Médecins de la Grande Guerre

Comment les enfants firent la guerre dans le cœur des poilus.

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Comment les enfants firent la guerre dans le cœur des poilus.

Introduction

       Le texte que vous allez lire ci-dessous est dû à Jacques Pericard[1]. Il figure dans son livre, « Roman d’un Papa, j’ai huit enfants » publié en 1926. J’ai retrouvé récemment ce livre qui reposait sur une étagère d’une bibliothèque qui n’avait plus été ouverte depuis le décès de son propriétaire : un instituteur de Gilly décédé dans les années soixante et nommé Augustin Michel. J’ai parcouru ce livre car je connaissais l’auteur, héros de la Grande Guerre qui était le poilu à qui l’on attribua ces mots célèbres : « Debout les morts ! ». Je ne m’attendais cependant pas à trouver dans ce livre de quoi alimenter un chapitre d’histoire car ce livre se voulait avant tout un témoignage joyeux sur les facéties des enfants qu’eut Jacques Péricard. A ma grande surprise, je me trompais car j’y trouvais ce qui pour moi constitue le plus beau témoignage jamais écrit sur l’amour paternel animant les combattants éloignés de leurs  enfants chéris.

Dr P. Loodts


Gustave Durassié et Jacques Péricard

Le texte[2] de Jacques Péricard sur l’amour paternel :

       Ma Solange peut montrer de plus beaux états de service, car elle a fait toute la campagne aux côtés de son papa, et elle n'avait que trois ans quand éclata la guerre. Août 1914, Solange venait de perdre sa maman, elle n'a plus que son papa au monde et son papa s'en allait à la guerre. Bien entendu, le papa n'a pas voulu laisser sa petite fille toute seule et lui-non plus n’a pas voulu demeurer seul et il a emporté sa petite fille roulée contre son cœur. Elle était là, non en image, mais réellement présente, je vous le jure, elle-même en grandeur naturelle, avec ses longs cheveux blonds (ils étaient blonds alors) ses grands yeux noirs, ses joues (de pêche et de lait, sa bouche aux quenottes éblouissantes et toute cette grâce - ah ce n'est rien ! - tout cet amour. Bonzou, petit papa mignon ! Petit papa mignon, embrasse-moi.

       Pendant deux mois, je fus un jeune territorial, et tout en marchant sur les routes, sa petite main dans ma grosse patte, je lui expliquais le paysage : «Tu vois le gros dada, là-bas, comme il remue sa queue. Regarde le petit oiseau comme il est drôle ! » 

       Deux mois après, je fus un vieux poilu. La guerre pour de bon...

       Solange marchait près de moi quand je parcourais les tranchées pour surveiller les sentinelles ou encourager les travailleurs. Je lui disais : « Baisse-toi, car ici nous sommes vus de la tranchée boche. » Ou bien : « Voilà un obus gui nous cherche. Colle-toi au parapet et ferme les yeux. »

       Pour nous reposer, pas de cagnas encore, rien que des divans de terre creusés à même le parapet et des toiles de tente par-dessus. Venu mon tour de sommeil, je faisais à Solange une place à mon côté. Je l’enveloppais bien soigneusement dans ma couverture pour qu’elle ne sentît ni le froid ni la pluie, et nous nous endormions tous les deux, elle, sa tête sur mon épaule, moi la joue dans sa chevelure. De son cœur à mon cœur, l'amour roulait comme un fleuve. Et les deux grandes ailes de la Disparue se tendaient au-dessus de nous et doucement palpitaient. Les rares repos, la Compagnie les passait tout près du front, en pleine forêt, dans un village de huttes couvertes de terre. Pas d'auberge, cela va de soi, rien que le cinéma. Dans ce cinéma, nous étions à la fois auteurs, opérateurs, machinistes et spectateurs. Chacun sortait d'une poche de capote des photographies : ses enfants, ses neveux.

       L'un disait : « Elle vient juste d'attraper ses huit mois et, vous me croirez si vous voulez, elle a déjà quatre dents ! »

       Un autre : « Si vous saviez comme il est fort. A trois ans, il cassait en deux le porte-plume de son grand frère !

       Un troisième ! « Pour être belle, elle n'est pas très belle, mais intelligente ! Toujours la première de sa classe ! Et elle n'est pas laide non plus, elle a un genre à part. »

       Oh ! Le merveilleux cinéma où passaient et se mêlaient, en un fouillis adorable, têtes ébouriffées, grands yeux rieurs, robes bleues, robes rouges, robes roses, petits bras gracieux, petites jambes malhabiles, bégaiements, susurrements, chants d'oiseaux, éclats de rire ; ô le merveilleux cinéma qu'illuminait l'amour !

