Médecins de la Grande Guerre

L'aventure tragique des Docteurs Sedillot et de Charette

point  Accueil   -   point  Intro   -   point  Conférences   -   point  Articles

point  Photos   -   point  M'écrire   -   point  Livre d'Or   -   point  Liens   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques

Les Français et les Allemands s'opposèrent violemment le 22 août 1914 dans les Ardennes belges. Ces premiers combats, d'emblée féroces et barbares, présagèrent  les quatre années de terreur qui décima la jeunesse européenne.  Le Dr Sedillot, médecin militaire français, aide-major de 1ère classe du 26ième régiment d'artillerie raconte dans quels circonstances l'ambulance qu'il avait organisée  dans le village ardennais de Gomery, fut envahie un ennemi vainqueur mais devenu "fou"  de par les violents combats qu'il venait de subir. Perdant toute possibilité de  raisonner rationnellement, convaincu d'être à la merci de francs-tireurs ( blessés militaires français ou civils belges), l'ennemi, au mépris des conventions de Genève, mit le feu  à l'ambulance française et exécuta  médecins, brancardiers et blessés. Le témoignage du Dr Sedillot que je vous invite à lire est extrait de des pages 324 à 328 du Tome 8 des "Documents pour servir à l' histoire de l' invasion allemande dans les provinces de Namur et de Luxembourg par le Chanoine Schmitz et Dom" Nieuwland, Editeurs G. Van Oest et Cie, Bruxelles et Paris, 1925.

Le 21 août au soir, nous avions cantonné à Ruette. Le 22 au matin, la colonne prit la direction d'Ethe par Gomery; tout à coup, à hauteur de ce village, fusillade et canonnade éclatent à l'avant; la colonne fait halte, et ma batterie prend position à gauche de Gomery... Dix minutes ne s'étaient pas écoulées qu'un cycliste  vint me chercher de la part du capitaine commandant la 1ère batterie: il avait deux blessés. Je les fis diriger sur le village, où j' installai un poste de secours dans une maison sur laquelle je fis aussitôt arborer le drapeau de la Croix-Rouge. A ce moment, il devait être 10 heures, un peloton du 14ème hussards revenait de la charge avec  quelques blessés. On vint aussi m'annoncer qu'un groupe du 26ème d'artillerie avait été détruit à l'entrée d' Ethe et qu'il y avait de nombreux blessés. J'assurai leur évacuation sur mon poste et mes brancardiers ramenèrent quelques artilleurs gravement atteints, ainsi que mon confrère le docteur de Charette, aide-major du groupe, deux fois blessé; d'autres rejoignirent par leurs propres moyens. Dans l'après-midi, j'appris qu'un second poste de secours, dirigé par le Dr Duteil du 14ème hussards, était établi au château de Gomery, à 800 mètres environ du mien, et que mon médecin divisionnaire, le docteur Simonin, venait d'y être transporté, assez sérieusement blessé à la jambe. Les blessés continuant d'affluer, c'étaient alors principalement des soldats d'infanterie, et les brancardiers divisionnaires n'arrivant toujours pas, je fis diriger vers Ruette tous les hommes en état de marcher; les autres, étendus sur de la paille furent installés dans la maison que j'occupais, ainsi que dans une grange attenante, et dans une autre maison lui faisant face, également pourvue d'une grange. 


A Gomery, la maison qui hébergea le Dr Sedillot et ses blessés a su traverser les épreuves du feu et du temps

Je vis passer notre général de division; il fit descendre de cheval deux maréchaux des logis d'escorte qui étaient blessés; un peu plus tard on apportait le lieutenant interprète Deschars, ainsi que quatre ou cinq officiers d'infanterie tous plus ou moins grièvement atteints. Vers 5 heures, les batteries du 26ème se turent, puis s'éloignèrent. Aucun avis ne me fut donné. Sans me préoccuper sérieusement de notre situation, je restais convaincu que, sitôt l'évacuation des blessés assurée, il me serait aisé de rejoindre... A la nuit, me doutant qu'il ne fallait plus compter sur l'arrivée des brancardiers divisionnaires, j' installai mes blessés le mieux possible, et continuai à envoyer à l'arrière tous ceux qui étaient en état de marcher. Toute la nuit du samedi au dimanche, nous restâmes sur pied à panser les nouveaux venus et à renouveler certains pansements urgents. Le dimanche matin, je me rendis au château sans rencontrer aucun Allemand sur la route. Je vis le docteur Simonin et lui offris mes services. Il fut entendu  que j'agirais pour le mieux, en essayant d'évacuer le plus de blessés possible. Trois voitures lorraines ayant été trouvées à grand'peine, je pus me procurer des chevaux abandonnés dans les champs; on y plaça des officiers et je pris à pied les devants pour reconnaître la route. Je constatai alors que les Uhlans étaient en vue, et qu'ils était matériellement impossible de passer. Les blessés furent donc descendus de voiture et réinstallés dans les bâtiments sur lesquels flottaient les insignes de la Croix-rouge. Et nous attendîmes les événements. Vers 10 heures, une patrouille allemande se montra à l'entrée du village. Je me portais à leur rencontre, le fanion médical à la main, quand brusquement je fus mis en joue et deux ou trois coups de feu furent tirés, sans que je puisse affirmer que c'était sur moi, puisque je ne fus pas atteint. Un lieutenant s'avançant, je lui déclarai que j'étais médecin militaire resté auprès des blessés, et que les locaux les abritant étaient placés sous la protection de la Croix-Rouge. Il me demanda à les visiter, ce qu'il fit en ma compagnie. Ayant vu et m'ayant déclaré que tout était bien correct, ils se dirigea vers le bas du village, me disant d'attendre des ordres. Les soldats allemands se tenaient dans la rue; l'un d'eux m'apporta des boîtes de conserve pour nos hommes; d'autres brisaient les armes des blessés, laissés à l'extérieur du poste de secours; quelques uns faisaient le geste de nous couper le cou. Je fis rentrer mon personnel à l'intérieur, pour éviter toute provocation.

