Médecins de la Grande Guerre

Lucie Dejardin : Résistante et première femme Députée Socialiste.

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Lucie Dejardin[1]

Hiercheuse, première femme Députée Socialiste et Résistante


Préface

 

« (Qui sera assez vil pour être esclave? »

(Robert BURNS)

       En m'envoyant le manuscrit, l'auteur me dit: « Voici l'enfant de tant de prières et de larmes » ! Personne ne s'y trompera : c'est l'enfant de la fidélité et de la piété.

       Ce livre est écrit par une Ecossaise. On en douterait, tant la langue en est fluide et pure. En le parcourant, j'ai cru à une supercherie, puisque l'auteur a poussé l'amour de notre Wallonie ouvrière jusqu'à s'assimiler notre patois, le plus hermétique et le plus coloré de tous ceux de langue d'oïl. Toutefois, en lisant attentivement, on retrouve dans ces pages robustes, les accents de Blake et de Robert Burns, ces poètes compatriotes d'Esther Chalmers, qui ont salué de mâles accents l'aube des affranchissements réparateurs. On y retrouve aussi ce lyrisme anglais si particulier, fait à la fois de hautaine pudeur, d'ardeur passionnée et d'humour attendri.

        Esther Chalmers est une transfuge de sa classe. Elle aurait pu rester en Angleterre et y vivre l'existence nonchalante des classes privilégiées. Mais elle appartient précisément à ce pays qui a donné des hommes comme Robert Owen, qui ont résolument tourné le dos aux privilèges dont ils étaient accablés. Avec une silencieuse générosité, elle s'est vouée tout entière à la classe ouvrière du pays de Liège. Cette Ecossaise réservée, volontairement effacée - trop effacée au gré de ses fidèle amis - a le don très rare de dire des choses lourdes de sens en peu de mots. Des mots humbles et simples qui conviennent à des douleurs anonymes.

       Elle se défend d'avoir rédigé une biographie romancée. Elle a fait mieux. Elle a écrit la Vie. La Vie avec un grand "V». Avec toutes ses cruautés, ses défaites et ses trahisons. Mais aussi, avec la griserie des combats, l'orgueil des jours de victoire et ses injustices qui enfantent les fécondes révoltes.

       En retraçant la vie de Lucie Dejardin, l'auteur de ce livre pathétique écrit sans pathos. Son texte baigne dans une subtile sensibilité. Cette sensibilité britannique qui a horreur de la sensiblerie et où l'humilité et l'orgueil se mélangent d'étrange façon. Avec une merveilleuse lucidité, elle a saisi le tragique de la condition ouvrière, avec ses frustrations, ses humiliations, l'anéantissement de la personnalité par la monotonie des tâches, les tortures de la faim, l'angoissante interrogation devant la finalité des épreuves docilement acceptées.

       La vie de Lucie Dejardin, c'est le réquisitoire contre un régime où les hommes, les femmes et les enfants ne peuvent choisir leur itinéraire humain. Parce qu'il est déterminé, en dehors d'eux-mêmes, par des forces monstrueuses et tyranniques qui s'habituent mal aujourd'hui à être enchaînées par la solidarité ouvrière.

       Lucie avait une nature volcanique. Son éloquence était éruptive. Elle était tout le prolétariat à elle seule. Elle en avait la généreuse indignation devant l'iniquité. Ce Spartacus féminin faisait écho aux rancœurs séculaires accumulées au cours d'une longue histoire de vaines rébellions. Ses rocailleuses invectives contre le désordre social établi jaillissaient de sa bouche comme des blocs de lave d'un cratère. Elle apportait, dans ses âpres sarcasmes, la certitude d'éclatantes réparations. Elles sont venues, grâce à des femmes comme elles, s'immolant sans réserve au service de leur sexe, doublement exploité. Elle portait ses blessures comme les drapeaux écarlates qu'elle brandissait dans les cortèges où grondait la colère des déshérités. C'étaient les plaies des générations innombrables englouties par la misère et les privations.

       C'est parce que son destin se confond avec celui de ses compagnes qu'elle les a menées victorieusement vers leur libération.

       En même temps, elle leur apportait sa cruelle expérience des réalités quotidiennes, des servitudes domestiques, du salariat féminin. Elle en portait les cicatrices sur elle-même. La destinée, d'une poigne de fer, l'avait conduite durement sur les chemins ingrats de la misère humaine.

       J'ai eu le privilège de faire campagne, au côté de Lucie Dejardin, contre la guerre, cette exécrable absurdité. Puisque ceux qui la gagnent sont presque sûrs de perdre la paix. Puisqu'elle ne rapporte iamais rien à personne, sauf à une infime minorité qui en tire des profits inavouables et déshonorants.

       Peut-être, avant d'écrire cette biographie, si magnifiquement réussie, Esther Chalmers avait-elle relu sa vieille Bible :

       « La colère des hommes ne réalise pas la justice de Dieu ».

       Le frère de Lucie, Joseph Deiardin, député socialiste comme elle, en même temps qu'elle, fut un chef syndicaliste exemplaire. Son incomparable sagesse, ses vues profondes sur le rôle historique des mineurs dans l'évolution sociale, ont fait de lui le plus désintéressé le plus éminent, le plus éclairé de ceux qui préparèrent la souveraineté du travail. Lucie est née la même année que Joseph Wauters.

       Pour moi, ces trois êtres sont confondus dans le même et tendre respect.

       En écrivant ce livre, qui n'avait vraiment pas besoin de préface, Esther Chalmers s'est acquise une' créance privilégiée à la gratitude de notre classe ouvrière liégeoise.

Arthur Wauters.

Avant-propos

Lucie Dejardin aurait voulu raconter, aux jeunes d'aujourd'hui, ce qu'était la vie ouvrière à l'époque où leurs pères ont créé le Parti Ouvrier Belge. Elle trouvait qu'à côté de l'histoire des faits et des hommes marquants dans l'essor du mouvement ouvrier, il y avait place pour une chronique plus modeste: celle des anonymes, celles des conditions familiales à l'intérieur des logis obscurs d'où sortaient des hommes pour aller peiner, mais aussi pour prendre conscience peu à peu de leur force, pour faire enfin valoir leur droit à une vie meilleure. Le destin ne lui a pas permis de réaliser son projet. C'est pourquoi j'ai tenu à rassembler ces quelques souvenirs d'enfance et de jeunesse de cette femme remarquable, née dans un coron du pays de Liège, qui siégera, un jour, au Palais de la Nation. Avant tout, qu'il me soit permis de m'incliner devant la mémoire de sa mère, symbole du courage et des souffrances des femmes du peuple d'avant notre ère. Que la sincérité de mon admiration devant cette Wallonne, qui savait rire et chanter « malgré tout », me fasse pardonner l'indiscrétion de pénétrer dans l'humble demeure où naquit Lucie Dejardin, le 31 juillet 1875, de Marie Rosette, épouse Dejardin, hiercheuse du fond, et d'André Dejardin, mineur.

E. B. Chalmers.

Liège 1952.

       Les six enfants sont couchés, dans la mansarde qu'ils partagent avec un précieux restant de pommes de l'automne dernier. Ils dorment à poings fermés sur leur paillasse bourrée de feuilles sèches, car peu leur chaut que maman va bientôt mettre au monde son septième enfant.

       Le père qui prend volontiers sa petite goutte a répétition ne veut pas boire cette nuit-ci, puisque Marie en est là, encore une fois ... Non pas qu'elle se fait plaindre. Cela ne lui viendrait certes pas à l'idée ...

       Fille de mineur, travaillant elle-même au fond de la mine depuis son adolescence, c'est dans la mine qu'André l'a courtisée. Puis, sortant quelques heures au jour, on s'est marié.

       Parce que la race doit continuer ? Parce que c'est la coutume ?

       Peut-être. - Parce que c'est comme cela la vie.

       Et parce que c'est comme cela la vie, Marie continuera de travailler. «Travailler» s'entend travailler pour un quelconque patron, naturellement: un ménage se fait en supplément ignoré et sans valeur. C'est pourquoi Marie, mère et ménagère, n'est pas moins hiercheuse de fond. Ployée dans l'écrasante chaleur des tailles à longueur de journée, elle traine, elle pousse ses wagonnets. Mais avant et après ses douze heures dans la mine elle est libre de faire son ménage.


       Il lui est déjà arrivé, comme à bien d'autres femmes de mineurs, de s'accoucher à fond de fosse. Mais aujourd'hui elle est rentrée à temps, avec la remonte de huit heures du soir. Ainsi elle a pu lessiver ses hardes de travail et celles de son mari et mettre dormir les enfants. Avant de se coucher, à son tour, elle a attaché un drap au pied du grand lit de chêne - ce chêne poli par des bras de femme depuis des siècles.

       Il fait calme dans l'unique pièce du rez-de-chaussée qu'éclaire à peine un quinquet posé sur la cheminée. Sur les deux bougeoirs, le Christ en cuivre, le « Sani » accroché au mur près du poêle, la flammette danse une étrange sarabande. A part cela rien ne bouge, sinon le balancier de la pendule, marchandée un dimanche matin sur la Batte et « rafistolée » par le père. Son tic-tac résonne creux, inexorable, dans la maison étroite et basse.

       Dix heures!

       Marie s'étire, se cramponne à son drap. Ses yeux, qu'elle a d'un gris-bleu voilé, semblent regarder au loin, cherchant quelque chose au-delà des quatre murs fraîchement blanchis à la chaux ... En effet, André a «reblanchi» le mois dernier. Mais ne vous imaginez pas que c'est par égard pour sa femme. On ne fait pas de pareil frais pour un accouchement, surtout avec la chaux à 3 cens au kilo. Mais André est conscient de ses devoirs religieux ; le mois dernier il y a eu la Fête Dieu, et au mois de septembre il y aura la fête paroissiale.

