Médecins de la Grande Guerre

Anne Morgan bienfaitrice du Soissonnais dévasté.

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Anne Morgan bienfaitrice du Soissonnais dévasté



Introduction

       Anne Morgan fut un réel personnage de conte de fée. Cette Américaine richissime nous fait penser à une de ses compatriotes tout aussi exceptionnelle et qui, elle aussi, se dévoua toute sa vie pour la France, Mary Borden. Anne Morgan, comme Mary Borden étaient des filles de banquiers ayant reçu l’éducation la meilleure. Ces deux dames, faisaient partie de ces femmes d’avant-garde qui voulaient améliorer le statut de la femme dans la société. En automne 1913, Mary Borden se fit remarquer à Londres parmi les suffragettes lorsqu’elle lança durant une manifestation devenue célèbre, une pierre contre la fenêtre du Treasury building. Elle fit alors cinq jours de prison. Quant à Anne Morgan, elle fit partie de ces femmes de la bourgeoisie qui soutinrent à New-York en 1909 les couturières des ateliers de blouses (The triangle of the shirtwaist factories) en grève pour de meilleures conditions de travail. Toutes deux voulurent aussi mener une vie libre, hors des chemins réservés traditionnellement aux femmes. Anne Morgan décida de ne jamais se marier pour rester entièrement libre tandis que Mary Borden fut une des premières femmes à divorcer et à demander un accès plus facile pour la gent féminine à la procédure de divorce. Caractéristique commune supplémentaire à ces deux femmes : elles trouvèrent, dans la France, en guerre, le champ d’action propice pour mettre en pratique un idéal au service des autres. Toutes deux y réalisèrent des actions spectaculaires hors de la sphère traditionnellement réservée aux femmes. Mary Borden fut la créatrice de plusieurs hôpitaux militaires durant la Première et la Seconde guerre mondiale tandis qu’Anne Morgan fut l’organisatrice des secours américains portés à la population d’une des régions les plus dévastée par la Grande Guerre, le Soissonnais. Toutes les deux aussi, bien qu’âgées, réitérèrent leur aide à la France durant la deuxième guerre mondiale.

       Notons toutefois une caractéristique différente entre ces deux Américaines. Mary Borden fut une écrivaine prolixe tandis qu’Anne Morgan semble avoir été très discrète au niveau littéraire. Cette dernière ne semble avoir laissé que peu d’écrits. A la différence de Mary Borden, il nous est donc plus difficile de connaître les sentiments, les croyances d’Anne Morgan. Les seuls textes disponibles que nous connaissons de celle-ci proviennent du livre qu’elle écrivit sur l’éducation idéale que devrait recevoir la jeune fille américaine (« American Girl ») et des quelques lettres qu’elle écrivit à sa maman durant son action en France. Nous en traduirons d’ailleurs quelques extraits significatifs.



Anne Morgan, bienfaitrice

       Anne Morgan est née le 25 juillet 1873 dans l’Etat de New-York dans une famille de banquier. Son père est un homme doux cultivant lui-même ses légumes. Il possède un bateau « Le Corsaire » avec lequel il emmène sa famille en croisière. Ce bateau est un yacht à vapeur, le plus grand jamais construit aux Etats-Unis. D’après Elisabeth Maury, amie de la famille, Anne ressemble beaucoup à son père : courageux, énergiques, intelligents, organisés… Elle montre de suite son esprit indépendant car, très jeune, elle décide de ne jamais se marier et de ne jamais devenir une « riche idiote ». Anne, dès sa prime jeunesse, voyage beaucoup. Elle séjourne en Angleterre, à Paris, fait une croisière sur le Nil. Très sportive, elle excelle à tous les sports. En 1907, avec trois amies, elle achète une villa à Versailles pour y passer de longs séjours afin d’étudier de près l’histoire de la France, un pays qui la passionne. A côté de cette passion, Anne concrétise ses projets altruistes. Elle devient notamment trésorière du Comité des Vacances Ouvrières de la  « National Civic Federation ». A cette époque, les travailleuses ne bénéficient pas de vacances d’été. Anne et son comité mène des campagnes de sensibilisation afin que les employeurs consentent à octroyer à leurs employées quelques jours de congé. En 1909, on la retrouve dans la rue soutenant les ouvrières textiles du Triangle de New-York en grève pour obtenir de meilleures conditions de travail. En 1913, son papa décède et Anne devient une des plus riches héritières des U.S.A.