Un peu plus tard, une seconde patrouille se présente. sur l'ordre du chef du détachement, je fis descendre le lieutenant interprète Deschars blessé, et qui reposait à l'étage. Celui-ci donna les explications nécessaires. L'officier se retira satisfait mais emmenant avec lui un certain nombre de blessés légers qui pouvaient marcher. Qu'en advint-il? On ne le sut jamais.

Je venais de terminer le pansement du lieutenant-interprète Deschars, qui se trouvait dans la première pièce de l' immeuble occupé, quand la porte d'entrée s'ouvre brusquement et un sous-officier, suivi de 7 ou 8 hommes, fait irruption dans la place. Il me crie de sortir avec tout mon personnel, que nous allons être fusillés. Je tente de lui expliquer qu'il n'y a que des médecins et des blessés. Heraus! Heraus! me crie-t-il plus fort. Je lui demande alors de faire chercher le lieutenant qui était venu peu de temps auparavant. Pour toute réponse, me visant à la tête, il fait feu d'un revolver français qu'il portait; un geste instinctif de protection fit dévier à travers l' épaule droite la balle qui devait me tuer et j'entendis des cris de "Feuer! Feuer" !  Les soldats tirent alors aussi, et je fus atteint de deux nouvelles balles: l'une traverse la cuisse droite, l'autre, le bras gauche. Je tombe contre la porte communiquant avec l'autre pièce, elle s'entrouvre derrière moi. La chambre était pleine de fumée; des coups de feu, des cris horribles, des hurlements affreux, des râles m'indiquent que, dans la pièce contiguë, on tue les blessés. Je suis entraîné en arrière par un infirmier qui referme la porte sur moi. Il veut me porter; je lui dis de me laisser mourir tranquille et de se sauver. C'est à cela que je dois la vie. Je reste à terre; les hommes tentent de fuir par les fenêtres et les portes mais ils rentrent aussitôt ou tombent; on leur tire dessus à bout portant. D'autres doivent être entraînés plus loin car j'entends crier: "ils vont nous tuer!". Ce ne sont que des courses éperdues, coups de crosse, coups de feu; les Allemands crient: "Noch ein, noch ein! "

Un ronflement sourd, c'est le feu! Il vient de la grange et arrive sur moi. Je me traîne alors à travers la maison et je vois des Allemands qui cherchent dans le jardin et fouillent les morts. La fumée était déjà très épaisse, ils ne m'aperçoivent pas, et j'arrive ainsi à l'autre extrémité, dans l'atelier. Le feu me poursuit; impossible cependant de fuir sans être tué. Une échelle dans un coin! Il faut grimper, c'est la vie pour quelques instants encore! A l'aide des dents, de ma main valide et de ma jambe gauche, j'arrive dans un faux grenier rempli de bois et de fagots. J'étouffe! Par bonheur, un trou comme la tête existe entre le mur et le toit; j'y trouve un peu d'air. Mais le toit se met à flamber, il n'y a plus un instant à perdre. Les Allemands heureusement ne sont plus dans le jardin; je me laisse tomber dans le vide et me brise le péroné dans la chute. Je parviens à me traîner dans un petit champ de choux où je retrouve quatre ou cinq hommes qui ont sauté avant moi. Parmi ceux-ci, le docteur de Charette, deux fois blessé, le lieutenant Jeannin, amputé par moi  le matin, et deux maréchaux des logis. Jeannin a perdu son pansement, le moignon est entré en terre; c'est horrible! Les autres blessés ne pouvant marcher brûlent, on entend leurs hurlements.

