Médecins de la Grande Guerre

Souvenirs de guerre d'un officier d'infanterie (1914).

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Souvenirs de guerre d'un officier d'infanterie (1914)[1]

       Ce récit est l'histoire d'une petite unité d'infanterie pendant les premiers mois de la guerre, l'histoire de la randonnée de cette unité à travers le pays, de Liège à l'Yser. Il ne contient que des choses vues, des scènes vécues ; à côté du tableau des misères de la vie du soldat en campagne, il dresse celui des vertus que le soldat y déploie.

*       *       *

       Quand, dans les premiers jours d'août 1914, se produisit sur Liège la ruée des troupes allemandes, le calvaire de nos hommes avait commencé.


Rabosée – Le Lt Edmond Simon fut tué sur ce chêne, à son poste d’observation, le 6 août 1914

       Dans cette grande place forte, enfermée dans la ceinture de ses douze forts, nous étions peu nombreux. Le haut commandement dut faire face à toutes les nécessités de la mise en état de défense avec des moyens insuffisants. Il en résulta pour les troupes des marches, des contremarches, des travaux exténuants, de jour et de nuit. Au moment du premier choc, nos soldats sentaient rudement la fatigue.

       La fatigue, la fatigue poussée jusqu'à l'ivresse, est à la guerre une terrible ennemie du soldat. Elle le prive de ses forces dans la lutte, elle l'expose aux pires surprises, elle fait plus encore ; elle lui enlève le contrôle de ses sens et le conduit jusqu'à l'hallucination. La vue se trouble, les sons s'amplifient, l'imagination règne en maîtresse, toute faculté de raisonnement fuit. La fatigue engendre la panique.

       Dans la nuit du 5 au 6 août qui décida le sort de Liège, nous étions en tranchées entre les villages de Romsée et de Vaux-sous-Chèvremont.

       C'était la troisième nuit que nous passions sans sommeil.

       Nous attendions l'attaque, et les hommes, silhouettes noires dessinées sur la teinte claire du sol fraîchement ouvert, reposaient contre le parapet, le fusil à la main, le regard fouillant l'obscurité.

       Cette nuit fut interminable, et le spectacle d'une grandeur tragique. Pas d'autre bruit autour de nous que le fracas de la bataille proche dominé, par instant, par celui de l'orage.

       A notre droite, Boncelles rougeoyait ; le canon, la fusillade, l'incendie y faisaient rage. Devant nous, le fort de Chaudfontaine illuminait la nuit de l'éclair de ses pièces. A notre gauche, Fléron et Romsée brillaient des mêmes feux, résonnaient des mêmes bruits. Devant nos tranchées, le calme, le mystère de la nuit et des bois. L'attente de l'attaque allemande se fait d'heure en heure plus anxieuse. Par intervalles, la voix énergique et brutale du chef de bataillon faisant sa ronde raffermit les esprits et redresse les corps.

       L'aube enfin parut, terminant la bataille et la nuit sans que l'ennemi nous eût abordés.

       La lutte sous Liège, qui, pour les troupes de campagne dont nous étions, cessa le 6 août au matin, avait pris la forme d'un ensemble d'engagements, où celles de nos unités qui y prirent part firent face sur des fronts très restreints, – certains dépassèrent à peine la largeur d'une route, – à la ruée de colonnes allemandes très profondes, décidées à se faire jour coûte que coûte sur un itinéraire défini.

       Une de ces colonnes, celle qui attaquait Boncelles, avait la profondeur de deux régiments d'infanterie.

       Des cinq colonnes allemandes ayant assailli Liège, une seule avait réussi. Elle était commandée par Ludendorf.


Ludendorf

*       *       *

       La journée du 6 août vit la retraite de nos troupes vers les positions de la Gette que tenait solidement le gros de notre armée sous les ordres du Roi. Retraite longue, pénible, sans haltes, sans vivres, sans boissons sous le soleil brûlant. La fatigue faisait des hommes des somnambules.