       Quand la guerre éclate, Anne se trouve en France dans sa villa de Versailles. Elle rentre alors aux Etats-Unis et décide de participer aux associations américaines d’aide à la France, particulièrement les associations féminines. En 1917, Anne s’engage dans la « French Wounded Emergency Fund », une association d’aide médicale destinée aux soldats français. Elle part pour cette association en France en mai 17 et est de suite confrontée à l’immense misère des habitants des régions dévastées du Soissonnais entre l’Aisne et l’Ailette. Avec son amie, Mrs Murray Dike, elle constitue alors un organisme spécifique pour aider cette population malheureuse, le Comité Américain pour les régions dévastées (« The American Comittee for Devasted France », ou en abrégé le C.A.R.D.).



       Entre juin 1917 et mars 1918, le Comité accomplit des miracles. Le 18 mai, les premières volontaires américaines sous la direction d’Anne Morgan embarquent pour la France. Il s’agit de Murray Dike, d’Anne Morgan, et des demoiselles Allen, Dolan, Duer, Stevenson, Blagden et Wright. Le général Pétain les installe dans les ruines du vieux château de Blérencourt (aujourd’hui transformé en musée National de la coopération franco-américaine) au cœur de la zone qui venait d’être libérée volontairement par les Allemands qui, en bons stratèges, diminuent la longueur de leur front en se réfugiant derrière la ligne de défense « Hindenburg ». Sept baraques démontables servent de logement aux volontaires américains. Anne Morgan écrivit à sa maman que le contremaître responsable des travaux était d’une efficacité remarquable. « Cet homme était une source de joie pour tous et un type parfait. En effet, il était réformé et avait été deux fois décoré, il était si enthousiaste pour ce que nous voulions faire ici qu’il continua à nous aider après la construction des maisons pour notre personnel en rénovant avec peu de moyens ce qui (les maisons des villageois) pouvait l’être (…) »

       Le Comité travaille dans la zone des armées et sont sous la responsabilité de son commandant militaire. Les volontaires qui portent l’uniforme fièrement et qui conduisent camions et véhicules, se répartissent les villages et entreprennent un travail titanesque pour aider les familles à se réinstaller dans les villages en ruines. De juin 1917 à mars 1918, 771 familles revenues sont aidées par le Comité. L’aide accordée aux villageois est extrêmement complète et concerne toutes les facettes de la vie rurale. Un logement provisoire est fourni ainsi que du matériel agricole et tous les objets de première nécessité. Cinq coopératives agricoles sont organisées. Les enfants sont habillés, soumis aux examens médicaux préventifs. Un cours d’enseignement ménager est ouvert pour les filles tandis qu’une école est établie dans cinq villages pour les garçons. Sept mille arbres fruitiers sont plantés et des centaines de personnes sans ressources sont employées pour planter un million de plants de légumes.

       Le Comité réalise aussi des films et des centaines de photographies des ruines, des paysans, des volontaires du comité au travail. Ces photos servent à alimenter les conférences et la propagande du Comité aux Etats-Unis afin d’alimenter la trésorerie. Les photos sont pour nous aujourd’hui des documents anthropologiques précieux, qui rendent témoignage du monde paysan d’alors, un monde très dur, dont la rudesse est encore amplifiée par la guerre.



Famille vivant dans les ruines de leur maison (photo : Musée National de Blérancourt)


Distribution de lapins à Blérancourt (photo : Musée National de Blérancourt)


Distribution de vivres à la population. (photo du Musée National de Blérancourt)

