-même le disaient, on dirait que les Allemands s’en vont. Tantôt des charrois et des hommes sont encore passés sur le boulevard. Le canon s’est tu presque entièrement. Un ou deux seulement se font encore entendre à de rares reprises. Mais au loin dans la nuit les mitrailleuses et les coups de fusils crépitent toujours. On dirait qu’ils chantent leur monotone mélopée sur une seule note à diverses puissances… tac tac tac… toc toc toc toc toc. Dans la journée disait-on, les batteries anglaises canonnaient déjà les batteries allemandes sur les hauteurs du cimetière. Ils se sentent peut-être tournés (sic), et ils s’en vont… Si c’était vrai ! si demain, en nous réveillant, nous voyions les rues sillonnées de patrouilles anglaises… Pour l’instant, nous sommes dans notre cave bien chauffée et close, où nous lisons autour de la table à la lueur d’une bougie, après avoir bien soupé. Sauf la voix chevrotante des mitrailleuses, qui ne cesse de barboter là bas, on se croirait au bon temps jadis…

Lundi 11 novembre

       Comment puis-je prétendre à écrire ce que j’ai vu et entendu, au cours de cette journée mémorable, dont le souvenir restera gravé dans ma mémoire comme celui d’un des plus beaux jours de ma vie ?

       Ce que l’on ressent dans ces occasions-là, la plume ne saurait le raconter, et l’on doit se contenter d’une froide énumération de faits dans laquelle rien ne passe des mille émotions qui ont agité votre âme.

       Hier soir, après une journée relativement tranquille, nous nous sommes couchés à la cave. Je me suis réveillé pour la première fois entre 11 h et demi et minuit. A intervalles espacés, un canon de campagne crachait encore derrière la maison ses détonations sèches et violentes. D’autres canons plus lointains, le cracra des mitrailleuses et des coups de fusil faisaient comme un accompagnement à ce thème rageur. Des charrois passaient au boulevard et l’on entendait des voix d’hommes. Je me suis alors rendormi pour me réveiller vers 1 h du matin. Une chose m’a immédiatement frappé, c’était le silence qui pesait partout. Tout de suite une pensée m’est venue : s’ils étaient partis !! Plein de cet espoir, j’ai attendu ; et le temps se passait, et le silence persistait, à peine interrompu par quelques coups lointains de fusils et de mitrailleuses. Je n’y tins plus : je réveillai ma sœur et je lui fis remarquer le calme lourd et étrange qui régnait. L’espoir tendit nos nerfs, et tout le reste de la nuit, c’est à peine si nous somnolions, pleins d’espoir et de doute. A 5 heures du matin, nous nous levions, ma mère et moi, et faisions en hâte un brin de toilette. Je montai en haut et poussai avec précaution la porte du balcon. Quelques formes s’estompaient assez loin sur le boulevard, dans la demi-obscurité du matin. J’entendis des voix qui me semblaient gutturales. Zut, me dis-je, ce sont des Allemands. Redescendu, je le dis à ma mère, et résignés incontinent à notre déception, nous reprenions notre toilette interrompue quand des voix se firent entendre à notre porte. Je me glissai avec précaution dans le corridor, mais il me fut impossible de distinguer leur langage. Je remontai encore en haut, et me glissai à nouveau dans l’entrebâillement de la porte du balcon. Un groupe de soldats se trouvait sur le trottoir, courant et riant. L’un d’eux s’étant avancé vers moi comme s’il m’avait remarqué, je battis prudemment en retraite. Cependant il interpellait Mme Jonnart, qui peut-être avait paru sur son balcon ou du moins arriva aussitôt. Celle-ci interrogea

-        Sont-ce des Allemands ou des Anglais ?

-        Des Canadiens, Madame ! répondit l’un d’eux.

       Aussitôt Mme Jonnart pousse des cris, je dévale quatre à quatre l’escalier, je me précipite dans le corridor en criant

-        Les Anglais ! Les Anglais ! Vive l’Angleterre ! Vive l’Angleterre…

       Je serre en riant et pleurant à la fois la main à une demi-douzaine de solides gaillards. Et bientôt cinq d’entre eux sont attablés à la cuisine, autour d’une bouteille de vin et de la tarte qui reste d’hier. Nous sommes délivrés ! délivrés ! nous n’en revenons pas ! nous courons de ci de là, de la porte à la cuisine, de la cave au rez-de-chaussée, sans parvenir à nous persuader que ce n’est pas un rêve ! Mais non ! le chef de la patrouille, qui parle le français, nous dit qu’ils sont entrés en ville ce matin après une courte escarmouche et qu’ils vont se lancer aussitôt sur les traces des boches. En attendant, ils se réjouissent avec nous, et Marcelle sort toutes ses provisions d’anglais. Mais notre festin les a retardés : déjà les camarades sont partis ; un court adieu, et les voilà en route. Au dehors, dans l’aurore commençante, un grand drapeau tricolore se déploie à la fenêtre des Croisieaux.

       Le bruit de la délivrance se déploie de proche en proche, et bientôt une floraison de drapeaux flottent au vent. Le nôtre, acheté hier, fait un effet magnifique.

       Quelques Anglais isolés descendent la rue d’Havré. Tous les habitants sortent de chez eux. Les cloches sonnent et le carillon entonne La Brabançonne. La ville se réveille délivrée.

       Après avoir avalé deux galettes, je cours en ville. La rue d’Havré est pavoisée de haut en bas. La foule est ivre de joie. Une compagnie anglaise descend la rue, mêlée de civils qui exultent, chantent, crient, portent les fusils et mitrailleuses voire même embrassent les soldats. La grand’ place commence à se remplir de monde et on acclame frénétiquement quelques cavaliers anglais qui passent. Un drapeau tricolore se déroule au clocher de St Nicolas. Toute la ville est déjà en fête. Sur la place de Flandre, un officier anglais accepte du thé pour la quatrième fois de la journée. Quelle différence entre ces officiers, affables, polis, souriants tout en étant dignes, et les hobereaux boches arrogants, hautains et brutaux ; entre ces soldats propres, bienveillants et bien élevés et les soldats allemands sales, violents et grossiers.

       C’est tout un réveil, une nouvelle vie qui commence : on se félicite mutuellement en s’abordant dans la rue ; tous les visages sont souriants. Un peu après huit heures, nous montons tous vers la grand’ place. L’hôtel de ville a arboré tous les drapeaux alliés. Le moindre Anglais qui passe est salué d’acclamations frénétiques. Et soudain, voici qu’un aéroplane arrive, il descend, il rase le faîte des toits, il file au dessus de la grand’ place en fête ; et les clameurs s’élèvent : bravo ! bravo ! vive l’Angleterre ! vive la Belgique ! ooooo….. cela monte comme une vague énorme au milieu des bras levés, des cannes, des mouchoirs et des chapeaux tendus éperdument vers l’avion. Celui-ci contourne le beffroi, revient et survole la grand’ place à plusieurs reprises. Chaque fois les fusées d’acclamations s’élèvent : l’aviateur français salue en agitant les bras ; l’enthousiasme est au comble. Le bruit court dans la foule que le roi va faire son entrée triomphale à 11 heures. On dit également que l’armistice est signé et entre en vigueur à 11 h. Le Kaiser et le Kronprinz auraient abdiqué et fui en Suisse. Nous sommes redescendus un moment puis remontés vers 10h pour assister à la fameuse entrée solennelle. Les remous de la foule nous ont bientôt séparés. En effet, mille spectacles divers s’offrent à nous : une brillante auto chargée de hauts officiers anglais, des cavaliers, un soldat français porté en triomphe par la foule, un homme brûlant solennellement au seuil du bazar l’effigie de von Hindenburg ; spectacle plus triste et même honteux, un soldat prisonnier hué par la populace : le malheureux ! il était pourpre et on eût dit que de grosses larmes allaient couler de ses yeux : on comprend qu’une foule asservie depuis 4 ans en arrive là, mais il vaudrait mieux montrer plus de pitié et de dignité. J’ai vu entre les mains d’un monsieur un journal de Paris annonçant la chute de Sedan, la remise à l’Allemagne des conditions d’armistice, des mutineries à Kiel. Enfin, au milieu des cris de joie, les troupes ont commencé à déboucher sur la grand’ place par la rue de la Chaussée. La police a refoulé la foule sur les trottoirs. Les grosses autos, les canons, les mitrailleuses, les troupes en bon ordre, les lanciers aux oriflammes rouges et blancs se sont rangés en carré sur la grand’ place. J’avais su trouver une place à une fenêtre de l’école consulaire, malgré la résistance du concierge. Nous croyions tous qu’un gros personnage allait arriver, peut-être le roi ou le prince de Galles. En effet, une auto débouche de la rue de Nimy au milieu des acclamations. Un officier jeune encore entouré d’un état-major et des notabilités montoises. Un échevin lui fait une courte allocution dont on n’entend pas un traître mot. Ensuite celui que nous pensions être le prince de Galles, et qui en réalité n’était autre que le général Currie, commandant en chef des troupes canadiennes, monte sur une auto et donne un ordre à l’immense masse de troupes qui présentaient les armes. Aussitôt celles-ci se découvrent et agitent leur casque en criant Hourrah ! la foule répète le cri avec un enthousiasme délirant. C’est le plus beau moment de la journée.