       L'une après l'autre nous éprouvions les dures réalités de la guerre ; déjà s'était évanoui le bel enthousiasme des premières heures et seuls maintenaient encore les rangs l'habitude du métier, le sentiment austère du devoir, la puissance de la discipline militaire.

       Le premier combat avec l'ennemi avait coûté cher à la division de Liège. Dix régiments d'infanterie avaient combattu. Sous la protection des troupes bordant la Gette, et plus tard à l'abri des forts d'Anvers, on n'en put reformer que six dont certains, tel le 14ème de Ligne, auquel nous appartenions, restèrent incomplets jusqu'en 1915.

       Pendant de longs jours, dans les environs de Louvain, d'Aarschot, de Malines et de Lierre, tous nos efforts n'eurent qu'un but, réarmer, rééquiper nos hommes, affermir par de nombreux exercices leur instruction militaire, retremper leur moral.

       Retremper leur moral ! La chose n'était pas aisée. Coup sur coup, les rumeurs les moins réconfortantes circulaient dans nos rangs : la chute des forts de Liège, la chute de Namur, la défaite des troupes françaises sur la Sambre, leur retraite, la chute de Maubeuge.

       Bientôt malgré de brillants faits d'armes, dont la victoire de notre cavalerie (sur la cavalerie allemande à Haelen, nous abandonnons les lignes de la Gette, et, au terme de longues et pénibles marches en retraite, nous pénétrons dans le vaste camp retranché d'Anvers, dernière place de défense, réduit national, refuge du gouvernement et de la famille royale.


Haelen – Echec de la cavalerie allemande

       Peu à peu s'empare de nous ce sentiment de l'abandon de nos troupes, livrées, sans appui extérieur, aux coups d'un adversaire et d'un matériel dont nous connaissions toute l'énorme puissance. La perspective qui s'ouvrait à nous était la plus décevante qui soit, celle de la lutte sans espoir de succès.

*       *       *

       Le 9 septembre 1914, tout change. Nous sommes en marche,  à la rencontre de l'ennemi dans ses retranchements sous Anvers. L'armée française livre une immense bataille sur la Marne, nous en prendrons notre part, toute notre armée est en mouvement.

       La marche en avant rend du cœur. Avancer, c'est vaincre. On ne voit pas ses pertes, on compte celles de l'ennemi.

       Le soir du 9 septembre, le lieutenant-général Bertrand, commandant la 3ème Division d'Armée, debout sur le marche-pied d'une automobile arrêtée au plus près de la partie de la route qu'emprunte la troupe, assiste au défilé de sa division et salue au passage les compagnies. « Nous attaquons demain », disait-il aux hommes. « En route pour Liège. » Ces quelques mots précisent nos espoirs. C'est donc la victoire qu'on attend de nos efforts !

       Le 10 septembre, nous franchissons la Dyle sur des ponts de fortune, puis la colonne fait halte et détache ses avant-postes. A peine sont-ils installés, le nez sur des bois assez mystérieux, qu'aux lisières la fusillade crépite. Le canon tonne. Plusieurs régiments sont aux prises avec l'ennemi, qui prévient notre attaque en attaquant lui-même. Les balles sifflent par centaines, les incendies s'allument.

       Nous sommes, nous, engagés aux lisières d'un hameau de Haecht, du nom de Saint-Adrien. Les obus allemands s'y écrasent, éventrant les murs, pulvérisant les toits, cherchant nos mitrailleurs, qui, postés aux étages des maisons, tirent par dessus nos têtes.

       Soudain, derrière nous, dans un fracas assourdissant, nos canons crachent leurs obus. Avec une précision terrible, les projectiles fouillent les rangs vêtus ode noir des fusiliers marins qui nous assaillent.

       Des bois, où sont ses réserves, l'ennemi nourrit son attaque. Peu à peu, notre ligne plie ; si le recul continue, nous serons jetés à la Dyle.

