Médecins de la Grande Guerre

Le rapt des ouvriers belges en 1916.

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LE RAPT DES OUVRIERS BELGES
EN 1916



Préface

       Lorsque l'auteur m'a soumis son manuscrit, je lui avais demandé quelques jours de répit. Eh bien ! croyez-moi, je n'ai refermé cet ouvrage que lorsque j'en eu terminé la dernière page.

       J'ai la certitude que tous ceux qui liront « LE RAPT DES OUVRIERS BELGES EN 1916 » seront comme moi, captivés par ce récit réaliste, si fécond en événements dramatiques, du début à la fin.

       Connaissant le rôle admirable et désintéressé que M. MARET tient depuis plusieurs lustres au sein du Comité national des Déportés de Belgique et de sa région, je m'attendais à ce qu’il intitulât son œuvre comme il avait l'intention de le faire « Pour les besoins d'une juste et noble cause, un des Vainqueurs moraux de la Grande Guerre, rouvre, après 40 ans, son carnet de notes ».

       Mais, était-ce nécessaire ?

       Les anciens se souviennent de la conduite héroïque de nos vaillants ouvriers au cours de ce tragique épisode de 1916 durant lequel l'occupant manifesta, suivant les déclarations mêmes de M. de le COURT, avocat général de la Cour d'Appel de Bruxelles, un cynisme profond et un mépris ou une ignorance absolue du Droit des Gens. Rappelons également les paroles de M. VANDERVELDE, alors ministre des Affaires Etrangères : « Point de mesures décidées par le gouvernement occupant de 1914 à 1918, qui n'ait causé plus de souffrances et suscité plus de protestations que la déportation des ouvriers belges.

       Supplices de la faim, de la soif, de l'immobilité debout, de la bastonnade, de l'emprisonnement, de menaces de mort, etc... tout fut mis en œuvre pour vaincre la résistance de ces héros obscurs du devoir patriotique. Aussi le mérite des Déportés reste-t-il entier dans la mémoire de tous ceux qui furent témoins de ces razzias abominables exécutées méthodiquement dans nos arrondissements.

       Le but que s'est assigné M. MARET a été de servir les intérêts de ses compagnons de misère ; cela mérite une large approbation et je lui exprime les vœux sincères de succès.

       Ce qui importait également, c'est que ce livre fut enfin publié, car le monde actuel a tendance à l'oubli et à l'ingratitude envers ceux auxquels il doit tant.

       Nul doute que tous découvriront en cette œuvre le plus magnifique exemple de vertu civique qu'ait pu accomplir un peuple opprimé.

       Si tant est, que le recul du temps apporte son baume lénitif à tous les maux, ceux qui ont souffert les durs moments de la déportation, parcourront avec émotion ces pages de souvenirs déjà lointains.

                                                                                                                     M. COLFS,

                                                                                                          Correspondant de presse.

CHAPITRE PREMIER

VERS L'EXIL

       Le rapt s'est opéré. Dans la nuit déjà opaque quoique la soirée débute à peine, le convoi file vers l'Est.

       Isoler au plus vite et le plus loin possible ses victimes pour les réduire plus facilement à sa merci, tel est le but de ces négriers modernes. Et puis, un prisonnier ne rate jamais l'occasion qui s'offre de s'échapper.

       C'est pourquoi jusqu'à Louvain, le long transport brûle sans qu'on puisse presque les distinguer, nos petites gares intermédiaires soumises aussi à la plus complète occultation.

       Malgré notre anéantissement moral momentané, nous devisons.

       – Jusqu'où nous emmèneront-ils ?

       – Le savent-ils exactement, eux-mêmes ?

       – Quel crime nouveau. à leur compte !

       – C'est malheureusement nous, cette fois, les victimes !

       Chez nos compatriotes que le hasard fait assister au passage du convoi, la même émotion douloureuse, indicible que nous avons éprouvée à Wavre, lors du passage du transport emmenant les ouvriers de Nivelles et d'Ottignies.

       Et pas la moindre évasion possible ! Ce serait la mort certaine pour qui risquerait de se sauver. Les gardes-chiourmes placés aux issues du convoi, veillent, le doigt sur la gâchette, sans compter que, même en échappant aux balles, il n'y a aucune chance de s'en tirer sans se rompre les os sur le ballast.

       A présent, c'est l'angoisse pour nos familles et la rage forcément contenue, qui nous possède.

       – Ils nous feront crever peut-être, mais aucun de nous ne devrait faire un geste pour les aider.

       – Et ceux qui travailleraient seraient des lâches.

       Nous sommes là, plus de deux milliers de frères, amis et connaissances, enlevés comme des esclaves mais animés, depuis ces derniers jours surtout, d'une inébranlable volonté de résister, même aux pires contraintes.

       Louvain. Une demi obscurité règne dans la gare. Son immense hall semble abandonné. Son quai très étendu est seul éclairé par de rares lampes bleuies, sous lesquelles circule le personnel de la gare.

       Inutile de dire qu'il y a défense formelle de descendre. L'arrêt ne dépasse d'ailleurs pas quelques minutes, le temps de laisser entrer en gare un transport de jeunes recrues qui arrivent droit de Berlin.

       Le long convoi se range à côté du nôtre. Certains de ces soldats s'expriment en français. Ils nous questionnent sur notre présence dans ce transport et sur sa destination.

       – Vous êtes belges ou français ?

       – Belges !

       – Pourquoi êtes-vous dans ce transport ?

       – Demandez à votre kaiser. Et vous pourquoi êtes-vous dans ce transport-là ?

       – Nous allons à Paris... Jawol, nach Paris, répondent-ils avec enthousiasme.

       Il y en a parmi eux de plus sages qui se taisent, l'esprit sûrement préoccupé par l'incertitude de la victoire, Que pensent-ils à notre propos ? Qui l'emporte ? La satisfaction que nous leur viendrons en aide par notre travail, même obtenu par les contraintes les plus brutales, ou la crainte de l'arrivée en Allemagne de ces nouveaux porteurs de germes du défaitisme, que tout ennemi même vêtu d'habits civils doit leur paraître ?

       Le temps de me poser la question et, comme obéissant à un ordre supérieur, les deux trains s'ébranlent et démarrent à toute allure dans la nuit, nous emmenant vers nos destins.

       Petit à petit, l'épuisement nous gagne. Chacun se tait et cherche la position la plus confortable pour passer la nuit. Nous ne nous faisons pas d'illusion quant à la durée du voyage, il sera long.

       Ne vous imaginez pas que nous dormons. Ce serait une erreur. Aucun homme, si réaliste fut-il, ne pourrait trouver le sommeil après tant d'émotions si pénibles vécues depuis quelques heures.

       Nous sommes seulement assoupis. Nos cerveaux nous font mal.

       Avez-vous déjà été victime d'une injustice même anodine sans en avoir été tourmenté pendant des heures, voire des jours ? Alors ? N'insistons pas.

       Le convoi roule toujours à la même allure. Les heures passent, lentement. Dehors, rien n'est visible ; c'est la nuit complète, épaisse.

       Vers vingt-et-une heures, un ralentissement s'amorce. Un arrêt est proche.

       Landen. Le train s'est arrêté dans la petite gare hesbignonne éclairée par quelques lampes au bleu. Les convoyeurs nous font descendre.

       Dans un abri adossé aux bâtiments de la gare, une cuisine sommaire est installée. Un cuistot militaire armé d'une grande louche nous attend. Nous nous emparons d'un de ces nombreux récipients empilés sur la table et nous recevons chacun, une louche de bouillie d'orge décortiqué.

       Je ne parviens à avaler que quelques gorgées de ce brouet fade. Il faut l'habitude. Tant pis. Cela commençait pourtant à me réchauffer un peu.

       Cette halte a duré un quart d'heure. Pas de contact possible avec l'extérieur car les sentinelles nous surveillent.

       Le convoi reprend sa route. Nous filons vers Liège.

       Dans les compartiments, chacun a repris sa place et s'est renfoncé dans l'assoupissement. Rien, absolument rien ne s'aperçoit au dehors. Nous-mêmes ne nous voyons pas. Il nous faut tâtonner de la main et nous interpeller pour nous rendre compte qu'aucun de nous ne manque. Le silence règne, troublé parfois par des accès de toux ou des sanglots étouffés.

       Après plusieurs heures, de nouveau un frémissement du convoi nous annonce une nouvelle halte. Il est minuit.

       Liège. La ville si gaie avant 1914, est endormie profondément à cette heure, du moins en apparence. Dans la gare, un peu d'animation règne. Ce sont surtout des soldats en transit et des civils occupés pour le compte de l'ennemi. Plusieurs transports de matériel et de troupes attendent.

       Quelques-uns d'entre nous sont autorisés à acheter des cartes-vues qu'ils expédient en toute hâte à leurs familles. Arriveront-elles à destination ? La censure est impitoyable.

       A tout hasard, je poste aussi un mot pour les miens : « Pendant une halte à Liège », ai-je écrit. Ils seront fixés sur le trajet emprunté et pourront au moins nous suivre par la pensée jusqu'au terminus, inconnu pour nous.

       Le transport repart vers... Aix-la-Chapelle et la nuit s'achève sans nouvel arrêt.

       Le jour pointe lentement et une timide clarté pénètre dans les compartiments et nous réveille. Notre impression est que la première phase du drame, la plus dure, croyons-nous, est passée.

       Il est vrai que le peu de repos trouvé au cours de la nuit nous a réconforté un brin, c'est pourquoi le matin nous retrouve relativement dispos. Que nous réserve cette journée ?

       Le temps s'est éclairci. Il gèle déjà et nous ne sommes que le 16 novembre. Il est vrai que l'altitude ici est plus élevée que chez nous.

       Sept heures !

       Nous devons nous trouver en Allemagne. Le pont de style gothique, sous lequel passe le convoi, nous le fait deviner. Les têtes anguleuses des deux femmes assurant le service du « bloc », nous confirment notre opinion.

       – Les têtes carrées ! s'exclame quelqu'un dans le compartiment.

       Ces visages sévères restent impassibles aux paroles et gestes que d'aucuns leur adressent. Les Allemands ont le cœur et l'âme durs comme l'acier. Ils sont rivés à leur tâche et font corps avec elles.

       Vers huit heures, le soleil se lève et chasse la brume qui fuit rapidement au loin, nous laissant apercevoir le panorama d'une grande ville.

       Aix-la-Chapelle. Halte. On descend pour recevoir une ration de pain militaire – un sixième de pain par homme – et une louche d'un breuvage qui nous était encore inconnu. On profite aussi de l'accès à la fontaine de la gare pour se débarbouiller.

       Cela a duré une demi-heure. Le nez aux carreaux, nous voyons, en roulant, la ville pour la première fois. La cathédrale dont on voit la façade principale, semble triste. Nous regardons avec intérêt de la hauteur où nous sommes, le kolossal triple pont qui enjambe un boulevard. Il doit faire l'orgueil des teutons.

       Sans arrêt, le convoi poursuit sa route à travers un paysage devenu montagneux, entrecoupé de-ci, de-là, de vallées. Peu de villages apparaissent. la population rurale doit avoir été drainée vers les centres industriels. De très vieux châteaux s'aperçoivent de temps en temps, perchés tout au haut des montagnes.

       Vers midi, une nouvelle importante localité est en vue. Elle est bâtie le long du Rhin que nous devinons à sa largeur énorme et au trafic assez intense de chalands qui s'y meuvent.

       C'est Neuss, grande ville industrielle à hautes cheminées qui émergent par dizaines. Elle est traversée en hâte. Ce n'est pas l'endroit de flâner pour les convois car des trains de matériel surtout, circulent sans arrêt.

       Notre esprit est inévitablement distrait par ce spectacle inhabituel qui s'offre à notre vue et il est impossible de ne pas céder à la curiosité aussi intensément excitée.

       Voici plus kolossal encore ! Dusseldorf ! les cheminées d'usines ici, pointent par centaines. Il est à présent quatre heures de l'après-midi. Doucement le soir descend. Le temps est clair. La ville commence à s'illuminer. L'éloignement des fronts de combats rend l'occultation inutile.

       Quelle cible facile ce serait pour nos aviateurs alliés ! Hélas, leurs appareils ne sont pas encore capables de couvrir pareille distance dans les deux sens.

       On travaille ici avec rage. Cela se voit ; c'est la guerre et les armées sont voraces. De tous côtés, le ciel est rougi par tous les feux des énormes aciéries et fonderies qui coulent canons et matériel.

       Le soleil, au loin, semble un énorme boulet rouge lancé par cet arsenal dantesque. L'effet de toutes ces lueurs réfléchies dans les eaux du fleuve immense me laissera une impression dont je me souviendrai longtemps.

       – Ils ne sont pas encore battus, dit l'un de nous.

       – Comment l'affirmer ? Avons-nous vu de l'autre côté, les chantiers de France, d'Angleterre, des Etats-Unis ?

       Notre moral n'est pas le moins du monde affecté par cette vision. D'ailleurs, nous ne verrons plus semblable spectacle se représenter sur notre passage.

       La nuit tombe. La lune luit, éclairant le pays qui, petit-à-petit déclive vers la plaine. Mon rudiment de connaissances géographiques ne me permet de me faire qu'une vague idée du pays. Où nous dirige-t-on ? En Saxe, en Westphalie, plus au nord, plus au sud ?

       Une espèce de cafard tend à nous assaillir. Notre ignorance complète du terminus, l'inconfort du voyage et peut-être la faim pour nombre d'entre nous en sont la cause.

       Voici enfin une autre localité importante nous semble-t-il d'après l'étendue du réseau de lumières qui l'entoure. Nous arrivons. Je lis : Langendreer.

       Nous sommes contents de pouvoir sauter à terre pour détendre un peu nos membres ankylosés. Un repas nous est préparé à la cantine de la gare.

       Une odeur spéciale s'échappe de cette vapeur épaisse qui se répand en gros nuages, venant d'une vaste chaudière près de laquelle un même soldat nous attend avec une même louche.

       Non, je ne puis porter à la bouche cet abominable mélange de betteraves hachées et de poissons. Je vais droit vers les latrines où je verse le contenu de mon bassin que je vais rincer à la fontaine pour la reporter à la cuisine.

       – Gut ? demande l'allemand.

       – Excellent pour les vaches que vous êtes !

       Nous réoccupons nos places dans les compartiments et nous nous roulons dans nos couvertures pour une seconde nuit.

       Le transport repart, mais avec plus de lenteur cette fois. Parfois il s'arrête pendant longtemps, puis repart de nouveau. Visiblement l'on s'occupe de nous trouver une destination. Pourvu que l'on ne nous emmène pas trop au nord, car déjà la neige fait son apparition dans la plaine qui s'étend à perte de vue.

       Certains de nous émettent leurs craintes d'être dirigés vers le front russe pour y creuser des tranchées. Balivernes. Il nous a été assez répété que nous servirions à remplacer la main-d’œuvre dans les usines et les chantiers de Germanie.

       Les vides laissés par la mobilisation totale doivent être grands ici. Dès le cap de la prime jeunesse passé, tout homme est embrigadé et jeté dans la lutte qui s'amplifie et s'étend implacablement.