       Puis, le général se place avec les notabilités à l’entrée de la rue de la Chaussée et assiste de là au défilé des troupes. La foule reste sur la grand’ place ; elle y restera toute la journée.

       L’après midi, j’ai été voir l’avenue de Bertaimont. L’extrémité du boulevard Dolez est assez endommagée : on voit des trous dans les murs et toutes les vitres ont été brisées. A l’avenue même, les Allemands ont fait sauter le pont de la Trouille, mais ils n’ont réussi qu’à y faire de larges trous. L’avenue était pleine de canons et d’autos. Les cadavres des Allemands tués y gisent encore comme ils sont tombés. On ne les a pas protégés suffisamment contre la curiosité malsaine de la foule qui se presse pour contempler leur aspect au reste hideux. Le boulevard Sainctelette est très endommagé. Un obus a pénétré dans la maison où nous avions un instant pensé nous réfugier et y a causé des dégâts énormes. De même à l’avenue du Commerce et à la rue André Masquelier.

       Je suis rentré en ville et ai rencontré dans la rue de la Chaussée le défilé des troupes qui redescendaient après une seconde revue. La place est noire de monde ; la foule est si dense qu’on sait à peine avancer. On forme des groupes autour des quelques soldats belges qui passent. Un capitaine français, du 17ème Chasseurs, arrive en auto. Mais la foule empêche la voiture d’avancer. Elle ne progresse qu’avec lenteur. Des civils escaladent le marchepied et des dames demandent au capitaine des nouvelles de leur mari à l’armée. Arrivé devant l’hôtel de ville, l’officier descend de son auto, est soulevé et passe de bras en bras jusque dans la cour. Une splendide auto stationne sur la grand’ place. C’est celle qui a conduit la semaine dernière M. Poincaré à Valenciennes. Maintenant, elle attend le général Currie qui est à la réception de l’hôtel de ville. Je rencontre le Père Verboekhoven qui cause avec un officier anglais en attendant de voir passer le général. L’officier parle des combats livrés et dit que les Canadiens ont perdu 40.000 hommes devant Cambrai. Parlant du général Currie, il dit qu’il était simple civil avant la guerre et qu’il s’est élevé à son haut grade par son simple mérite. On parle beaucoup aussi de l’abdication du Kaiser et du Kronprinz et de la révolution en Allemagne. Soudain, trois officiers sortent de l’hôtel de ville. Le Père Verboekhoven s’avance et demande en anglais lequel est le général Currie. Celui-ci se présente. Le Père le félicite et lui demande de lui serrer la main, ce qu’il fait très volontiers. Il serre la main à tous les assistants et à moi-même. On crie : vive le général ! il sourit et répond de très bonne grâce à toutes les questions qu’on lui pose. Il est d’une rare affabilité. Il renvoie alors son auto et retourne à pied par la rue de Nimy. En retournant, je rencontre M. le Curé qui revient de la réception à l’hôtel de ville. Je trouve à la maison notre officier écossais attablé à la cuisine devant « a cup of coffie and a piece of cake ». Nous avons passé uns soirée très agréable à causer avec lui de choses et d’autres. Il était ingénieur aux mines de nickel de l’ouest Canada, avant la guerre ; simple soldat il y a trois ans, il est maintenant premier lieutenant. A Quéant près de Cambrai, il est revenu seul de sa compagnie. Il a déjà été blessé trois fois. Après son départ au mess, nous avons été coucher. Il est revenu puis est reparti pour un travail de nuit. Il avait oublié sa clef, et j’ai été obligé d’aller lui ouvrir en chemise de nuit. Cela ne fait rien.

Vive l’Angleterre !

 

Délivrance

11 novembre 1918                                                             (Ecrit le 21 novembre 1918)

Quand, dans le matin gris de ce jour de novembre
De mon balcon brumeux je les eus reconnus
Les mots pour les nommer ne me sont pas venus
Et je me suis rué comme un fou, de ma chambre
J’ai dû serrer des mains, rire et pleurer, je crois,
Je ne me souviens plus, car ce fut comme un rêve
Où l’âme en un instant éperdument s’élève
Pour retomber après sans mémoire et sans voix.
Quand ils furent assis sous la lumière blonde
Et que leur rire heureux monta de chaque coin
Les quatre ans d’esclavage étaient déjà bien loin
Et nous sentions pour nous se réveiller le monde

 

Le 12 novembre

       Pour la seconde fois, Mons se réveille délivrée et en est encore toute surprise. A peine levés pour aller à la messe ce matin, de violentes détonations ponctuées de coups de fusil viennent nous plonger dans l’inquiétude et l’incertitude. En passant sur la place de Flandre, un agent me dit que ce sont des mines allemandes qu’on fait sauter. Cette explication était d’ailleurs la vraie. On ajoutait aussi que l’on avait tiré sur des Allemands agissant contrairement à l’armistice. Nous avons déjeuné en compagnie de notre officier, qui est d’une politesse et d’une gentillesse extraordinaires. En sortant en ville ce matin, on rencontre à chaque pas des soldats, Ecossais avec leurs petites jupes et leur bonnet à houppe, officiers aux boutons de cuivre reluisants, cavaliers, lanciers, Néo-zélandais, etc. etc. Je me suis promené en ville toute la journée, contemplant ce spectacle auquel on est déjà accoutumé, et qui cependant ne lasse pas encore. J’ai rencontré un camarade revenu hier de Bruxelles et qui a traversé les lignes ( !) entre Soignies et Casteau, une heure avant l’armistice. Il apportait La Belgique de dimanche. Ce journal annonçait l’abdication du Kaiser et du Kronprinz, la révolution dans toutes les grandes villes allemandes, et d’autres nouvelles de moindre importance. Dans un long article intitulé « Demain », la rédaction tentait de se disculper des griefs dont on l’accable et annonçait qu’elle continuerait à paraître après la guerre. Ray Nyst, le rédacteur le plus acharné, a écrit un entrefilet où il annonce qu’il quitte le journal. Le rédacteur qui signait « Demain » déclarait d’ailleurs qu’il n’était aucunement en communauté d’idées avec Ray Nyst et le chroniqueur du Jour de Guerre. Quoi qu’il en soit, l’Histoire les jugera.