       Le jour faiblit, la lueur rouge des incendies se précise sur le champ de bataille. Tout à coup, dans le bruit de la fusillade, en arrière de nous, le clairon retentit et la sonnerie commande « onzième de ligne, en avant ! » Sur la ligne de bataille, les clairons répètent « En avant ! » Les hommes, au commandement des officiers, se dressent, baïonnette au canon, et la sonnerie à nouveau vibre : « Quatorzième de ligne, en avant ! » puis la charge lance dans l'air ses notes ardentes et pressées.

       Ce cri part des rangs : « Vive le ROI ! » Le mouvement est lancé. « En avant ! Hurrah ! Vive le Roi ! » La course se précipite dans le soir qui tombe. Les clairons vibrent toujours et, soulevés comme par une vague de fond, nos hommes se précipitent baïonnette basse sur l'ennemi qui, surpris, plie et fuit vers les bois.

       La nuit s'est faite, les nerfs se détendent. Peu à peu le silence envahit les champs. Parfois un coup de canon déchire encore l'obscurité de sa lueur, le silence de son éclat, puis, tout s'apaise. On ne distingue plus que quelques bruits de pelles, s'enfonçant dans la terre, la respiration haletante d'hommes au travail, et les cris lamentables des blessés perdus dans la nuit. Dans le bois en face de nous circulent, parmi les plaintes et les gémissements, les lanternes des brancardiers allemands, sur qui nos hommes font feu par prudence dès qu'ils s'approchent trop de nos lignes.

       Dans chaque unité, la garde de nuit s'organise et l'on s'allonge, au fond de la tranchée ébauchée, sur de la paille, sur du foin pris aux meules voisines, ou par essaims d'hommes, groupés corps contre corps pour lutter contre le froid. Pour toute couverture le manteau. Puis vient le sommeil, sommeil écrasant dont on s'évade malade, claquant des dents, courbaturé et transi par cette froide humidité si cruelle des nuits de septembre, dans ces pays au sol gorgé d'eau.

       Le 11 septembre, au grand jour, le canon allemand nous jette sur pied, mais rien ne bouge ; pas un coup de fusil, rien dans les bois. On attend. Pour tromper l'impatience et la faim quelques hommes maraudent. Ils nous rapportent quelques fruits, un peu de vin, des cartes postales, des bibles ensanglantées trouvées sur les cadavres allemands, des chaussures neuves dont certains se munissent et quantité de plats et de vaisselle d'argent qui encombraient les havres-sacs et provenaient du pillage des châteaux des environs de Malines.

       Dans le hameau de Saint-Adrien, tout proche de nous, ce ne sont que ruines. Ecoles dévastées, statues en miettes, maisons écroulées, bétail blessé ou tué dans les étables. Dans une maisonnette, nous découvrons, affalé sur la table de cuisine auprès du foyer, le cadavre déjà tout raidi d'un vieux paysan, qui n'a pas voulu abandonner comme tant d'autres sa terre et ses bêtes.

*       *       *

       Le soir de cette journée nous trouve en réserve, couchés le long du remblai du chemin de fer de Louvain à Malines, auprès de la station de Haecht.

       Nos attaques avaient réussi et nous tentions de forcer l'ennemi sur sa dernière position couvrant Bruxelles.

       Toute l'après-midi la bataille avait fait rage et la nuit ne faisait pas taire les canons.

       Le matin du 12, la lutte reprend, notre infanterie progresse encore. Les balles passent en pluie intense au-dessus du talus du chemin de fer qui nous sert d'abri.

       Nous sommes rassemblés, prêts à partir, sachant que, d'un moment à l'autre, l'attaque va réclamer notre soutien.

       Un homme en cet endroit excita notre admiration. C'était un Père Blanc, brancardier. La soutane relevée, il fit, pendant des heures, la navette entre les troupes au feu et le poste de secours médical, rapportant dans ses bras ou sur son dos, des blessés, toujours des blessés, si bien qu'à chacun de ses passages devant les troupes, celles-ci l'acclamaient. Nous n'avons plus jamais revu pareille énergie, pareil mépris du danger, pareil dévouement. Cet homme accomplit à lui seul la besogne d'une escouade entière de brancardiers.