       La nuit nous surprend, comme les précédentes, enveloppés jusqu'aux yeux dans nos couvertures. De rapide qu'il était, le convoi est devenu un tortillard boiteux dont les heurts nous tiennent éveillés jusqu'au matin. Nous sommes trop loin pour tenter une évasion.

       Le matin, le paysage n'a guère changé. La plaine s'étale toute blanche. Seules des nuées de corbeaux en troublent le silence.

       Vers huit heures, nous apercevons une ferme entourée de quelques maisonnettes. Aucune âme vivante. Seuls, au loin, dans les champs, des hommes – ils sont trois – œuvrent à Dieu sait quelle besogne. Ils nous font signe. Ce doivent être des prisonniers de guerre belges. Pauvres frères qui souffrez là depuis peut-être deux ans déjà !

       Nous approchons d'une agglomération. Serions-nous au terme de cette excursion forcée ? Non. C'est Seesen, où l'on fait halte pour une distribution de pain et de boisson. C'est le bout de pain qui nous intéresse le plus. Sait-on jamais. Une croûte de réserve peut venir à point.

       Seesen a quelques cheminées comme chaque localité de son importance, mais c'est certainement l'agriculture qui domine ici. Etre prisonnier dans la région serait un gage de ne pas mourir de faim.

       Nous voilà repartis, plus loin encore. Cela doit nous mener aux environs de l'Elbe qui, si ma mémoire m'est fidèle, coupe l'Allemagne du sud au nord. Si on nous emmène au-delà, il n'y a plus de pronostic possible.

       Puis, l'Elbe est frère cadet du Rhin tant par sa longueur que par sa largeur. Voie fluviale de grande importance, ayant son embouchure directe à la mer, il arrose de nombreuses villes industrielles comme Dresde, Leipzig, Magdebourg, etc., pour ne citer que les plus importantes.

       En conclusion ,nous avons une chance sur deux d'être proches de notre destination. Nos convoyeurs affirment n'en connaître davantage que nous.

       Vers midi, nous apercevons, à l'avant, Wittenberg dont les cheminées – toujours les cheminées – se découpent dans le ciel.

       Ici, c'est le pays de la terre Cuite, des briqueteries et faïenceries. Cela se voit surtout aux revêtements des constructions.

       Le tortillard roule maintenant si doucement qu'on pourrait le suivre même au pas de... l'oie.

       On entre enfin en gare. Des audacieux chantent la Marseillaise puis poussent des cris :

       – Vive la Belgique ! A bas le Kaiser !

       Comme à Louvain, à Liège, Cologne et autres grandes gares traversées, les Allemands ne réagissent point.

       Ici, il est interdit formellement de descendre sur le quai. Pourquoi ? Nous occupons la voie principale ; aussi sommes-nous rapidement amenés sur une autre voie à sens unique qui va à travers champs jusqu'à.. un bourg périphérique de la ville, Klein Wittenlberg.

       – Los... Los... Vorwârts !

       Aucune alternative pour nous. Il faut obéir et, en colonne, nous quittons les lieux, encadrés des gardes, baïonnettes au canon.

       Pendant une dizaine de minutes nous marchons ainsi, pilotés et escortés, pour arriver finalement devant une immense agglomération de baraquements sévères entourés d'une haute clôture de barbelés. A l'intérieur, un grand panneau indique : Kriegsgefangenenlager Klein Wittenberg.

CHAPITRE II

PRISONNIERS DE GUERRE ?

       Franchir le seuil d'une prison doit certainement provoquer, surtout chez le condamné innocent, un sursaut de résistance intérieure. A quoi bon ici ? Nous sommes déjà prisonniers.

       Les soldats ont hâte de nous caser et ne nous laissent pas aller à la méditation. Sous peine d'en être privé, il faut saisir au passage, bassin, essuie-mains gamelle, paillasse et couverture.

       Les « Los ... Los... » souvent appuyés d'une bourrade ne finissent pas. La prise de possession des logements doit se faire dans un ordre rigoureux, sinon ...

       Un kaporal du Lager marche en tête de la colonne, il s'arrête devant la porte de chaque barake et enjoint aux hommes d'y pénétrer.

       Ein, zwei, drei... hundert.

       Cent hommes y sont installés à demeure jusqu'à nouvel ordre. Le kaporal passe à la porte suivante puis renouvellera ce jeu jusqu'à épuisement de son cheptel humain.

       Avec mon frère cadet, Maurice et nos amis, Marcel Colon, Alboot Depauw, Albert Depoorter, Armand Collart, Joseph Piret et autres, nous nous engouffrons dans la vaste salle froide.

       Celle-ci est éclairée par deux lampes d'écurie pendues au plafond et brûlant en veilleuse. Le mobilier rudimentaire comprend deux tables et quatre banquettes, toutes grossièrement assemblées.

       On se débarrasse de son barda encombrant et l'on se hâte d'aller se débarbouiller aux fontaines.

       Cinq heures et demie. Un autre kaporal de la landsturm paraît et désigne deux hommes pour la corvée « soupe ». Nous attendons patiemment, sans nous faire d'illusion.

       Les deux hommes et le soudard rentrent avec une douche fumante d'un hectolitre. A titre de leçon, celui-ci s'arme de la louche pour servir les rations à chacun. Mais, on l'entoure et on le bouscule. L'Allemand hurle et nous menace de la louche qu'il brandit au-dessus de nos têtes. Va-t-il inaugurer ici le règne de la brutalité ?

       Le calme revient. La distribution commence. Celle-ci terminée, le « maître » se retire en grommelant.

       Une ruée se produit alors. C'est à qui s'appropriera le fond de la douche.

       Mes amis et moi sommes attablés devant nos bols. Personne n'y touche. Nous éprouvons cette sourde rancune des gosses auxquels l'on vient de jouer un vilain tour. Manque d'appétit ? Non. Nous aussi avons faim, mais c'est la nausée qui nous interdit d'y toucher.

       C'est le coup de la veille qui se répète et nous ne parvenons, malgré tous nos efforts, à ingérer ce plat peu appétissant.

       Nos premières cuillerées nous amènent des têtes de poissons auxquelles adhèrent encore des orbites vides ou avec les yeux. Plutôt se coucher sans souper.

       J'offre ma part à l'un de ces malheureux qui tantôt se battaient pour un peu de « rabiau ». Il me l'arrache, autant dire. Peut-on être affamé à ce point ?

       A présent chacun étend sur le sol, sa paillasse de fibres de bois. On a le cœur gros. Peut-être la nuit nous apportera-t-elle conseil ? On l'espère, en tout cas.

       Coup sur coup nous sommes éveillés par l'un et l'autre qu'un besoin naturel oblige à sortir.

       Le matin, à six heures, des bruits de bottes nous réveillent.

       Brot... Kafé... Los...

       En quelques minutes nous sommes debout. Quatre hommes suivent le soudard à la cuisine. Ils reviennent une heure plus tard avec le pain et la douche de « café ».

       Heureusement la « barake » s'est hâtivement organisée. Comment se serait opéré le partage du pain ?

       Ainsi, Fluppe, marinier flamand, est devenu chef de salle en raison de son aptitude à se débrouiller mieux en allemand. Le grand Léon devient son adjoint.

       Arthur Voet, Antoine Devendt, Joseph Piret, Oscar Levieux et Henri Cattelaén sont élus sur le champ, chefs de brigades. Les vingt hommes qui composent chacune de celles-ci sont à leur tour divisés en équipes de cinq, numérotées de 1 à 5, lesquelles élisent également leurs chefs.

       Toutefois, nous n'avons droit, chacun, qu'à un sixième de pain seulement. Aussi des discussions s'amorcent, mais les brigadiers parviennent finalement à calmer les, esprits et tout le monde reçoit sa part.

       Le kaporal qui a surveillé les opérations approuve d'un mot « Gut »! Il nous ordonne ensuite de nous retrouver devant nos paillasses, une demi-heure plus tard, pour instructions.

       Le déjeuner terminé, on attend le soudard avec curiosité dans l'espoir d'apprendre quelque nouvelle.

       Il est là ; mais de nouvelle, point. Le kaporal nous harangue avec la douceur de langage qui est particulière à sa race. Fluppe traduit : « Nous devons obéissance au chef et aux brigadiers, lesquels seront les intermédiaires entre les brigades et leur chef. Chaque équipe assurera à tour de rôle et pour la journée, les corvées kafé et soupe. Elle assurera également le maintien de l'ordre et de la propreté de la salle ».

       Ceci dit, le kapo inspecte les paillasses dont la plupart sont poussées sans ordre le long des murs. D'un geste violent, il a tôt fait de tout culbuter. Sur l'ordre et la propreté ; il l'a dit, il ne transige pas. Il faut que l'on s'y habitue.

       Satisfait enfin, il s'en va sans avoir voulu ou pu nous raconter quoi que ce soit.

       Les feux sont enfin allumés. Tout doucement la chaleur commence au travers du blindage de tôle, à se faire sentir dans la barake.

       La matinée n'a pas semblé trop longue. Midi est bientôt venu. Que nous ont-ils réservé pour dîner ? Peste. C'est de nouveau la réédition du coup... vache, on peut le dire, de la veille.

       – Un pays en lutte qui ne peut servir à ses prisonniers qu'une nourriture immonde, est certainement à bout et n'est certainement plus loin de la défaite, estime l'un des aînés.

       Cette opinion censée nous console plutôt. Quelle aubaine pour les avaleurs que rien ne dégoûte ! Ils sont heureux au moins ceux-là.

       Mes amis font un effort courageux pour avaler quelques bouchées de la mixture. J'essaie de les imiter, mais cette fois encore cela ne peut passer et c'est un compatriote de l'équipe voisine qui profite encore de ma carence gastronomique.

       L'après-midi, nous sortons, Marcel Colon et moi, pour explorer notre nouveau domaine. Notre barake est située – un panneau nous l'indique – dans la 2e kompagnie. Elle porte, au pignon, le numéro C 2.

       Elle comprend quatre barakes avec une servitude périphérique de quatre mètres. La circulation est libre dans « tout » ce périmètre.

       L'extrémité, vers le centre du camp, est barrée par une double clôture de barbelés de trois mètres au moins de hauteur, ce qui empêche tout contact avec les prisonniers de guerre que nous regardons circuler avec curiosité.

       Il y a là des fantassins français, avec anciens et nouveaux uniformes, des marins au béret à pompon rouge, des zouaves, des turcos, des dragons, des anglais en kaki et molletières, des russes loqueteux, des cosaques, des mongols, des serbes, des roumains, rarement des officiers.

       Les sentinelles nous défendent strictement d'engager la conversation ni même de faire un simple salut à nos grands alliés.

       Ces vexations et contraintes supplémentaires ne font que gonfler à bloc notre détermination jamais nous ne travaillerons pour eux... jamais !

       Nous sommes rentrés pour permettre à Albert Depoorter et à mon frère, de sortir à leur tour et nous nous mettons à jouer quelques parties de piquet.

       L'ambiance est devenue cependant plus encourageante. Certains des nôtres ont pu obtenir quelques nouvelles par les prisonniers français. L'un de ceux-ci est même parvenu à nous glisser un journal, au nez et à la barbe du garde-chiourme.

       Dans la barake, nous en sommes tous à commenter les nouvelles : les efforts des plus hautes personnalités neutres pour faire cesser les déportations et les échecs subis par les armées allemandes. La Providence semble avec nous et renforce notre foi totale en la victoire et la justice.

       Cela m'incite à faire honneur au souper, quel qu'il soit. Il faut conserver des forces pour tenir jusqu'au bout.

       Je tiens parole, Dieu merci ; ce soir on nous sert précisément une purée de féveroles noires. Cela contribue un autre encouragement et l'on improvise même une séance de chants qui sont très applaudis.

       La nuit s'est mieux passée que la précédente. Après le déjeuner, c'est le cœur content que nous répandons, partout dans la kompagnie, les nouvelles réconfortantes recueillies la veille.

       Huit jours, quinze jours passent. Chacun a épuisé ses quelques réserves personnelles. La faim, devenue générale, commence à faire son œuvre. J'ai dû finir par m'habituer aussi à la nourriture. Instinct de conservation !

       Les chants cessent mais la rancune de l'allemand se maintient et les sévices pour le moindre manquement ne font que l'augmenter.

       Nous réclamons la permission de donner des nouvelles à nos familles. Elle est refusée. Aucune correspondance ne nous arrive. La tactique est de nous réduire par tous les moyens. Les négriers attendent le moment où nous tomberont comme des fruits mûrs. Tout cela est cousu de fil gris.

       Mais il ne se passe pas une semaine sans qu'une nouvelle de la guerre ne nous parvienne par nos bons amis français. A présent, ils font mieux encore : ils nous ravitaillent, mais c'est d'un si faible apport pour tout ce monde affamé, et l'opération est pleine de dangers.

       Il faut des passeurs assez audacieux pour emprunter, à moitié nus, par le froid glacial qui sévit, le chemin des latrines où ils s'enfonceront jusqu'au cou pour traverser les quelques dizaines de mètres qui nous séparent de la kompagnie de nos alliés. Là, ils recevront les provisions, qu'ils ramèneront par le même chemin.

       L'opération doit se faire au nez et à la barbe des sentinelles ; aussi faut-il employer la ruse pour éviter d'attirer leur attention !

       Le service est vite organisé.

       Des guetteurs surveillent les allées et venues des gardiens et dès que le retour du passeur est signalé, les « réceptionnaires » sont prêts. Ils sont trois ou quatre, et l'un est porteur d'un seau d'eau tiède destiné à doucher le passeur, pour le décrasser. Les autres dissimulent sous les couvertures qu'ils portent pour la circonstance, le produit de l'opération ; enfin le dernier rhabille le héros.

       Tour cela s'accomplit de la façon la plus innocente du monde. Un passeur surpris, alors qu'il remontait des lieux communs, prétexta une chute ; l'allemand se moqua de lui. Heureusement la chose en resta là.

       Il est impossible de critiquer ces courageux, même si leurs exigences semblent déraisonnables en vous revendant cinq marks la ration de pain ou deux marks le biscuit. D'ailleurs à quoi pourraient servir ici les quelques dizaines, de marks que nous avons en poche ? Acheter du papier à écrire ? Nous en sommes tous munis. Acquérir l'une de ces lourdes pipes de Saxe que les kaporaux dissimulent sous leur manteaux et nous offrent à un prix très cher dans les barakes ? Ces pipes nous rappelleraient trop de mauvais souvenirs. Acheter ces bagues en aluminium ; serties de verres coloriés, fabriqués par les russes ? C'est sans valeur et inutile.

       Ne vaut-il mieux pas alors bien payer cette croûte de pain ou ce biscuit dur, acquit au risque de la vie d'un compatriote ? Cette tâche est utile et tenir est pour nous tout le problème.

       Depuis un mois que nous sommes ici, nos maigres ressources financières s'amenuisent, soit qu'elles ont été dépensées sottement en achats de souvenirs, soit qu'elles aient été perdues au jeu, soit encore qu'elles aient servi déjà à l'acquisition d'un supplément de nourriture.

       Jusqu'à présent aucune correspondance n'a encore été distribuée dans le camp, et pour cause. Nul n'a encore été autorisé à écrire, malgré nos réclamations.