       Les volontaires américaines ne se décourageront pas quant au printemps 1918, les Allemands entreprennent une offensive qui annihilera tous les efforts effectués pendant 9 mois. A nouveau les paysans revenus doivent abandonner leurs villages à peine émergés des ruines. Pendant les six mois qui suivront, le Comité va devoir s’adapter à cette guerre de mouvement. Ses pérégrinations et ses actions seront incessantes. Le Comité aide à l’évacuation de la population des villages du canton de Blérancourt vers Compiègne tout en parvenant à sauver son matériel et à s’installer au château de Coyolles. Le château doit malheureusement être à son tour abandonné et le Comité déménage alors au sud de Villers-Cotterêts où le Dr Kelly, arrivée en France récemment, ouvre un centre médical. Les camions du comité servent alors un certain temps pour quérir des vivres à Paris pour subvenir aux besoins de l’armée française. Fin mai, le Comité doit à nouveau se replier car les Allemands ont investi Soissons. Les membres du Comité sont chargés à nouveau d’évacuer de nombreux villages.

       Les Américaines et leurs camions arrivent finalement à Jaignes où elles établissent des cantines itinérantes pour approvisionner dans les villages 4.000 réfugiés. Des foyers de soldats sont ouverts à Vic-sur-Aisnes, Moyenneville et Ambleny tandis que le château de Coyolle est investi à nouveau pour y abriter un internat pour enfants. A Paris le comité crée en mai 1918 un dépôt pour les réfugiés de l’Aisne qui fuient dans la capitale. Pour les fermiers revenus sur leur terre et ayant dû à nouveau les fuir au printemps, le comité achète une ferme de 210 hectares à Villeneuve-la Hurée (Seine-et-Marne) pour leur offrit travail et abri. Quant aux soins médicaux, un dispensaire est ouvert à Chésy et dans 8 autres villages. Ces dispensaires reçoivent entre cent et cent cinquante patients chaque jour. En outre 22 villages sont visités régulièrement par les deux médecins travaillant pour le Comité.



Villages desservis par les Américaines en 1917-1918

       C’est seulement en octobre 18, que le Comité peut retourner dans le canton de Vic-sur-Aisne. Immédiatement quatre dispensaires sont ouverts et un système de visites à domicile est mis en place. C’est en février 1919 que le Comité peut enfin se réinstaller à Blérancourt. Une semaine après sa réinstallation, une centaine d’habitants sont déjà répertoriés.



Les cinq centres du C.A.R.D. dans le Soissonnais

       A cette époque, le Comité dispose de cinq centres régionaux. Le premier à Blérancourt créé en 1917, les suivants à Soissons et Vic-sur Aisne en 1918 et à Anizy le-Château et à Coucy-le-Château en 1919. A chaque centre est affecté une équipe de volontaires d’une vingtaine de recrues. Parmi celles-ci, des infirmières, des infirmières-visiteuses et des femmes chauffeurs qui étonnent évidement la population (Le Comité dispose en 1921 de 63 véhicules ). Les centres disposent d’infrastructures diverses (dispensaire, écoles, jardin d’enfants, ateliers mécaniques, garages, bibliothèque) auxquelles s’ajouteront en 1918 des magasins permanents qui procurent à la population le matériel le plus divers à des prix de gros. Le matériel lourd (cuisinières etc…) est même livré à domicile par les volontaires américaines conduisant leur camion Ford. Les villageois qui ne peuvent se rendre en ville peuvent remettre leurs commandes directement aux livreuses. A partir de 1919, chaque centre disposera aussi d’un « Foyer » qui sert de centre de loisirs et qui est muni de livres, jeux, piano, phonographe. Le « Foyer » sert à différents clubs et on y donne souvent des cours. Des « Foyers » seront aussi construits dans certains villages. Magnifique réalisation, les 20 Foyers du Comité seront offerts aux municipalités en 1923.



Le retour des réfugiés à Château-Thierry en 1918 (Source : Musée National de Blérancourt)

Le Comité, pionnier en médecine sociale et préventive

       Le comité, après la guerre, va développer une action médicale très particulière et innovante en santé publique en développant à grande échelle la médecine préventive grâce aux infirmières visiteuses. C’est à Miss Breckinridge, qu’est confiée cette mission. Elle choisira les recrues destinées au Comité parmi les infirmières de l’école Florence Nightingale de Bordeaux dont la directrice, la doctoresse Hamilton est une pionnière de l’enseignement du nursing en France. On lui doit en France, en 1908, les premières infirmières visiteuses diplômées, appelées alors « gardes-malades visiteuses » dont la spécificité est d’exercer prévention et soins en dehors de l’hôpital. Anne Morgan, dans sa lettre adressée le 30 avril 1919 à sa maman, décrit quelques faits sanitaires qui émaillent la vie du Comité.