       Vers midi les pertes sont telles en première ligne que l'attaque perd de sa puissance et qu'il faut la renforcer. Nous partons. De fossé en fossé, de tranchée en tranchée… fossés et tranchées où nos blessés achèvent en grand nombre de mourir, nous arrivons auprès des premières lignes de nos troupes à bout de souffle, clouées au sol par les rafales des mitrailleuses. C'est de là que nous allons nous élancer pour l'assaut, et c'est là que l'ordre de départ nous parvient.

       Le peloton, 52 hommes, est déployé dans une tranchée profonde dont le parapet est à tout instant criblé de balles. L'ennemi nous sait être là.

       L'assaut sera dur, nous le sentons. C'est miracle déjà que d'être parvenu en première ligne sans perte.

       Le commandant de compagnie lève la main et signale « en avant» ! – « Baïonnette au canon ! En avant pour l'assaut ! » Personne ne bouge. Il manque le mouvement du premier, l'exemple, pour que tous suivent. Je fais un signe à un jeune sergent, volontaire de 16 ans, le lieutenant Graff qui après la guerre devait tomber sous les balles des policiers allemands. D'un bond, ce jeune brave est debout sur le parapet et se précipite en avant. Son geste est suivi, quelques bourrades aux retardataires, quelques poussées aux corps trop lourds pour se hisser du trou où ils étaient tapis, et tout mon monde est en ligne.

       Après une course de cent mètres, les mitrailleuses nous clouent au sol. Il faut avancer encore et l'on rampe et l'on cherche l'ennemi retranché invisible, ses mitrailleuses surtout qui ont brisé la première attaque et vont peut-être enrayer la nôtre.

       Ce qui manque à notre poussée, c'est du canon pour éteindre ce feu d'enfer des tranchées allemandes ! Du canon ? Il en manque partout (Des mitrailleuses ! Le colonel nous en envoie deux pièces. Nous rallions autour de nous pas mal de soldats de la première attaque et nous ouvrons le feu. Avec un courage superbe, les mitrailleurs mettent en batterie, complètement à découvert pour mieux voir. Ils tirent, tirent sur tout ce qui paraît suspect et par bonheur enfin sur une légère vapeur blanche qui est celle du cylindre à eau d'une mitrailleuse allemande surchauffée par le tir.

       L'ennemi se tait, nous avançons, nous avançons, mais notre mouvement arrête notre feu et celui de l'adversaire se réveille. Les pertes se font à nouveau lourdes et l'arrêt est fatal. A deux pas de nous s'ouvre un puits et la margelle s'en effrite sous les balles dont un mitrailleur allemand la crible.

       Le commandant de compagnie va faire rapport sur l'attaque. « Si l'assaut doit être repris, je viendrai vous le dire ; si c'est la retraite, j'agiterai de ce point mon mouchoir ».

       Le mouchoir parut. Après trois jours d'efforts superbes, il fallait à nouveau commander « En retraite ».

       La retraite se fit, imprudemment comme presque toutes les retraites faites par de jeunes troupes, au moral impressionnable, à l'instruction insuffisante. Combien, à ce mot de défaite « en retraite », oublient que la balle tue au dos comme au ventre et, au lieu de ramper, se dressent pour fuir au plus vite le lieu d'épouvante. Tout le temps que dura la retraite, les mitrailleurs allemands ne nous lâchèrent pas.

       Quand, à l'abri du talus du chemin de fer de Malines, nous pûmes reformer la compagnie, elle était bien réduite et des 52 hommes du peloton, 27 restaient couchés sur le terrain de l'attaque.

       Mourant de faim, mourant de soif, nous passons la Dyle et gagnons le village de Rymenam. La compagnie logea dans l'église.