       A midi en rentrant, j’ai trouvé une compagnie d’Anglais qui cherchait à se loger dans les environs. Nous en avons pris 3 et nous en avons mis 2 dans la grande chambre du second et un dans la chambre de l’Allemand. Avant de dîner, maman en a encore fait entrer un qui était très fatigué et qu’elle a fait se reposer dans un fauteuil. Tandis que nous dînions, le malheureux nous a raconté qu’il avait fait aujourd’hui une longue étape, bien qu’atteint de la grippe espagnole. Il a bu coup sur coup trois grandes tasses de café et est parti un peu réconforté. Il nous faisait pitié. Avec cela d’une distinction et d’une finesse remarquables, comme tous d’ailleurs.

       Nous avons circulé en ville tout l’après-midi au milieu d’une foule très dense. De nouvelles affiches de l’autorité anglaise défendent de circuler entre 8 h du soir et 6 h du matin, de laisser voir de la lumière pendant ce temps, de sortir de la ville sans permis. La ville a fait placarder une proclamation annonçant la délivrance et l’écroulement de l’Allemagne, et remerciant les Canadiens. Le prince de Galles est arrivé à Mons aujourd’hui, mais on ne l’a pas vu encore. Nous avons passé une délicieuse soirée à causer avec notre officier et un de nos logeurs, un Canadien français, qui s’exprime très correctement. L’ordonnance de notre officier est un excellent homme qui a 2 petites filles. Il a perdu sa femme sans l’avoir revue, pendant la guerre. Il a apporté trois étuis de chocolat à ma sœur qui s’appelle Lucie comme une de ses filles. Tous les soldats et officiers sont d’une affabilité et d’une courtoisie qui vous stupéfie, habitués que l’on était à la grossièreté des soldats boches. Il doit aller occuper Coblence. Nous lui avons raconté tout ce que les Allemands avaient fait ici : il en était étonné et indigné. Ma sœur aînée est devenue l’interprète du quartier. On vient à tout instant la chercher pour servir d’intermédiaire entre Anglais et Belges. Il y avait concert militaire ce soir au théâtre. On entend parfois les cornemuses écossaises qui jouent au mess, chez Demaret. Nous avons appris aujourd’hui une mauvaise nouvelle. Le fils de Mme Scouvemont (14 ans) a été tué à Baisieux par un éclat d’obus allemand tandis qu’il préparait un arc de triomphe pour les Canadiens.

Le service postal est rétabli avec le front belge : nous en avons profité pour écrire à notre cousin Eugène.

Le 13 novembre

Note de la copiste : Paul Renders a 18 ans aujourd’hui. Il n’en dit mot dans la chronique qui suit.

       Ce matin on a affiché en ville une proclamation du gouverneur ; elle est très belle. Mais il serait trop long de la relater. Les Anglais ont aussi affiché à plusieurs endroits les conditions d’armistice. Les principales stipulations en sont l’évacuation dans les 15 jours de la Belgique, l’Alsace Lorraine et le Luxembourg. L’occupation de l’Allemagne à l’ouest du Rhin et des villes de Coblence, Mayence et Cologne avec 30 km au delà. L’occupation libre de tous les ports allemands, la renonciation aux traités de Brest-Litowsk et Bucarest etc. etc. Et je crois qu’on trouvera bien un prétexte ou l’autre pour aller à Berlin. D’ailleurs la révolution bat son plein en Allemagne. Il se forme partout des comités d’ouvriers et soldats. A Bruxelles même il s’est formé un comité de soldats et on dit qu’il y a des combats de rue, où même des civils sont tués. Le Bruxellois reproduisait une proclamation de ce comité à la population bruxelloise pour l’inviter au calme.

       L’après-midi on a procédé à l’enterrement solennel des 8 Canadiens tués sur le territoire de la ville. Il y avait un grand nombre de soldats et une affluence énorme. Chaque cercueil était posé sur un char couvert de fleurs. Mais on voyait bien au visage indifférent des soldats qu’ils sont habitués à voir la mort de près. Les aéroplanes survolaient la grand’ place de très bas. La cérémonie était très imposante. Nous avons passé la soirée avec notre officier et en partie avec nos soldats. A un moment donné, ils étaient 6 dans la cuisine. Ils nous apportent toutes espèces de choses : chocolat, caramels, lait condensé, cigarettes. Ma sœur est devenue l’interprète de tout le quartier : j’ai encore été avec elle le soir chez Mme Randour où il y a un mess. J’ai causé avec les officiers et j’ai eu le Times du 9 : il est très intéressant. L’officier qui est à la maison est très gentil et très instruit. Il a appris le latin et le grec et est ingénieur des mines. Un de ses frères a été tué à Mons le 23 août. Il a encore d’autres frères à la guerre. Nous passons avec lui de bonnes soirées. Il déclare qu’il est installé de manière « very comfortable » et qu’il est « like at home ». On dit beaucoup que le roi vient vendredi.

Le 14 novembre

       Aujourd’hui le fils de Mr Lardinois, soldat à l’armée belge, est revenu en congé. Il est grandi et grossi sur toutes les coutures. Des visiteurs se pressaient en foule autour de lui pour lui demander des nouvelles, principalement les parents de soldats. Il nous a annoncé la mort de Jacques Quinet, tué à Moorslede.

Le 15 novembre

       Aujourd’hui, Fête du roi ; grand défilé militaire à 10 h et quart sur la grand’place. Dès 9 heures, la foule se pressait, soit pour chercher à louer une fenêtre, soit pour être mieux placé au « parterre ». Un beau soleil clair qui faisait scintiller les cuivres des uniformes et un ciel d’un bleu étincelant. On avait dressé une grande estrade devant l’hôtel de ville et des soldats travaillaient à la pavoiser depuis le matin. Les notabilités civiles, en habit et haut-de-forme, militaires, en grand uniforme, affluaient de toute part et prenaient place. La foule était devenue très dense sur les trottoirs : il y avait des groupes aux fenêtres, sur les escaliers, des grappes accrochées aux réverbères, aux poteaux de tram, sur les toits, les pieds dans les gouttières ; il y en avait même sur les cheminées des maisons. Je n’ai jamais vu tant de monde. L’estrade n’était qu’un bloc humain, uniformes khaki d’un côté, habits noirs de l’autre. De temps à autre, un groupe d’officiers arrivait à cheval. Un colonel ou général français a été vigoureusement acclamé : on disait que c’était le général Foch !! Enfin le général Horne, commandant de la 1ère armée anglaise, est apparu suivi d’un brillant état-major et d’un Australien porteur du fanion. Tous ont mis pied à terre. Ils ont été salués par les autorités civiles. Puis, M. Save, f.f. a prononcé un discours auquel le général a répondu, d’abord en anglais, puis en français par la voix d’un interprète. De la place où j’étais, on n’entendait d’ailleurs pas un traître mot. Nous étions trois messieurs debout sur deux chaises, sous la marquise en verre d’un café. Des spectateurs étaient descendus sur la marquise, dont plusieurs carreaux ont cassé, ce qui a provoqué de vigoureuses protestations. La foule, où les Anglais étaient plus nombreux encore que les civils, formait une masse si compacte, que chaque mouvement se propageait d’une extrémité à l’autre, comme une vague. L’enthousiasme atteint son comble lorsque le général Horne, suivi de son état-major et des autorités de Mons, passa dans les rangs des soldats massés sur la grand’place. A toutes les fenêtres, on agitait frénétiquement les mouchoirs. La foule poussait des acclamations formidables. Quand le général fut remonté sur l’estrade, le défilé commença. Durant 2 heures, les troupes passèrent : lanciers, canons de petit et de gros calibre, reluisant comme des casseroles bien astiquées, fantassins sans nombre, bicyclistes, aviateurs, musiciens… Il en passa sans arrêt, au son des marches militaires entonnées à pleins cuivres. Les Grosses Bertha surtout furent vigoureusement acclamées. Finalement, ce défilé interminable laisse les estomacs affamés et les jambes fatiguées : les fenêtres s’éclairèrent, les trottoirs se vidèrent ; cependant la foule était encore énorme quand les derniers soldats passèrent, vers 1 heure et quart. Je retrouvai ma mère, mes 2 sœurs et ma servante qui avaient loué une table pour 2 fr 50. Nous rentrâmes pour dîner, éreintés de cette contemplation prolongée. Ce spectacle, magnifique sous le clair soleil de novembre, m’a laissé une impression inoubliable. Mes yeux sont encore pleins des couleurs chatoyantes des drapeaux et de la régularité de forme de ces régiments splendides. D’ailleurs, la photographie et la cinématographie nous rappellent ces scènes, car elles ont été tournées avec un rare brio. Que doit donc être la force de l’armée anglaise, puisque, paraît-il, il n’y avait à la revue qu’une délégation de chaque régiment de la 1ère armée !