       Je parlais aussi de Solange, mais doucement, prudemment, timidement, avec des cachotteries d'avare. Je ne voulais pas les rendre jaloux, les camarades !

       Quand le bombardement devenait inquiétant, bien vite je renvoyais Solange l'arrière. Et je la renvoyais encore avant de monter il 1'attaque. J'avais trop peur qu'elle fût blessée…

       – Des mots ?

       – Oh ! Non ! Ce que j'écris, je l'ai senti et en des circonstances où de mes préoccupations, la littérature était bien la dernière, je vous l'assure !

       – Folie, alors !

       – Peut-être, Mais est-il une grande passion qui ne soit sœur jumelle de la folie ? Fous les amants, fous les héros, et les saintes donc !...

       Une seule fois pourtant j'ai été lâche. C’était à Verdun, devant Douaumont, en février 1916. J'étais trop malheureux aussi. J'avais trop faim, trop soif au corps et à l'âme ! Les averses d'obus étaient trop torrentielles, les attaques des Boches trop rapprochées et trop furieuses ! J'ai été lâche, j'ai appelé ma fille à mon secours et voilà qu'elle était devant moi :

       « Petit papa mignon ! » me tendant ses menottes et riant de plaisir. Je me suis jeté sur elle comme sur une proie, je l'ai serrée contre moi à la broyer et j'ai couvert de baisers violents ses mains, ses cheveux, son front, ses yeux, ses joues, son cou. Puis un obus a éclaté à quelques mètres, des camarades ont été pulvérisés, des débris de chair et de cervelle ont jailli jusque sur nous. Alors j'ai compris mon crime et que Solange pouvait être tuée, elle aussi. Et vite j'ai desserré l’étreinte et je lui ai crié : « Va t’en ! Va t’en ! » Mais elle n'a pas voulu me quitter. Elle est demeurée avec moi jusqu'à la fin, et jusqu'à la fin j'ai connu de terribles angoisses.

       Penser à ceux que l'on aime, cela réconforte à la guerre mais quand on n'est pas trop près du danger. En plein danger cela rend lâche. Tout cet amour qui d'une seconde à l'autre ...

« Mon Dieu ! Ma fille ! »

       Combien de fois ne les ai-je pas criées ces deux mots, au cours de la campagne, et des centaines, et des milliers et des dizaines de milliers de fois peut-être : « Mon Dieu ! Ma fille ! », mes deux talismans, mes deux formules  magiques. Ces mots apaisants, ces mots fortifiants, je les disais dans mes rêveries pour qu'ils les colorent, dans mes prières pour qu'ils leur donnent des ailes. Je les disais dans les bombardements pour qu'ils me protègent, avant de monter à l'attaque pour qu'ils modèrent les battements de mon cœur. Et j'en ai tellement connu de ces dangers en trois ans de campagne active, tant de fois j' ai senti mes poils se hérisser au souffle de la mort, tant de fois je les ai jetés ces cris d'appel et de tendresse : « Mon Dieu, ma fille ! » qu'ils s'étaient greffés sur ma chair et sur mon cœur comme des membres vivants, que je me servais d'eux d'une façon machinale, de même que machinalement on tend la jambe, on allonge le bras pour reprendre son équilibre. Le sommeil n'interrompait pas le doux rosaire, et c'était ces mots qui m'échappaient quand je me tournais et retournais sur ma couche, brisé par la fatigue ou harcelé par les cauchemars. « Mon Dieu ! Ma fille ! Ma fille ! Mon Dieu ! »

       Il n'est pas un événement triste ou joyeux de ma campagne auquel Solange ne soit étroitement mêlée. Aujourd'hui, quand à la maison, je rumine mes souvenirs de la guerre, je dois me retenir pour ne pas interrompre la lecture ou le jeu de ma fille et lui dire : « Tu te rappelles ces violettes que nous avons cueillies ensemble dans le bois de la Louvière, au printemps de 1915 ? C'étaient les premières fleurs que nous apercevions depuis notre arrivée  en ligne. Nos yeux étaient pleins de boyaux boueux, de champs de neige, de trous d'obus, de cadavres déchiquetés, notre imagination était saturée d'horreur. Et soudain, ce tapis de violettes ! Pendant plusieurs minutes, nous demeurâmes interdits comme si le ciel s'était ouvert à nos regards avec ses magnificences, puis nous nous ruâmes à la curée. Nous cueillions à pleines mains les fleurs odorantes, nous les pressions contre notre visage, nous mordions à pleines dents les pétales pour que le parfum s'incorporât à notre chair et fermant les yeux, nous voyions se dérouler des images étranges : des jardins bien tenus, des allées bien nettes, des arbres sans blessures, des pelouses sans cicatrices, des parcs inondés de soleil, tout un monde merveilleux que nous avions contemplé en de lointains jadis... mais où ? en rêve peut-être ? »