       La nuit est complète quand nous entrons dans le temple. Nos hommes allument des cierges et s'allongent sur le sol dans un grand bruit de bancs et de chaises bousculés. Du perron de l'église on contemple tout l'horizon en feu. Le spectacle est tragique et l'émotion à son comble quand s'élève la voix du commandant disant : « Vous êtes ici dans la maison de Dieu, » respectez-la ! Que ceux qui croient prient, tant des nôtres ont besoin de prières ce soir. »

       Quelques minutes plus tard, l'église n'abritait plus qu'une pauvre foule de soldats lourdement endormis, dans l'obscurité la plus complète par crainte des obus allemands qui pouvaient les y atteindre encore.

*       *       *

       Après quelques vaines tentatives pour rompre l'investissement qui chaque jour allait s'accentuant, du camp retranché d'Anvers, l'agonie de la place commença. Elle fut brève. Troupes et forteresses disparaissaient, écrasées sous les formidables projectiles des artilleries allemande et autrichienne, projectiles de mille kilogrammes qui défonçaient d'un seul coup les voûtes les plus épaisses de nos forts de béton les plus modernes.

       Le 6 octobre, à la nuit tombante, après un dur combat, nous abandonnons à Duffel les rives de la Nèthe, que l'ennemi a déjà franchie, nous lui glissons dans les mains, et bien en ordre mais désolés, nous cheminons vers Hemixem, l'Escaut et le pays de Waes.

       Le long des routes, à nos côtés, ce ne sont que paysans affolés fuyant vers la grande ville : Femmes vêtues de la toilette la plus précieuse, portant, l'une un enfant endormi, l'autre un oiseau en cage, vieillards juchés sur une carriole ou affalés dans une brouette. Tout ce monde s'entasse auprès des ponts, refoulé sans cesse par les hommes du génie qui ont pour consigne de ne laisser passer que les troupes seules.

       Nous traversons l'Escaut, angoissés de désespoir, de faim, de soif, sur un immense pont fait de chalands accolés.

       L'Escaut est de sang, son eau rougeoie des lueurs des incendies qui dévorent certaines parties d'Anvers et ses réservoirs à pétrole. Les flammes semblent atteindre le ciel. Vision tragique dont l'horreur est à la hauteur du grand drame qui se joue et qui pourrait être celui de la fin de la patrie belge.

*       *       *

       Jusqu'au 12 octobre, l'armée opère sa grande retraite d'Anvers à l'Yser.


Retraite d’Anvers, arrière-garde belge

       Nous traversons toute la Flandre, peu nourris, les pieds en sang, déguenillés.

       Nous croisons, non loin du littoral, des colonnes de troupes britanniques, dont le luxe d'équipement, d'armement, de matériel, la belle joie et la belle santé forment un contraste violent avec la misère de notre armée de pauvres.

       Leur présence nous est cependant un premier réconfort. Cette sensation pénible que nous gardons depuis Liège de lutter seuls, nains contre géants, s'atténue quelque peu.

       Ostende nous abrite un jour.

       Le 12 octobre, nous atteignons Nieuport.

       Le 13 octobre, nous creusons des tranchées sur la rive droite de l'Yser; notre retraite a pris fin.

       Le 14 octobre, nos rangs s'étoffent des premiers volontaires de guerre, troupe un peu turbulente, peu instruite, mal armée, qui nous apporte cependant un sang nouveau, et nous continuons à creuser la terre.

       Le 15 octobre, le canon tonne et nous passons en soutien des premières lignes à Dixmude.

       La bataille de l'Yser commence.

       Du 16 au 21 octobre, en divers points du champ de bataille, nous creusons des tranchées, toujours des tranchées, le jour sous le feu des canons, la nuit à la lueur des incendies.

       Enfin le 22 octobre, – la bataille dure depuis le 15, – notre régiment, une des dernières unités de réserve de l'armée, entre dans la fournaise.

       C'est à Saint-Georges que nous allons, à quelques kilomètres de Nieuport.

       Dès le vendredi 23 octobre à l'aube, la bataille prend toute son ampleur. On sent chez l'ennemi la volonté d'en finir et de franchir le fleuve.