       Il est donc inutile de compter sur des envois d'argent par nos familles avant que celles-ci ne connaissent au moins notre adresse et notre situation. Tout cela a été prémédité et voulu, évidemment.

       Actuellement les kaporaux nous préviennent que les rations de pains seront bientôt réduites encore. C'est la tactique ouverte de la victoire par la faim.

       La nourriture devient le sujet de toutes les conversations. On en rêve même la nuit. Ah, que n'a-t-on encore toutes ces bonnes choses d'avant-guerre devant lesquelles on faisait la moue ! Combien on s'en régalerait aujourd’hui !

       Les campagnards surtout souffrent de la faim qui devient visiblement pour eux, une obsession. On vole et même on étranglerait son voisin pour un bout de pain.

       Un jour, au crépuscule, un malheureux poussé par un besoin irrésistible de se mettre quelque chose sous la dent, parvient à passer le rideau de barbelés et s'éloigne en hâte. Mais la neige, qui recouvre la plaine, refuse d'absorber la silhouette sombre de l'homme qui offre ainsi une belle cible aux gardes-chiourmes.

       Le chien d'un de ceux-ci donne l'alerte. Un coup de feu

part. Le corps de notre pauvre compatriote est resté jusqu'au lendemain midi à l'endroit même où il était tombé. Il n'est pas de meilleur exemple de répression.

       Dans les barakes, l'événement pénible soulève l'indignation générale. Les chants cessent. Rik et Prosper, nos vedettes, se taisent, eux aussi.

       Les jours passent, tristes, monotones, Nous pensons à nos familles et nous nous remémorons notre catégorique refus à nos bourreaux, il y a quelques semaines, Ceux-ci se vengent en nous réduisant au dur calvaire que nous vivons ici. Ils veulent obtenir de nous le travail que nous leur avons refusé.

       Nous ne sortons plus des barakes que pour satisfaire nos besoins naturels. Les joueurs de cartes enracinés, seuls, continuent leurs interminables parties. Les autres s'étendent sur leurs paillasses où s'agglutinent contre les tôles de protection du foyer.

       Les journées semblent très longues. Le froid rigoureux persiste et il gèle dans les barakes mêmes. Nous dormons toujours sur nos minces paillasses étendues à même le plancher. Nombreux sont ceux qui toussent, la nuit surtout ; ça empêchent les autres de dormir.

       Conséquence de notre affaiblissement – et qui menace de nous gagner tous – on s'est toujours efforcé, la nuit, d'arriver aux latrines quand le besoin pressait ; à présent, on urine dans la barake même et le liquide se répand et envahit les grabats dans un large rayon.

       Le typhus se déclare inéluctablement. On ignore le nombre de cas dans la kompagnie. Les allemands, craignant pour eux-mêmes, nous font tous vacciner sans retard.

       Ainsi, nos esclavagistes ont réussi à faire du froid, de la faim, de la maladie, des sévices et du découragement, leurs alliés. Nous nous attendons à ce qu'ils abattent leurs cartes d'un jour à l'autre.

CHAPITRE III

HEER MULLER, L'AMI DES BELGES !!

       L'indifférence totale que nous professons depuis notre arrivée pour les propositions alléchantes mêmes de la Verteilingstelle de W'ittenberg a fini par user la patience de son directeur, herr major Kreiling, qui est pressé d'arriver à ses fins.

       Comme il n'ignore rien de notre affaiblissement physique, de nos tracas, de nos craintes, il juge venu, le moment favorable pour vaincre notre résistance.

       Il a chargé de ce soin, Herr Muller, une espèce d'ours en civil, haut de deux mètres, botté jusqu'aux genoux et qui se fait présenter par un soldat français qui l'accompagne, comme étant un ami des belges.

       Les hommes rassemblés dans la barake, l'écoutent, narquois.

       Dans un français comme seuls savent le parler les allemands, il raconte, accompagnant chaque phrase d'un juron – (il prononce « te Tieu ») – qu'il vient de Charleroi où il fait très triste, affirme-t-il.

       – Les oufriers sont tous partis en Allemagne pour gagner peaucoup d'archent. Ils sont pien nourris et logés. Plus de soixante mille familles oufrières pelges sont, à l'heure actuelle, installées en Rhénanie.

       Tu as menti, crie-t-on.

       Heer Muller, stupéfait de l'audace, devient rouge de fureur, mais se domine. Il change alors de tactique – il est tenace – et écoutez-le :

       – Che fais appel à votre pon sens. Che vous invite à m'accompagner pour signer un engagement au travail.

       – Jamais ! crient plusieurs voix.

       Cette fois, l'interprète, ennuyé, s'interpose. On lui lance l'épithète de « traitre », mais il ne réagit que par un haussement d'épaules.

       Heer Muller, cette fois, est devenu blême. Alors, dans un murmure général qu'il ne parvient pas à faire cesser, il nous menace de représailles. Toute la barake, dans un même élan, entonne la Brabançonne.

       Heer Muller n'insiste plus. Il va, de salle en salle, semer le mensonge et la calomnie, sans plus de succès, d'ailleurs.

       Quelques malheureux, complètement à bout de forces et de ressources, ont succombé aux tentations et quitté leur barake à la faveur de la nuit. On se sent prêt à les excuser.

       Quant à Heer directeur major Kreilling, qu'aura-t-il pensé de l'accueil réservé à son lamentable comparse ?

CHAPITRE IV

ENFIN DES NOUVELLES ENCOURAGEANTES !

       On vient d'afficher dans chaque barake, un avis nous informant qu'il nous sera désormais permis d'écrire quatre fois par mois à nos familles.

       Quelle joie ! Pour peu ce serait la fête. Tout va aller mieux à présent.

       Comment expliquer ce revirement chez nos seigneurs et maîtres après ce qui s'est passé il y a quelques jours à peine ? Un réveil d'humanité peut-être ? Non. Ces gens en sont incapables.

       Nous apprenons bientôt la réalité par un journal français assez récent. Les pays neutres auxquels se sont jointes les hautes autorités religieuses sont intervenues auprès du Kaiser pour faire cesser ces procédés barbares employés à l'égard des populations civiles.

       Un jour, nous recevons même la visite de Son Excellence l'Ambassadeur d'Espagne, accompagné de plusieurs officiers supérieurs de la Wehrmacht.

       Tous les hommes, hâtivement rassemblés dans leurs barakes, sont alignés sur deux rangs, comme au garde-à-vous. Ils attendent.

       Nous voyons entrer un vieillard en civil, botté jusqu'aux genoux – lui aussi – et portant une longue et fine barbe blanche, à la duc d'Albe. Il nous passe lentement en revue en s'enquérant de l'âge des plus jeunes et des plus vieux d'entre nous.

       Il s'informe des désidératas que certains n'hésitent pas à lui confier malgré le regard courroucé des soudards, puis il nous adresse des encouragements.

       Nous nous plaignons de l'insuffisance et de la mauvaise qualité de la nourriture. Il nous promet d'intervenir pour y faire apporter amélioration, de même que pour l'échange de correspondances avec nos familles.

       La visite a duré une dizaine de minutes. Elle se répétera dans chaque barake. Sa mission accomplie, Son Excellence l'Ambassadeur, sur le point de quitter la kompagnie, manifeste le désir de goûter la soupe qu'apportent justement les hommes de corvée.

       Nous ne connaîtrons jamais l'impression de ce grand personnage. Pour cette fois, la qualité du « dîner » était améliorée. Etrange coïncidence.

       Maintenant que nous pouvons écrire, nous sommes embarrassés. En effet, nous ne trouvons plus rien à dire. Il y a, d'une part, la censure, rigoureuse et, d'autre part, à quoi bon attrister nos familles plus qu'elles ne le sont.

       Nous sommes en bonne santé, c'est tout. Mais eux, nos pères, nos mères, épouses, enfants, parents ? Ce sont surtout de leurs nouvelles qui nous attendons, Pour le surplus, chacun de son côté comprendra.

       Ces chers souvenirs inévitablement estompés, sont à présents ravivés. Je surprends plus d'un jeune pleurant en cachette en pensant à sa maman, tandis que les aînés pensent à leurs femmes et leurs enfants.

       Allons, nous sommes des hommes. Il nous faut surmonter ces pénibles moments. Dans quelques jours nous recevrons des nouvelles. Patience !

CHAPITRE V

QUI VEUT LA FIN...

       Mais, que font-ils au pays ? Pourquoi ne recevons-nous pas de nouvelles ?

       Nos gardes-chiourmes n'en savent rien, c'est du moins ce qu'ils affirment. Leur préoccupation maintenant est le trafic de toutes sortes d'ersatz qu'ils viennent nous offrir quotidiennement.

       L'avantage de ces pratiques, pour nous, est que la discipline s'en ressent. Que de gens sacrifient, même parmi l'élite, leurs devoirs pour de l'argent !

       Les communications avec nos amis français ont donc repris avec moins de danger, non plus par le chemin primitif des latrines qui ne dégèlent pas, mais par le jet des provisions ensachées, par-dessus les hautes palissades de planches qui nous séparent d'eux.

       Ce sont surtout les flamands qui se livrent à cette espèce de contrebande, à un point tel que leurs barakes auxquelles les wallons ont accès, sont devenues de véritables magasins.

       Pain, biscuits, chocolat, sucre, conserves et douceurs proviennent de la kornpagnie des français. Vêtements, chaussure, coiffures, instruments de musique, etc., sont les produits d'échanges. Des hommes affamés les ont troqués pour pouvoir, un moment, apaiser leur faim.

       Beaucoup ont ainsi sacrifié leurs dernières ressources vestimentaires, seuls biens qu'ils possédaient encore. On les reconnait. Ils restent étendus, songeurs, sur leur grabas, toute la journée. Chacun s'en méfie.

       Dehors, le temps reste invariable. Il n'a cessé de geler depuis notre arrivée. Le long des barakes, se sont formées d'immenses chandelles de glace, allant du sol aux gouttières des toits. Je n'ai jamais senti pareil froid.

       On aspire à voir arriver le soir pour se coucher car les rations de lignite et de bois ont été réduites de moitié et dès six heures du soir, les feux sont éteints faute d'aliments.

       Les nuits sont terribles et, à l'encontre de toute hygiène, nous devons dormir habillés, par groupes, sous les mêmes couvertures.

       Ce que nous redoutons le plus, c'est de devoir sortir en pleine nuit, pour uriner. Jamais je n'arrive à atteindre les latrines qui se trouvent à cent mètres de la barake la plus proche.

       Le besoin est satisfait en courant, avant d'y arriver. Si les sentinelles avec leurs chiens me surveillent, je suis impuissant à me retenir et je rentre mouillé, et c'est le cas pour tous.

       Noël est venu. Nous recevons enfin un repas solide des pommes de terre « en chemise » et des œufs de poissons. Hélas, c'est sans lendemain.

       L'approche du nouvel an nous apporte un peu d'espoir car les nouvelles enfin reçues sont toutes rassurantes.

       Les plus chanceux reçoivent même de leurs familles de petits colis de cinq cents grammes. Ce n'est pas ! encore cette fois que nous capitulerons, Heer Muller !

       L'an nouveau a commencé. Le temps ne varie pas. 1917 commence comme 1916 a fini, terrible pour nous.

       Des hommes dont les chaussures sont hors d'usage, ont été volées ou bien vendues, ont adopté la pantoufle russe. Ils vont ainsi, les, pieds enveloppés de bandes de couvertures qui donnent à ceux-ci la grosseur de pieds d'éléphant.

       A présent les kaporaux nous obligent, les coups aidant, à nous rendre en groupe et en rang de quatre, aux douches, à l'extrémité du camp.

       Personne ne nie les vertus de la propreté, mais on se sent faible à ne plus pouvoir rester une heure debout. Comme on résiste, ils ouvrent toutes grandes, portes, fenêtres et vasistas. La bise glaciale qui s'engouffre à l'intérieur a bientôt fait de nous déloger.

       Au retour, il faut se soutenir mutuellement pour ne pas tomber. L'on s'estime content de pouvoir rentrer dans la barake toute ouverte, mais qui nous abrite néanmoins.

       Une grande majorité d'entre nous ont contracté des rhumes dont nombre dégénèrent en bronchites et pneumonies. C'est journellement que les civières emportent les plus atteints vers l'infirmerie ou le lazaret. Combien y meurent ? Nous ne savons.

       Les autres, eux, reçoivent quelques pastilles d'aspirine, remède universel ici, à ce que l'expérience nous prouve.

       Janvier passe, lentement, sans apporter la moindre amélioration au temps. Les défections dans nos barakes sont pratiquement nulles.

       Chose curieuse, Heer Muller ne se risque plus à nous rendre visite. Pourtant les conditions de notre séjour ont très sensiblement empirées. Peut-être obtiendrait-il plus de

succès cette fois. N'ose-t-il plus venir nous affronter après l'accueil inattendu qui lui a été réservé ?

       Lui et son comparse, director major Kreilling ne maniganceraient-ils pas ensemble quelqu'autre moyen plus efficace pour en finir ? Les interventions des neutres et des hautes autorités religieuses ont-elles peut-être eu des répercussions, qui sait ?

       Nous ne tardons pas à être fixés. Un matin, un placard dont le texte reproduit ci-dessous, est affiché dans chaque barake.

« ORDONNANCE »

       « Conformément au Par. 9, lit. b de la loi concernant l'état de siège du 4 juin 1851 et de la loi du 11 décembre 1915 (Moniteur de l'Empire, page 815), j'ordonne par la présente, dans l'intérêt de la sûreté publique, pour la région du 4e corps d'armée, ce qui suit :

       » § I – Les membres militaires d'états ennemis ont à accepter soigneusement les travaux dont ils sont chargés par l'autorité compétente ou par n'importe quel autre service.

       » § II – Le Kommandement général par intérim du 4e corps d'armée décidera si un refus d'accepter ou d'effectuer un travail est suffisamment fondé.

       » § III – Les personnes mentionnées sous le § I sont tenues de se conformer aux ordonnances officielles données, par des civils employés au service de garde et de surveillance militaire et au service de garde auxiliaire militaire.

       » § IV – Les contraventions seront punies de prison jusqu'à la durée d'un an ou d'une amende pouvant s'élever jusqu'à 1.500 marks.

« Le Kommandement général par intérim du 4e corps d'armée,

» s) Frhr VON LYNCKER,

» Général d'infanterie à la suite du 2e bataillon d'aviateurs ».

       Incroyable, mais réel. Un kommandement allemand général de corps d'armée, par intérim, n'hésite pas à afficher un pareil cynisme en arguant à dessein de textes d'une législation ne régissant que les membres des armées d'état ennemis pour rédiger à notre intention, une ordonnance en venu de laquelle nous sommes dès maintenant obligés d'accepter le travail sous peine de prison ou d'amende importante et cela dans l'intérêt de la sûreté publique.

       Qui menace la sécurité publique allemande, général Von Lyncher ? Sont-ce ces malheureux travailleurs belges amenés ici de force, réduits au dénuement le plus complet, toujours emprisonnés, sans le moindre contact avec l'extérieur ?

