Médecins de la Grande Guerre

Julien Davignon reçut l'ultimatum de l'Allemagne et en mourut.

point  Accueil   -   point  Intro   -   point  Conférences   -   point  Articles

point  Photos   -   point  M'écrire   -   point  Livre d'Or   -   point  Liens   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques

Julien Davignon reçut l’ultimatum de l’Allemagne et en mourut !


Monsieur Julien Davignon, Ministre des Affaires Etrangères en 1914.

Julien Davignon est né le 3 décembre 1854. Député catholique de l’arrondissement de Verviers cet homme intègre est nommé en 1907 ministre des affaires étrangères. Son fils Henri lui servit de secrétaire tandis que son fils Jacques était attaché à la légation de Berlin sous les ordres du Baron Beyens. Une nuit, fin juillet 1914, Jacques débarqua à l’improviste rue de la Loi  pour transmettre à son père  un message confidentiel de son chef.  Ce dernier  signalait l’imminence de la guerre mais une guerre à laquelle  on pouvait encore garder  l’espoir qu’elle épargnerait la Belgique.  Mais le 2 août 1914, l’ambassadeur d’Allemagne, Below Saleske apporta à Julien Davignon un pli de son gouvernement. Son secrétaire de fils, Henri Davignon, se trouvait justement auprès de son père ce qui nous vaut ce témoignage[1] :

Il était un peu plus de sept heures du soir quand je franchis le seuil du 8, rue de la Loi. Le vieil huissier me salua d’un air inquiet. Dans le bureau du Comte Léo d’Ursel, chef de cabinet, Giffier, van der Elst et Albert de Bassompierre étaient réunis et chuchotaient. Je demandai :

– Le ministre est seul ?

– Son excellence le ministre d’Allemagne est en conférence avec lui.

Ce ne fut pas long. Le grand Below Saleske sortit. Je le vis passer, interminable, vacillant, moite de sueur. Il ne s’arrêta point, traversa la cour et s’en alla. Je poussai la porte. Mon père avait la pâleur d’un mort. Il tenait à la main un papier.

L’ultimatum écrit à la main disait : L’empire allemand, ayant reçu des informations sûres, relatives à une imminente invasion française de la Belgique se voit contraint de demander le passage pour ses troupes. Tout dommage sera payé. Une réponse est attendue dans les douze heures »   

Henri nous donna la réponse que fit son père :

– L’Allemagne, qui se dit notre amie, nous met entre notre existence et notre honneur… Votre excellence aura la réponse à l’heure dite…

Le silence  s’était refait. Below n’avait plus qu’à sortir. Il esquissa un geste.

« Je me suis arrangé, pour ne pas voir la main qu’il me tendait. » Cette phrase fut le seul détail personnel que mon père me donna. (…)

Appelé par téléphone,  Charles de Broqueville, rejoignit mon père quelques instants plus tard. Après avoir entendu la nouvelle fatale, il demeura silencieux. Léon van der Elst dans un état d’émotion intense, lui cria :


Comte de Broqueville, Président du Conseil en 1914.

– Mais enfin, monsieur le Ministre, sommes-nous prêts ?

– Oui. Sauf pour les gros canons.

L’artillerie lourde, commandée chez Krupp, était encore en Allemagne. « Le Président du conseil », comme on nommait alors le premier ministre se rendit incontinent au Palais. Le Roi décida de convoquer les ministres et les ministres d’Etat. Il fut imperturbable et dit simplement.

– C’est la guerre !

Le conseil reprit séance au Palais royal vers deux heures. Une réponse fut rédigée.

Mon père, raconta Henri,  ne se coucha point cette nuit-là et, à peine, les deux nuits suivantes.

 On connaît la suite,  le  gouvernement se mit à l’abri sous les forts d’Anvers.

Les ministres furent tous logés au Grand Hôtel et c’est dans celui-ci qu’Henri Davignon retrouva son père malade :  

Il s’était réveillé le matin, le front lourd, la parole difficile, la bouche un peu déviée. Le médecin lui interdit tout travail. (…)

La joie de mon père à me revoir fut touchante. Le médecin ne me cacha point qu’il avait reçu un sérieux avertissement, rançon du choc du 2 août, conséquence du travail intensif les jours suivants, d’un long surmenage antérieur.