       Onze heures. L'enfant se fait plus pressant. Marie sent qu'il est temps d'aller chercher la sage-femme.

       Restée seule, son regard se mouille. Vaguement, elle regarde courir les ombres au plafond, l'esprit vide. Elle a eu son heure de révolte quand elle s'est sue enceinte encore une fois. Mais maintenant elle ne songe qu'à une chose: être quitte de ce poids obsédant.

       La porte s'ouvre. C'est André qui ramène la sage-femme. Elle s'affaire, active le feu, remplit la bouilloire qui ronronne sur le poêle.

       Les draps pour laver l'enfant ? Pour l'emmailloter ? « Po fahi l'èfant ? »

       Les voici. La sage-femme fait l'inventaire des petits langes soigneusement rapiécés, les bandes pour l'enfant, la première ceinture. Elle connaît bien ces maigres layettes, qu'on prête de famille à famille au village.

       Et la bassine ?

       Ah ! ben oui, la bassine, elle s'est laissée aller hier. Mais André l'a reclouée. Baquet en lattes, à fond de bois dur, elle tiendra encore.

       La sage-femme peut avoir tous ses apaisements. Il y a de quoi recevoir décemment le nouveau-né; laver, empaqueter ses petits membres.

       La bonne femme débite son boniment de commerce.

       «  Ne te retiens pas de crier! Cela te soulagera! » 

       Mais Marie ne veut pas crier, trouvant qu'il faut garder certaines choses pour soi. Les douleurs que l'on sent c'est pour soi, pas pour les autres, même les plus proches.

       Les ombres courent toujours au plafond.

       Sur sa chaise au pied du lit André soupire. Marie le regarde, le sourire compatissant. Il est plus las qu'elle ! Et à quatre heures déjà il faudra qu'il s'apprête pour aller travailler.

       La sage-femme découvre le ventre gonflé; palpe, soupèse du regard.

       « Ce sera un gros garçon! » annonce-t-elle avec son assurance professionnelle.

       En attendant, ce sera une septième bouche à nourrir, c'est tout.

       En attendant quoi ?

       En, attendant la vie.

       C'est bien simple. Les garçons vont au travail. Les filles aussi. Mais elles courent davantage de risques. Mieux vaudrait un garçon encore, quoique la maman aurait bien besoin d'une paire de bras de fille dans le ménage.

       Il ne faut pas penser si loin. Qu'on la délivre seulement de son fardeau ...

       Ah ! voici du nouveau ! Marie descend dans un puits sans fond. Un puits où l'on n'est plus qu'une chose qui souffre, tiraillée, écartelée, transpercée de pointes de feu.

       On entend miauler derrière la maison. André laisse entrer le chat, et par la porte entre baillée on voit la silhouette d'un pommier se profiler un instant sur le ciel clair de cette nuit de la Saint Jean.

       Grisette saute sur le lit, pour s'allonger contre sa maîtresse.

       André finit par s'assoupir, malgré le remord confus qui le tiraille, comme chaque fois que Marie en est là.

       ... Une heure vient de sonner au clocher de St-Lambert, là-bas dans le fond de Grivegnée.

       Marie s'étire de nouveau, s'accroche de nouveau au drap. La sage-femme l'encourage à forcer.

     Au bout d'un temps Marie s'étonne de voir flotter une nappe blanche. Ce doit être chez des riches. Il y a de beaux couverts en argent, du pain blanc sur la table, un superbe rôti de veau. C'est le soir, quelque part dans un pays chaud, car il y a du beau raisin. De grandes grappes noires se balancent au-dessus de la nappe. L'air est doux, parfumé, et l'on voit des taches d'or ci et là dans les arbres ...

       Cette fois-ci, c'est le sursaut final.

       La sage-femme se précipite, bousculant André qui ne sait où se ranger.

       Encore un effort.

       La chatte baille, mais elle ne veut pas se rendormir. Elle sait bien que quelque chose d'insolite se passe dans le grand lit dont elle vient d'être expulsée.

       Enfin, ça y est !

       La sage-femme pousse un cri de triomphe !

       « C'est une belle petite fille, comme je te l'avais dit » clame-t-elle oubliant que ce devait être un gros garçon.

       « Eco onk avou n'hamelète ! »  En effet Joseph, avant Lucie, est né coiffé, indice de succès selon la croyance populaire.

       Impressionné, comme toujours, par le mystère de la création chez sa femme, André ne trouve rien à dire. L'odeur de sang l'écœure. il ouvre toute grande la porte ; scrute le ciel qui pâlit déjà de la blancheur de la pré-aube. Le parfum du rosier en espalier autour de la porte s'éveille, lui caresse les narines. Dans le poulailler près de la maison une poule gratte son perchoir, se racle sourdement le gosier. Sur le poirier au fond du jardin un merle s'essaie à siffler puis se décide à se rendormir.

       L'horloge de Saint-Lambert annonce aux veilleurs qu'il est deux heures du matin.

Précieuse liberté.

       Trois ou quatre heures d'un sommeil fiévreux, et Marie est sur pied. Il faut bien faire à manger pour le mari n'est-ce pas, et pour les enfants. La femme du mineur tient du reste à jouir pleinement de sa liberté de travail. C'est pourquoi, trois jours après son accouchement, on pouvait entendre les sabots de Marie sur le chemin de la bure, traînants et sourds comme si, au petit jour, elle avait déjà ses douze heures de travail dans les pieds.

       En fait, elle s'est levée une grosse heure avant son mari, comme c'est la coutume. Elle a fait quatre « chemins d'eau » le joug au cou, pour qu'il y ait de quoi se laver quand on rentre de la mine. Elle a fait le feu, versé l'eau sur le café - qui est au trois-quarts de la chicorée - et rempli la petite cafetière. Elle a coupé les tartines de pain noir pour le « magnâh » de 8 heures, car ni elle ni André n'ont le cœur de manger à 5 heures du matin. Elle a apprêté les vêtements tout frais lavés, les sabots décrassés la veille au soir, pour qu'André n'ait qu'à tendre la main pour s'habiller.

       Cette jeune femme se rend-elle compte de son double esclavage : l'esclavage économique et l'esclavage familial?


       Confusément peut-être. Mais elle n'a guère le temps de se creuser l'esprit. Auriez-vous voulu l'entraîner à la révolte, elle vous eût répondu que c'était comme cela la vie, et qu'on ne pouvait rien y changer. En effet Marie est d'un fatalisme absolu, supportant le fardeau de l'existence sans espoir d'un mieux être même céleste. La plupart de ses compagnes par contre s'empressent de recueillir des fiches de consolation auprès de leurs confesseurs : plus elles subiront de malheurs ici-bas sans se plaindre, et plus elles auront de bonheur dans l'au-delà.

       Voici donc Marie qui vient de créer une vie humaine, obligée de s'arracher à son œuvre délicate et mystérieuse pour se hâter vers le charbonnage[2], elle sent que la cage attend pour la happer, la descendre à vitesse d'épervier dans le fond de la Chartreuse, et ses nerfs se crispent déjà à l'idée de ces milliers de tonnes de pierre et de houille qui vont l'écraser de leur poids. La mine qui la serre dans un cabanon de chaleur et de soif, qui lui emplit les poumons de poussière et le cœur de crainte.

       Mais les enfants, pendant ce temps ?

       Bah ! la grand-mère, une tante, une voisine les gardera tant qu'ils seront petits. A 10 ans ils seront libres d'aller retrouver leurs parents dans la mine. Ils endosseront le harnais à fond de fosse et, à quatre pattes dans les passages difficiles, ils tireront les bennes. Ces bennes qui sont si lourdement chargées de la sueur de leur père et du sang de leur mère.

       Du reste, ils n'attendront pas toujours d'avoir l'âge minimum légal. On en trouve de « ces brutes de hiercheurs » qui ont à peine 8 ans. Et grâce au beau principe de la liberté du travail, la Belgique présentera, jusqu'à la fin du 19ème  siècle, le spectacle, rare alors en Europe, de la parfaite vie de famille : père, mère et enfants à fond de fosse.

       Certes, le Parlement belge s'occupera du travail des femmes et des enfants en 1878 déjà. Mais, la Chambre, ne voudra « en aucun cas se résoudre à restreindre la liberté du travail quant aux adultes, cette liberté qui est une des plus importantes et une des plus précieuses parmi les conquêtes de ce siècle ». Et le Sénat rejettera même la « modeste loi de police » qu'on lui proposera sur le travail souterrain des enfants[3].

       Il est possible que Marie eût souri si elle avait appris combien ces messieurs de la Haute Assemblée tenaient à ce qu'elle conservât sa liberté, pour elle et ses enfants. Car s'il lui manquait bien des choses dans la vie, du moins avait-elle en nue propriété, l'humour.

       Mais soyons de bon compte. Il y avait d'étranges préjugés aussi à vaincre « de l'autre côté de la barricade », une façon de raisonner à la logique plutôt brutale. La place de la femme n'était-elle pas aux côtés de son homme ?  Dès lors, puisque la plus grande partie de la vie se consommait sous terre, mieux valait que mari et femme restassent ensemble. Comme cela pas de surprise possible.

       C'est dans ces conditions que le septième enfant Dejardin courut sa chance. Une chance sur deux. Comme les aînés de sa famille. Comme tous les enfants de sa classe. Car comme le disait Anseele : pour deux berceaux que l'on prépare dans la classe ouvrière, il faut préparer un cercueil.