       Nos hommes sont calmes, résignés, décidés à faire face.

       Les projectiles allemands s'écrasent en masse autour de nous. De loin le fleuve semble bouillonner.

       Partout le sol s'entrouvre et tressaille. Derrière nous, le village de Saint-Georges disparaît dans la fumée des incendies et la poussière rouge des maçonneries émiettées. L'église flambe comme une torche. Le curé, rendu fou par le désastre, circule dans les ruines, revêtu d'ornements sacerdotaux, bénissant, jusqu'au moment où un obus allemand l'étendra mort près de son église.

       Nous sommes tapis dans les fossés d'une route qui pique droit vers un talus labouré par les explosions et sur lequel on distingue les garde-fous tordus d'un pont. Ce talus, c'est la digue de l'Yser qui borne tout notre horizon vers l'avant. A droite, à gauche, l'immense plaine verte, semée de fermes ruinées ou en flammes, de meules en feu.

       Point de tranchées là où nous sommes. Il nous en faut cependant et, à défaut des pelles perdues ou abandonnées, c'est avec des canifs, des cuillers, des couvercles de gamelles que nos hommes vont creuser.

       Assommés par la pluie des lourds obus lancés par des pièces puissantes, pour elle hors de portée, notre pauvre artillerie de campagne, notre seul armement qui vaille cependant, ne peut que se taire, et dès lors, sans soutien, dans l'impossibilité même de se servir de son fusil, tant l'ennemi compte bien, par son matériel, nous détruire sans se montrer, le fantassin immobile dans sa tranchée reçoit tous les coups. Gros et petits obus, shrapnells de tous calibres, rafales de mitrailleuses, balles de fusil, tout s'abat sur lui.

       Mais son martyre n'est pas complet.
Voici que devant nos yeux étonnés jaillit de la ligne ennemie un projectile nouveau. C'est une masse noire, longue et menaçante, qui se hisse lentement dans l'air, puis se renverse, ballotte, se fixe sur sa trajectoire, la pointe en bas ; elle précipite sa chute, tombe, touche le sol et, dans un éclatement effrayant, arrache la terre, fauche autour d'elle de ses longs éclats déchiquetés tout ce qui vit ou résiste. Nous n'avions pas encore vu cela.

       Toutes les cinq minutes un de ces monstres s'abat sur la digue aux alentours du pont.

       C'est le lance-mines allemand, matériel de forteresse d'un effet moral et matériel effrayant, qui nous lançait ses premières bombes.

       Les tranchées de la digue s'écrasent, se comblent ; les hommes sont fauchés. Bientôt le pont se trouve sans défenseurs, et pourtant il faut que l'ennemi ne passe pas.

       L'ordre que nous attendions nous parvient, « Tenir la digue coûte que coûte jusqu'au dernier homme, départ immédiat. »

       Un peloton conduit par un lieutenant s'ébranle. Homme par homme il garnit la digue et la tempête de feu et de mitraille s'abat sur lui.

       Très crâne, debout, le lieutenant éloigne les hommes de l'endroit mortel où la bombe va tomber et les ramène au poste après chaque explosion.

       Ce ne fut pas long. Moins d'une heure après son départ, le lieutenant Derousseaux était mort, les reins ouverts, son peloton dispersé.

       Un deuxième peloton reprit la tâche, puis un troisième, jusqu'au moment où la nuit vint accorder quelque trêve. Pas un homme ne déserta.

*       *       *

       La compagnie, trop abîmée pour être encore utile, fut relevée à la nuit close par une autre compagnie qui, sous un bombardement moins violent, n'avait perdu que son capitaine, un lieutenant et quelque vingt hommes.

       Quant à nous, après qu'à mille mètres en arrière on eut ravitaillé et fait l'appel, il fallut bien s'incliner devant la triste réalité : plus de quatre-vingts hommes étaient tombés.

       La lutte n'était pas finie. L'ordre du chef de corps nous prescrivait de nous porter en réserve des unités de garde à la digue, à cinq cents mètres environ de celle-ci, face au pont de Saint-Georges.