Julien Davignon  avait donc présenté, ce que l’on nomme aujourd’hui, un accident cérébral transitoire. Aujourd’hui on essaie de prévenir cette pathologie des artères cérébrales par un contrôle strict de la tension artérielle et de la cholestérolémie ainsi que par la prescription de médications  anticoagulantes dans le cas de  fibrillation cardiaque ! Mais en 1915, la médecine se trouvait tout à fait ignorante  et  seul le repos était conseillé !

Julien se rétablit imparfaitement et, après la chute d ’Anvers, suivit les membres du gouvernement qui s’embarquèrent à Ostende pour rejoindre  au Havre  le quartier de Sainte-Adresse. Son fils Henri nous a décrit  cette épopée ministérielle !

Chez qui avait germé l’idée d’offrir, aux ministres et aux fonctionnaires, obligés de quitter Anvers, chassés d’Ostende par l’avance ennemie, cette résidence isolée au pied d’une falaise, et conçue par un propriétaire de grands magasins pour achalander sans succès un lieu de villégiature périmé avant que de naître ? Quand les deux paquebots, chargés de réfugiés officiels, avaient pris la mer, ils parurent hésiter entre la rive anglaise et la rive française. Un instant l’île de Jersey offrit son utile compromis. Seul le ministre de la guerre et premier ministre Charles de Broqueville, refusa de passer Dunkerke et la mairie de ce port s’honore de lui avoir servi un instant de cabinet. Après la bataille de l’Yser, il s’installa avec ses collaborateurs immédiats aux environs de Hazebrouck à proximité du dernier lambeau de territoire belge que le Roi et la Reine n’ont jamais et à aucun moment consenti à quitter.

 Le port du Havre justifia son nom en accueillant les deux navires battant pavillon national, en étendant le privilège de l’exterritorialité à ce qui allait devenir le siège du gouvernement belge en exil. L’hôtellerie du Nice-Havrais, sans clients, bien montée, servirait à loger les ministres et leur famille. Les appartements Dufayel, vides de locataires, hébergeraient les bureaux. Les départements des affaires Etrangères, des colonies, de la Guerre, seules activités en éveil, auraient chacun un logis distinct. Au niveau de la grève, où mourait sur un lit de galets une vague sans colère, le mât fut dressé au long duquel chaque matin et chaque soir verraient monter et descendre, entouré des honneurs rituels, le drapeau aux trois couleurs. Le commandant de cette plage, devenue place belge, serait le général comte de Hemricourt de Grunne, ancien professeur du Roi, et futur moine bénédictin[2]. Au premier abord, cette installation de fortune avait quelque chose de touchant, même d’auguste. De près elle participait au ridicule des grandeurs inadaptées. Pour y échapper, il aurait fallu aux hommes contraints de s’en accommoder pendant quatre années une action que tout entravai, la pratique des vertus, une persévérance dans l’infortune, impossibles à) soutenir avec une telle continuité. Autour d’eux, quelques trublions, beaucoup d’agités et un va et vient d’oisifs cafardeux contribuèrent à créer de qu’on a pu appeler l’atmosphère  de Sainte Adresse. (…)

Mon père, arrivé seul au Havre  s’était trouvé tout de suite douloureusement sensible  au paradoxe de cette transplantation. Mal remis de son alerte de santé, ravagé par le désir inexprimé de voir sa femme le rejoindre, ses lettres dissimulaient une souffrance profonde. Je n’eus de repos que je ne réussisse à arranger la sortie de Belgique de ma mère et de ma plus jeune sœur. Elles gagnèrent la Hollande et Londres, ensuite le Havre via Southampton. Noël les trouva réunies à mon père et, au nouvel an, je fis moi-même, seul, la traversée par une tempête épouvantable. Cette rencontre fut la dernière joie familiale.

Durant l’année 1915, Julien Davignon se sentant las remit sa démission au roi qui ne l’accepta pas  mais il se vit adjoindre le baron Beyens comme ministre intérimaire pendant la durée des soins qu’il prit à Evian. Son fils Henri nous décrit ci-dessous  sa dernière entrevue avec son père ainsi que  les circonstances de son décès :


Monsieur le Baron Beyens, Ministre de Belgique à Berlin en 1914.