       Une chance sur deux pour qu'un nouveau-né passe sa première année ?  Vu sous l'angle sportif ce n'est pas si mal. ..

Avant Lucie il y avait eu Anne-Marie.

       Anne-Marie est née une avant-veille de Toussaint. Avec son premier souffle, elle respira l'acre parfum des deux « potêies » de chrysanthèmes qu'on devait porter le lendemain sur la tombe des grands-parents.

       Cette réception funèbre découragea-t-elle le nouveau-né ? Ou était-ce simplement son héritage, la bronchite des mineurs, qui l'accablait ? Toujours est-il qu'à peine née Anne-Marie se mit à tousser.

       Son père pensait aux chats qui naissent après la Saint-Jean, et que l'on se dépêche de noyer, parce qu'ils « ne se font jamais ». Et il se disait : « Elle ne se fera jamais ».

       Anne-Marie continua de tousser. Par petits coups secs.

       Pas moyen de lui faire prendre le sein. Cela l'étranglait. Le lait qu'on s'efforçait de lui faire avaler lui collait aux lèvres, dégoulinait de son menton minuscule.

       De temps en temps le coin de sa bouche, ridée comme une rose d'automne, se soulevait en un soupir qui était un gémissement. On aurait dit qu'elle souffrait trop pour pleurer. Ses yeux restaient fermés la plupart du temps. S'ils s'ouvraient, leur regard voilé semblait fixer un point au delà de cette terre inhospitalière.

       Et elle toussa de plus en plus.

       C'était à se demander où elle trouvait sa résistance, elle qui n'était nourrie, pour ainsi dire, que de relents de cuisine et de vapeurs de lessive.

       Elle trouva moyen même de gagner du poids pendant les deux premiers mois. Après, les quintes de toux secouant toujours davantage son pauvre petit corps, elle « ne bougea plus ».

       Tous maintenant se rendaient compte qu'elle « ne se ferait pas ».

       Mais pendant quatre mois encore elle toussa, et sur sa figure de poupon, la douleur accrocha un masque de vieille femme.

       Au mois de mars une première bourrasque, enfonçant porte et fenêtre, cingla l'air lourd de la masure. Il n'en fallut pas plus pour qu'éclatassent les poumons noyés de ce bébé de misère.

       Le lendemain on pouvait voir sur la table de la cuisine un petit cercueil blanc. On aurait dit une boîte à poupée, la tête un peu surélevée pour mieux faire voir la belle robe de la poupée: sa robe de baptême et son linceul.

       Les autres enfants, pieds nus, entouraient l'étrange St-Nicolas des morts, les yeux rêveurs, le pouce en bouche.

       Ce ne fut là qu'un sursit accordé aux aînés par la destinée. La famille d'André et de Marie Dejardin ne devait guère faire mentir le dicton d'Anseele.

       Des onze enfants que Marie mit au monde cinq seulement ont atteint leur majorité. Encore que sur les cinq André, le plus doué, le plus beau, le seul à qui l'on soit parvenu à faire donner une certaine instruction, est mort à vingt-deux ans, crachant ses poumons.

       Des autres, trois sont morts un an ou deux après la naissance de Lucie, fauchés par une épidémie de typhus qui s'abattit sur la région. Ils s'en allèrent à quelques heures d'intervalle, et la même fosse les accueillit. Leur vie avait été si peu marquante, leur mort si banale, qu'aucun membre de la famille ne se rappelait de leurs noms. Pas plus que de celui de l'aînée des filles. Pâle et toujours silencieuse, rongée par une quelconque maladie sournoise, elle s'est évadée doucement de la vie.

       La Benjamine de la famille eut une fin autrement dramatique.

       Et si, quelques décades plus tard, Lucie devait réclamer l'installation de buanderies municipales et coopératives avec une telle émotion, c'est qu'elle avait vécu l'accident type des ménages ouvriers d'alors, des ménages houilleurs surtout.

       Parlant des désagréments de la lessive à domicile elle s'écriait : « N'oublions pas que ces journées de lessive peuvent avoir des suites dont on ne saurait exagérer la gravité. Pour celles qui ont des enfants en bas âge, quelle peur continuelle ! Il suffit que la mère ait son attention détournée une minute pour que l'enfant accoure, tombe dans la cuvelle d'eau bouillante. Le malheur est entré à la maison pour toujours[4] ».

       Lucie pensait à l'agonie de sa petite sœur, morte à trois ans des suites de ses brûlures.

Samedi soir.

       On a prétendu que Lucie Dejardin avait eu une enfance malheureuse. Quant aux circonstances extérieures de sa vie, au côté objectif, c'est exact. Mais il y avait aussi le côté subjectif, qui, comme chez tous les enfants était couleur de rose. Ou si l'on veut, elle avait, comme tout enfant, la faculté de rejeter, dès que cela lui était physiquement possible, toute acceptation de la souffrance. C'est le malheur de l'adulte de se souvenir qu'hier valait mieux qu'aujourd'hui, ou de craindre que demain ne soit plus mauvais encore. Chez l'enfant, au contraire, peines et joies se succèdent, s'oblitèrent les unes les autres rapides, intenses, comme averses et soleil se disputant un ciel d'avril.

       Gardons-nous donc de faire de « l'ouvriérisme ». C'est ainsi que la député Dejardin qualifiait certaine façon de peindre les conditions de la vie ouvrière avec des tons exclusivement noirâtres ; ce n'est point ainsi qu'elle se rappelait sa propre enfance.

       Enfance heureuse alors ? Certes non. Mais, à cette époque les jours de la semaine avaient, pour les enfants de la classe ouvrière, leur figure spéciale, bonne ou mauvaise. Des figures bien plus nettement marquées que de nos jours.

       Ainsi des samedis ...

       Il se fait tard et le père ne rentre pas. Comme tous les samedis de paie la mère attend, essayant de tromper son impatience.

       L'homme, c'est tout de même le maître, se dit-elle. Oui, l'homme c'est surement le maître, puisqu'il ne fait qu'une journée quand la femme en fait deux. Et qu'il lui faut encore des distractions par dessus le marché.


       Marie sait qu'André boit de plus en plus. Mais peut-on lui en vouloir ?

Avec les 3 fr. 40, les 3 fr. 25, - bientôt les 2 fr. ! - que le mineur touche pour sa journée de 12, 14, 16 heures comment ne pas boire pour se soutenir ? Pour oublier, surtout. Pour oublier, qu'on doit bien plus qu'on ne touchera de quinzaine.

       Evidemment, ce n'est guère logique de boire les maigres ressources du ménage, parce qu'on n'arrive jamais à se libérer de sa dette à l'économat. Mais le moyen de faire autrement, puisque c'est à l'économat qu'on touche sa quinzaine ? Si encore on la recevait en entier, s'il n'y avait pas ce maudit « truck-system », qui oblige l'ouvrier à recevoir une partie de son salaire en marchandise[5].

Tout à l'heure on remettra à André des bons que sa femme pourra échanger à l'économat du charbonnage, pour autant qu'elle y trouve quelque chose à son goût. Le choix des marchandises est limité par la rapacité de l'économe, qui a sa clientèle assurée d'office.

       Le pis de l'histoire c'est que l'économat est aussi débit de boisson.

       Vous n'avez plus d'argent pour vous payer un verre ? L'économe vous fait volontiers crédit. Il est à l'aise pour se faire rembourser le jour de la quinzaine puisqu'il n'a qu'à reprendre de la main gauche ce qu'il a donné de la droite !

       Et après l'économat, les cabarets sur le chemin du retour sont plus nombreux que les stations d'un Chemin de la Croix!

       Il faudrait une volonté de fer à l'ouvrier pour résister à ces sollicitations répétées ; au mineur surtout, qui ne voit jamais le jour en semaine, - si ce n'est à l'aube et à la vesprée de juin à août.

       Pour lui la clarté blafarde du café c'est la lumière et la vie, la poésie de l'heure où il s'échappe du travail et de ses responsabilités de famille.

       Or, quand on a commencé de boire on continue. Une « goûtte » est si vite avalée, puis une autre ! Tout pousse à boire. L'habitude. La bienséance. Les camarades qui offrent chacun leur tournée. Qu'on serait mal vu de refuser, et qu'il faut rendre à son tour.

       André pense-t-il à sa famille ?

       Puisqu'il lui a volé une part de ce qui lui revient, il lui faut se rassurer. Pour faire taire les murmures de sa conscience il boira encore une goûtte.

       Qu'est-ce qu'elle va encore penser de lui Marie, quand il rentrera ? Tiens ! pour cela il ne rentrera pas. Il boira donc « en chapelet ».

       Ainsi, à chaque quinzaine le cœur de Marie oscille entre deux craintes! Sa crainte de mère et de ménagère à l'idée que le père va rentrer, tard dans la nuit, les mains vides, sans rien lui apporter pour nourrir les enfants. Sa crainte de femme et d'épouse devant les colères subites, les exigences outrageantes du mari ivre. Elle sait qu'André n'est pas le même homme quand il a bu, qu'il est capable des pires brutalités quand il rentre au logis les yeux mauvais, la bave et l'injure à la bouche!

       Et sa hache de mineur qui ne le quitte jamais! A la Sainte-Barbe de l'an dernier n'a-t-il pas démoli le buffet de la cuisine ? Heureusement, il savait encore ce qu'il faisait. Pour ne pas se jeter sur les enfants il s'était « revenge " sur le buffet.