        « L’autre jour notre docteur à Blérancourt eut un appel urgent pour un bébé dont elle n’avait entendu parler à Saint-Paul aux bois, un de nos villages les plus détruits ; il y avait là 300 habitants et pratiquement aucune maison debout. Le bébé était né dans une tranchée recouverte d’un toit en cartons huilés et à l’intérieur vivaient 5 personnes sans aucun éclairage que celui donné par la porte ouverte. Pauvre Dr Mary MacLachan, elle me disait n’avoir jamais imaginé qu’un enfant puisse naître dans de telles conditions. Heureusement qu’elle avait le sens de l’humour car lorsqu’elle demanda qui était le père, il lui fut répondu qu’il était décédé deux ans auparavant ! »

       Toujours dans la même lettre, Anne explique la prévention contre la fièvre typhoïde que ses médecins et infirmières doivent mettre en œuvre.

       « Nous commençons maintenant une campagne d’éducation pour promouvoir la vaccination contre la typhoïde dans tous les villages et c’est beaucoup de travail. (…) Les conditions sanitaires sont en dessous de tout car il y a encore tant de corps de chevaux ou d’hommes qui sont à peine enterrés dans le sol. Nous avions réparé une pièce pouvant faire office de classe pour l’école de camelin, quand le maire arriva et nous signala que dans le ruisseau juste derrière la porte de l’école était apparu la tête d’un boche dans l’eau (….) »

       En 1920, les 16 infirmières de l’Aisne sont françaises et 13 ont été formées dans cette école de Bordeaux. Elles officient sous la direction de Mlle Marcelle Monod. En 1922, elles sont 18 à s’occuper de 127 villages et de la ville de Soissons. Le comité prend aussi soin de la ville de Reims avec 8 infirmières. Chaque infirmière visiteuse dispose d’une camionnette Ford. Elles sont souvent appelées par le maire, le prêtre ou l’instituteur. Souvent, c’est elle qui contacte le médecin dans les cas graves. Le comité engage aussi des médecins locaux pour tenir des consultations dans ses dispensaires et deux fois par an pour organiser des visites médicales scolaires. Lorsque l’enfant présente de graves déficiences, le Comité a la possibilité de l’envoyer pour un séjour en Suisse dans une antenne qu’elle y possède à Mornex. Vingt et trente enfants partiront mensuellement à la montagne pour un séjour de quatre semaines. Les infirmières organisent aussi des cours de puériculture pour les jeunes mères ainsi que pour les étudiantes des écoles ménagères. Les médecins qui collaborent avec le Comité proviennent d’une association américaine dénommée « American Womens’s Hospital »[1]. L’hôpital de Blérancourt, tenu par les doctoresses de cette association, est le seul hôpital en service dans toute la zone qui s’étend de Soissons à Saint-Quentin. Petit à petit, les diplômées infirmières visiteuses accumulent des réalisations sociales impressionnantes. Elles créent et animent des centres récréatifs appelés « Foyers », des « bibliothèques circulantes », des cours d’apprentissage », des « Ecoles ménagères », des « Jardins d’enfants », le « Service du lait pur », des « centres de bains-douches », des « centres de soins dentaires ». Toute cette infrastructure et toute cette organisation sociale d’avant-garde deviendra pour la France entière un modèle à imiter ! En 1923, toute l’activité médico-sociale du Comité est regroupée au sein d’une association de droit commun « L’Association d’hygiène sociale de l’Aisne » et le Comité lui remettra, en plus du matériel des installations, un fonds de dotation considérable représentant un quart de son budget.