       Notre indignation est à son comble. Jugez-en, compatriotes de toutes classes qui, plus tard, écouterez avec scepticisme, peut-être, nos récits.

       Pour le moment, le peuple allemand, lui, accepte comme justification de ces faits, celle présentée par ses dirigeants militaires. Nous sommes de méprisables francs-tireurs graciés du peloton d'exécution probablement et considérés comme prisonniers de guerre, tombant par conséquent sous l'application de la convention de La Haye.

       L'esprit allemand ne s'est que trop souvent caractérisé ainsi, pour la fourberie.

CHAPITRE VI

DEPARTS POUR LES TRAVAUX FORCES

       Brutaux par tempérament, en raison de leur constante et rigoureuse discipline, les germains joignent le geste à la menace.

       Chaque jour, du matin au soir, en vertu des dispositions de l'Ordonnance du Kommandement général de la 4e armée, les hommes sont requis pour le travail forcé, sur simple appel de leur nom.

       Toute résistance par corps est devenue impossible. Les gardes-chiourmes vous accordent quelques minutes pour vous préparer et puis « Los... auf arbeit ». Malheur aux lents, ils sont stimulés à coups de pieds ou du plat de baïonnettes.

       Dirigés par groupes devant les bureaux de la kommandantur du Lager, ils sont exposés là, devant les chefs d'entreprises ou leurs délégués en civil, bottés comme tout allemand qui se respecte.

       A l'instar du procédé employé avec le bétail, les marchands d'hommes font défiler leurs esclaves pour s'assurer si le compte y est. Ensuite, ils vont régler les formalités de prises de possession, à la kommandantur d'en face. Pendant ce temps, un bout de pain est remis à chacun de ces « schweines de belgisches arbeiters ».

       Et les malades, les inaptes ?

       Ils y ont pensé, non par esprit d'humanité mais par le sens pratique qui préside à la moindre de leurs actions.

       Une inspection générale dans les barakes, par un médecin civil, les a triés auparavant et les plus gravement atteints ont été écartés. On ignore le sort qui leur sera réservé. Mon pauvre frère Maurice et quelques autres jeunes wavriens sont parmi eux.

       Surprise. On nous ramène, après des jours d'absence, nombre des nôtres exténués, mais dans leurs yeux luit une flamme de défi, de fierté, sur la signification de laquelle on ne peut se méprendre.

       – Que s'est-il passé ?

       Emmenés de force sur les chantiers, ils ont refusé obstinément de prendre le travail malgré les sévices les plus inhumains : privations totale de nourriture, exposition jours et nuits aux intempéries, coups et insultes.

       Nous éprouvons et manifestons tous pour ces braves un sentiment d'admiration. Que d'exemples de courage, de civisme, d'héroïsme ! Le croira-t-on plus tard, au pays, quand on le dira ?

       L'hiver passe. A la période exceptionnellement rigoureuse de gel succède une période d'humidité détrempant le sol qui devient un bourbier impraticable.

       Nous envions les bottes de nos gardiens car nos uniques chaussures déjà relativement usées s'avèrent spongieuses, dès les premiers pas au dehors. Les hommes de corvées en font la triste expérience. Ils n'ont d'autres ressources que de se déchausser et se déshabiller à leur retour. Le misérable feu de poussier arrivera à tout sécher, avec le temps.

       Traqués, affamés, maltraités, mal nourris, mal couchés par la faute des hommes, la nature inclémente, elle aussi, s'acharne à nous rendre le sort insupportable.

       Des accès de fureur éclatent inévitablement et – advienne que pourra – en quelques jours, tables, banquettes, étagères, sont transformées en combustible.

       Le plus pénible maintenant c'est de devoir maîtriser nos besoins naturels. Passe encore, pour uriner. On se sert des seaux de nettoyage et on profite de l'absence de gardes dans le voisinage immédiat pour en lancer le contenu au dehors.

       Quant à nous, nous devons donc, bon gré mal gré, provoquer et supporter notre constipation pendant plusieurs jours. Les plus faibles vont, à la faveur de la nuit, déposer leurs excréments le long des barakes.

       Bientôt ces immondices émergent et s'imposent au regard et à l'odorat. Quelles seront les réactions des kaporaux et sentinelles quand ils s'en apercevront ? Ils ne voudront comprendre, bien sûr et les punitions suivront.

       Heureusement ceux-ci sont très affairés par suite de l'incessant va-et-vient d'hommes obligés de suivre leurs nouveaux maîtres et seigneurs.

       Le printemps s'annonce, enfin, et chasse lentement mais sûrement ces terribles intempéries qui se font, depuis notre arrivée, les complices des vainqueurs momentanés.

       Le soleil assèche le sol de jour en jour, tout en nous apportant enfin des prémices d'espoir. Notre premier soin est de dissimuler sous la cendre les preuves de notre abandon forcé des principes d'hygiène les plus élémentaires. Les fridolins ne s'en sont pas aperçus.

      Le camp se vide à grands coups. Nous sommes à mi-mars 1917. Comment ai-je eu la chance d'être resté parmi les derniers ?

CHAPITRE VII

ADIEU... LIEUX MAUDITS

       On vient de nous faire changer de barake pour nous regrouper. Il n'en reste que deux occupées par les wallons.

       Celle-ci est la B II. Elle est exactement semblable à la C II, sauf que nous y trouvons les « bects », sortes de grabas à deux couchettes superposées, construits en planches clouées sur quatre pieds. Un peu de confort ne nuit pas, surtout ici. Nous regrettons simplement qu'il nous soit si tardivement procuré.

       Depuis quelques jours également les prisonniers de guerre russes, tailleurs de profession, ne sont pas reparus. Leur rôle était de coudre à la manche gauche des pardessus, au lieu et place d'une bande de même largeur qu'ils découpaient et emportaient, un brassard aux couleurs belges. Le but évident est de nous rendre reconnaissables partout où nous irons.

       Des centaines des nôtres avaient ainsi vu détériorer stupidement leur principale pièce d'habillement.

       Mais la sécurité du territoire, chère au Kommandement général, prime tout. Le signe distinctif aux couleurs belges ne manquera pas de susciter dans l'esprit du peuple auquel nous pourrions être mêlés, de loin ou de près, les réactions défavorables souhaitées, à l'exemple de l'histoire des francs-tireurs dont les journaux se sont servis pour justifier auprès de l'opinion publique, les déportations des ouvriers belges.

       La préoccupation des départs, due à l'accroissement des débouchés pour une main-d’œuvre qualifiée et pratiquement gratuite, sauve ainsi les derniers belgisehes arbeiters du Lager, dont je suis, d'un préjudice sans gravité mais inutile.

       Nous sommes fin mars 1917. Mes notes de l'époque ne précisent pas. Comme le tour de mes amis et moi devait arriver, nous sommes appelés nominativement par le kaporal qu'accompagnent deux soudards, baïonnette au canon.

       Nullement surpris donc, nous préparons nos paquets et sans nous laisser le temps d'attendre la soupe déjà annoncée, nous devons emboîter le pas par deux à nos gardes qui nous emmènent, comme les autres, devant la kommandantur où se tient le marché aux hommes.

       Pendant que les formalités s'accomplissent à l'intérieur où se sont abrités les maîtres, nous recevons chacun un bol de pâtée chaude enfin consistante et une ration de pain.

       Peut-être pensent-ils que cela nous fera vite oublier toutes les misères endurées. A moins que les acheteurs de main-d’œuvre n'aient eu des déboires en cours de route.

       Avec des hommes tenus affamés depuis des mois et à bout de forces, des accidents sont possibles. Nous n'écartons pas non plus la possibilité d'un nouveau long trajet à devoir effectuer et comment ?

       Des compatriotes nous ont dit être partis vers le lieu du travail, à pieds, en traîneaux, par le train.

       Un civil s'amène. Un bâton à la main, botté évidemment, il est coiffé d'un chapeau standard verdâtre, avec la légendaire plume au ruban et vêtu d'une grande veste qui lui descend jusqu'au-dessus des genoux. Un sac à provision lui est attaché au dos. Au bras gauche, il porte un brassard blanc, signe conventionnel, imposé sûrement par souci de la sécurité publique.

       La gaucherie de cet homme, dans son maintien et ses explications dénotent immédiatement ses qualités. C'est un quelconque contremaître délégué par l'entreprise qui l'occupe, pour nous servir de guide et de surveillant au cours du voyage.

       Il n'est pas très communicatif et ne connaît pas un mot de français. Il nous explique, en sa langue et avec force gestes que nous devons à présent le suivre sous peine de connaître des ennuis sévères. Il serait obligé d'en rendre compte à heer Director, nom qu'il prononce avec une déférence plutôt craintive. La discipline est toujours la plus forte chez eux.

       Quelle émotion pour nous de nous retrouver hors de cette triste enceinte de barbelés du Kriegsgefangenenlager où nous avons vécu de si mauvais jours. Intérieurement, je crie : adieu prison, barake, corvées, insultes, brutalités.

       Nous revenons à la gare du village où nous avions débarqué cinq mois plus tôt, celle de Klein Wittenberg.

       Notre guide nous fait attendre pendant qu'il se renseigne sur l'heure du train que nous allons prendre. Les trains sont très rares sur cette ligne. Pénurie de personnel et de matériel sans doute.

       Comme il fait un froid de loup, nous voulons pénétrer dans la salle d'attente. On nous en expulse aussitôt.

       Il y a quatre heures que nous attendons, en pleine bise. Heureusement nous avons reçu cette pâtée bien chaude, en partant, sans quoi nous aurions sûrement contracté de graves rhumes ou pire encore.

       Enfin le train arrive. Il est quatre heures de l'après-midi. Le guide, du geste et de la voix, nous presse, cette fois, et pendant qu'il s'explique avec le racoleur, nous passons sur le quai.

       Le train s'arrête. Nous avançons vers la première des trois voitures de quatrième classe qui forment le convoi avec la machine et le fourgon de queue. Mais on nous arrête d'un ordre guttural.

       Nein. Ihr-in ! indique-t-il impérieusement, le chef de station, en nous montrant le fourgon.

       Il faut obéir et nous nous installons de notre mieux, c'est-à-dire serrés les uns contre les autres. Nous sommes vingt-six et avons chacun nos bagages.

       Le soir tombe. Le train roule, roule, sans arrêt, pendant deux, trois heures.

       – Où sommes-nous ?

       Aucun de nous ne le sais. L'obscurité est complète dans ce fourgon.

       Le train stoppe enfin.

       Est-ce ici notre destination ?

       De pressant et violents coups sur la porte nous le confirment.

       Nous sommes invités à descendre, par notre guide impatient. Ses « los... los... » n'en finissent pas. A quoi servirait-il de se laisser emporter plus loin à la faveur de la nuit ? Notre guide ne manquerait de signaler notre fuite. Nous finirions par échouer dans une prison quelconque. Et nous. en sortons précisément.

       Nous jugeons donc plus sage de suivre notre homme et, sous la lumière tamisée de l'unique lampe allumée à l'extérieur de la gare, nous lisons : Coswig-Anhalt,

       Nous réalisons que ce nom ne peut que révéler une localité peu importance. Le calme qui règne dans les rues confirme cette opinion. Bientôt nous arrivons devant la grille d'une fabrique dont, dans l'obscurité, nous ne pouvons deviner la nature.

       Peu nous importe. L'essentiel pour nous, pour le moment, est de trouver de quoi pouvoir nous étendre, car nous sommes rompus de fatigue.

       A l'appel du guide, un de ses collègues est arrivé. C'est un homme de la quarantaine d'années comme l'autre. Il ouvre et nous invite, en français, à entrer. Le dernier ayant franchi l’entrée, le guide referme la grille et considérant sa tâche terminée, disparaît.

       Nous suivons l'autre qui nous conduit dans un bâtiment, une ancienne écurie, qui nous servira de logement.

       Nous y pénétrons à la file. Une douce chaleur y règne et une odeur de pommes de terre cuites nous surprend agréablement, on le devine. Nous ne cachons pas notre étonnement à notre cuisinier occasionnel qui éprouve un plaisir à nous montrer le contenu du deuxième récipient qui contient des œufs de poissons.

       Nous aurions mauvaise grâce à ne pas remercier cet homme, le premier allemand qui semble si différent des autres. Quoi d'étonnant ? Il y a quelques semaines à peine qu'il est rentré dans sa famille, après vingt-six mois passés à Louvain où il était occupé par les services de la gare.

       Il a pu ainsi apprécier, dit-il, les qualités du peuple belge et espère que nous entretiendrons avec lui, des rapports amicaux. Sur ce, il se retire en nous souhaitant une bonne

nuit.

       Güt nacht !

       – Bonne nut !

       Nous soupons de très bon appétit, ce soir-là. Comme nous sommes éreintés, bien vite nous nous étendons sur les paillasses propres que supportent les « betts » habituels rangés le long du mur nouvellement blanchi et nous nous enfonçons dans un profond sommeil.

CHAPITRE VII

AU KOMMANDO 29

       Oskar, pour lui donner un nom, l'homme connaissant le français, qui nous a reçu hier soir, est venu nous, réveiller à six heures et demie, ce matin. Il est ahuri que nous n'ayons pas entendu les sirènes qui hurlent de partout à tous les moments d'arrivées et de départs, des usines.

       Il reconnait toutefois que nous étions très fatigués par le voyage de la veille et n'insiste pas.

       Nous nous sommes éveillés tout étonnés de nous trouver en ces .lieux et ne le regrettons, pas malgré la grande sévérité des hauts murs nus du logis.

       Oskar nous invite donc aux nouvelles habitudes que nous aurons à prendre : lever à cinq heures et demie, se débarbouiller à la fontaine, puis être au travail à six heures.

       A la pause de huit heures et demie nous recevons le café chaud, notre ration de pain civil, – un pour six – et un peu de marmelade. A midi et à sept heures du soir, nous aurons le plat du jour comme la population.

       Nous apprenons ainsi qu'il existe une cuisine commune pour le peuple. L'organisation régit pratiquement dans tous les domaines de la vie allemande.

       Oskar se fait, avec assez de facilité, l'interprète de la Direction pour nous dire que notre travail consistera à restaurer l'usine abandonnée faute de bras, incontestablement.

       Le contremaître ajoute que la Direction de la firme Reinhold & Cie a eu connaissance des excès commis par certains patrons sur les civils belges – nous ne lui faisons pas dire – et elle veut ne pas être poussée à ces extrémités. Les braves gens !

       Au contraire, la liberté de circuler nous sera accordée – oui, par manque de gardes – à condition que nous montrions de l'empressement au travail, évidemment.

       Toute résistance entraînera immédiatement la perte de la liberté et l'obligation de travailler sous la surveillance de soldats et la peine de prison en cas de refus absolu. Comme cela s'est produit en novembre dernier, quoi !

       Nous en avons tellement souffert que nous délibérons incontinent et – c'est humain – nous acceptions le moindre des maux... la liberté. Quant au travail, la Reinhold & Cie peut être assurée que nous nous efforcerons de la satisfaire au-delà de tout espoir.

       Oskar sourit légèrement. Il n'en doit pas en être absolument convaincu. Quant à lui, il s'est acquitté de sa mission avec conscience.