       Parfois Marie prend les devants: elle envoie les enfants attendre leur père à la sortie de la mine. Elle n'y va jamais elle-même. Non pas par crainte de la langue des mieux mariées - elles sont si peu nombreuses au coron celles dont le mari ne boit pas. - Mais par une convention tacite les wallonnes ne vont pas elles-mêmes « racoler » leurs maris. Ça ne se fait pas. Pour les enfants ce n'est pas la même chose. On les plaint, et on fait semblant de ne pas les voir quand ils passent, honteux, en se coulant le long des murs.

       C'est pourquoi, le samedi soir, les enfants osent à peine respirer. Ils guettent le moment où la mère va les pousser à la porte et les obliger à faire le tour des cabarets jusqu'à ce qu'ils trouvent leur père. Ils savent que le père, tôt ou tard, finira par se laisser reconduire titubant, horrible. Ils savent aussi qu'une fois la porte de la maison refermée, le saoulard recouvrera son équilibre; assez pour défaire sa ceinture de mineur et les battre, filles et garçons, comme le possédé qu'il est, pour passer sa rage d'alcoolique.

       Est-ce étonnant que ces samedis de paie se soient burinés dans le cœur des enfants, et qu'ils aient fait de Lucie Dejardin une propagandiste anti-alcoolique à l'éloquence farouche?

Entr’acte.

Enfance de lutte et de coups, de mornes samedis de quinzaine, hantés par la peur. Mais s'ils reçoivent plus de horions que de caresses, plus de brimades que de tartines, les enfants Dejardin jouissent au moins d'un privilège authentique : ils habitent une demi-campagne de bois et de pâturages.

       En effet, derrière l'interminable grand'rue de Bois de Breux, avec ses mornes façades, on retrouve des prairies en fleur, de paisibles troupeaux. Et pour les enfants du coron c'est la liberté, c'est toute la poésie de la campagne inconnue de ceux de la ville.

       Bien sûr il faut trimer chacun selon ses moyens.

       A peine sait-on marcher qu'il faut s'occuper des plus petits encore. Mais entre camarades on s'arrange pour porter le dernier né à tour de rôle « âs crâ vê » quand on part en randonnée dans les prairies. Et on apprend à connaître les fleurs, comme tout enfant devrait apprendre à les connaître; en les regardant les yeux dans les yeux, parce que l'on est encore tout petit. On arrache à pleines mains de grandes gerbes de St-Joseph, pour la maman, « d'oûy d'and je », de « trimblinne », de « p'tit solo ». Puis on pense à autre chose, et ces belles offrandes se dessèchent, tristement abandonnées.

       C'est aux enfants à chercher de quoi renouveler leurs paillasses une fois l'an. Ainsi, à la première éventée de l'automne, ils s'en vont par bandes dans les bois, se bousculant pour remplir leurs sacs de feuilles tombées. Journées heureuses où l'on n'a de comptes à rendre à personne ! On fait durer le plaisir tant qu'on peut. Les gamins en profitent pour couper des « sawou » pour se faire des sifflets et des « canabûses », ces cannes à pêche pour têtards. Hélas les fossés auront bientôt disparu du paysage, avec les derniers vestiges des forêts de Fléron .

       Moins heureux sont les souvenirs des courses ménagères. La maman l'envoie-t-elle « à la boutique» que Lucie est sûre de goûter de la ceinture. Il y a tant de choses passionnantes en cours de route. - Une colonne de fourmis en pleine migration, portant chacune son fardeau. - Médusée, Lucie en perdra la notion du temps et des choses. Elle rapportera, enfin, un kilo de savon alors qu'il faudrait à la maman énervée du sel pour la soupe. Ou encore, suivant le vol d'un papillon, les sauts d'un écureuil, elle courra jusqu'à l'oubli complet, comme, à trente ans, elle s'attardera jusqu'aux petites heures à discuter politique « qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige ».

       Tout compte fait, c'est sur le terril qu'on se plaît le mieux. Certes on se remplit le corps de coups bleus à chuter sur les tas de briques et de pierres. Mais c'est par bravade qu'on se laisse tomber, faisant semblant de glisser sur la pente pour mieux faire voir comme on est adroit pour se rattraper. Et quand on a fini sa tâche, rempli son sac, qu'il fait bon galoper tout au dessus du terril. La montée a été dure, mais ce que la descente est palpitante accroupi sur les talons, ou sur quelque couvercle de vieille marmite et criant à tue-tête!

       Et quelle vision magnifique de là-haut! A la tombée du jour surtout, quand les lumières de Liège ouvrent l'une après l'autre leurs yeux d'or sur le fond gris de la vallée ! Qu'elle est mystérieuse la Meuse au crépuscule - on dirait un serpent voilé d'argent.

Dimanche matin.

       André a la tête dure. Il ne lui faut pas longtemps pour cuver sa cuite du samedi. Levé de bonne heure il fait son jardin, car c'est un des rares mineurs d'avant les trois huit à cultiver son lopin de terre. Fait plus rare encore pour l'époque, ce mineur est passionné des roses. Il faudrait voir sa figure rude s'adoucir quand il se penche sur quelque greffage réussi. Pour le reste - légumes courants et fines herbes: sarriette, thym, brèles, pourpier - Marie aura toujours de quoi faire d'une salade, d'une maigre soupe ou d'une « potêie » du terroir un plat pour gourmet.


       Son jardin sarclé, André s'habillera pour fêter le dimanche. Ses vêtements sont de bonne qualité, car avec du mauvais tissu on paie deux fois la façon. C'est pourquoi sa calotte semble capter les rayons du soleil, tant la soie noire en est riche. Le long sarreau bleu se tient debout tout seul tant la toile en est solide. Pourtant le devant en est finement plissé, grâce à un repassage expert. Marie rogne sur son sommeil pour que son homme fasse bonne figure à la messe – puisque c'est son idée - et à la promenade dominicale au village.

       Mais qu'il arrive une catastrophe quelconque: maladie, grève, enterrement, la « mousseûre » du chef de famille suivra les deux bougeoirs au Mont de Piété. Puis ce sera au tour des deux bagues d'alliance.

       André a rejoint le groupe d'hommes devant la Maison Communale. On guette la rentrée des pigeons, supputant le temps qu'il peut faire là-bas, à Erquelines, à Noyon, à Compiègne, à Vincennes ... Autant de lieux inconnus mais d'où, sorte d'Eldorados, chaque « colèbeû » escompte qu'un jour son « colon » lui rapportera la grosse prime.

       Il fait calme. C'est à peine si quelques gros nuages blancs traversent lentement le ciel serein, très haut, d'un bleu-gris clair. Mais, c'est bien du côté de la France qu'ils viennent ces nuages. Ainsi, le vent est bon, les lâchers auront été faits.

       Le temps d'écouter un bout de messe devant la porte de l'église restée ouverte, et les hommes se regroupent devant la Maison Communale. De la main ils se protègent les yeux contre le soleil de midi.

       Voilà un petit nuage de rien du tout qui s'approche, rapide comme l'éclair !

       Les voici !

       En un souffle de temps la nuée est rentrée au village, s'éparpillant comme une poignée de grains jetée de la main du semeur. A peine a-t-on perçu à leur passage l'argenté de leur ventre, le noir de leur dos, que le premier pigeon a rejoint sa loge.

       Le grand Hinri jure et veut se cogner la tête au mur. Cette fois il était si sûr de son affaire ! Jamais il n'a gagné le « panier d'onèwe ». Mais l'amour du jeu est si profondément ancré en lui, son optimisme si intarissable, qu'il continuera de miser et d'espérer, de jurer de dépit et de se saouler pour se consoler, pendant toute sa vie d'homme.

       C'est fini jusqu'au dimanche suivant.

       Chacun va dîner de son côté.

       Et le menu ? De la viande ?

       Une, deux fois par an tout au plus.

       Mais la poule au pot, que souhaitait Henri IV à tous ses sujets ?

       Oui, de temps en temps il y a un coq à tuer, car Marie n'est jamais sans quelques poules dans le poulailler contre la maison. Plus souvent un lapin de garenne braconné qu'elle aura mis cuire la veille. Bien entendu Marie fait elle-même son pain ; et après la cuisson des grandes roues de cinq kilos elle enfourne son lapin. Dans la terrine, scellée d'une languette de pâte, il mijotera sur son lit d'oignons jusqu'au dimanche. Et au dîner chacun s'en lèchera les doigts, les enfants en croqueront les os.

       Avant, Marie aura servi une soupe. Parfois une de ces « vètes sopes » qui respirent le printemps par chacune de leurs milliers de feuilles, lavées à grand' eau à la fontaine.

       Et le dessert ?

       Ah! quand les mineurs gagnaient le salaire fabuleux de 4 frs par jour, à la fête, aux grands événements: baptême, première communion, procession, Marie, comme les autres femmes du village, faisait de la tarte. D'immenses « blankes dorèyes » et des tartes aux fruits de saison : « as cèlihes, as gruzales, as preunes ». Mais tout cela c'était en l'an 1873, d'heureuse mémoire, deux ans avant la naissance de Lucie.

       Les dimanches cependant Marie fait un grand effort pour donner quelque douceur aux enfants : un coup de marteau au pain de sucre et chacun aura son « bokèt d' souke à sucer ». Ou bien une datte, ou la moitié d'une figue. Marie est friande de fruits exotiques.

Dimanche après-midi.

       André et ses amis sont d’acharnés « trim'leûs » mais pour Marie les cartes n'ont pas plus de sens que des jouets d'enfants. Désabusée, elle aurait pu dire avec la « Voix de l'Ouvrier », premier journal du Parti Socialiste belge : « Le peuple, auquel depuis un demi-siècle on ne reconnaît pas de droits, ne pense pas, n'a pas d'opinion... Son éducation politique est encore à faire. Il sait jouer aux cartes, aux quilles, à la balle, mais ne sait rien des choses politiques. »

       En hiver on se rapproche du poêle; à la belle saison on porte la table de cuisine sur le carré de terre battue derrière la maison. Et en toute saison le baril de pèket fait son apparition.