       L’après-midi, c’était le Te Deum solennel à Ste Waudru, nous sommes arrivés en retard, mais à temps pour entendre La Brabançonne et Vers l’Avenir. La cohue dans les nefs, des officiers partout, des conversations dans chaque coin, et, par-dessus tout, les notes entraînantes de l’hymne national, voilà l’impression qui m’en reste, médiocre pour une cérémonie qui eût été plus grandiose, si plus recueillie. A la fin, l’orchestre a joué Le régiment de Sambre et Meuse et d’autres marches militaires, d’un effet étrange dans une église. La foule est sortie par la grand’porte.

       L’officier nous a dit ce soir que sa division partait seulement mardi. La 1ère et la 4ème demain, la 2ème lundi, la 3ème mardi ou mercredi. Le lieutenant Dickinson est vraiment un homme d’une haute intelligence et d’un grand cœur. Il était ému en nous parlant de ses « lochs » d’Ecosse et de sa terre natale. Nous lui sommes déjà très attachés et son départ nous coûtera.

Le 16 novembre

       J’ai été aujourd’hui à Pâturages et Wasmes, en dépit de la consigne. Les 2 villages ont été délivrés samedi. Ils n’ont pas souffert, sauf les dégâts résultant de la destruction de ponts. Un homme de Wasmes a réussi à couper des fils et à empêcher de détruire 2 grands ponts. On lui a demandé ce qu’il préférait pour récompense. Il a dit : « un voyage en aéroplane à Paris » ce qui, paraît-il, lui a été promis. Les villages sont constamment traversés par des soldats. Les Highlanders, les « petites cottes » comme on les appelle, provoquent la stupéfaction et les critiques. Plusieurs soldats belges sont aussi revenus dans le pays. En rentrant, ma sœur m’a raconté que l’ordonnance a dit que les Canadiens ne vont pas en Allemagne. Ils ont déjà trop donné pendant la guerre, et retournent chez eux. Des Anglais et des Américains les remplaceront chez l’ennemi. Ces derniers que nous allons avoir ici, ont, paraît-il, un caractère moins commode et plus égoïste que les Canadiens.

       L’officier a démenti le soir le bruit que les Canadiens n’iraient pas en Allemagne. J’ai été tantôt avec Marcelle chez Mme Randour, pour causer avec 2 officiers supérieurs de l’État-major de Valenciennes, qui vient remplacer l’autre. Ils nous ont offert le « five o’clock tea ». J’ai vu des journaux du 14 : ils parlent beaucoup de l’entrée éventuelle des Alliés à Bruxelles pour vendredi ; ce serait donc déjà un fait accompli. Hindenberg est resté en Allemagne : il a lancé une proclamation (in extremis !) disant que les soldats avaient réussi « à tenir la guerre écartée des frontières allemandes » ! L’empereur Charles d’Autriche a démissionné. Les bruits les plus divers circulent au sujet du Kronprinz. Hier soir, jusque tard dans la soirée, les soldats se sont succédés pour venir causer anglais. Nous avons découvert qu’il y a chez nous un ministre protestant ! Nous l’avons surnommé « le sérieux » ! Il y a aussi « le jeune », « le rouge » etc… Ils viennent se chauffer souvent à la cuisine et, peut-être comme dédommagement, nous apportent du chocolat, des caramels, et, ces derniers jours, d’énormes morceaux de fromage canadien !

Dimanche 17 novembre

       L’officier qui m’avait d’abord promis de m’accompagner au cimetière de St Symphorien en a été empêché parce qu’il devait siéger à la cour martiale. Nous avons été l’après-midi chez Mme Andréau, boulevard Sainctelette. La maison, bien qu’en très mauvais état depuis la bataille, loge encore 3 officiers et 3 ordonnances. Tous les soldats sont heureux d’entendre quelqu’un qui parle anglais, et ils s’en donnent à cœur joie. Le soir, comme l’officier dînait à 6 heures et demi, nous avons eu grande réunion de soldats canadiens à la salle à manger. On a fait de la musique, bu du café, et surtout beaucoup causé. Aujourd’hui est paru en ville le 1er numéro du journal local La Liberté qui est du reste assez insignifiant et a une tournure socialiste très accentuée. En revanche, nous avons vu un journal canadien du 15 qui décrit les réjouissances à Mons lundi dernier.

       Mons est en passe de devenir ville historique.

Le 18 novembre

       A partir de 7 h du matin, nous assistons au défilé de la 2ème division canadienne qui part pour l’Allemagne, musique en tête, par petits groupes. Souvent ils font halte devant la maison, et les soldats s’étendent par terre, la tête sur leur sac, sans paletot, en dépit de la gelée mordante. Les charrois les suivent, et en route « nach Coblenz » ou peut être « nach Berlin » ! Quand on pense qu’il y a déjà une semaine qu’on est délivrés, il semble que l’on rêve. Ces 8 jours ont fui comme un éclair. Le passage des soldats a continué une grande partie de la matinée, mais la plupart partent vers Bruxelles. Tantôt est passée une musique de Highlanders, précédée d’une chèvre au cou de laquelle pend une large médaille. C’est la « mascotte » du régiment. On a plus de journaux, ces derniers temps, mais on dit que la Pologne a envahi l’Allemagne, que la Roumanie a donné 10 jours aux boches pour évacuer son territoire, enfin que le Kaiser s’est suicidé. Il y a en ville un étalage que je ne peux regarder sans envie : il est formé uniquement de Libre Belgique, de Revue de la guerre, de Belgique martyre et d’autres ex-prohibés. Malheureusement, « ça ne se vend pas ». On voit à beaucoup de vitrines des inscriptions injurieuses pour les boches. Ce que cela doit être à Bruxelles où, dit-on, les troupes entrent le 21 !

       Le soir, nous avons eu une grande soirée musicale, successivement pour les soldats et pour l’officier. C’est ennuyeux que la discipline militaire nous empêche de les recevoir tous ensemble !

Le 19 novembre

       Aujourd’hui matin, l’ordonnance de notre officier est parti pour l’Ecosse. On leur fournit un costume neuf avant leur départ. Puis ils se rendent comme ils peuvent à Raismes près de Valenciennes, d’où ils prennent le train pour Boulogne. Prayerd, c’était son nom, ne reviendra plus ici, s’il revient en Belgique : nous lui avons donc fait nos adieux définitifs ; nous le regrettons, car c’était un brave homme. Deux de nos soldats, le pasteur Bainley et le gros Harper quittent la maison aujourd’hui pour un logement plus proche du grand quartier général. Mais 2 autres les remplaceront dès aujourd’hui.