       Son séjour à Louvain lui a donné l'occasion de connaître les belges qu'il sait sûrement ne pas être moins courageux, moins rusés, ni moins humoristes que les allemands.

       Il se reconnaît même un faible pour nos tabacs, surtout pour le « richmond », et comme il vient de renifler la fumée de la pipe de l'un des nôtres, instinctivement il sort la sienne. Nous comprenons et, gentillesse pour gentillesse, on lui passe une blague dans laquelle il puise avec un visible plaisir.

       Il faut bien mettre la main à la pâte. Oskar distribue les rôles sans se départir de son calme. Il comprend que nous sommes des convalescents et nous laisse tranquillement vaquer pendant qu'il emmène l'un de nous qui aura pour tâche l'entretien du logement et les corvées de « boustifaille ».

       La première journée est terminée. Le travail a consisté à déplacer des planchettes d'un endroit à un autre. Nous nous sommes arrangés comme si la besogne devait durer indéfiniment. Certains disent que quelques heures d'un travail sérieux auraient suffit.

       La nourriture, loin d'être idéale, marque quand même un progrès sur celle que l'on nous servait à l'inoubliable Lager de Klein W,irtenberg.

       Nous avons hâte, le souper terminé, de sortir, pour nous sentir libres, un peu, même en territoire ennemi. Notre émotion est vive dès que nous nous trouvons dans la rue.

       Luizestrasse, lis-je sur la plaque du coin. Cela se retient facilement. Il faudra retrouver son chemin.

       Coswig-Anhalt est une petite ville de province. Elle parait relativement ancienne.

       Seule 1a Zerbstrasse nous intéresse avec sa berge rocheuse de trente mètres de haut, qui domine l'Elbe. Le fleuve coule, calme, large et sinueux en cet endroit. D'ici on sent un vent du large souffler. Pour nous il y fait bon s'attarder. Nous y reviendrons.

       Nous aurions voulu acheter des cartes-vues pour envoyer à nos familles, mais chose surprenante pour nous, les magasins sont tous fermés. Nous apprenons qu'il est des heures d'ouverture, le matin, dans l'après-midi et le soir.

       La population doit profiter de ces instants pour s'approvisionner. Combien nous préférons la grande liberté, celle qui existe en Belgique et dont nous sommes si jaloux !

       Pays pauvre, l'Allemagne est bien forcée d'avoir recours à l'organisation qu'elle doit pousser jusqu'à l'extrême limite dans tous les domaines. Ceci explique la facilité avec laquelle son peuple est à même de s'adapter à toutes les situations.

       Nous comprenons à présent pourquoi les rues sont désertes à cette heure. Chez nous, elles doivent être animées et bruyantes.

       Nous rentrons contents. La fatigue nous gagne. Il va se faire tard et nous avons promis d'être au poste à six heures, demain.

CHAPITRE IX

LE GROSS-SPRECHER

       – Heer Director n'est pas satisfait du tout des belges, nous dit Oskar.

       – Depuis trois mois que nous sommes ici, nous travaillons pourtant pour la grande Allemagne.

       Oskar sourit légèrement et nous répond avec nuance :

       – L'usine n'est pas encore en marche.

       Heer Director, personnage à l'air cruel avec un nez en bec d'aigle et un regard perçant sous des lunettes d'écailles, est présent et se démène comme un diable.

       Il nous fait rappeler par son ,interprète, que nous sommes assimilés aux prisonniers de guerre – ah, oui, le fameux arrêté du Kommandement général – et que, si nous ne nous montrons pas de meilleures dispositions, nous seront punis. La nourriture des prisonniers russes, privation de salaires, de liberté, amende et prison, telles seront les sanctions qu'il devra prendre.

       Nous lui rétorquons que nous ne sommes que des travailleurs arrachés à leurs familles au mépris du droit des gens et non des prisonniers de guerre, d'après la Convention de La Haye, signée par l'Allemagne, une des premières.

       Ensuite, si le Kommandement général de la 4e armée allemande prétend que nous devons être considérés envers et contre tous, comme tels, nous avons alors droit aux égards qui leur sont dû.

       Heer Director est décontenancé par notre logique. Nous jubilons ; lui n'en démord pas. C'est avant tout le salut de sa vaterland qu'il veut. A moins que ce ne soit celui de la Reinhold & Cie, qui semble d'ailleurs avoir même intéressé la finance extranationale, ainsi que l'attestent les preuves de l'existence de succursales en Belgique et en d'autres pays.

       Nous promettons toutefois, pour le tranquilliser, que nous ne diminuerions pas d'ardeur. Donner davantage étant impossible attendu que nous ne sommes pas assez nourris ; notre salaire étant pratiquement nul, nous ne pouvons nous acheter de supplément d'une nourriture d'ailleurs introuvable, sans brotkarre, fischkarte, fleischkarte, butrerkarte, marmeladekaore, etc.

       Il me faudra, comme s'est le cas pour plusieurs de mes compatriotes, le salaire de plusieurs semaines pour pouvoir payer le ressemelage de mes souliers, l'unique paire que je possède. Entretemps, nous allons pieds nus. Le temps est sec, heureusement.

       Heer Director, lui, n'admet que la discipline. Il est né discipliné et le reste, aveuglément comme tous ceux de sa race. Il ne pourra et ne voudra jamais discuter les ordres qu'il a reçus. Il a l'air de conclure par une sentence qui signifie à peu près, qu'un homme averti en vaut deux.

       – Dank schön, Heer ...

       – Los…  auf arbeit.

       – Ta gueule.

       Was ?

       Nous jugeons inutile de persévérer sur ce terrain et nous nous dispersons en riant sous cape. Ce Tchantchet, le loustic de la barake, finira par commettre des imprudences ; il ne sait pas se taire.

       Nous entendons, derrière nous, le maître admonester de belle façon le valet obéissant. Pauvre Oskar !

       Celui-ci nous confie, quelques jours plus tard, que lui et ses collègues au services de la firme, sont menacés de se voir retirer la protection de celle-ci s'ils n'arrivaient pas à mater et obtenir du rendement vrai, sûr, intense. Cela équivaudrait à leur rappel immédiat dans leurs unités combattantes et leur envoi certain au front.

       De son côté, Oskar nous assure que nous n'avons rien à craindre de lui, car il a compris notre sort et il lui répugnerait de l'aggraver.

       Il est vrai que de temps à autre, nous lui cédons une poignée de tabac que nous recevons de nos familles. Il en est si friand. Il recueille aussi les restes immangeables de nos repas, qui lui servent à engraisser deux jeunes «  schweins ».

       Les plus sensibles d'entre-nous n'hésiteraient pas à travailler réellement pour éviter des ennuis à Oskar. Mais il y a les autres, ses collègues qui nous harcèlent constamment.

       L'un d'eux – ils sont tous dans la quarantaine – m'a embauché. Je dois l'aider, au second étage d'un des bâtiments immenses. Il s'agit de vider les séchoirs des deux étages et des combles de milliers de briques et de les descendre aux fours pour la cuisson. Bien entendu, son rôle à lui se bornera à charger la brouette et c'est moi qui fera le reste.

       Typographe de métier, je n'ai pas du tout l'habitude des travaux lourds ; aussi je ploie véritablement sous le poids à mener au monte-charges.

       Ce lâche, taillé en hercule, a choisi pour ce travail, le plus jeune, le plus menu, le plus délicat de notre groupe. Refuser je n'ose pas, à présent que je me trouve là, seul avec lui, éloigné de mes amis. Je le sens capable d'user de violences si je n'obtempère pas à ses ordres.

       J’arrive quand même à soulever la brouette et vais droit au monte-charges qui est déjà ouvert. Dans un dernier effort, je l'y pousse d'un coup. Bouf ! Le plancher cède sous la charge et tombe au fond, dans un grand fracas.

       J'ai certainement commis une imprudence ou négligé une manœuvre. Ennuyé, je me penche pour m'assurer si personne n'est blessé. A ce moment, le garde-fou en glissière qui se trouvait relevé, me tombe sur la tête. Ma casquette a amorti le choc, heureusement. Il ne me vient même pas à l'esprit quand j'entends rire aux éclats dans les combles, la brute qui me subjugue, que c'est lui l'auteur de ces incidents.

       Dans l'escalier, quelqu'un monte, pressé. C'est le type qui est venu nous chercher à Klein Wittenberg. Sans mot dire, H va droit au monte-charges, inspecte et va à la recherche de mon peu recommandable co-équipier.

       J'entends. éclater une discussion très vive entre eux. Notre convoyeur redescend.

       – Travail trop lourd pour vous me fait-il comprendre.

       Il m'entraîne alors avec lui. Nous laissons l'autre seul.

       Ludwig, ainsi se nomme mon nouveau chef, est un spécialiste pour la cuisson de briques, à l'usine. Il m'embauche directement pour l'aider à vider ses fours restés engorgés depuis 1914.

       Seul avec moi, il est plus. communicatif qu'en groupe. Il craint devoir retourner au front. Il a déjà passé vingt-six mois dont deux hivers terribles sur le front russe.

       Il a quatre enfants, dont un fils de mon âge, soldat sur le front de France, et dont il parle avec émotion. il connaît ma situation aussi. Ma mère veuve avec six enfants et je suis l'aîné des fils.

Pendant plusieurs semaines nous œuvrons ensemble. Il est plein d'indulgence pour ma faiblesse et me laisse vaquer comme je l'entend.

       J'aurai parfois une bonne pensée pour cet homme qui s'est montré humain avec moi.

       J'appris plus tard, grâce à la connaissance de la langue, par Georges Flament, que Ludwig racontait à un militaire en permission que j'avais été l'objet de deux essais criminels du « gross-sprecher ». C'est ainsi qu'il désignait la brute du monte-charges. Son intervention donc m'avait sûrement fait échapper à un mauvais coup, tôt ou tard.

CHAPITRE X

REBELLION

       Ceci a aggravé l'irritation entretenue chez nous par toutes sortes de tracasseries de la part des subordonnés allemands qui nous poursuivent de leurs menaces.

       D'autre part, les dernières nouvelles reçues de Belgique nous apprennent que nombre de compatriotes enlevés avec nous sont rentrés définitivement au pays. Il doit se passer quelque chose.

       Nous avons la pénible impression de ne pas avoir fait tout notre devoir. Or, comme les autres, nous avons jusqu'à la limite de nos forces, lutté et luttons encore chaque jour par notre inertie obstinée. Alors, pourquoi sommes-nous encore ici, nous ?

       Il y a une énigme que nos négriers connaissent sûrement. Ne sont-ils pas les vrais responsables des enlèvements des travailleurs belges et ce, au mépris de tout droit, de tout sentiment d'humanité ? Qu'en pensez-vous messieurs les administrateurs de la Reinhold & Cie ?

       Nos démarches auprès de Heer Director n'aboutissent à aucun résultat. Il veut tout ignorer sauf l'ordonnance du Kommandernent général dont il entend, évidemment, respecter l'esprit et la lettre. L'individu est de mauvaise foi. Et que faire ?

       Un matin, à peine mise en marche, la génératrice qui doit actionner les machines de l'usine subit une grave avarie. Les allemands soupçonnent Tordoir, dit Bibine, qui commençait à en assumer la surveillance.

       A quelques jours de là, ils soupçonnent également Tchantchet d'avoir provoqué un incendie dans un dépôt de planches. Ensuite, ce sera le grand Jef, accusé du blocage des broyeurs. Puis, Albert Depauw et moi, accusés d'avoir mélangé le kaolin vert au rose, etc.

       Ainsi qu'il devait arriver, Heer Director a fini par se fâcher. Comme première mesure de répression, il a étendu aux belgisches zivils arbeiters, les pouvoirs de Hans, unique sentinelle disponible sûrement, chargé de la garde des prisonniers russes, français et anglais affectés dans les deux usines.

       Mais Hans est vieux et bossu, et simple au surplus. Nous avons affaire à un inoffensif et jouons pendant des heures à cache-cache avec lui, à travers l'usine, pour le plus grand amusement des ouvrières et des prisonniers. Parfois même, nous lui cachons son fusil, à la grande indifférence des quelques civils octogénaires qui œuvrent encore comme ils peuvent, de-ci, de-là.

       Heer Director a eu vent de ces faits. Il trouve mieux pour nous punir. Il ordonne à la cuisine communale de ne servir dorénavant que la soupe russe aux belges occupés dans ses usines. Ceci devient plus sérieux, car la soupe est immangeable.

       Quelques jours plus tard, au retour des usines, une surprise nous attend, mais ne nous surprend guère. Les gendarmes viennent enquêter au sujet de vols commis dans la région. La réserve de kartoffels du village voisin et des boulangeries ont reçu la visite de voleurs.

       Comme il n'y a pratiquement plus d'allemands valides dans la contrée et que les prisonniers de guerre, vivant reclus dans leur enclos, ne peuvent être soupçonnés, la police a conclu que c'était parmi les civils belges qu'il fallait chercher les coupables.

       Tous, nous jurons de notre innocence avec un ensemble touchant et proposons même aux visiteurs une perquisition dans la barake. Par bonheur ils n'insistent pas davantage. Ils remontent sur leurs chevaux et s'éloignent.

       Nous respirons – c'est le cas de le dire – car la plupart des paillasses cachent les provisions qui nous ont coûté de grands risques et pour lesquelles nous avons enduré de grandes fatigues au cours des nuits précédentes.

       Ensuite, il aurait fallu en cas d'aveu forcé, dénoncer les femmes allemandes incidemment rencontrées au cours de nos expéditions nocturnes et se livrant comme nous au pillage des silos de kartoffels.

       Je mentionne en passant, qu'à la fin de ce mois de juin 1917, le découragement et le défaitisme sévissent déjà à l'intérieur du grand Reich.

       Les populations non mobilisées, à savoir les vieillards, les mères et les petits enfants, ont faim et cela s'empire de mois en mois.

       Les hommes valides sont des étrangers et il y en a des centaines de milliers dans le pays, et de toutes les nations. Aussi les très rares soldats permissionnaires emportent-ils inévitablement en rejoignant leurs régiments au front, des souvenirs des plus déprimants.

       Un moment, ils espèrent, pourtant. Par l'intermédiaire d'une puissance neutre, le Kaiser a fait des propositions de paix aux Alliés. Celles-ci sont rejetées. Dès lors, les langues se délient plus facilement et il n'est pas difficile de conclure que la catastrophe se produira un jour par l'intérieur du pays.

       Nous en sommes là : dans l'expectative. A l'exemple des prisonniers de guerre, les anglais surtout, distants et distingués dans leurs tenues soignées respirant la richesse des possibilités de l'Angleterre, nous ne perdons aucune occasion de persuader les civils de la défaite prochaine.

       La situation pour l'Allemagne est grave et empire encore depuis quelques mois par l'entrée en guerre des Etats-Unis dont la puissance dépasse celle de tous les Alliés réunis.

       Tout cela ne nous exempt pas des travaux insignifiants par leur rendement, mais forcés, auxquels, nous astreint toujours le fameux arrêté motivé par la nécessité d'assurer la sécurité publique allemande contre les entreprises de ressortissants ennemis.