Nous restons ainsi cachés jusqu'à la nuit. Un homme meurt à côté de moi. Jeannin s'est roulé plus loin, de Charette aussi. Les Allemands passent à 5 ou 6 mètres de nous, fouillent les morts, et achèvent les blessés qui remuent encore. C'est un miracle qu'ils ne nous voient pas. Puis c'est la nuit complète... Je me décide à rentrer dans les ruines de la maison qui achève de brûler. Je me traîne au milieu d'atroces douleurs. Après une demi-heure d'efforts, j'atteins la maison; j'avais fait 20 mètres! J'arrive à me hisser sur une fenêtre et je retombe de l'autre côté sur un cadavre. J'ai un trou devant moi: c'est la cave, je suis sauvé! mais l'escalier n'existe plus, je regarde, j'écoute... Il me semble entendre du bruit... J'appelle... Pas de réponse. Puis un nouvel appel, j'entends chuchoter: Qui est là?... C'est Teisssier, mon ordonnance. Il monte me chercher et me descend, puis il aide les autres blessés qui m'ont suivi. Nous nous comptons, je crois me rappeler que nous étions 18, dont 4 venaient d'arriver...

Et le jour naît ramenant l'angoisse, car les Allemands passent dans la rue, visitent la maison et viennent jusqu'au bord de la cave. A l'entrée de celle-ci j'ai fait jeter un peu de bois, et le feu toujours brûlant nous délivre des visites inopportunes. J'entends dans la rue quelqu'un crier en Allemand: "C'est horrible, on a tué tous les blessés! Leur Dieu n'est pas mon Dieu!".

Nous ne pouvons rester dans cette cave, dont l'air devient irrespirable, et privés de tous secours. Je décide donc de sortir, les autres me suivent. Nous passons par le jardin, il est plein de cadavres. Nous arrivons dans la rue; toujours des morts! On nous aperçoit; les Allemands accourent, un sous-officier en tête. Je montre mon brassard, on nous conduit sans brutalité jusqu'au cimetière. A gauche, contre le mur, ce ne sont que des cadavres; près de la grille, une trentaine de blessés, Delorme, mon brigadier infirmier, est là avec une fracture de la cuisse par coup de feu. Deux infirmiers me racontent qu'ils ont été mis au mur et qu'on a tiré sur eux; mais ils se sont laissés tomber (1). L'un est indemne, l'autre a reçu une balle dans la tête près de l'oreille. Les plus valides pansent les autres. Je suis déposé sur le côté de la route opposé au cimetière. Les drapeaux qui protégeaient mon poste de secours sont dans le champ voisin, on a dû les arracher avant l' incendie. A ce moment on amène encore quatre Français blessés: ce sont trois soldats et mon confrère de Charette. Les Allemands viennent de les trouver dans une maison non incendiée du village. Le pauvre de Charette me dit en passant qu'il était parvenu à s' y traîner la veille. On les conduit tous les quatre devant un capitaine à quelques mètres devant moi. J'entends tout. On les accuse d'avoir tiré un coup de revolver.
"Qui de vous a tiré? " leur demande le capitaine.
Personne ne répondant: "
A défaut de déclaration, vous serez tous les quatre fusillés!". Ils jurèrent alors n'avoir tiré ni les uns ni les autres. Mais rien n'y fit; le sort en était jeté, ils devaient mourir. De Charette alors, tirant son portefeuille, le remit au capitaine allemand lui demandant de le faire parvenir à sa famille. Quelques instants après, tous les quatre avaient cessé de vivre!

Après une demi-heure d'attente, ce devait être 16 ou 17 heures, on me fait descendre au bas du village. Mon ordonnance a pu rester auprès de moi; il me porte plutôt qu'il me soutient. Je passe près du corps de Charette, la moitié de la tête est fracassée. Le capitaine Allemand vient me demander où il devait envoyer le portefeuille contenant 450 francs. Je lui fis remarquer qu'il a tué un médecin. "Il n'avait pas de brassard", répondit-il. Le malheureux  l'avait en effet perdu à l'endroit où il avait été blessé la première fois. En guise de conclusion, le capitaine ajouta: "Es ist krieg!".

Je suis ensuite hissé dans une voiture d'ambulance en compagnie du lieutenant Jeannin. Nous arrivons ainsi à Allondrelles, d'où le lendemain on nous dirigea vers le feldlazaret allemand de Vezin-Charency. On y amputa de nouveau Jeannin qui faisait de la gangrène. Le pauvre garçon mourut à mes côtés, sans souffrance, ayant sur les lèvres le nom de sa femme et de ses deux enfants.

Après avoir passé par les hôpitaux de Saarbrücken et de Germerssheim, j'arrivai le 18 septembre à Ingolstadt (Bavière), où je dus subir près de sept mois de détention, après quoi j'eus le bonheur d'être rapatrié. 



© P.Loodts Medecins de la grande guerre. 2000-2020. Tout droit réservé. ©