       Ce matin, j’ai été chez le Père Chassot, et j’ai appris avec stupéfaction qu’il avait été en auto, avec un capitaine, M. Marot et Karl Deharveng, visiter les champs de bataille entre Lens et Arras ! Douai et Valenciennes sont bien conservés ; mais de la contrée située autour de Lens et Lévin, de Vimy et d’Arras, il ne reste que des pans de mur et parfois absolument rien : un tertre gazonné forme la place où s’élevait jadis une église, et le long de la route de Béthune à Arras, c’est le désert dans son affreuse nudité. Pendant des kilomètres le pays est raviné de tranchées et couvert de fils de fer barbelés. Ce n’est que grâce aux tanks que nous avons pu, je crois, traverser cette formidable ligne Hindenburg. Pendant que le Père Chassot nous racontait ses impressions, est arrivé Emile Lebas, jésuite et ambulancier, en costume de soldat (sauf le col romain). Il nous a longuement décrit la vie du front. Il doit rejoindre à Bruxelles, je crois. Au sujet de l’entrée du roi dans la capitale, les avis sont partagés : on pense généralement que ce sera le 21, car ce jour-là le conseil communal et les députés de Mons se rendront à Bruxelles. Je voudrais bien assister à cette rentrée triomphale, mais « à l’impossible nul n’est tenu ». On parle beaucoup aussi de la levée des classes restées en Belgique. Je le redoute et l’espère à la fois : je le redoute, car cela retarderait mes études d’un an ; je l’espère, car il me serait agréable d’aller faire un petit voyage en Allemagne. Encore faut-il qu’on prenne les jeunes gens depuis 18 ans. J’ai vu chez le Père Chassot le Times du 17 : il dit que lundi, l’Alsace et la Lorraine seront complètement françaises. La remise des navires allemands a déjà commencé. Le bruit court aussi que le Kaiser serait rentré en Allemagne. Il aurait voulu singer Napoléon en se rendant aux Anglais, mais qu’il prenne garde à la justice. Ici, la poste a recommencé à fonctionner gratuitement.

       Ce soir, on a vendu en ville L’Etoile Belge et Le Soir qui arrivent de Bruxelles délivrée. Dans L’Etoile, il y a en manchette « La journée d’Adolphe Max » mais je n’ai pas pu le lire. Le prix des journaux est de 50 cm. On vend aussi pour 20 cm une lettre de mort : les familles Canard, Canaille, Vendu, Traître, Mouchard etc. vous font part de la mort de La Belgique et Le Bruxellois. Le défilé des réfugiés recommence en sens inverse : pour Valenciennes et les environs surtout, mais cette fois, les poussettes sont ornées de drapeaux tricolores.

Le 20 novembre

       Au matin, la 4ème division canadienne a défilé. J’ai lu dans La Liberté d’aujourd’hui les discours de Clémenceau, Deschanel et ... à la Chambre française, l’ovation à Clémenceau, à Foch, à l’armée, à l’Alsace Lorraine reconquise. C’était magnifique. Il y avait aussi un message de Wilson, assez modéré d’ailleurs. Anvers, Bruxelles et Namur sont actuellement délivrés, et Liège va l’être. Le Kronprinz a été interné en Allemagne comme prisonnier de guerre. Les journaux La Belgique et Le Bruxellois ont été suspendus et plusieurs rédacteurs arrêtés. J’aurai peut-être ce soir les journaux français.

       L’après-midi l’officier a amené son cousin, soldat de la croix rouge, actuellement à Masnuy St Pierre. J’ai joué une longue partie d’échecs avec le « Révérend Bainley ». Elle s’est terminée par « l’indécision finale ».

       Le soir, tous nos ex-logeurs sont revenus. J’ai de nouveau joué 4 parties d’échecs avec Bainley : 2 pour 2 ! Les autres ont voulu faire une partie de Whist avec Marcelle, mais ils n’ont pu s’entendre, car les jeux diffèrent. Bainley a encore apporté un gros morceau de fromage et un paquet de bonbons. Marcelle, après avoir causé quelques instants dans la rue avec un Anglais qu’elle ne connaissait pas a reçu de lui une barre de chocolat !

Le 21 novembre

       Au matin, j’ai reçu de l’officier un journal français : il décrivait l’enthousiasme en Alsace Lorraine et l’entrée des Français à Mulhouse, Dieuze, Château-Salins, etc. etc. Les Anglais ont aussi atteint Enghien et La Louvière. Je sers plus ou moins à présent d’ordonnance à l’officier : je vais le matin lui porter le café dans son lit et je lui monte son eau chaude pour sa barbe. Il m’a dit tantôt que s’il avait fait de si courtes études, c’est qu’il ne les avait pas terminées parce qu’il n’avait pas « satisfied » et qu’après la guerre il comptait reprendre une ferme dans le Manitoba !

       Ce matin le génie des 1ère et 3ème divisions canadiennes est passé devant la maison. Le lieutenant Dickinson a reçu les cartes militaires de Bruxelles, Liège et Marche. On dit que c’est demain que le Roi entre à Bruxelles. Pour tout au monde je voudrais y être : mais malheureusement « it is impossible ».

Le 22 novembre

       Temps magnifique pour l’entrée du roi à Bruxelles ; comme cela accentue mes regrets de ne pouvoir y être ! Une nouvelle ordonnance est arrivée à l’officier, mais nous avons beaucoup de mal à comprendre son anglais, et réciproquement. Il avait été décidé qu’il coucherait ici, sur le matelas laissé vacant par le départ de Bainley. Mais ce soir, Bainley et Harper sont revenus, parce que leur nouveau logis, où tous les carreaux sont cassés, leur est insupportable : les voilà donc à 5 pour 3 lits ! Ils nous ont dit qu’il y avait des troubles dans l’armée canadienne, qui désire ardemment rentrer dans ses foyers ; ils disaient même qu’ils partaient demain, mais pour Paris. En tous cas, ils reconnaissent que c’est ici qu’ils trouvaient leur meilleur logement depuis leur arrivée en France. Ils n’ont pas à se plaindre : ce midi, Bell et Dickinson ont encore eu un grand plat de pommes de terre frites !

       L’officier nous a confirmé ce soir qu’il y a eu des troubles dans un bataillon canadien qui ne veut pas partir vers l’Allemagne.

23 et 24 novembre

       J’ai lu dans le Daily Express le récit de la livraison des 20 premiers sous-marins allemands. On les a reçus « en silence ». Les officiers allemands portaient des « figures tragiques ». Le Roi est entré à Anvers et à Bruxelles au milieu d’un enthousiasme magnifique. J’espère qu’il viendra bientôt ici. M. Albert Jonnart, lieutenant et Edgard Roland sont revenus. Ici je passe ma journée à jouer aux échecs avec les soldats.

       La première voie ferrée a été poussée jusqu’à Mons

25 novembre

       Les réfugiés de retour de Nivelles et Charleroi inondent la ville ; le spectacle est le même, presqu’aussi désolant qu’au passage. Plusieurs ont dû coucher sur la grand’place et la gelée a causé la mort de certains. Des soldats plein la ville, trop même : Mons aura demain peut-être 50 à 60.000 habitants, car il doit encore arriver des réfugiés. Une division canadienne est à Bruxelles, une autre à Namur. Demain 120 officiers du bataillon 43 Highlander vont à Waterloo et à Bruxelles. Ce sera bientôt le tour du nôtre. Il nous a dit hier soir que les alliés reprendraient la guerre à l’expiration de l’armistice. Nous venons d’apprendre que M. Vandergang, 2ème vicaire de St Nicolas, a été tué à Eecloo, au début d’octobre.

26 novembre

       On a mis cet après-midi des affiches annonçant la visite du Roi pour demain ; toute la ville se prépare.