       Enfin – tout arrive – par ce matin du 12 juillet, comme Albert Depauw et moi sommes occupés au nettoyage d'un wagon en gare de Coswig, un convoi de voyageurs civils survient, brûlant la station à vive allure.

       Debout, à la portière d'un des compartiments, un d'entre-eux nous crie des paroles amicales. C'est un wavrien, Antoine Mouchenier ! Inspiré par la Providence, il nous lance un grand papier plié qu'il tenait à la main et qui vient tomber entre les voies.

       C'est une affiche que nous nous hâtons d'aller lire en cachette. Son contenu nous remplit d'une folle joie. Nous possédons enfin da clef du mystère que nous n'avons pu percer jusqu'à présent, à savoir pourquoi nombre de nos compatriotes étaient rapatriés et que nous étions toujours ici.

       La Reinholde & Cie a simplement voulu nous laisser ignorer les prescriptions du décret impérial qui ordonne le rapatriement des travailleurs belges déportés, non volontaires.

       Sans attendre davantage nous regagnons le logement et alertons nos amis. A midi, lorsque nous sommes tous rassemblés, nous délibérons et décidons d'aller en groupe, dès une heure et demie, réclamer des explications à Herr Director.

       A l'heure dite, c'est bien décidés et en termes clairs et nets inspirés par l'indignation, que nous lui reprochons sa façon d'agir et exigeons notre rapatriement dans les plus prochains jours. D'ici là nous continuerons à œuvrer, mais nous insistons pour qu'il agisse immédiatement.

       Inaccoutumé à ce genre de manifestation aussi inamicale qu'inattendue et surtout devant la preuve de l'existence de l'ordre de rapatriement nous visant, l'homme à la tête de rapace feint de nouveau tout ignorer.

       Il nous invite, calmement cette fois, à reprendre nos occupations en nous promettant de se mettre en rapport sur l'heure avec la direction générale dont le siège est à Hanovre. Nous acceptons.

       Le lendemain, il arrive. Il brandit, lui aussi, une affiche, mais très différente de la nôtre, de l'officielle. Sa sévérité habituelle a repris le dessus. Est-ce lui qui l'emportera ? Nous devons nous incliner, du moins momentanément.

       Cette affiche émane du chef d'Etat-major général. La lecture du texte nous apprend que les civils belges ne peuvent retourner en Belgique s'ils ont accepté le travail après le 15 juin 1917. Cette acceptation équivaut à une signature du contrat d'engagement ! ! !

       Toutefois, après un terme de quatre mois et pour autant que l'intéressé ait donné satisfaction, une permission de quinze jours pourra lui être accordée pour aller revoir sa famille.

       Nous protestons très énergiquement et déclarons sans ménagement que la clique Reinholde & Cie nous a tenu dans l'ignorance complète par une censure spéciale des lettres de

nos familles et par son mutisme sur l'ordre officiel de rapatriement. Nous déclarons donc cesser le travail sur le champ et exigeons d'être rapatriés par le plus prochain train.

       Heer Director, fort également d'un droit adroitement fabriqué par lui-même ou sa bande, prétend en user en nous menaçant d'un révolver qu'il sort brusquement de sa poche et hurle l'ordre de retourner au travail.

       Comme personne n'obéit, il pénètre dans les bureaux et téléphone à la fedgendarmerie qui envoie, quelques minutes plus tard, deux gendarmes sur les lieux.

       Sur un ordre donné par le butor, ceux-ci s'emparent sans explications, de notre ami Antoine Jaspart, qui s'est simplement fait notre interprète, mais qu'ils estiment être le chef de la rébellion, le meneur, en raison de son imposante corpulence.

       Tenus en respect par le pistolet de Heer Director, nous ne pouvons nous opposer à cette arrestation arbitraire. Du reste, Antoine nous tranquillise, il sait que notre cause est juste.

       Le soir, nous tenons conseil. Nous projetons de fuir dès que notre ami Antoine sera libéré. Il n'y a aucune autre solution si nous voulons échapper à l'emprise de la bande Reinholde & Cie.

CHAPITRE XI

EVASION

       Que s'est-il passé ? L'un de nous a-t-il parlé ? Ludwig a-t-il pénétré notre secret ? Nous sommes-nous trahis involontairement par quelque faute dans notre comportement ?

       Tous les moyens de persuasion ayant été épuisés de part et d'autre, Heer Director a-t-il été inspiré par les fuites avortées puis réussies du marbaisien Vasaune, puis d'autres ?

       Le fait est qu'un jour, nous nous, trouvons, de nouveau entourés d'une haute clôture de barbelés qui nous interdit, après le travail, tout accès avec l'extérieur. Il y a donc lieu de précipiter notre fuite.

       En effet, si la Reinhold & Cie obtient des sentinelles, nous ne pourrons plus espérer rentrer en Belgique avant la fin des hostilités, sauf si nous nous engageons à travailler volontairement. Alors, nous obtiendrons une permission de quinze jours, puis nous devrons revenir peiner ici pour le Grand Reich.

       Quel succès de propagande pour celui-ci, que ces contrats signés ! Ils serviront à démentir la campagne de protestations des neutres et à faire approuver les mesures de sécurité publique prises en Belgique occupée même, à savoir, le transfert de force des ouvriers en Allemagne.

       Ce n'est pas pour rien que les autorités belges avaient tant insiste à notre départ, pour ne pas signer de compromis avec l'allemand. Les cris « ne signez pas » retentissent toujours à nos oreilles et depuis que nous en avons compris la signification.

       Ce matin-là, donc, l'un de nous profite de l'inattention des surveillants pour se rendre rapidement à la gare de Coswig et consulter la carte des chemins de fer. Il s'agit de nous tracer un itinéraire.

       Le camp de concentration d'où partent les convois de rapatriement est Altengrabow, ainsi que nous l'apprend par une correspondance que vient de recevoir l'un des nôtres.

       Nous décidons donc de fuir, mais, par groupe d'une dizaine d'hommes à la fois. Le premier contingent quittera ce soir vers minuit, le meilleur moment pour éviter toute rencontre. Les wavriens Joeph Baudot, Albert Depauw, Antoine Jaspart, Joseph Pirer et moi en ferons partie.

       Le reste de la journée s'achève donc dans la préparation de nos « bardas » comprenant les vêtements qui nous restent et une provision de pommes de terre cuites et quelques rations de pain. Heureusement, la veille j'ai pu retirer mes souliers de chez le cordonnier.

       L'heure est venue. La nuit est complète. Nous faisons nos adieux à nos amis et, aidés par quelques-uns de ceux-ci nous franchissons une dernière fois la barrière. A grands pas légers nous nous dirigeons, à travers la ville endormie, dans la direction de Klieken, premier jalon de l'étape.

       Nous ne rencontrons âme qui vive jusqu'aux confins de Coswig. Tout va bien et nous voilà empruntant la grand' route et marchons ferme, sans mot dire.

       Tout-à-coup, alerte. Des pas de chevaux résonnent, tout près, sur le pavé. Sont-ce les gendarmes lancés à notre poursuite ? Ce serait décidément jouer de malheur.

       Non. Les chevaux viennent plutôt à notre rencontre. Ce ne peut être qu'une patrouille qui avance d'un pas rapide. Comment se dissimuler ? Impossible. Nous sommes en rase campagne. Nous restons calmes et continuons notre route. On verra bien.

       La patrouille nous a aperçu.

       Wer ? interpelle le gradé.

       Belgisches zivils arbeirers, répond avec aplomb notre ami Georges Flament qui parle assez correctement l'allemand.

       Celui-ci répond aux questions du chef gendarme, que nous avons été désignés dans la journée même, par la Cie Reinhold, pour renforcer le kommando de Klieken où se trouvent les carrières de kaolin de la firme. Nos préparatifs et notre désir d'avoir toute entière à nous la journée du lendemain, un dimanche, sont les raisons de notre présence tardive sur la route.

       Le gendarme paraît convaincu de notre sincérité et de notre dévouement.

       Gute nacht, nous souhaite-t-il en partant.

       Gute nacht.

       Au fur et à mesure que nous entendons le bruit des sabots de chevaux se perdre dans la nuit, nous forçons le pas, car il s'agit d'être rapidement hors de portée.

       Nous atteignons bientôt un hais qui nous paraît très étendu. Il est deux heures environ. La profonde tranquillité qui règne en ces lieux semble alourdir notre fatigue.

       Conscients du long trajet à parcourir, nous décidons de nous reposer un moment derrière les buissons en bordure de la route.

       Nous sommes là assoupis, rompus et allons peut-être céder à la douceur d'un repos bien mérité, quand des bruits de galop nous réveillent.

       – Les gendarmes !

       – Non.

       C'est un couple de biches qui fonce directement sur nous et qui, à notre vue, s'enfuit comme le vent.

       Nous jugeons sage de repartir.

       – Mais, qu'est-ce encore ?

       De nouveau un bruit cadencé de cheval au trot, accompagné du crissement de bandages d'acier sur le pavé, nous rappelle à la prudence.

       Nous voyons passer à travers les branchettes qui nous masquent, une carriole tirée par un cheval que conduit un homme ou une femme, maraîcher probablement. Il semble pressé d'aller prendre livraison de primeurs au village, pour quelque marché matinal. L'alerte est passée.

       Nous reprenons la route et seul le bruit de nos pas trouble le silence. Enfin, nous sortons de la forêt. La lumière, brusquement, succède à la pénombre. Sept heures sonnent au clocher de Roslau que nous apercevons au loin.

       Nous ralentissons notre pas pour traverser la ville afin de ne pas attirer l'attention des passants heureusement encore rares à cette heure. Ce n'est pas très long, par bonheur, nous voilà bientôt sur la grand' route de Zerbst.

       Depuis Roslau, aucune- rencontre ; c'est la campagne sans fin. Depuis ce matin de lourds nuages passent, menaçants. A présent, il pleut, il pleut à verse et rien en vue pour s'abriter. Nous sommes trempés jusqu'aux os.

       – Si nous étions restés… gémit le grand Jef.

       – Allons, pas de découragement !

       Heureusement, une éclaircie se produit. Le soleil chauffe déjà fort et d'heure en heure nous sentons nos vêtements se sécher.

       Il est midi. De très loin, nous entendons des cloches sonner les douze coups. Nous nous asseyons sur le bord de la route pour nous restaurer.

       Nous ne pouvons nous attarder ici non plus, car nous sommes repérables de loin et nous ne sommes pas encore tellement éloignés de Coswig. Nous repartons d'un hon pas. Tout va bien. Le soleil finit par nous sécher tout-à-fait. Tant mieux, car bientôt nous arriverons à Zerbst.

       Contournerons-nous la cité, à travers champs ou la traverserons-nous ? Nous détourner de la route nous expose à attirer sur nous les regards des habitants du côté ouest de la périphérie. Or, les ruraux, s'ils ne sont guère bavards, ont généralement l'imagination aussi vive que les citadins.

       C'est dimanche après-midi. En prenant un air de gens en mission et conservant un maintien discret, nous avons plus de chance de passer inaperçus et nous mêlant à la circulation dans la ville.

       Effectivement, nul ne s'occupe de nous. Les gens sont visiblement trop occupés ici, comme partout dans le Reich, par le ravitaillement, les échecs de leurs armées, etc., etc.

       – Aïe !

       A la porte d'une maison, un officier apparaît. Il nous voit et nous démasque sûrement. Il va nous ,interpeller ; nous sommes pris. Non.

       Une femme passe et s'arrête devant lui. Il s'agit vraisemblablement d'une rencontre inattendue car une conversation très amicale s'engage et nous en profitons pour échapper à la vue de Heer offizier.

       En nous hâtant lentement, nous traversons la grand' place et passons la vieille porte de la ville pour nous engager sur la route bordée de pommiers, qui conduit vers Grëslubars, troisième jalon de notre itinéraire.

       Ici nous pouvons nous considérer comme hors d'atteinte de la polizei de Coswig. Le soleil est toujours brûlant et nous sommes cette fois dégoulinants de transpiration.

       C'est avec une joie silencieuse que je vois le grand Jef ralentir la cadence de ses longues jambes. Les miennes sont plutôt courtes. Et il prétendait toujours tenir la tête dans la crainte de la flânerie qu'il estimait imprudente.

       Nous nous arrêtons un moment pour casser la croûte et savourer les pommes à cidre qui s'offrent, presque mûres, à notre disposition depuis des kilomètres.

       Nous décidons ensuite de terminer cette étape à la tombée de la nuit, tant notre fatigue est grande. Des kilomètres encore sont parcourus. Le crépuscule descend lentement et déjà la lune monte dans le ciel.

       Enfin, des signes de vie apparaissent dans une ferme, à notre droite. Il n'y a guère de danger. Nous essayerons de passer inaperçus en pressant l'allure. Mais les chiens nous ont flairés, Un porcher nous, aperçoit et, l'air indifférent, – l'habitude sans doute – continue à vaquer à ses occupations.

       Nous voilà tout à fait à l'aise. Nous trouvons en face, sous le hangar à moissons qui longe la route, un abri plus confortable que le fossé qui nous a laissés éreintés au réveil.

       Le stock de gerbes de paille fera très bien notre affaire pour cette nuit. Nous nous installons donc et, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, nous ronflons à poings fermés.

       Le jour pointe quand le coq de la ferme nous réveille. On déjeune et... en route. Partout, rien que la campagne qui s'étend sans fin.

       En continuant de notre pas de marche, nous arriverons vers midi au village que nous voyons se dessiner bien loin au bout de la chaussée. C'est Gröslubars.

       Suivant nos estimations, nous sommes encore à une bonne trentaine de kilomètres, de notre but. Alrengrabow. Donc, nous ne devons pas craindre de traverser ce village constitué par une immense construction à usage de dépôt agricole et de quelques maisons.

       – Un « gasthaus » ! nous fait remarquer le grand Jef.

       Nous nous y risquons pour nous renseigner plutôt que pour boire. On n'y déguste que de la limonade. La bière est réservée aux grands restaurants des villes, nous confie la tenancière.

       Nous apprenons qu'un groupe de nos compatriotes qui nous a précédés y a fait halte aussi. Les femmes sont bavardes, ici comme en Belgique.

       La cabaretière nous donne même des nouvelles de la situations sur le front ouest ; ces nouvelles sont de source allemande bien entendu. Qu'à cela ne tienne. On ne croit plus à la victoire ici.

       On souhaite seulement un bon arrangement d'après. Les propositions des neutres. Oui, l'on pressent la débâcle, lointaine encore, mais certaine. L'aide américaine est décisive, l'Allemand le sait comme nous.

       C'est donc en toute quiétude que nous continuons notre route. Quelle distance avons-nous parcourue ? Cent, deux cents kilomètres ? Davantage ? L'essentiel est que nous arriverons au camp dans quelques heures.

       Notre émotion grandit. Notre fatigue semble diminuer à mesure que nous avançons, car là-bas, très loin, succédant à la plaine, de légères ondulations du sol et bientôt les masses découpées, grisâtres des nombreux baraquements du lager d'Altengrabow se détachent à l'horizon.

       – Sauvés ! Nous sommes sauvés !

CHAPITRE XII

ALTENGRABOW

       Je ne sais si les sentinelles, ici, ont vu passer parmi les dizaines de milliers de déportés belges qui ont déjà franchi les barrières du Kriegsgefangenenlager, des étrangers à la physionomie aussi rayonnante d'optimisme.