       Pour Marie, pas la peine de se désoler, puisqu'on sait bien ce qui va se passer. Le buveur invétéré conserve sa lucidité complète même quand il a avalé un demi-litre de genièvre. Pour André et ses trois amis les cinq litres y passent, parfois les sept, les dix, au cours de leur partie de cartes. Marie souhaiterait que son homme eût la tête moins dure. S'il était plus vite saoul il dépenserait moins. Mais ce n'est encore rien tant qu'il reste à la maison. Tout plutôt que le cabaret.

       La petite Lucie se glisse sous la table. On ne pense pas à elle pour les corvées tant qu'on ne la voit pas. C'est le bon Djosef qui devra bercer le dernier né, veillez à ce que la petite sœur ne croque pas du charbon. Sans doute aucun des enfants ne mange à sa faim, mais les aînés ont passé l'âge des illusions comestibles.

       Lucie a cinq ans. A son poste d'écoute entre les pieds des joueurs elle en, entend parfois de drôles. Mais, d'instinct, elle ne s'y arrête pas. Ce qui l'intéresse c'est la mine.

       Hérédité ?

       Peut-être. Toujours est-il que dès l'éveil de la curiosité elle se passionne pour tout ce qu'on raconte sur la mine. L'attrait de l'inconnu, du danger l'obsède inconsciemment. Tel un enfant de marins rêvant de naviguer vers des horizons au delà du soleil couchant, Lucie, enfant de mineurs, rêve d'aller vers le fond de la terre, dans cette cage mystérieuse qui vous descend si vite qu'elle laisse votre estomac au-dessus alors que vos pieds sont déjà tout en bas !

       Et tel un enfant de marins écoutant, médusé, des récits de naufrages, Lucie écoute de toutes ses oreilles quand on parle d'étançonnements mal assis, d'éboulements à craindre, de coups d'eau, et surtout de l'ennemi numéro un : le grisou.

       C'est ainsi que le coup de grisou de Frameries frappera d'épouvante sa jeune imagination[6].

       Mais, à côté des récits des mineurs, un souvenir personnel lui restera au tréfonds de la mémoire. Le souvenir d'un jour de malaise et de lamentation où la maison était remplie de monde, de hauts cris d'hommes et de sanglots de femmes. Elle se rappellera surtout sa propre frayeur d'enfant en voyant pleurer de grandes personnes. Bien longtemps après elle saura que ce jour-là son père était rescapé, seul, de la noyade au charbonnage de la Chartreuse, quand l'Ourthe, envahissant la couche dite Poignée d'Or, avait entraîné dans la mort ses 14 compagnons de taille.

A pèlotes.

       Marie s'est enfin décidée à quitter la mine. Avec ses neuf enfants, son mari, c'est vraiment trop d'être hors de son ménage douze heures tous les jours. N'a-t-elle pas ses deux mineurs à lessiver, à apprêter puisque Nicolas, qui vient d'avoir dix ans, descend maintenant dans la bure avec son père.

       Certes, Marie ne pourra pas rester sans rien faire que son ménage. Le salaire de son homme et de Nicolas suffit à peine pour le loyer, les pommes de terre, et le pain. Il faut que la mère cherche à gagner pour aider à nouer les deux bouts.

       Marie se fera « martchande di pèlotes », achetant des pelures de pommes de terre aux ménagères liégeoises pour les revendre aux voisins de Bois de Breux qui ont un cochon à l'engraissage.

       Combien de kilomètres il lui faut faire avant de gagner un franc?

       Voyons...

       Tous les jours elle descend le Thier de Robermont, un grand panier sur la tête, chargé parfois de mottes de beurre, - enveloppées, chacune, de sa feuille de rhubarbe, - parfois d'un quarteron d'œufs. Les fermières de Bois de Breux et de Beyne-Heusay lui confient volontiers leurs produits. Contre quelques « çanse » de commission elle les remettra à une vendeuse de la Place St. Denis, puis elle commencera sa tournée « as pèlotes ».

      Pendant une, deux heures «c'est selon », les sabots de Marie feront tinter les pavés de Liège. Elle a ses clientes, comme toutes ses collègues de ce pauvre métier. Mais elle en voudrait davantage pour lui raccourcir sa tournée. C'est pourquoi tout le long du chemin son cri aigu de «as pèlotes !» annoncera son passage en Féronstrée, au Pairay, Hors-Château, Quai des Pêcheurs, où elle s'engage Outre-Meuse pour la dernière étape. Il y a des ménagères qui lui remettent leurs épluchures pour rien, y joignent même un quignon de pain. D'autres réclament une « çanse » au bout de la semaine. Celles-ci au moins n'exigent pas qu'on s'attarde à « cacayeter ». Les « bons cœurs » hélas sont aussi prodigues de confidences que d'épluchures. Et Marie est toujours pressée. Avant de pouvoir finir journée il y a la montée de Bois de Breux qui l'attend. Et bien entendu il faut que cela se fasse à pied, puisque le tramway - deux chevaux chair et os - ne circulera qu'à partir de 1887.


       Les enfants sont enchantés du nouveau métier de maman. On l'accompagne quand elle va chercher la marchandise, le soir, dans les grosses fermes du voisinage : parfois on reçoit un fruit, une tartine. Comme cela on sait où s'adresser pour avoir sa part quand les fermières distribuent des gâteaux, le Jour des Rois, aux enfants qui sont à leur goût.

       Mais c'est Liège que Lucie voudrait voir de près. Liège aux yeux de feu, Liège où disparaît tous les jours la maman. Rien à faire. Maman ne veut pas qu'on l'accompagne : c'est trop loin. Et puis les toilettes de Lucie ne sont pas précisément à la hauteur d'une promenade citadine.

       Pour la dégoûter, le vieil oncle lui raconte que si elle veut aller à Liège il lui faudra « bahi l'cou dèl veye feûme ».

       Les grandes personnes sont bien contrariantes mais Lucie ne s'en tient pas là. Un beau matin elle se glisse hors de la maison et suit la maman tout doucement.

       Quelle veine ! Maman marche toujours sans tourner la tête, le regard fixe sous son « tchètet ». Et tout à son idée la petite trottine courageusement. - Ainsi en sera-t-il de Lucie toute sa vie durant. Jamais elle ne sentira la fatigue qu'au bout de la route qu'elle se sera tracée. - Mais au pied du Thier de Robermont voici qu'une « cotîresse » vient au-devant de Marie.

       Binamé Bondieu ! serait-ce la « veye feûme » dont l'a menacée le « mononk » Mathieu ? Et Lucie de se précipiter dans les jupes de la maman qui la reçoit à coups de claque, évidemment, d'autant plus qu'elle a mis à la petite la plus vilaine de ses deux robes justement ce jour-là!

       Comment faire? Remonter avec l'enfant, il ne faut pas y songer. On perdrait sa journée. La chasser, la laisser remonter seule ? Ce n'est guère possible non plus. Il faut bien se résigner.

       Et c'est ainsi que le passant pouvait voir l'entrée triomphale de la future député de Liège dans la grande cité d'eau et de lumière, son unique vêtement une robe faite de pièces cousues les unes aux autres.

       Mais qu'importe ! Lucie a gagné sa première victoire. Elle ne pense pas à sa robe, pas plus qu'elle ne pense à ses pieds, meurtris par leur longue course en sabots. Suçant d'enthousiasme son pouce elle n'aura pas assez de ses deux yeux pour regarder passer sous ses ponts la Meuse enchanteresse. «Meuse la tant belle» qui toujours ; lui semblera un parterre de tulipes en promenade.

Ecolière.

       A six ans on entre à l'école. Non pas qu'il y ait la moindre obligation scolaire. Il se passera plus de trente ans encore avant que le Parlement belge n'accepte de généraliser l'instruction, même primaire. Mais Marie a ses idées. Elle ne veut pas que ses enfants connaissent, comme elle, le désespoir d'une intelligence condamnée à ne jamais s'éclore : il faut qu'ils apprennent à lire.

       Il y a peu d'écoles dans le pays à cette époque. N'est-ce pas pour cela d'ailleurs que ce bon monsieur Sainctelette a voté contre le projet de loi Vleminckx sur le travail des enfants dans les charbonnages ? A quoi bon interdire aux enfants le fond de la mine ?  Ils ne feraient quand même que courir les rues puisque « dans les communes industrielles les écoles ne sont pas en nombre suffisant pour satisfaire aux besoins de la population. »

       Mais, dans la commune de Beyne Heusay il se fait qu'il y a une école primaire. Lucie ira donc à l'école. Elle n'aura pas loin à aller, puisqu'on habite maintenant à Beyne. Promue au grade d'écolière, la maman lui donnera de temps en temps un quart d'œuf pour déjeuner, avec sa tartine. Lucie trouvera moyen de s'en coller tout autour de la bouche. C'est pour prouver aux amies de classe qu'on est riche chez elle, puisqu'on mange si bien.