27 novembre

       A 10 h du matin, nous sommes chez Mme Leclercq, rue du Gouvernement, où une place nous est réservée. Les trottoirs se remplissent peu à peu de monde, et l’on voit passer toutes les personnalités civiles de Mons en grand apparat : bicorne, galons d’or et épée au côté, ou tout au moins haut-de-forme. Les agents de police ont leur uniforme de gala, avec casque bleu, presqu’à pointe ! Le Roi doit arriver en auto à 10 h et demi, au bas de la rue de Nimy. Vers le quart de 11 h, le carillon entonne La Brabançonne. La voiture royale est probablement entrée en ville. A 11 h, un remous dans la foule : on entend des cris lointains de Vive le roi… le oi – a – a… Une escouade d’agents de police s’avance. Puis une première auto, fermée ; c’est celle qui amène M. Damoiseaux. Les vivats redoublent, s’enflent comme une marée. Et voilà l’auto ouverte qui Les porte. Ils sont là ! Le roi, pâle avec ses pommettes rouges et ses cheveux d’un blond très clair, à peine vieilli, un peu maigre tout de même. Le voilà ! Il est revenu, après quatre ans de lutte, de sacrifices, d’une responsabilité écrasante. Voilà celui entre les mains duquel a tenu un instant le sort du monde ! Le voilà ! C’est lui ! Vive le roi ! Vive le roi ! Les mouchoirs s’agitent, les bras se lèvent frénétiquement, une ovation indescriptible éclate. Aux côtés du roi, surprise inespérée, le prince Léopold découpe sa figure fine et rêveuse, brunie par le grand air, par l’air de l’Yser aussi ! Mais il semble que tous deux, le roi et le prince, portent sur leur visage une ombre de tristesse qui les voile et les empêche de sourire. Est-ce le souvenir de ceux qui sont tombés, là bas, dans le dernier coin du pays si bien défendu ? Est-ce la vue de toutes ces ruines, de toutes ces maisons détruites, de tous ces innocents massacrés, d’un peuple amaigri par les privations et pantelant des coups de la cruauté allemande ? Est-ce la vague crainte de l’avenir, à cet instant où les trônes sombrent partout en Europe sous les coups de la révolution victorieuse ? Non, Sire, votre peuple vous sera toujours fidèle. Il sait que vous avez souffert avec lui durant quatre ans ; avec ses soldats, dans les tranchées boueuses ; de cœur, avec son peuple, dans la Belgique souffrante et martyrisée. Eh bien moi, je crois que si la figure du roi était grave, que si le prince Léopold semblait se retenir difficilement de pleurer, c’est que l’émotion étreignait leur cœur, à la vue de leur peuple qui venait leur témoigner par ses acclamations la joie indicible du grand retour. Je pense que sous la forme stéréotypée et monotone du salut militaire, c’était leur rêve qui nous parlait, qui nous remerciait de notre courage, qui nous promettait réparation pour nos souffrances et qui nous montrait l’avenir glorieux et plein d’espoir. Mais à peine avions-nous eu le temps de contempler les traits de nos chers souverains, que l’auto royale, entourée d’un cercle d’acclamations, s’éloignait vers le Gouvernement. L’une après l’autre, les autos de la suite défilaient et rentraient à l’hôtel provincial.

       Une deuxième fois, ils sont passés devant nous en se rendant à la grand’place. Par des rues latérales, j’ai couru de toutes mes forces : mais arrivé au débouché de la rue de Nimy, je me suis trouvé devant une muraille humaine dense et impénétrable. En me hissant sur la pointe des pieds, j’ai pu voir un détachement de Canadiens rangés en carré au milieu de la place, les trottoirs gorgés de monde, les balcons débordants, les fenêtres où des grappes étaient accrochées, les marquises des cafés et même les toits inondés d’uniformes khakis et de prosaïques habits civils. Quand l’auto royale a débouché dans cette immense cohue, ça n’a été qu’une acclamation d’un bout à l’autre de la place. L’enthousiasme eût pu être encore plus délirant, mais dans ces moments-là, on est encore plus avide de voir que de crier. Quand le Roi eut été rentré d’un moment à l’hôtel de ville, et que la foule eut jugé passé le temps des inévitables « speeches », une voix, puis deux, puis de nombreuses, crièrent : « au balcon ! au balcon ! ». Un moment après, la croisée du balcon s’ouvrait, et le Roi apparut, suivi du prince Léopold et des notables de la ville. On acclama vigoureusement de partout : je ne vis pas le reste car je courus en hâte rue du Gouvernement pour voir encore passer le Roi ; après quoi, je m’en fus dîner.

       L’après-midi au quart de 2 h, j’étais de nouveau devant le Gouvernement pour voir sortir le Roi qui se rendait à Ste Waudru. Les trottoirs n’étaient plus si remplis ; la foule se portait de préférence sur les grandes artères, et à l’église même. On m’avait signalé que le Prince Charles était aussi dans le cortège, dans une auto fermée, suivant celle du Roi. Fort étonné, car nul ne m’en avait parlé le matin, je regardai attentivement. Pour la cinquième fois, j’acclamai donc le Roi et le prince Léopold ; leur visage semblait plus gai que le matin ; comme on l’avait dit, dans l’auto suivante, j’aperçus la silhouette fine et le visage maigre et osseux du petit prince Charles, vêtu de l’uniforme des cadets de marine. Je pris alors mes jambes à mon cou, et une sixième fois je revis le cortège devant St Nicolas. Dans une course vigoureuse par les rues latérales, j’atteignis avant le Roi le square St Germain, où une foule compacte était massée aux abords de l’église. Je pénétrai dans Ste Waudru. Le chœur était magnifiquement pavoisé, et une multitude pressée faisait la haie des 2 côtés de l’allée centrale. Il y avait des gens juchés dans le triforium, dans les autels latéraux, sur le socle des statues, sur les échelles, même sur le car d’or. Je réussis à trouver une place, tout à l’entrée, près du portail. Un moment après, une immense clameur montait du dehors, et le clergé s’avançait pour recevoir le Roi, Monseigneur en tête; ô bonheur, ce dernier et les deux petits princes s’arrêtent juste devant moi, pour écouter le speech de circonstance. Les cheveux blonds du Roi se sont ébouriffés lorsqu’il a enlevé son képi ; ses yeux bleus, sous ses lorgnons, donnent à son visage un air de bonté. Les petits princes écoutent d’un air impassible : ils sont habitués à ces sortes de cérémonie. A un moment donné, la prince Charles se penche pour demander quelque chose à un personnage officiel placé à ses côtés. Monseigneur, dans son discours, remercie le Roi, redit nos souffrances passées et notre joie de pouvoir aujourd’hui remercier Dieu avec lui. Le Roi répond en quelques mots : il exprime sa reconnaissance pour le clergé belge, qui, durant l’occupation, a été l’âme de la résistance. Il dit combien il est heureux de venir prier aujourd’hui avec nous dans notre collégiale. Le Roi a parlé de sa voix basse, un peu grave, en se tournant tour à tour vers Monseigneur et le clergé. Quand il a terminé, une certaine hésitation se manifeste dans la foule. On se demande : criera-t-on dans l’église ? Oui, brusquement, l’ovation éclate, frénétique, plus enthousiaste que partout ailleurs. Le grand orgue entonne La Brabançonne. Le Roi s’avance entre deux haies de vivats. Il lève la tête vers les vitraux brisés et demande à Monseigneur l’origine de cette dévastation. La cérémonie dans le chœur est très courte : on chante le Domine, salvum fac et Vers l’avenir. Le cortège reprend ensuite le chemin du grand portail et le Roi sort au milieu des acclamations de la foule immense massée au pied de Ste Waudru. Je suis resté plusieurs minutes pour sortir de l’église, broyé, soulevé comme un paille dans la cohue qui ne se dégorgeait que lentement. J’ai réussi à revoir le Roi en bas de la rue de l’Athénée, puis, sans cesser de courir, à la rue Samson et enfin au bas de la rue de Nimy, quand il est remonté dans son auto couverte, pour le départ.