       Le gros cuisinier, penché à sa fenêtre, en apprenant le trajet que nous venons d'accomplir de Coswig-Anhalt à pied, en reste ahuri.

       – Vous auriez dû prendre le train, nous dit-il en allemand.

       – Bien sûr, répondons-nous, mais nous aimons la marche.

       A-t-il compris ? Peu nous chaut, Ce lieu d'aspect sévère comme l'autre, ne semble guère animé. Les prisonniers sont vraisemblablement dispersés par les travaux agricoles ou dans les usines proches.

       Précédés de deux sentinelles – il faut s'y réhabituer – nous parcourons les allées rectilignes et interminables qui nous conduisent à l'extrémité opposée du camp.

       – Pourquoi si loin, nous inquiétons-nous ?

       Les soudars se taisent. On s'en moque. Ne retournerons nous pas dans quelques jours ?

       Enfin des signes de vie. Derrière les hautes clôtures de barbelés qui entourent la barake 90, il y a encore des déportés. Ils sont là une cinquantaine qui attendent vraisemblablement le retour au pays. La barrière s'ouvre et nous voilà parmi eux. Immédiatement nous sommes entourés et questionnés.

       Notre histoire n'étonne personne. A part notre fuite et le long trajet que nous avons parcouru, les mauvais traitements subis : travail forcé, menaces, brutalités, sévices, etc… ont été les mêmes partout, nous apprend-on. Mais tout cela est fini. Dans quelques jours nous roulerons vers la Belgique.

       Nous nous installons comme nous pouvons dans la barake où nous retrouvons les « betts » avec paillasses de rognures de papiers. Notre grand besoin de repos nous fait oublier jusqu'à la soupe et, sans attendre celle-ci, nous nous étendons sur notre grabat.

       Quand je me réveille, non sans avoir été rudement secoué par Albert Depauw, il fait presque nuit. Il me semble n'avoir dormi que quelques heures à peine. Pourtant trente six heures au moins se sont passées depuis le moment que nous nous sommes couchés. J'étais exténué.

       Au dire de mes amis, j'avais ronflé sans arrêt et ils appréhendaient avoir à supporter pendant quelques temps encore, mes ronflements, au grand dam de leur propre repos.

       Je leur sais gré d'avoir agi comme, ils l'ont fait. Ici il faut se partager les joies et les peines.

       Mon ami m'avoue avoir mangé ma soupe, car il était affamé. C'est un grand mangeur, mais il a un cœur d’or. Je sais me contenter de peu ; d'ailleurs il me reste une croûte en réserve. Alors, que lui reprocherai-je ?

       Le lendemain, je me suis levé comme les autres, à l'annonce de l'arrivée du café et du pain. A ce moment, l'ambiance de Klein Wittenberg ressuscite. Il faut veiller et défendre sa pitance, sinon...

       – Un peu de patience, dis-je. Dans quelques jours tout cela ne sera plus que mauvais souvenirs.

       – Que tu dis...

       Car mes compatriotes ne partagent point mon optimisme. Ils sont arrivés ici depuis des semaines, disent-ils, et dix fois ils se sont vus écartés impitoyablement au moment de prendre le chemin de la gare.

       Pourquoi ? Nul ne sait, La fatalité existe, bien sûr, mais ne s'acharne tout-de-même pas à ce point. Une force occulte alors, influente, plus puissante même que ces états-majors galonnés et orgueilleux.

       Une pensée me vient, furtive. Si la Reinhold & Cie... Ce n'est pas possible. Ce cauchemar est fini. Nous sommes hors de son atteinte, ici.

       Les fronts soucieux qui m'environnent me font mal. La perspective d'un rapatriement prochain et en tout cas certain devrait les inciter à la joie.

       – Allons, du courage ! Nous ne sommes, plus au camp maudit de Klein Winenberg, ni dans les kommandos, astreints à peiner sous les insultes, les menaces et les sévices.

       – Nous allons devoir signer un engagement volontaire opine Victor, un vieux athois découragé. Ce sera le seul moyen de mettre fin à cette situation intenable.

       – Tout mais pas cela quand même, camarades.

       – Il y en a déjà combien qui ont été obligés de signer. Puis, nous ne voulons pas crever de faim plus longtemps et être battus par le dogue.

       La faim, on la connait, mais ce ne sera plus pour longtemps, selon moi. Mais, battus par le dogue... Quelle est cette histoire ?

CHAPITRE XIII

LE DOGUE ET HEER SCHTIFFEL

       Le lendemain, à peine avons-nous fini d'avaler notre croûte de pain sec, qu'un des nôtres rentre en courant et nous alerte.

       – Le dogue !

       Je les vois tous s'empresser de ranger leurs paillasses, puis se fixer en position près de leurs « betts ».

       Un Fridolin trapu, solide, mais très pâle, entre. Il se met à hurler comme un diable en agitant près de nos figures la matraque qu'il tient à la main. Les cris : « Arbeir... auf arbeir » lui sortent vingt fois de la bouche.

       Personne ne bronche. Il s'excite, provoque. On voit qu'il espère un geste, une parole de chez l'un de nous. Personne n'a garde d'en faire l'expérience. Alors, il cherche, il fouille. Plusieurs fois son bras tombe... « pan... pan ... pan... ». Pauvres gens.

       Le voici qu'il vient vers moi. Inconsciemment j'ai un léger sursaut de réaction nerveuse qui ne lui échappe pas.

       Pan ! Je reçois un violent coup au creux de l'épaule et le dogue est prêt à m'en donner un second si je prononce le moindre mot ou esquisse encore le moindre geste. Quelle brute !

       Enfin, il part. Nul ne songe à rire de ces incidents. Je comprends à présent le découragement de ceux qui subissent cette inique traitement depuis plusieurs semaines déjà.

       – Ce n'est pas tout, me dit-on.

       – Y a-t-il pire encore ?

       – Tu vas voir.

       On raconte, sans savoir de qui on le tient, que ce sauvage est un grand blessé du front de l'Yser ; ce qui expliquerait sa haine profonde des belges.

       Quoi qu'il en soit, ce comportement est par trop inhumain. C'est incontestablement celui d'un monstre choisi à dessein, pour mater les têtes dures.

       – Nous sommes mardi, me dit mon voisin. Il reviendra après-midi.

       Me voilà prévenu. Trois fois par semaine, les belges sont rassemblés au dehors. Un gradé connaissant spécialement la Belgique, parlant flamand et français avec aisance, vient les exhorter au travail. Le dogue le suit comme son ombre, parait-il, et gare à celui qui bouge ou se permettrait de crâner.

       Effectivement, vers trois heures environ, l'alerte se produit. Le matraqueur arrive d'un pas pressé, fait ouvrir la barrière par la sentinelle de garde et avance à la hauteur de la barake.

       Appell ! hurle-t-il.

       Chacun se hâte d'arriver. J'imite les autres – ils en ont l'habitude – et nous nous alignons sur un rang, dans un « fixe » impeccable car la matraque démange dans les mains du dogue.

       Les minutes passent. Enfin, apparait, précédent un sous-officier et un soldat portant un paquet, un nain en uniforme, à corpulence de taureau. A ses traits soignés et à son maintien, on devine qu'il appartient à une certaine élite.

       Heer Schriffel – ainsi l'appelle le dogue – serait « professor » que cela ne m'étonnerait pas.

       Après avoir salué l'autre d'un « guten Tag ! », il avance jusqu'à mi-hauteur du rang que nous formons. Il nous dévisage et s'informe de nos ennuis qu'il dit connaître et déplore son impuissance à y remédier.

       Nul ne souffle mot. Il continue par le refrain de son collègue Muller, de Klein Wittenberg ;

       – Signez un contrat, vous aurez de bons salaires, bonne et abondante nourriture, permission en Belgique, etc.

       Comme on voudrait lui crier à la face tout ce que nous en pensons. Mais le dogue est là qui veille, la matraque prête. Schriffel a tout prévu. Toute tentative de défense même mentale est donc impossible. Nous ne sommes plus que des animaux de dressage, dans une ménagerie.

       A présent les menaces pleuvent :

       – En attendant d'être envoyés derrière le front, à Charleville ou Mézières, etc., vous serez privés, de pain.

       Puis, c'est la prière :

       – Ceux qui acceptent le travail volontairement peuvent sans crainte sortir des rangs. Signez, mes amis, n'écoutez pas...

       Personne ne bouge, Schtiffel non plus. Il reprend en flamand et recommence sa comédie sans plus de résultat.

       Mais ce maître tyran, raffiné dans son maintien, l'est aussi dans ses procédés. Jugez-en. Sur un signe, le soldat porteur d'un paquet, avance. Il l'ouvre. Un pain militaire et un plateau sur lequel sont rangées toutes sortes de douceurs, apparaissent. Nous devinons leur provenance.

       Il y a des gaufres, des galettes, du cramique, du chocolat, preuves irréfutables du pillage des colis qui nous étalent destinés. Combien de sacrifices ont-ils coûtés à des mères et des épouses intentionnées d'adoucir un peu le sort si pénible de l'être cher souffrant en exil.

       Le soldat connaît la leçon. Il passe, lentement, devant nous, nous montrant d'une main, le « brot », et portant de l'autre, le plateau aux douceurs qu'il nous passe sous le nez.

       Il s'agit d'une forme perfectionnée du classique supplice du Tantale. Pendant que nous sommes soumis à la tentation nous devons chacun répondre par oui ou non si nous acceptons de souscrire un contrat volontaire de travail.

       Je ne sais s'il y a eu des défaillances avant mon arrivée ici, mais nous refusons tous d'une voix ferme.

       Schtiffel ne s'offusque pas de ce refus général. L'habitude aussi, sans doute.

       – Vous êtes libres (!) pour aujourd'hui, les malins-jacques, nous dit-il sur un ton plein de moquerie acerbe.

       Tous quatre partent comme ils sont venus, emportant le pain et les douceurs.

       Combien j'admire mes compagnons qui, depuis des semaines subissent aussi sans fléchir, les assauts de ces monstres. J'éprouve, je l'avoue, un moment de découragement tellement ma déception est grande. Je me croyais si près du retour en Belgique.

       Mais cela ne peut durer. La fin ne peut être très, éloignée. Dans quelques jours, peut-être, d'après le rythme suivi jusqu'à présent, il y aura un transport et ce serait bien la fatalité si nous n'en étions pas.

       Comme prévu, d'importants groupes de compatriotes arrivent. Le chiffre dépasse bientôt le millier. Ils viennent de toutes parts, de Dresden, Leipzig, Hannovre, Magdebourg, Torgau, Seyda et de tous les lieux de travail forcé : des mines, tourbières, fermes, fabriques, usines, chantiers.

       Dans la grande majorité des cas, ils ont eu à souffrir des mauvais traitements et sévices pour quitter ces lieux maudits. Nombreux sont ceux qui, comme nous, se sont enfuis pour échapper au chantage du contrat volontaire.

       Beaucoup ont séjourné en prison. D'autres ont pu arriver grâce à la protection de consulats neutres. Enfin un groupe du kommando Reinhold est parmi les arrivants. Nos anciens compagnons ont dû fuir, eux aussi.

       Ceux-ci nous racontent les conditions rigoureuses dans lesquelles ils vécurent après notre départ. Ces conditions furent aggravées encore par le typhus qui fit malheureusement plusieurs victimes parmi les nôtres dont le jeune biergeois, Charles Francis, âgé de 17 ans.

       Une, deux semaines passent. On ne voit plus Schtiffel qui pour de brefs appels et sollicitations à signer l'engagement volontaire au travail. Nous sommes trop nombreux. De temps à autres, quelques-uns cèdent, les plus faibles. On ne peut les blâmer. Leur nombre est négligeable, heureusement.

       Un matin, on nous avise d'avoir à être tous présents pour le transport qui aura lieu dans l'après-midi. Longtemps avant l'heure fixée, tout le monde attend avec impatience.

       Enfin, voilà le groupe des casques à pointes qui nous serviront de convoyeurs ! Ils se préparent à encadrer la colonne qu'ils vont escorter jusqu'à la gare.

       Le feldwebel qui parle un peu français réclame le silence, car il va appeler nominativement les partants. Une ombre plane dans l'atmosphère de joie qui règne. Y aurait-il encore des victimes ? Ce serait cruel.

       Au fur et à mesure qu'il cite les noms, les déportés avancent sous le contrôle des soudards. Centaines après centaines, ils quittent nos rangs, tout heureux, cela se conçoit.

       Tiens, je vois parmi eux des compagnons du kommando 26. Cela me tranquillise ; je serai certainement appelé, moi aussi. Nous ne sommes plus à présent qu'une centaine, attendant de passer.

       Halt !

       La liste est close. C'est fini. La barrière se ferme devant nous et, consternés, pantois, nous nous retrouvons prisonniers.

       – Les salauds !

       En tous cas, dussions-nous laisser notre peau, nous tiendrons bon. Ils ne nous aurons pas !

CHAPITRE XIV

BARAKE 96

       Le lendemain matin, le dogue revient et nous donne l'ordre de préparer nos paquets.

       Sofortsofort !

       Que se passe-t-il ?

       Peut-être le train est-il toujours en gare et nous allons rejoindre les autres. Un contre-ordre ? On ne sait jamais. Pourquoi pas après tout ?

       Muet quant à notre destination, le dogue nous fait placer par rangs, de deux, etc ...

       Vorwärts !

       Nous avançons à sa suite. Tiens, nous prenons le même chemin que les colonnes suivent pour aller à la gare.

       L'espoir, cette flamme vivifiante qui réside au fond de toute créature humaine se ranime en nous. Si c'était vrai ? Nous ne l'aurions pas volé.

       Cruelle désillusion. Le dogue, tout-à-coup, au moment où nous allions bifurquer à droite, s'arrête net.

       Halt !

       En face, inoccupée, est la barake 96. Nous voyons le tyran se détacher de notre groupe et se diriger d'un pas rapide vers la porte de l'enclos.

       – Per ihr... par ici !

       Nous avons compris. la malédiction est sur nous.

       Nous voilà à nonante, condamnés pour combien de temps encore à cette prison de sinistre mémoire qu'est la barake 96.

       Des malheureux y ont souffert pendant l'hiver dernier, sans feu et sans pain, subissant toutes les exactions. Allons-nous encore revivre des jours semblables ?

       Certes, notre sort n'est guère plus enviable mais nous recevons néanmoins notre morceau de pain. S'il le faut on se serrera la ceinture jusqu'au dernier cran, pour tenir encore quelques semaines.

       L'été a une fin démente et l'automne débutera sans doute de même ; cela compte. C'est moins débilitant. Mais de quoi sera fait demain ? Déjà on sent le découragement gagner les hésitants qui commencent à désespérer de tout.

       Un fait – le plus redouté – survient le lendemain.

       Les hommes de corvée sont rentrés sans pain. C'est la réédition des procédés odieux employés l'hiver dernier dans cette même barake 96, avec d'autres compatriotes. Cette fois s'en est fait de notre résistance.