       Hélas ! l'école sent trop la prison pour lui plaire. Rester assise toute la matinée !  Et devoir se taire, surtout, quelle misère !  Aussi, avec quelle sympathie émue devra-t-elle commenter, un jour, les sentiments des gosses à l'approche des grandes vacances :

       « Etre lâchés de l'école, si attrayante soit-elle - et elle l'est bien peu pour beaucoup d'écoliers! -  n'avoir plus à écrire ni à calculer, n'avoir plus à étudier cette maudite grammaire, quel bonheur ! Quant à l'histoire, passe encore, la géographie également, surtout lorsqu'il s'agit d'étudier la géographie locale, de se faire quelques notions de botanique et d'histoire naturelle en se promenant. Le mouvement, la liberté de regarder autour de soi, de bavarder, de gesticuler sans être rappelé à l'ordre, sont autant de choses chères au cœur de l'enfant.»

       Il faut bien ajouter que même pendant les quatre précieuses années de scolarité, de six à dix ans, on ne va pas tous les jours en classe. Loin s'en faut.

       Au moment de la plantation ou de l'arrachage des pommes de terre, de l'ensemencement ou du repiquage des légumes, les fermiers embrigadent les gosses, heureux de cet appoint de travailleurs à bon marché. Ils les emploient à arracher les chardons, les chiendents, à cueillir les pissenlits, à abattre les orties. Leur jeune âge n'inspire aucune pitié quant aux heures de travail ; leurs journées se prolongent jusqu'à épuisement.

       « Une seule chose nous rendait la vie supportable » écrira Lucie.

       « Au moins mangions-nous à notre faim : du bon pain gris, des pommes de terre au lard. Et au bout de la semaine nous rapportions fièrement nos 2 frs 50 à la maman. »

       Sans doute serait-ce beau d'écrire que la première femme député de Belgique ait été une élève modèle. Mais ceci n'est pas une biographie romancée ; c'est la chronique aussi véridique que possible de faits vécus. Il faut donc avouer que Lucie était la plus turbulente des gosses, toujours la première à faire des « niches », à tourmenter l'institutrice.

       La mode était alors aux « tournures » ; ces perchoirs irrésistibles. Quelle tentation pour les gosses d'y accrocher toutes sortes de trophées! Et à cette tentation Lucie n'essaya guère de résister. Des spécimens de faune et de flore subrepticement déposés sur le « fau cou » de la « 'moizelle » faisaient la joie des élèves, « retournaient le sang » de l'institutrice. Bien entendu cela finissait par la découverte du coupable. Lucie se voyait infliger pensum sur pensum, séjour à la cave, retenue en classe. Mais de ces escapades journellement renouvelées, les punitions n'empêchaient rien. Punie à l'école, re-punie par sa mère à la maison, punie une troisième fois par la ceinture du père quand il s'agissait de faits graves, rien n'y faisait ! Douée d'une mémoire excellente, d'une intelligence vive, elle apprendra tout ce qu'on voudra bien lui présenter. A l'exception de « cette maudite grammaire » avec laquelle elle restera toujours en brouille. Mais de discipline, de conformisme n'en parlons pas. Quand ce n'était pas sa propre liberté qu'elle défendait au prix de coups et de taloches, c'était la liberté de ses condisciples de classe, voire même la liberté des plus humbles encore. Il y avait par exemple les « gattes »....

Il faut dire que « nosse Lucèye »  a fait sa première communion. C'est le père qui l'a voulu. Puisqu'il ne manquait jamais sa messe entre deux « goûttes » au café vis-à-vis de l'église.

       Or, voici, qu'en préparation au grand jour, Lucie se trouvait au catéchisme.

       Il faisait chaud, en cet après-midi de la mi-avril. Le soleil s'amusait à peindre des losanges roses et bleus sur les dalles de l'église. Et les losanges pour remercier le soleil se mettaient à danser.

       La porte de la sacristie, ouverte sur le jardin de M. le curé, laissait entrer des odeurs délicieuses de sève d'herbe, de pommiers en fleur, de narcisses et de muraillers. Et tous ces parfums printaniers contrastaient, à vous fendre l'âme, avec le moisi ecclésiastique : ce mélange de fonds d'encensoirs, de suif de chandelles, et de fleurs fanées qui pourrissent dans leurs eaux mordorées.

       Au début tout alla bien, car Lucie savait son catéchisme à merveille. Mais hélas! les choses se gâtèrent quand une autre fillette, à court de réponse, fondit en larmes, et que le curé la houspilla quelque peu. C'est alors que, tête baissée, Lucie fonça à la défense de l'opprimée!

       Malheureusement, monsieur le curé en avait vu bien d'autres.

       En un tournemain Lucie se trouva à la sacristie, avec ordre de méditer sur la politesse due aux grandes personnes en général, aux curés en particulier. Mais faut-il dire que de la sacristie-même l'arôme des muraillers, des herbes s'épanouissant sous les caresses du soleil, se faisait plus tentateur, plus énervant encore?

       Le petit cœur de Lucie se gonfle, tant elle aspire à la liberté, pour elle et pour les autres! Mais comment donc mettre en pratique ce noble sentiment ?

       Tiens ! voici par bonheur des malheureux ! Et par la faute de monsieur le curé encore ! Trois pauvres « gattes» barbues qui n'ont plus rien à brouter, et qui tournent, tournent, au bout de leurs chaînes, dans la petite prairie tout contre la sacristie.


       Une fois le curé parti, congédiant les enfants sages, mais laissant à ses méditations cette diablesse-en-herbe de Lucie, la libération ne devait guère se faire attendre.

       La suite non plus d'ailleurs. En trois épisodes .....

       Joyeuse entrée des gattes à l'église.

       Rageuse entrée du curé chez les Dejardin.

       Sortie justicière de la ceinture paternelle.

       Mais qu'elle avait été douce l'œuvre de libération ! Et Lucie de conclure que tout plaisir se paie, et de fredonner : « Lès scolîs, lès barbotîs, on l'zés prind po lès deûs pîds, on les foute disqu'à plantehî, on lès hène foû po l'fignèsse ».

Quelque chose bouge.

       Un temps très court, un an ou deux avant la série de grèves qui allaient alourdir l'atmosphère - lourde déjà de misère - vider les armoires, blanchir les cheveux des parents, un instant la famille Dejardin a connu un bien-être relatif. Non pas qu'il soit entré davantage d'argent à la maison. Mais on a déménagé « sur les Faweux » tout au bout du village ...

       La maison est spacieuse par rapport à celle de Bois de Breux. Il y a une mansarde pour la paillasse des garçons, une autre pour celle des filles. La cuisine est grande, pas trop encombrée par le lit des parents. On circule aisément autour de la table, entre les bancs des enfants et le mur. André parle même d'acheter une chaise ou deux aux plus grands, quand il aura quelque argent mis de côté. Marie ne passe pas son temps à décourager l'optimisme. En attendant, le jardin est grand. André y cultive ses roses à l'aise. Marie jouit d'un bon réduit pour faire ses lessives. Et, comble de richesse ! il y a une source dans le jardin : finis les longs chemins d'eau.

       Pour les enfants c'est la toute grande campagne, le bout du monde; surtout quand l'oncle Mathieu les amène à la limite de la commune. C'est qu'il aime à leur faire entendre les grandes orgues qui doivent se trouver quelque part vers l'horizon bleu de la frontière hollandaise.

       Vibrations quelconques que le vieillard capte, l'ouïe aiguisée par cinquante ans au fond de la mine, à guetter le moindre craquement anormal des boisages, le clapotis d'eau insolite?

       Souvenirs remontés du sous-conscient?

       Qui le dira ? Mais, des enfants qui écoutent, l'un ou l'autre finira toujours par « entendre » le murmure d'une musique solennelle, venue d'on ne sait où, on ne sait comment. Si bien que par la loi de la suggestion, si facilement acceptée des enfants, tous finissent par « entendre » le miracle des grandes orgues .

       Mais Lucie a dix ans. Elle ne pourra plus écouter des orgues miraculeuses. Il lui faudra même faire ses adieux à la demoiselle dite Hoche-quau. Car à dix ans on n'est plus un enfant. On gagne sa croûte, on aide à gagner celle des plus jeunes.

       Et ainsi la petite Lucie, toute fière, ira se faire gagne-pain, avec sa frimousse de dix ans, sa mèche toujours en bataille, serrée dans un lacet à souliers.

       Sa mère lui a trouvé une place de serveuse dans un café. Ah ! à son corps défendant, elle qui a en horreur les cafés. Mais le choix des occupations ? Au charbonnage ? A la ferme ? C'est encore au café que le travail paraît le moins dur.

       Sitôt arrivée le matin on fait le mastic. Essuyer les glaces, c'est une gymnastique effarante ! En tirant la langue on y arrive tant bien que mal, en espalier.

       L'emploi de serveuse ne fera pas long feu. La chute d'un plateau lourdement chargé... Un fracas écœurant de verres brisés

       Cette fois-ci Lucie n'osera pas rentrer au domicile paternel.

       A la nuit tombante Joseph finira par la retrouver, sanglotant de ce chagrin sans réserve des enfants pour qui l'espoir d'un lendemain meilleur n’existe jamais.

       La mère réfléchit. Mieux vaudrait se serrer encore la ceinture et que la gamine reste à la maison. Elle n'est vraiment pas forte. Et Dieu sait s'il y a de quoi l'occuper dans le ménage, avec les trois mineurs à lessiver.

       En effet Joseph, qui a 12 ans, travaille depuis deux ans déjà, près de son père, avec Nicolas l'aîné. Malgré cela la misère noire s'est installée chez les Dejardin, comme dans toutes les familles ouvrières. De 4 francs par jour qu'il était en 1873, le salaire des mineurs est maintenant tombé à 2 francs. Et avec cela le coût de la vie ne cesse d'augmenter.