       J’ai contemplé pour la dernière fois et avec une émotion poignante son visage et celui du prince Léopold. Puis ils sont remontés en auto au milieu des cris et des « vive le Roi !.. » et ils sont partis. J’ai suivi la voiture des yeux jusqu’au bout de l’avenue ; puis quand ils furent disparus, je suis parti, tout triste ; je regrettais d’être au soir de cette journée, et je pensais au Roi et aux princes, qui, déjà, étaient si loin...

 

Mercredi 11 décembre

       Aujourd’hui, la 3ème division canadienne, celle qui nous a délivrés, a quitté Mons de 7 à 9 h du matin, par la route du Roeulx. Elle se rend à Bruxelles par Waterloo. Nous avons vu passer, dans le bataillon des « machine gunners » tous ceux qui ont logé ici, Bainley, Bell et Harper, et tous ceux, si nombreux, qui sont venus ici : Morgan, Dunn, Dansworth, Jepson, etc. Dickinson, lui, est depuis longtemps à Thieusies ; et je crois que son départ s’effectue aujourd’hui aussi.

       Les adieux d’hier soir et de ce matin ont été assez tristes : depuis un mois qu’ils partagent notre vie, ils font partie de la famille, et leur départ causera un grand vide. Nous n’entendrons plus les chansons de Bell, les « Sure ! » de Bainley et les « Aoh ! yes » de Harper.

       Mais nous n’oublierons jamais ceux qui nous ont délivrés du joug des boches, et qui, durant si longtemps, nous ont donné le spectacle d’une générosité et d’une délicatesse extrêmes.

       Enfin ! ils sont partis, et voilà un nouveau chapitre de vie qui commence !

 

ADDENDUM aux « Souvenirs des derniers jours » de Paul Renders

 

Liste des Canadiens, Américain et Anglais hébergés au 5 Bd Dolez ou chez des voisins après la Libération de Mons, crayonnée à la toute dernière page du 2ème Carnet 1918 (en tête bêche)

Richard Stanley Dickinson, 1er Lieutenant des Queen’s Own Cameron Highlanders of Canada
Playerd, 1e Ordonnance
Helpburn, 2e Ordonnance

Henry Bertrand Bainley (le Sérieux)
Daniel Bell
Harper (Nobey le Gros)
Georges Richardson (le Grignard *)
Jepson (longues dents)
Dansworth (Conté-Meuse) chez Tante Mennie
Morgan (plat nez) l’Américain Pasteur
Holmes
Denniston (le Caporal)
Underwood (le joueur de piano)
Sullivan, 2e officier
Herbert (petit de Joséphine)

Colonel Mersereau, 25ème Bataillon Canadien, officier anglais de Lucie
Ben et John (hearvig guns), les 2 Anglais du N° 9

(*) Grignard : Se dit d'un quadrupède dont les incisives ou le bourrelet dentaire de la mâchoire supérieure sont situés en arrière des incisives inférieures.

 

Annexes
Un choix de 4 poèmes

Pourquoi le Roi était grave (22 novembre 1918 – 13 avril 1919)
Poème inachevé (sans titre, décembre 1918)
Les Canadiens chez nous (22 décembre 1918)
Au Roi (décembre 1915)
et un complément intitulé par Paul Renders
Documentation sur la 2ème bataille de Mons
(recueil d’autres témoignages rassemblés par Paul Renders au fil des événements)

 

1.

Pourquoi le Roi était grave

22 novembre 1918 - 13 avril 1919

Quand vous passiez, fêté par la foule en délire,
Dans la clameur glissant comme un remous de flot,
Votre visage grave éteignait nos sourires,
Et le prince semblait retenir un sanglot…

En ce jour d’allégresse où votre âme et les nôtres
S’unissaient dans un cri d’amour pour le pays,
Sans doute vos regards cherchaient encore « les autres »,
Tous ceux qui sont tombés, nos enfants et vos fils.

Nos rangs sont éclaircis, bien des places sont vides,
Vous portez notre deuil, et vous vous souvenez…
Vous avez pu voir, vous, leurs visages livides,
Et pleurer sur leur mort quand leurs glas ont sonné…

Nous n’avons pas vécu dans l’horrible tourmente,
Nous avons bien souffert, mais, certes, moins que vous…
Nos yeux n’ont pas gardé ces scènes d’épouvante,
Nous étions confiants, et l’espoir est si doux !

Les meilleurs de nos fils sont restés dans la plaine,
Sire, mais la moisson germe dans nos sillons…
De souvenirs vivants notre âme est encore pleine,
Et la guerre a changé les agneaux en lions.

Nous sommes tous debout pour l’œuvre qui commence,
Nous voulons que demain fasse oublier hier.
Si vous voulez des bras pour ce labeur immense,
Votre peuple est tout prêt, vous pouvez être fier.

C’est là ce que vous dit la voix qui vous acclame
Sire, pour vos labeurs, pour vos larmes, merci.
A tous ceux qui sont morts, merci du fond de l’âme,
S’il en faut pour tenir leur place, nous voici !

 

2

Poème inachevé

(Sans titre)

Le silence s’est fait sur la petite chambre
Où cet an écoulé connut tant de labeur
Il y fait si désert que l’on a presque peur
Lorsqu’on s’y glisse seul par ce soir de décembre.

Autrefois, à cette heure indécise, où le jour
Se retire et s’éteint comme lassé de vivre
Où nos yeux impuissants se levaient de nos livres
...

Ndlc : Laissé en l’état par Paul Renders en décembre 1918 après le départ des Canadiens

 

3.

Les Canadiens chez nous

Le 22 décembre 1918

Comme d’autres enfants de la même famille,
Ils sont à nos côtés sous la lampe tranquille.
Leur uniforme brun au cuivre scintillant
Jette une note claire en ce décor riant.
En rond, formant le cercle autour de la lumière,
Chacun ayant choisi sa place coutumière,
Nous bavardons sur tout : la guerre et ses effrois,
La paix et ses douceurs ; les visites des rois,
Les souvenirs émus de la terre lointaine ;
Les papas, les mamans, dont l’angoisse incertaine,
Craint encor pour leur fils quelque vague danger…
Donc, nous abordons tout, et voulons tout juger.
Les quelques mots d’anglais que l’on apprit en classe,
Que, d’abord tout honteux, on essaie à voix basse,
Qu’on est tout étonné de voir si bien compris
Se changeront bientôt en des discours suivis.
Nos hôtes craignent fort d’exhiber leur science,
Ils bredouillent beaucoup pour notre patience,
Ainsi donc nous devons leur parler en anglais…
Si quelque mot trop dur écorche nos palais,
Des rires indulgents, corrigeant la méprise,
Montent de tous les coins de la cuisine grise…
Le silence un instant se refait, on attend…
On suit les mille bruits qu’au foyer on entend…
Le café sur le feu chantonne sa romance
Puis l’on dispose en rond les tasses de faïence….
Si l’averse au dehors tambourine aux carreaux,
Si le vent de novembre embouche ses pipeaux
Si le feu tire bien et que la lampe éclaire,
On leur dit en riant qu’ils sont mieux qu’à la guerre…
Sur leur visage alors l’ombre d’un souvenir
Jette comme un regret qu’on ne peut définir…
Bien sûr, notre foyer chaud et gai leur rappelle
Leur « home » tant aimé, leur maison paternelle,
Et le foyer natal, si doux à retrouver…
Et nous, silencieux, nous les laissons rêver

 

4.