       Voilà justement le dogue qui nous rend visite. Il fait son tour de barake. Pour une fois son geste brutal ne s'accomplit point. Va-t-il assouvir sa vengeance d'une autre façon ?

       Avant de sortir, comme il se retourne, méfiant, il surprend un des nôtres qui s'est permis un geste à son adresse. L'homme fuit. Le dogue le poursuit sans le rejoindre, heureusement, et il rentre plus pâle encore que d'habitude. Les émotions n'ont pas l'air de lui convenir beaucoup. Ce sera peut-être notre chance. Il s'en va, grommelant, en nous lançant des regards haineux.

       Ce soir, la soupe tarde. Ces émotions ont creusé nos appétits. Et le pain manque depuis hier. La ration de soupe sera-t-elle augmentée en compensation ?

       Non. C'est compté, mesuré à une cuillerée près. Il aurait pourtant suffit d'ajouter un ou deux seaux d'eau, les débris de « cabus » blancs n'en seraient restés ni plus ni moins à l'aise dans la masse liquide.

       L'après-midi, Schtiffer se fait annoncer.

       Appell ! hurle le dogue.

       C'est maintenant devenu un réflexe chez nous que de nous ranger automatiquement lorsque nous entendons cet ordre. Les non-initiés font l'essai de la matraque. Discipline... de la schlague... à l'allemande !

       Schriffel est désolé de devoir nous annoncer que nous serons désormais privés de pain. Il nous avait bien dit de ne plus jouer aux « malins-jacques » !

       – A présent il n'y a plus d'autre solution possible, dit-il. Contracter un engagement... même sans signature.

       Ceci est une innovation. Mais le  résulta est pareil. Alors...

       Rothenburg, le soldat au plateau joue son rôle de tentateur comme à l'habitude. Sellmer, l'intunteroffizier au pince nez, à l'allure de femme, observe toujours sans mot dire.

       Ce qui était prévu arrive : six malheureux flamands et wallons cèdent et sortent des rangs. Comme on voudrait leur crier « n'y allez pas ! ». Mais le dogue est là.

       Nous assistons au marchandage. Le pain et pas de signature. Le départ vers le kommando aura lieu sur l'heure.

       Schriffel s'en va content, accompagné de Sellmer. Le dogue et Rothernburg attendent les vaincus et, dix minutes plus tard, ils s'en vont ensemble ; rabatteurs et gibier.

       Que faire et que répondre à quelqu'un qui se souvient qu'il a femme et enfant ou vieux à charge et qui, se sentant à la limite de ses moyens, veut sauver sa santé, sa vie pour eux ? Et, on le sait, ventre affamé n'a point d'oreilles.

       Bientôt nous ne serons plus qu'une vingtaine. Nous souhaitons pouvoir tenir encore un peu. La Providence – sait-on jamais – peut encore nous venir en alide... même au pire de la situation, elle ne nous abandonne jamais complètement.

       Ne nous donne-t-elle pas ce temps magnifique, ce bon soleil brûlant qui annihile les microbes auxquels nos corps offrent une proie certaine ?

       Ce qui nous démoralise le plus, c'est que depuis plusieurs semaines, nous ne voyons plus de compatriotes arriver.

       – Patience encore, compagnons.

       – Nous sommes les derniers.

       – Sans doute, mais qu'est-ce que cela prouve ?

       – Seules, les fous persistent dans l'erreur.

       – Encore quelques jours.

       Deux jours plus tard, un homme est amené par une sentinelle. Est-ce l'hirondelle annonçant la venue de jours meilleurs ? D'autres vont-ils suivre ?

       J'entends crier

       – Un wavrien... un wavrien !

       – Le grand Léon !

       Oui, c'est bien lui, Léon Dufaux, le gavroche mais homme de grand cœur. Il m'a aperçu et arrive directement vers moi.

       – Que je suis content de te rencontrer, petit, dit-il. Ta pauvre maman est venue m'apporter un bon pain pour le cas où je t'aurais rencontré en cours de voyage. Et il retire de sa volumineuse besace le pain de maman, un bon pain blanc au lait comme ceux qu'elle avait coutume de faire avant la guerre.

       Pauvre mère, quels sacrifices lui aura-t-il coûté ce pain, en ces temps durs, elle qui est privée de mon salaire, ses principales ressources. Par quel miracle a-t-elle pu y arriver ?

       Mon émotion est trop forte ; je ne puis l'empêcher de se manifester par d'abondantes larmes. Sûrement, je reverrai les miens bientôt. Je le sens depuis cet instant.

       Enfin, je retrouve mon calme. Les questions fusent de toutes parts. Le grand Léon nous raconte qu'il a dû comme tous, céder à la faim. C'est ainsi qu'il a obtenu un congé de quinze jours, puis a dû reprendre la route de l'exil.

       Les nouvelles qu'il nous donne du pays sont rassurantes. L'afflux en Belgique de milliers de réfugiés du nord de la France en dit long. Cela contribue à rendre plus grande la sécurité des ouvriers dans le pays. De plus, ceux-ci ont fait l'expérience malgré eux et, risque pour risque, on ne les aurait certainement plus.

       Le lendemain, Dufaux repart en nous souhaitant bonne chance. Sa courte apparition nous a redressé le moral si éprouvé et ceci est capital au point où nous en sommes.

       Et il y a le pain de ma mère ! Je n'ose l'entamer. A chacun une bouchée et ce serait fini ; plus rien ! Ne vaut-il pas mieux le tenir encore un jour ou deux ? Chez moi, nous avons été obligés, souvent, de pratiquer ainsi. Ma mère, prévoyante, nous apprenait à attendre, à nous retenir.

       Des offres me sont faites.

       – Dix marks... Cinquante marks... Cent marks...

       – Non.

       Entretemps, le cercle se rétrécir autour de moi. On espionne mes moindres gestes, on me découvre toutes les qualités, on me caresse.

       Tous ces visages fatigués, amaigris, ces voix affaiblies, donnent à ces hommes un air si misérable, inquiétant même Le vieux athois, Victor, surtout, avec sa chevelure blanche en broussailles et ses yeux hagards, me fait peur.

       Mes amis Joseph Piret et Albert Depauw veillent. Il y a toujours un des trois pour monter la garde quand il faut s'absenter.

       A l'appel de l'après-midi, six d'entre-nous capitulent encore. Nous restons quatorze.

       Nous ne coûtons plus bien cher au Reich. A raison de deux litres de choucroute chacun par jour, sans patates ni viande, ce n'est sûrement pas onéreux. Et demain, cinq autres encore dont un wavrien renonceront à leur tour à jouer aux héros, comme ils disent.

       En effet, ni la disparition de la scène, du dogue, rappelé au front probablement, ni la fin de la sinistre comédie du plateau aux douceurs, n’influent sur leur décision à l'appel suivant.

       Les reproches dans des circonstances aussi dramatiques que celles présentes constituent toujours des provocations, les nerfs affaiblis étant tendus à l'extrême. Ils n'ont pas signé et il faut leur rendre cet hommage.

       Quand la scène de l'appel a pris fin, Depauw, Piret et moi retournons à nos places sur nos grabats. Nous reprenons avec les autres, le fil de nos vieilles conversations dont le boire et le manger font le principal objet. – Ah, comme on se montrera moins difficile quand on sera rentré à la maison !

       Chacun de nous le jure de toutes les faibles forces qui lui restent.

       – Quand je pense à ces bonnes choses que ma mère me préparait, soupire l'un.

       – Quand je revois ces bonnes casserolées fumantes que ma femme...

       L'homme n'achève pas. Ses yeux se remplissent de larmes et sa voix s'éteint.

       – Et moi, quand je me souviens du bon pain blanc que ...

       Cette a1lusion est intentionnelle. Elle s'adresse à moi. Je le sens. C'est la patience qui est à bout et déborde, violente.

       – Egoïste !

       – Cent marks pour ton pain.

       – Montre-le donc !

       Je vois Albert Depauw ouvrir son couteau en me soufflant :

       – Qu'ils viennent !

       A ce moment, des bruits de bottes résonnent sur le plancher. Une figure inconnue apparaît et s'avance. C'est un soldat, vieux déjà, sans armes, la pipe à la bouche qui nous rend visite.

       – Na ... Müde ?...

       Jawol.

       – Los... zwei mannen.

       Nul ne bouge. Nous lui faisons comprendre que nous sommes impuissants à exécuter des corvées. Il sort et rentre muni de deux râteaux et insiste sans brusquerie.

       Il veut nous faire ratisser les allées. Personne ne s'offre. Alors, il use de son autorité et nous désigne, Depauw et moi. Nous n'avons pas le choix : et nous, sommes les plus jeunes.

       En me levant, je pense au pain, le saisis et le découpe en neuf parts que je distribue aux yeux de l'allemand qui regarde, muet, en se demandant s'il rêve. Il croie peut-être que ce beau pain blanc si odorant nous est tombé du ciel.

       Ainsi finit cet épisode qui aurait pu évoluer tragiquement.

CHAPITRE XV

LA FIN D'UNE TRAGEDIE

       Nous en sommes au vingt-huitième jour sans pain.

       Qu'est-ce que les cent cinquante grammes reçus en partage de celui de ma mère ? Une bouchée. Une goute d'eau dans un verre. Rien. Mais peut-être que, sans mon pain serions-nous aussi en route, à l'heure actuelle, vers quelque kommando au diable vauvert.

       Le vieux soudard a prix l'habitude de venir tous les matins avec ses râteaux pour nous faire ratisser les allées. Ce n'est guère fatigant et nous avons le temps.

       Langsam... langsam, ironise-t-il en nous surveillant.

       Nous sommes tellement faibles que nous prenons tout le temps à faire la besogne.

       Je ne sais si l'allemand s'en rend compte. Peut-être a-t-il pitié, à moins que ce ne soit par calcul qu'il nous laisse la paix. Nous coûterions plus cher, en effet, comme pensionnaires du lazaret ; je le pense en tout cas.

       Trois des nôtres viennent de contracter une dysenterie grave qui les tient en état perpétuel d'alerte. L'un d'eux même s'est installé avec sa paillasse, à quelques mètres des latrines. Le chemin était trop long.

       Diable, la choucroute est le plat quasi journalier et ses vertus laxatives ne peuvent manquer d'être une source d'affaiblissement plutôt que de nutrition. Si seulement la densité de ces purées était d'un rien plus forte !

       Nous devrons capituler, par la faim, jusqu'au dernier. Au stade où nous sommes, les brutalités sont déjà superflues.

       Un de ces matins, ce sera fini de notre résistance. Déjà, il nous arrive, sans motif, d'avoir des accès de peines ou de fou-rire que nous sommes impuissants. à réprimer.

       Une nouvelle surprise nous attend. Une sentinelle nous amène un civil belge. Encore un wavrien, un de mes amis, Albert Depoorter.

       Embrassades. Depoorter vient de la kompagnie des prisonniers de guerre français. On l'y a interné par erreur, vraisemblablement.

       Il a été fraternellement accueilli par nos alliés, dit-il, et n'a plus eu à souffrir de la faim. Il n'en croit pas, ses oreilles quand nous lui racontons notre calvaire. A nos mines pitoyables, il nous croyait malades et en cours de convalescence.

       Bébert, comme nous l'appelons familièrement, déplore n'avoir pas été prévenu de son changement de quartier. Il aurait économisé quelques morceaux de pain ou biscuits qui seraient venus tellement à point ici.

       On lui a seulement déclaré qu'il rentrait en Belgique et il en est fermement convaincu. D'ailleurs, il est très optimiste de caractère et sa présence ne manque pas d'influencer immédiatement l'ambiance.

       Je comprends pourquoi les allées devaient être ratissées depuis quelques jours. L'autorité du Lager craint la visite de quelque personnage ou officier supérieur.

       Peut-être bien, comme le croit Depoorter, que le dernier convoi est proche.

       L'espoir renait, d'autant plus que le scribe Rothenburg fait appel à l'aide d'un de nous. Il y a anguille sous roche. Joseph Piret accompagne le « scribouillard ». C'est tout joyeux qu'il revient le soir nous confirmer l'arrivée imminente des derniers déportés belges, en vue de leur

rapatriement.

       En effet, dès les premières heures de la matinée, le lendemain, nos compatriotes arrivent sans arrêt. Ils sont venus, la plupart en chemin de fer, convoyés par des sentinelles. Un grand nombre d'entre eux étaient employés principalement dans les mines de sel ou des tourbières, les autres viennent encore des prisons.

       Bientôt les barakes se remplissent les unes après les autres. Il y a encore des wavriens parmi eux.

       Piret nous rapporte qu'un convoi partira le lendemain. Parmi notre groupe, c'est maintenant la joie.

       Le dogue est actuellement remplacé. Quelle chance ! Son remplaçant à l'aspect d'un clown, noyé dans ses bottes. Ses mains, calleuses, sont couvertes de tatouages. C'est un mineur de métier. Il nous promet de rétablir notre rationnement en pain.

       Il y a exactement trente-deux jours qu'il nous a été supprimé.

       Le soldat tient parole. Inutile de dire que nous dévorons avec une grande avidité, cette croûte de pain bonne tout au plus, en temps normal, pour les cochons.

       Deux heures. Le rassemblement est annoncé pour le départ. Cette fois, c'est l'unteroffizier Sellmer qui fait l'appel. Cent, deux cents, cinq cents, huit cents hommes passent.

       Halt !

       Encore. C'est tout pour aujourd'hui. Piret, Depoorter et les autres sont partis. Depauw et moi n'avons pas été appelés. Pas de chance, Le coup nous est très dur.

       Il reste une centaine d'hommes. Tous sont désappointés de se voir écartés à la dernière minute. Va-t-on recommencer avec eux la cynique comédie de la réduction par la famine ? Ce serait horrible.

       Ne faut-il pas voir là-dessous encore la vengeance d'autres sinistres bandes Reinhold & Cie ?

       C'est moi que Rothenburg choisi cette fois pour l’aider en remplacement de Piret. Il s'agira d'inscrire les déportés, le tout derniers cette fois, sur une liste en vue de l'appel pour le rapatriement. Donc, de nouveaux arrivants sont encore attendus. Effectivement, il en vient, isolés ou en groupes, de tous les coins de la Saxe et provinces voisines. Ils ont vécu, eux aussi, les mêmes tribulations. Tout le monde est inscrit au fur et à mesure des entrées. Sellmer semble s'apitoyer sur notre sort. Il m'assure formellement qu'il s'agit du départ. final.

       Ce moment est venu. Je m'entends appeler et je passe.

       Mais, que fais-je à présent ? Je reste là assis sur mon barda pendant que les rangs passent, et malgré l'insistance de mon ami Depauw. Las ! Mon émotion a été trop forte. Je n'ai même plus la force de répondre. Vais-je ici mourir bêtement ? Mon ami me secoue, me presse.

       Sont-ce les voix, les cris, le chant de mes compatriotes qui défilent, heureux, qui provoquent le miracle ? La réaction se produit enfin. Je suis sauvé. A présent les larmes me coulent, sans arrêt, irrésistibles ; des larmes de joie et de bonheur.

       Enfin notre convoi s'ébranle. Nous retournons vers la liberté, vers le pays où attendent ceux qui nous sont chers.

Léon Maret      

 



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