       Mais il ne s'agit pas de la Belgique seulement. Par toute l'Europe la crise se fait de plus en plus aiguë et les ouvriers en ont plein le dos de leurs 12, 14, 16 heures de travail. Dans les verreries, chez les tisserands, aux charbonnages, le mécontentement gronde sourdement. Les mineurs, surtout, en ont assez de leur nuit perpétuelle. Ne voir le soleil que le dimanche et encore ! Quand il ne faut pas faire double journée pour le franc de plus qu'on gagne !

       Ceux qui ont femmes et enfants sont les plus aigris. Rentrer chez soi après le travail c'est rentrer dans une atmosphère de larmes et de vaines colères de femmes à bout de nerfs.

       C'est pourquoi de plus en plus les hommes boivent.

       Qu'elle est belle la vie de famille!

       A St. Quentin des cabaretiers compatissants construisent devant leurs cafés quelques hangars où les femmes stationnent cependant que la moitié, les trois-quarts des quinzaines se volatilisent, alcoolisés. Au moins ces malheureuses ont-elles « un abri pour attendre et pour pleurer ».

       Chez les tisserands du Yorkshire la misère a atteint le tréfonds de l'esprit de famille, sapant le désir naturel de voir continuer la race : les parents refusent d'assister au mariage de leurs fils et de leurs filles.

       Les enfants ne sont que des bouches à nourrir. Des bouches qui geignent sans cesse de faim ! Les plus jeunes tombent comme des mouches quand passe l'aile noire du typhus ou du choléra. Les jeunes gens, les jeunes filles vous fichent de la phtisie, crachent leurs poumons aux ateliers, dans la mine, jusqu'à ce qu'ils ne tiennent plus debout. Condamnés à mourir, ils n'ont d'autre recours que de rester chez eux, à contaminer les autres. Comment en serait-il autrement, quand la moitié des familles ouvrières dispose d'une pièce unique pour tout logement?

       Mais si la rage gronde dans le cœur des hommes, leur patience demeure légendaire. Morne fatalisme de l'habitude, de la religion, qui prêche toujours la résignation, l'acceptation béate de la souffrance dans ce monde ! Qu'ils croient encore ou non à un mieux être mystique peu importe; l'empreinte est là. L'empreinte séculaire, l'empreinte profonde dans leur sous-conscient.

       De temps en temps cependant quelque chose bouge. D'étranges nouvelles du dehors commencent à filtrer jusqu'aux corons du plateau de Herve, flottant dans la poussière des terrils, suintant au fond des puits.

       Mordant et taciturne Nicolas lit son « Echo du Peuple ». Le père n'ose lui défendre d'acheter ce nouvel hebdomadaire. Ni même la mère, malgré les 2 centimes qu'il coûte. De temps en temps il lit tout haut quelque écho de l'étranger : ce que réalisent des ouvriers suisses, anglais, allemands. Mais André n'en veut rien savoir. Ce qui peut convenir à de quelconques étrangers ne peut convenir aux Belges!

       Mais voici des échos de phénomènes nouveaux au cœur même de cette Belgique qu'il veut croire stationnaire.

       A Bruxelles des ouvriers se seraient mis à fabriquer en commun le pain de leur quartier, il y a quelque quatre ans déjà. Leur coopérative primitive - un four à pain dans la cour d'un café, une charrette à chien - a remporté un tel succès qu'ils viennent de se lancer en grand ! Dans une synagogue désaffectée, ils ont installé un magasin de tissus, un café, une salle de réunion même. Ce sera, disent-ils, leur maison, la maison du Peuple!

       Dans le Hainaut, à Jolimont, des ouvriers mineurs, des métallurgistes abandonnent le travail et, pendant une quinzaine entière, risquant le renvoi pour absence non motivée, se mettent à creuser les fondations de ce qu'ils appellent, eux aussi, leur maison du Peuple, amenant leurs outils, leurs pelles, leurs brouettes à pied de l'œuvre commune.

       « C'est contre-nature tout cela », déclare André, secouant la tête, « ça finira mal ».

       Mais dans l'âme sensible et subtile de la mère une lueur d'espoir s'allume. Ce que ceux-là ont fait, on le ferait bien ici!

       Pendant que les uns se groupent pour essayer d'améliorer les conditions de vie de leur classe, d'autres déclarent ne vouloir connaître ni trêve ni repos avant d'obtenir le droit de vote à tous les degrés, et la liberté syndicale pour toutes les catégories de travailleurs. Profitant du congé du 15 et 16 Août, ils viennent de se réunir à Anvers : 119 hommes, typos, verriers, mandatés par 68 organisations ouvrières. Mais André s'impatiente. Qu'est-ce que cela peut leur faire, ces histoires d'un nouveau parti politique ? On n'arrivera tout de même à rien. Parti socialiste ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?  Des gens qui veulent tout mettre en commun pour tout partager ? C'est de la foutaise tout ça !


       Imperturbable, Nicolas continue sa lecture.

       Ce mot de « socialiste » fait peur à d'autres qu'à André. En effet, à la fin de la deuxième journée du Congrès d'Anvers, l'un de ceux qui s'étaient montrés le plus actif dans les débats : Jean Volders, propose pour « ne pas effrayer les masses ouvrières » de prendre le nom de Parti Ouvrier, au lieu de Parti Socialiste Belge.

       « Peut-être aimeras-tu mieux cela ? » dit Nicolas le sourire amer.

       Acclamant d'enthousiasme la proposition de Volders, le congrès décide que le nouveau parti aura son siège permanent à Bruxelles.

       15 août 1885 le Parti Ouvrier Belge est né.

1886.

       Le premier acte du P. O. B. sera de décider une manifestation en faveur du Suffrage Universel pour l'année suivante, à la Pentecôte. On veut la manifestation grandiose, capable d'impressionner les pouvoirs publics par son nombre, sa dignité et sa force disciplinée.

       Mais la misère des masses ouvrières, générateur d'incendies sociologiques, n'attendra pas le mot d'ordre du nouveau parti ; ce Parti Ouvrier, dont la plupart ignorent l'existence. La rage sourde des travailleurs, le désespoir des chômeurs feront déborder le trop-plein de cette misère, en une manifestation spontanée, prétexte à de sanglantes représailles.

       Joseph va avoir ses treize ans. Certes, ce n'est pas dans la famille Dejardin qu'on pense à apprêter le gâteau aux treize bougies et à inviter les petits amis. Mais comptons. Puisque Joseph va avoir treize ans, c'est que nous sommes au mois de mars 1886.

       Comme tous les jours, André et ses deux aînés sont partis au travail.

       Au charbonnage, tout paraît calme. Les hommes, blaguant comme à l'ordinaire, s'apprêtent à descendre. Mais voici qu'un bruit court de groupe en groupe: la dynamite a été retirée de la mine !

       Pourquoi donc ? Qu'est-ce qu'ils craignent, les patrons ? Ainsi qu'un ciel d'été s'assombrissant de nuages, l'atmosphère, subitement, devient menaçante. L'orage gronde.

       Puisque maintenant on a peur des « tchèsses di hoye », on verra ce qu'on verra.

       Pendant ce temps, Marie est descendue à Liège faire sa récolte d'épluchures, comme tous les jours.

       Sa tournée faite, elle veut remonter à Beyne. Mais au moment de s'engager Outre Meuse, elle sent qu'il y a quelque chose d'étrange dans l'air'. « On dirait une ruche quand les wasses vont essaimer ».

       Chaussée des Prés : petits groupes d'hommes, des chômeurs sans doute, puisqu'il n'est pas encore midi? Des boutiquiers sur le pas de leurs portes, écoutent ce qu'ils disent. Récollets et Roture ont débordé rue Puits-en-Sock : des hommes qui ne payent pas de mine, des femmes débraillées, plus gueulardes encore que les hommes.

       Inquiète, Marie presse le pas tant qu'elle peut. Mais en haut du Thier de Robermont, il lui faut bien s'arrêter un instant pour souffler avant d'entamer les derniers kilomètres.

       Tiens ! pourquoi la clef n'est-elle pas sous le paillasson ?

       Eh !  Mon Dieu !  Pourquoi ses trois hommes sont-ils déjà là ?  Remontés avant l'heure ?  La grève ?  Le cœur de Marie chavire.

       André est là qui jure à jet continu, martelant la table à coups de poing, menaçant ses fils de la ceinture. Et Nicolas, plus blême qu'à l'ordinaire. Voilà qu'il desserre les dents pour marmotter qu'il fera ce qui lui plaît. Et Joseph, taiseux comme toujours, mâchonnant sa brindille d'ardispène.

       Que se passe-t-il ? Marie ne comprend rien à cette discussion. Ça ne paraît pas être une affaire de grève. Alors ?

       C'est la gamine qui va l'éclairer.

       Lucie ne parle pas le français, mais elle a appris à le lire. Les yeux brillants, elle s'absorbe à déchiffrer un bout de papier que Joseph lui a passé, derrière le dos du père. C'est un imprimé qui invite « les victimes de l'exploitation capitaliste, les meurt-de-faim, tous ceux que le chômage a jetés sur le pavé pendant ce rigoureux hiver » à se réunir le 18 mars pour commémorer l'anniversaire de la Commune et pour protester contre « la crise terrible et lamentable qui grandit de jour en jour! » « A Londres, à New-York, à Amsterdam, partout enfin, les travailleurs font entendre leur voix aux oreilles de la bourgeoisie égoïste. Resterons- nous dans une coupable apathie ? »

       Se souciant peu des menaces paternelles, Lucie s'échine à expliquer à la maman ce qu'elle a compris du Manifeste des Anarchistes Liégeois. Et ce carré de papier, mal composé, mal imprimé, embrasera d'enthousiasme son imagination adolescente, marquera, en fait, le départ de sa vie de lutte et de propagande.