       Ou bien :

       « Comment donc s'appelait ce général qui nous surprit dans notre cagna de la Champagne, en avril 1917 ? Son nom finissait en ard, il me semble... Tu étais assise de l'autre côté de ma table et nous causions tous les deux. Oh ! Nos conversations n'étaient jamais bien variées. Je te disais : « Ma fille, ma petite fille, ma Solange, mon adorée ». Et tu me répondais : « Mon papa, mon petit papa, mon grand papa mignon ». Le général promena dans la cambuse étroite un regard étonné :

« Avec qui, parlez-vous, lieutenant ? me demanda-t-il.

– Avec ma fille, mon général ». Il n'ajouta pas une parole, mais ses yeux disaient clairement :

« Pauvre garçon ! Encore un à qui la guerre a troublé la cervelle ! »

       Ce général ne devait pas avoir de petite fille. Et encore: «  Regarde Solange, quel beau soleil ! Le jardin entier est en feu ; chaque fleur, chaque branche chaque brin d'herbe, rougeoie et crépite. Il fait meilleur ici qu'à Verdun, hein, ma chérie ? Avons-nous eu faim, et froid et soif et tremblement dans cette tranchée de Douaumont qu'assiégeaient les meutes démuselées des obus à quatorze gueules ! Et dans celle des Eparges que démantelaient les averses, que battaient les torpilles, que bouleversaient les mines ! Tu m'as parfois entendu dire, et non peut-être sans orgueil, que pas une seule fois en toute la campagne, je n'ai eu le cafard. Un jour pourtant au point X..., ce doute me glaça les moelles l’instant d'un éclair : « Si cette passion que je souffre était inutile ! Si la France devait être vaincue ! » Mais ce ne fut qu'un éclair car aussitôt ta voix s'éleva : « Tu souffres pour moi, mon papa, ta souffrance n'est donc pas inutile, car, même la France vaincue, même disparus tous les papas de France, il resterait à leurs enfants l'héritage de leurs sacrifices et de leur amour. »

       Ainsi, me réconfortais-tu, ma fille, à travers mes découragements et mes angoisses. Et, dans l'amour de leurs enfants nés ou à naître, tous les poilus puisaient un semblable réconfort.


Debout les Morts ! 1914

       Ce sont les petits enfants de France qui ont gagné la guerre.

Jacques Péricard

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Jacques Péricard est veuf et père d’une petite Solange quand il rejoint l’armée en aout 14. Promu adjudant en mars 1915, il participe aux combats du Saillant de Saint-Mihiel à Apremont et dans le bois de la Louvière. C’est à l’occasion des combats des 7 et 8 avril 1915 que l’adjudant Péricard se distingue particulièrement. Sous une pluie glaciale, alors qu’il ne reste plus d’espoirs pour son unité submergée par des vagues d’assaut successifs de l’ennemi, il parvint à rallier les survivants et à lancer une contre-attaque pour reconquérir le terrain perdu. Ce serait à cette occasion qu’il lança le cri passé à ma postérité : « Debout les morts ». En réalité, l’intéressé dans ses mémoires ne se souvient que d’avoir crié « Oh là debout ! » Mais peu importe, le cri « Debout les morts »,  qui était couramment employée avant 1914 pour réveiller les soldats dans les casernes va devenir avec l’exploit de Péricard la phrase qui résume le courage des poilus devant l’ennemi. Durant toute la guerre Péricard eut une conduite héroïque. En 1917, il se remaria et devint père de 11 enfants qu’il adora. Après la guerre, l’écrivain consacra toute son énergie aux anciens combattants. Il écrivit aussi de nombreux livres sur la bataille de Verdun. Comme beaucoup de combattants de 14, il vénérait le maréchal Pétain et cautionna sa politique durant la seconde guerre mondiale. Il mourut cependant en 1944, tué d’une balle allemande en ne s’arrêtant pas à un barrage routier. Les circonstances exactes de sa mort ne sont pas connues et encore moins son état d’esprit envers l’occupant durant la dernière année d’occupation. 

[2] Ce texte se trouve pages 73 à 82 dans le livre de Jacques Péricard, « Roman d’un Papa, J’ai huit enfants ! », Librairie Baudinière, Paris 1926

 



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