Les infirmières visiteuses du comité à Soissons en mars 1921 (photo du musée national de Blérancourt)


Le dispensaire du Comité à Chavignon (photo du Musée National de Blérancourt)


Le docteur Frazier au dispensaire de « Médecine scolaire » à Vic-sur-Meuse (Photo du Musée National de Blérancourt)

       Le Comité se montrera aussi exemplaire dans l’aide aux agriculteurs. Les champs sont déminés. Le Comité fait ensuite don d’importants lots de semence, petit matériel, bétail et volaille et même tracteurs dont l’arrivée est signalée par Anne à sa maman dans une lettre datée du 30 avril 1919 : « Nos tracteurs ont créé un grand émoi cette semaine car 25 « Fordson » sont arrivés pour nous à Soissons. Ce sont les premiers à être livrés en France à l’exception des deux que Monsieur Henry Ford nous donna l’année passée. »



Tracteur Fordson exposé au domaine de Pairi Daiza

       Toujours dans cette lettre, Anne signale : « Nos premières vaches Holstein sont arrivées cette semaine, les seules que Madame Hewitt a su nous faire parvenir ; en effet, seulement deux vaches et deux taureaux ont pu être embarquées dans ce bateau. Cependant ce sera une semaine bien occupée par le bétail et la volaille car nous avions pris des arrangements avec la mission André Tardieu qui doit nous envoyer, dans ce même bateau, un charriot rempli avec mille lapins et 200 poulets.

       La reconstruction mobilière sera elle aussi considérablement aidée par le Comité qui disposera même d’une scierie en 1920, d’une carrière de pierres et d’un atelier de reconstruction qui comptera jusqu’à 180 personnes et qui sera privatisée en 1923. Enfin dans le domaine de la culture, le comité s’illustrera par ses cinq bibliothèques innovantes tenues par des bibliothécaires diplômées et auxquelles il faut rajouter les « bibliothèques roulantes » qui parcourent les campagnes. Le Comité organisera pour les jeunes un scoutisme très suivi. Les premiers camps eurent lieu en 1920 et remportèrent un grand succès. En 1923, le Comité acheta le château de Cappy à Verberie dans l’Oise et… très beau geste… le céda rapidement aux Eclaireurs de France pour y ouvrir l’Ecole des cadres du scoutisme.

       Bien entendu, si l’œuvre d’Anne Morgan et de ses 350 volontaires américaines fut remarquable, le courage des habitants ne doit pas être oublié. L’exemple du maire du village de Camelin, monsieur La Combley est à ce point de vue très parlant. Anne Morgan en rendit compte le 10 mars 1919 dans une lettre à sa maman :

       « Cet homme, écrit Anne, est âgé de 52 ans, lui et sa femme et leurs deux filles furent faits prisonniers civils et passèrent tout un hiver à casser des pierres et à les charger sur des chariots. Pendant 8 mois ils furent nourris comme du bétail et dormirent à même le sol avec une seule couverture. En octobre, ils furent libérés alors qu’ils se trouvaient dans les Ardennes et cela cinq jours après la mort de leur fils et frère sur le front. La seule fois que ce pauvre homme se laissa aller à son chagrin fut au moment où il nous raconta qu’il avait appris par des amis de son fils que ce dernier s’était rendu sur les ruines de leur maison peu de temps avant d’être tué. Il n’avait plus eu de nouvelles de sa famille durant les quatre années de guerre et les ruines de sa maison constituaient le seul souvenir qu’il gardait d’elle. Le pauvre maire libéré se réfugia ensuite à Paris mais rejoignit rapidement sa commune pour assumer son mayorat. Sans aucune aide, il alla récupérer deux chevaux à la préfecture de Laon. Avec ceux-ci, il pourrait se rendre régulièrement à Chauny pour les charger de vivres dans notre centre de distribution de nourriture. Pour aller chercher ces deux chevaux à Laon, il dut marcher trois jours à pieds, dormant en plein air dans les champs. Puis commença pour lui le vrai travail. Chaque semaine il s’en allait chercher les vivres pour tous les habitants de plus en plus nombreux à revenir à Camelin. Ils sont à ce jour 125 démunis absolument de tout et qui se tournent vers lui pour tout. Avec un courage incroyable, le maire se démène et notre aide lui est très précieuse. Cette semaine, nous lui avons présenté un fonctionnaire gouvernemental qui avait le pouvoir d’engager des habitants pour nettoyer les champs déjà vidés des munitions non explosées mais encore couverts de fils barbelés et de tranchées. Tous les hommes valides de la commune furent alors engagés ! Nous lui avons donné ensuite quelque chose de plus précieux que des diamants : 5.000 kg de pommes de terre que nous avions sauvés l’automne précédent. Il en replantera 1.000 pour le comité et 4.000 pour sa commune et de cette manière les habitants auront l’impression que quelque chose est en train de démarrer. (… ) Cette semaine la belle-mère du maire qui vivait avec lui, s’est pendue à cause de la tension et du chagrin encouru pendant toutes ces dernières années. Le maire fut fort touché par notre action. Nous avons parcouru 5 miles dans une direction pour chercher un de nos médecins, six miles dans l’autre direction pour quérir la gendarmerie pour les formalités et nous avons trouvé un prêtre pour les funérailles. Nous lui avons donné ainsi un peu de l’aide et de la sympathie qu’il avait besoin. »