       Nous y fûmes dans cette même nuit et cette courte marche se fit dans un cadre inoubliable.

       Nous allions, les rangs silencieux, dans le fracas des tirs d'artillerie et de mousqueterie. En avant, sur nos flancs, derrière nous, tout brûlait. Il faisait clair à la lueur des incendies et la gorge s'irritait des fumées qu'elle absorbait. La guerre offre de ces spectacles d'une beauté tragique. Nous passâmes devant un poste de secours, installé sous des toits croulants ; j'y entrai serrer la main au médecin, un ami, et je le trouvai, la tunique enlevée, les bras rouges de sang, pleurant devant la foule de ses morts et de ses blessés.

       Le restant de la nuit, nous le passâmes en plein air, couchés dans la paille d'énormes meules culbutées.

       A l'aube du 24 octobre, la bataille reprend avec la même rage que la veille.

       A midi, ordre de prendre place à la digue de l'Yser, sur le flanc droit du pont Saint-Georges, pour remplacer les morts.

       A peine nous avons quitté nos lits de paille que les obus allemands s'y abattent, transformant les meules en autant de braisiers.

       En chemin un officier de l'état-major du régiment nous arrête. « Halte ! il n'est plus possible d'avancer. » En effet l'ennemi a franchi l'Yser à l'aile droite du régiment, il a vu notre mouvement, et la compagnie de renfort qui nous précède, prise de flanc par une mitrailleuse, vient de se voir faucher en quelques instants tout un peloton de quatre-vingts hommes, celui des volontaires de guerre. Les malheureux meurent, noyés dans l'eau d'un fossé profond bordant le sentier où ils cheminaient.

       Déjà sur notre droite s'aperçoivent, à quelques centaines de mètres, les uniformes « feld grau » se rabattant sur nos derrières.

       C'est la retraite, mais le sachant, l'artillerie allemande fait rage là où il nous faut passer. Le sol n'est qu'une explosion. Derrière nous, à 200 mètres, l'infanterie allemande couronne la berge de l'Yser, poussant ses « Hourrahs ».

       Patience, cette infanterie doit aussi progresser, le tir d'artillerie doit donc s'allonger et nous nous tapissons dans les ruines. Un homme tire de sa poche un mouchoir blanc et me le tend, un autre homme le lui arrache.

       Quelques minutes encore d'atroce inquiétude, et le tir de l'artillerie allemande s'allonge d'un bond qui nous délivre.

       Nos hommes rassemblés, nous passons, nous échappons.

*       *       *

       Quand, à la nuit, presque sans pertes nouvelles malgré la terrible fusillade qui accompagne notre retraite, nous arrivâmes devant Nieuport où des troupes déjà rassemblées faisaient à nouveau front contre l'invasion, l'ordre qui nous accueillit fut celui-ci :

       « Rendez-vous à tel endroit, creusez vos tranchées, il ne faut pas qu'ils passent. »

       Ils ne passèrent pas, mais à quel prix !

       Quatre jours plus tard, le régiment rassemblé à Coxyde pour se reconstituer en vue des luttes nouvelles, rangé sur la plage, présentait les armes à son vieux drapeau, et, des dix compagnies que nous avions ramenées d'Anvers, il ne restait que quatre pauvres maigres unités dont deux commandées par un lieutenant. C'était là tout le quatorzième de ligne, 600 hommes des 5000 qu'il comptait à Liège.

*       *       *

       Pendant les dernières phases de la bataille, l'eau sournoise, l'inondation habilement tendue par nos troupes du génie faisait son œuvre, noyait l'armée allemande et, à défaut de soldats, sauvait ce qui restait encore à sauver du territoire national.


L’Yser en inondation

                                                                                              Emile TRIES,

                                                                    Capitaine-Commandant breveté d'état-major.



[1] Tiré de « Pages de Gloire » 6ème série – Nos Héros, Nos Chefs, Notre Idéal – 1927-1928 (photos ajoutées)



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