C’est sur le quai de la gare de Lyon à Paris que je vis pour la dernière fois mon père vivant. Son émotion en me quittant, malgré la confiance allègre affectée par lui, aurait dû m’avertir. Il pressentit une fin prochaine. Elle tarda plusieurs mois. Revenu à Sainte Adresse, il dut subir une petite intervention chirurgicale. A sa demande Beyens, prit possession définitive de son portefeuille ministériel. Maintenu comme membre du conseil des Ministres, il reçut des attributions sanitaires : inspection d’hôpitaux militaires, centres de rééducation. Cela lui permit d’aller à Nice au début 1916. C’est là, qu’au retour d’une longue et fatigante visite à l’hôpital du cap Ferrat, en compagnie du général-médecin Mélis, l’apoplexie le terrassa sur le seuil de l’appartement occupé par lui et sa famille au Grand Palais, Boulevard de Cimiez. Il eut le temps de demander lui-même le prêtre.

Ses dernières paroles distinctes à l’une de ses filles qui le relevait furent : « Ce n’est rien, c’est comme cela qu’on va près du bon Dieu ».

Julien Davignon était sans doute  un homme exceptionnel mais discret. Je n’ai retrouvé que très peu de documents le décrivant. Mais la brève description que fit son fils Henri de sa vie et de sa mort  ainsi que le fait de  son anoblissement par le Roi, la veille de son décès, me fait penser qu’il était un serviteur de l’Etat discret, humble, sensible et d’un dévouement sans limites. Il est très vraisemblable que l’ultimatum allemand  qu’il reçut, en mains propres du ministre plénipotentiaire allemand le 2 août, fut  à l’origine d’une aggravation de ses problèmes de santé. Fragilisé après son accident cérébral vasculaire transitoire, il ne put sans doute supporter les récits de guerre  des malades et blessés de l’hôpital du cap Ferrat. Les témoignages  de souffrance reçus par Julien Davignon ravivèrent son stress qui fut alors le facteur déclenchant de l’hémorragie cérébrale fatale.

Henri  devant son père décédé éprouva un sentiment assez remarquable qu’il décrivit de cette façon :    

Le 12 mars 1916 à 19 heures, il s’endormit sans souffrances dans la paix du seigneur.  Avertis le 11 par deux télégrammes parvenus à la légation de Londres, mon frère et moi  nous débarquions à Nice, trois heures après l’issue fatale. Devant la couche funèbre, je n’ai jamais autant éprouvé le sentiment de plénitude. Non seulement la certitude d’être devant la dépouille d’un élu, mais encore la conviction de l’achèvement d’une destiné parfaite m’emplissaient malgré ma douleur, de gratitude, d’admiration et de respect.

La veille de sa mort, Julien Davignon s’était vu décerner par le roi le titre de vicomte qui se transmettrait à toute sa descendance. Ce fut Henri qui trouva la devise familiale qui devait accompagner le titre accordé : 

Appelé moi-même, avec ma mère à qui un titre personnel fut alors décerné, à lever au nom de mes frères et sœurs les lettres patentes et à proposer une devise pour compléter nos armoiries, une alliance de mots latins se présenta à mon esprit. Dans mon souvenir, aucune vie n’avait offert une plus lourde notion de l’honneur. Honor Onus, l’honneur fardeau : telle était la leçon, telle serait la devise.

Julien Davignon reposa  au cimetière de Nice, en face de la mer jusqu’en 1920. Sa dépouille mortelle  fut transférée  au cimetière de Laeken en 1920.

 

 Dr Loodts P

Ce 20 janvier 2012

 

 

 



[1] Source : Henri Davignon, « La première tourmente, 1914-1918 », collection Durendal, 1944

[2] Le comte François de Hemricourt de Grunne est né en 1850. Il perd son épouse en 1920 et devint alors moine à l’abbaye bénédictine de Maredsous. Il décéda en 1926 à l’âge de 76 ans.

 



© P.Loodts Medecins de la grande guerre. 2000-2020. Tout droit réservé. ©