       Le courage des habitants doit être à toute épreuve car le retour est souvent émaillé d’évènements inattendus comme le décrit Anne Morgan à sa maman en juin 1919. « Je souhaite que vous puissiez apprécier le courage des habitants de Saint-Aubin car tout le village dut être évacué à cause de l’explosion d’un dépôt de munitions laissé là depuis l’armistice. Le miracle que malgré que l’entièreté du village fut criblé, il n’y eu aucun blessé mais ce fut un coup dur pour ces gens d’abandonner une nouvelle fois le peu de biens qu’ils avaient. Une de nos chères dames, nonagénaire, en montant dans notre camionnette nous dit seulement : « Je suis certaine que les Dames américaines prendront soin de nous ».

       Toujours dans cette même lettre, Anne décrit sa triste surprise en constatant que, parmi les habitants revenus, beaucoup de jeunes femmes sont veuves.

       « Cette après-midi nous avons eu notre splendide fête du Corps du Christ et vous ne pouvez pas vous imaginer ce que celle-ci a représenté pour tous nos villages car c’est ici un évènement très important dans la vie des habitants malgré la séparation de l’Eglise et de l’Etat. C’était la première fête depuis 1914. Pendant deux semaines chaque fille et femme du village fut occupée à coudre les tenues des enfants participant à la procession. Chaque petite fille avait une robe blanche avec une couronne de marguerite sur la tête et avec un panier rempli de pétales de fleurs. Ce fut tragique de voir le long de la procession des enfants, sur les côtés, la longue ligne des femmes portant pour la plupart les voiles noirs du deuil. »

       Et plus loin elle rajoute : « L’organisatrice de la fête est l’un des plus jolies femmes de la région. Elle perdit sa fille de 16 ans durant la guerre, une fille que tout le village appréciait. Son propre rêve fut de faire revivre Blérancourt à nouveau et aujourd’hui elle semble vivre pour cela malgré qu’elle ait aussi perdu son mari et son fils aîné et que son autre fils vient d’être appelé comme soldat. »

       L’expérience de toutes ces Américaines en France furent déterminantes pour le développement de la Picardie mais eurent aussi des répercussions aux Etats-Unis. Ainsi, Miss Breckinridge, l’infirmière chef du Comité, se basant sur son expérience en France, elle fonda en 1926, la Frontier Nursing service (FNS), organisation de sages-femmes pour desservir les régions montagneuses du Kentucky et permettre aux futures mamans d’accoucher dans de bonnes conditions. Son aventure en France, elle la raconta dans un livre : « Wide Neighbrhoods », Editions Harpers and Brothers, New-York, 1952.