Au Roi

Décembre 1915

Lorsqu’en cette nuit d’août, à jamais mémorable
text-align:center'>Au milieu du chaos présageant le malheur
Vous eûtes à choisir, ô dilemme effroyable
Entre votre trône et l’honneur,

Lorsque dans le silence où l’Europe oppressée
Haletait, écoutant le son de votre voix
Vous dûtes décider, Sire, en une pensée
Du sort des nations et des droits,

Devant vous, dans la nuit, parut comme en un rêve
Une scène d’horreur, de carnage, d’effroi :
Le pays dévasté, ses fils luttant sans trêve
Pour la patrie et pour le Roi

La plaine était au loin de cadavres jonchée,
Et le ruisseau portait du sang avec son flot,
Puis la ville brûlait, de flammes panachée,
Dans la nuit rougeoyant falot

Alors vous avez su ce qu’était une guerre
Vous l’aviez devant vous, et vous avez pu voir,
Mais votre honneur, et Dieu que votre âme révère
Vous ont dicté votre devoir

Vous avez méprisé cette horrible menace
Que l’ennemi lançait à la voix du canon.
Le monstre destructeur vous le vîtes en face,
Et, Sire, vous avez dit non

Mais à ce mot jeté d’un trait devant le monde,
Un vent de mort soudain sur la terre a passé
Une clameur s’élève ; à la même seconde
Le noir carnage a commencé

Dans la plaine, les bois, au flanc de la vallée,
Dans les prés, dans les champs qu’a défoncés le soc,
Partout en un instant une affreuse mêlée
Se déchaîne en un premier choc

Que dire ? Après des jours d’endurance sublime,
Vos fils durent céder en un recul fatal
Ce furent des héros, mais leur nombre est infime
Si leur courage est sans égal

Alors vous avez dû, la souffrance dans l’âme,
Quitter votre pays tout hérissé de croix
Abandonner ce sol où se jouait le drame
De l’écrasement de nos droits

Au milieu des héros, derrière l’Yser sombre,
Vous combattez pour nous comme un de vos soldats
Vous souffrez de la faim, du froid ; la nuit, dans l’ombre
O Sire, vous pleurez tout bas

Vous pleurez vos enfants qui reposent sous terre
Qui sont morts pour nous tous, pour vous, pour leur devoir
Pour couvrir leur sommeil ils n’ont pas eu de pierre
Pour linceul ils ont le sol noir

Vous pleurez sur les morts, sur les tristes ruines,
Sur les Belges captifs, sur les blessés, sur nous,
Et, priant elle aussi pour les faveurs divines,
La Belgique pleure avec vous

Voilà quinze longs mois que la Belgique en larmes
Mêle ses pleurs au sang versé par ses enfants,
Et que vous attendez dans le fracas des armes
L’heure des retours triomphant

Il viendra ce moment. Sire, ayez confiance !
L’heure approche quand même on ne l’attendrait pas
Dieu ne peut nous tromper, décevoir l’espérance
Qui le prie à genoux, tout bas

La main du tout-puissant, délivrant la Belgique
Comblera tous nos vœux, punira les méchants.
Le pays reconquis et son peuple énergique
Loueront leur Dieu dans leurs chants

Nous reverrons le roi, nous reverrons l’armée
Après les jours de deuil et les jours de douleur,
Quand tes fers se rompront, Belgique bien-aimée,
Puissions-nous mourir de bonheur !

O Roi, quand vous serez dans votre capitale,
Au milieu de ce peuple et de ce sol chéri,
Sorti fier et vainqueur de l’horrible rafale
De ses maux à jamais guéri

Les douleurs et les maux seront choses passées
La gloire restera seule en nos souvenirs
Mais au fond des vallons les blanches croix dressées
Veilleront les corps des martyrs

 

5.

Documentation sur la 2ème bataille de Mons

(ndlc : recueil d’autres témoignages rassemblés par Paul Renders au fil des événements)

Arsenal

Le groupe des maisons ouvrières de l’Arsenal a été délivré le lundi 11 à 3 h du matin. Les boches avaient des mitrailleuses à cet endroit. Il y est tombé un obus asphyxiant, que l’ouvrier prétend de provenance anglaise.

Wasmes, rue J. Volders

Le vendredi soir les Anglais étaient déjà Place St Pierre alors que les boches étaient encore dans le village. Les boches ont défilé toute la nuit. Chez Dendal, près de la place de Wasmes, les Anglais arrivèrent à minuit. Dendal les conduisit à Quaregnon (26ème bataillon). Des canons allemands étaient placés devant chez Delacroix, 2 jours avant, et la veille, tiraient vers le Petit Wasmes d’où les autres arrivaient.

Route de Frameries, près du pont du Nord

Les habitants s’étaient réfugiés dans des carrières calcaires. On s’est battu à coups de fusil et de mitrailleuses dans la nuit du 9 au 10. Les habitants ont vu les premiers Anglais gardant le pont du Nord, le dimanche matin. Un obus asphyxiant est tombé sur le pignon nord de la maison ; les obus sont tombés très denses.

Route d’Havré, chez Elisa

Les premiers, à 2 probablement, vers 7 h et demi, se dirigeant vers Havré. D’autres passèrent vers 10h, des lanciers. Il y avait 6 ou 7 canons au « boulevard » il y en avait aussi le long de l’hospice des folles. Les canons tirèrent le samedi. On a tiré quelques coups de fusil sur le « grand long ».

Bougnies

Les Canadiens sont arrivés le samedi 9 après-midi, suivant de très près les Allemands. Ceux-ci ont résisté après le village. Les habitants ont été dans leur cave la nuit du 9 au 10. Il y a eu assez bien de tués. Les ponts n’ont pas sauté. L’un avait été miné, mais les boches n’ont pas eu le temps de le détruire.

Joseph Mennig, Pont Canal

On a fait sauter le pont Beumier le samedi matin. Les charrois ont fini le jeudi. Le samedi, les boches rôdaient depuis le matin au Pont Canal, au nombre de 20 ou 30. Ils ont fait un poste d’observation au grenier et ont mis leur mitrailleuse sur le mur du jardin. Il paraît qu’il y avait encore une mitrailleuse le long du canal et même une sur le pont. 5 Anglais s’étaient aventurés entre la Haine et le canal. Un officier est couru sur eux revolver au poing. Ils ont fui en laissant 2 bicyclettes (3 à 4 h après-midi). A partir de 4 h, quelques Anglais s’aventurent dans les prairies, et on tiraille. A 9 h, un boche jette une grenade asphyxiante dans la cave. Les Allemands partent et installent leur mitrailleuse plus loin. Les Canadiens arrivent dans la nuit, à une dizaine. Le dimanche, il en est passé très peu, car le gros venait par Cuesmes. Le dimanche, depuis 10 h le matin jusque midi, les obus boches tombent entre Jemappes et Ghlin, près des petites sœurs des pauvres, qui, atteintes, brûlent. L’aumônier monte sur le bâtiment en flammes et donne la bénédiction du St Sacrement (9 h du matin). Les vieux et l’aumônier coupent ensuite le feu, qui, à midi, est complètement maîtrisé. Les Canadiens étaient de la 3ème division 42ème bataillon.

Le samedi, à 10 h, une bonne femme est venue de Jemappes par la route, disant y avoir vu des Anglais.

Les boches la laissent passer.

Les avions survolaient constamment. Le lundi à 10 h, l’un d’eux est passé à 3 m ( !) et a été canardé à coups de revolver. L’avion tirait à la mitrailleuse : un blessé boche. Des canons boches étaient, paraît-il, installés sur la route d’Ath et tiraient sur Ghlin.

 

 



© P.Loodts Medecins de la grande guerre. 2000-2020. Tout droit réservé. ©