       Anne Morgan, exactement comme le fit aussi sa compatriote Mary Borden, voulut reprendre le flambeau lorsque la deuxième guerre mondiale éclata. Rapidement elle mit sur pied avec les anciens du C.A.R.D. un nouveau comité, le Comité Américain de Secours Civil, le C.A.S.C. Cet organisme fut alors chargé d’évacuer les civils de Givet et des villages entourant Fumay. Anne Morgan disposait de 20 voitures et de six ambulances. Le dimanche 12 mai 1940, Anne Morgan est à Givet sous un déluge de bombes. A 11 heures, le dernier camion quittait Givet. Commence alors un exode tragique bien décrit par le chauffeur de liaison, Gabrielle Bonfort : « Vers Rocquigny, Amagne, Tagnon ; Chaumont, le déroulement de ce cortège tragique et ininterrompu, si lent qu’on ne peut imaginer qu’il n’atteigne jamais le but. C’est une procession d’êtres humains dont la peine, l’accablement, la fatigue effacent l’âge et n’en font que des silhouettes voutées, succombant sous leurs colis, chars à foin tirés par des bœufs et sur lesquels s’entassaient pêle-mêle, femmes, enfants, vieillards…J’ai vu un avion allemand mitrailler un convoi de réfugiés et faire pleuvoir sur eux, en même temps que les balles meurtrières, une pluie de fleurs de pommiers arrachées par la rafale. Tout le long de la route, dès qu’une auto les dépasse, le muet appel des bras qui se tendent dans un geste de supplication avec l’espoir tenace et vain de monter dans une voiture et d’en finir avec le calvaire de la route... »

       Tous les équipages arrivèrent épuisés à Blérancourt le mercredi. Le nouveau comité dut continuer sa fuite vers Paris puis se consacra à aider la masse de fuyards agglutinés autour de la capitale. Pendant ce temps les réfugiés des Ardennes et de l’Aisne avaient été regroupés aux Sables d’Olonne, en Vendée et en Mayenne. Devant l’avance allemande, le Comité dut quitter Paris et se dirigea vers la Loire. A Sainte Néomaye, le 25 juin, le comité au complet, en uniforme assista à la messe puis avec tout le village observa une minute de silence en signe de tristesse pour la défaite française. Anne Morgan pris ensuite la parole pour dire son amour de la France, son espoir et sa confiance dans l’avenir qui, pour elle, « devait renaître des ombres mêmes de la défaite, toujours inspiré par les flèches de Chartres » .

       Le 30 juin, le Comité se retrouve dans un Paris désert. L’autorité allemande lui permet de mener des actions de ravitaillement au profil de la population de l’Aisne. Le premier camion du comité atteignit Blérancourt le 10 juillet chargé de vivres et médicaments. Finalement, devant les problèmes qu’entrainaient l’obéissance à l’occupant, Anne Morgan et ses collaboratrices rentrèrent en Amérique durant l’automne 1940.

       Anne Morgan décéda le 29 janvier 1952. Elle fut à l’origine d’une aventure humanitaire peu connue mais terriblement généreuse. A ce titre, Anne Morgan est exemplaire. Puisse son histoire nous inspirer.



Le site du château de Blérancourt avec regardant vers le photographe Anne Morgan et sa collaboratrice Dike Murray (photo du Musée National de Blerancourt)

       N’hésitez pas à vous replonger dans son aventure en visitant le musée national de la coopération franco-américaine de Blérancourt, entièrement rénové depuis juillet 2017 et situé dans un site prestigieux !



Sa plaque commémorative

  

Dr Loodts P.

 

 

Sources :

  1. « Anne Morgan, une américaine dans le soissonnais » par Evelyen Dielbot et Jean-Pierre Laurant, Editions Amsam, 1990
  2. « Des Américaines en Picardie », ouvrage publié à l’occasion de l’exposition du même nom présentée à l’Historial de la Grande Guerre de Peronne, Réunion des musées nationaux, 2002

 

 

 

 

 



[1] Cette organisation fut fondée par la doctoresse Esther Lovejoy (1869-1967) Diplômée en 1894, elle se marie avec un chirurgien, le Dr Emile Pohl. Ils partent en Alaska où ils sont les premiers médecins et ouvrent un petit hôpital (« the Union hospital ») en 1909, elle suit une formation à Berlin et à son retour apprend la mort de son mari. Elle participe à la vie politique de son pays et milite en faveur du vote des femmes et dans une ligue antialcoolique. En 1913, elle épouse Lovejoy. Arrive en France en 1917 et raconte dans un livre  « The house of good Meighbor » ce qu’elle a vu. En 1918, elle fonde l’American Women’s Hospital comprenant un personnel exclusivement féminin qui interviendra en Grèce et  en Turquie pendant la Grande Guerre puis en 1923 à Tokyo pour aider les victimes du tremblement de terre et encore en  1926 en Floride lors d’un ouragan.

 



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