       Les garçons racontent qu'au charbonnage de la Concorde, à Jemeppe, les ouvriers sont en grève depuis la veille.

       Seigneur !  A quoi bon la grève !  Ils vont tous crever de faim !  Mais Nicolas, haussant les épaules: « Crever pour crever » ...

        « Mangeons toujours la soupe », dit Marie. C'est une manière de leur clore le bec à tous : puisqu'on ne parle pas en mangeant.

       Mais quand ils ont fini, les fils réclament de l'eau pour se laver. Ils ne vont jamais « à l'eau » eux-mêmes, bien entendu. Ne sont-ils pas des hommes? Mais cette fois-ci Lucie ne sentira guère le « harkè », lourd de ses deux grands seaux d'eau, car elle a compris. Malgré le père, ses frères vont descendre à Liège. Silencieuse - une fois n'est pas coutume - elle les regarde s'apprêter, et s'en aller, évitant de regarder leurs parents.

       Le père a cessé de jurer. Quelque chose lui a soufflé son autorité. Il n'a pas osé se mesurer avec Nicolas, qui commence à avoir de ces colères. Et avec cela de la poigne.

       Lucie retrouve la parole pour annoncer qu'elle va couper de l'herbe pour les lapins. Advienne que pourra, pense Marie. Et à André, qui demande longtemps après, où est passée la gamine, elle répondra que Lucie est chez sa marraine.

       Pendant ce temps, Lucie suit ses frères sur la Grand-Route, à une distance respectueuse. S'il n'y avait que Joseph. Mais Nicolas « c'es-st-on mâva ».

Vers six heures elle arrive Place St-Lambert, où pour la première fois se tiendra une manifestation ouvrière. Jamais encore Lucie n'a vu tant d'hommes rassemblés. La plupart sont bien jeunes, mais ils sont déjà marqués par la mine : épaules tombantes, genoux légèrement pliés, des « bleûs côps » aux mains et à la figure.

       Sociable, Lucie se faufile parmi les groupes, interroge.

       Deux drapeaux rouges !  Que c'est beau !

       Ce sont des houilleurs de Seraing et d'Ougrée qui les ont apportés. Ce sont eux qui vont prendre la tête du cortège.

       Les manifestants font un bout de promenade; déambulant paisiblement devant la Cathédrale, les riches étalages du Vinâve d'Ile, de la rue des Dominicains. Ils chantent, comme à la fête au village; leurs chants n'ont aucun sens politique. Malgré leurs deux drapeaux rouges, on les dirait moins révolutionnaires que des pensionnaires, un jeudi de sortie. Au fait, ils en ont le même âge. Car la plupart des manifestants de cette journée fatidique sont des gamins de 12 à 18 ans.

       Vers sept heures, Lucie se retrouve Place St-Lambert, avec la tête du cortège. On écoute un, deux discours. Puis les manifestants se remettent en marche vers la Place Delcour, où doit avoir lieu un meeting avant la dislocation.

       Mais voici que rue Léopold, une vitrine d'épicerie vole en éclats !  Sans doute ne s'agit-il que du geste spontané d'un gamin qui a faim. N'empêche que le remous de cette pierre, lancée au hasard, ira en des cercles s'élargissant jusqu'à submerger, dans quelques jours, quasi toute la Belgique.

       Pour l'instant, elle fera effet de signal. Le cortège change subitement de direction, s'engage rue Neuvice. Mais, à l'arrivée de ces jeunes loqueteux, les marchands prennent peur et ferment leurs volets d'un même geste. L'histoire leur donnera raison, car, rue du Pont, les magasins restés ouverts sont saccagés, une boulangerie délestée de ses pains ;  les bris de carreaux se renouvellent.

       Coupant court par la rue Capitaine, Lucie voit déboucher le cortège de la rue Surlet. Les premiers arrivés s'entassent, avec les orateurs, au Café National. Le gros des manifestants piétine sur la place Delcour. Enervés, ils reprennent cahin-caha leur marche. Mais bientôt, une folie grégaire s'empare de cette jeunesse, qui brise glaces et vitrines, saccage des étalages.

       Pendant ce temps, Lucie, curieuse comme une pie, s'est glissée jusqu'à l'entrée du café. Bien des années plus tard, elle apprendra qu'au début du meeting, un certain Warnotte avait parlé de la raison, de la liberté, du respect de soi, de l'amour-propre ouvrier. Mais pour l'instant, elle n'entend que les effets oratoires de l'anarchiste Wagener, dont elle reconnaît la voix pour l'avoir entendue une heure plus tôt Place St-Lambert.


       « Les propriétaires, nom de D... c'est avec de la dynamite qu'il faut les traiter !

       Une bête vous saute au nez pour défendre ses jeunes et vous autres vous êtes assez c... pour ne pas donner à manger à vos enfants ! »

       Le meeting fini, Lucie manque de se faire écraser dans la bousculade de la sortie. Mais plus emballée que jamais, elle hurle avec les manifestants une Marseillaise enthousiaste. Elle s'époumone à crier des « Vive la République !  Vive l'Ouvrier ! »

       Les frères remontent vers Fléron, obligeant leur bouillonnante jeune sœur à les suivre. Toute à l'émotion du moment, elle se serait volontiers jetée devant les chevaux de la gendarmerie qui, maintenant, barrent la rue de Pitteurs.

       Le lendemain, par bribes et morceaux, on apprendra ce qui s'est passé. Les manifestants, repoussés vers la place Delcour, ont gagné le cœur de la ville avant que la gendarmerie ait pu « se retourner ». Volées de pierres dans les vitres des cafés, dans les pieds des chevaux, huées de la part des badauds - la gendarmerie n'est sympathique à personne - puis les sommations d'usage.

       Faut-il ajouter que les pouvoirs publics, parfaitement au courant des difficultés de la vie ouvrière, s'attendaient à une révolte ?  Les dispositions habituelles avaient été prises pour la réprimer. Quarante-sept manifestants sont arrêtés, dont Wagener, et des houilleurs de la Concorde. A 11 heures du soir, tout est fini.

Tout est fini.

       Mais non, tout commence.

       Le lendemain les houilleurs se mettent en grève à Seraing, à Ougrée, à Jemeppe, à Tilleur; eux aussi se mettent à crier : « Vive la République ! » et avec eux les houilleurs de Montegnée, d'Ans, de Beaujonc.

       En fait de République, que trouvent-ils en remontant au jour ?

       La garde civique est mobilisée, la garnison de Liège est renforcée par des régiments venus de Béverloo, d'Anvers même, de Bruxelles et de Namur. Partout, c'est l'état de siège. Il est défendu de regarder par les fenêtres, de se réunir à plus que trois personnes sur la voie publique. Des sentinelles gardent les ponts sur la Meuse, chemins des charbonnages, châteaux des propriétaires de mines, maisons communales.

       Et malgré tout cela - à cause de tout cela - la grève s'étend !

       Si les bons bourgeois de Liège se sont effrayés de la bande de gamins, de la poignée d'anarchistes du 18 mars, que devaient-ils penser à la vue de ces milliers de mineurs, la hache à la ceinture ?  Après ceux du bassin de Seraing, voici ceux du plateau de Herve, les houilleurs du Hasard en tête. Spontanés dans l'action de grève, ils sont solidaires dans leurs revendications. Ils s'élèvent, surtout, contre le régime de la remonte, ce despotisme qui condamne les hommes de la première équipe à attendre, dans les eaux glacées du fond, que ceux de la dernière aient fini.

       Après les houilleurs, d'autres corps de métier s'en mêlent : les verriers de Chênée, du Val St-Lambert. Puis se sont les carriers de la vallée de l'Ourthe qui veulent se montrer solidaires de leurs frères des corons et des cités.

       Tous les jours, Marie descend à Liège. Le beurre qu'elle transporte est payé au prix fort, car les marchandises se font rares. Les acheteurs se précipitent au marché de bonne heure, font leurs affaires sous la protection des soldats, et s'en retournent dans leurs maisons fermant vivement volets et portes. Souvent, Marie a le chemin barré par des manifestants.

       Un matin, voici des carriers, le marteau à l'épaule. Mais Marie n'a d'yeux que pour leur chef. Monté sur un cheval, il avance, solennel, à la tête de ses « troupes » qui l'acclament au cri de « Vive le roi Pahaut ! »

       C'est la note comique, mais la force est là. Les carriers sont aussi décidés que les houilleurs.

       Mars 1886 !  Printemps en fleur ?

       Printemps rouge d'incendies. Rouge de sang brutalement répandu.

       A Tilleur, un gamin pris dans la fusillade du pont, meurt de ses blessures. Jacobs, simple agent d'affaires est abattu pour avoir osé regarder par la fenêtre. Aux funérailles, par crainte de représailles, le cimetière est gardé par trois escadrons de lanciers et 400 fantassins.

       Pendant une semaine, la grève va s'étendre de tous côtés, poussée par le vent du mécontentement et de la colère, gagnant le Centre, le Borinage, le pays de Charleroi, où les désordres se feront plus violents, la répression plus cruelle.

       De tout cela pouvait-on escompter un résultat immédiat ?

       C’eut été demander l'impossible. Ces manifestations spontanées, même aussi justement motivées, ne pouvaient avoir gain de cause. Sans fonds de grève, les hommes étaient désarmés. Ceux qui avaient femme et enfants étaient les premiers à reprendre le travail, la rage au cœur. Mais comment faire ? Le cabaretier, qui versait à l'ouvrier le « pékèt » à la tasse par les beaux; samedis de paie, refusait au gréviste une poignée de farine pout ses enfants.

       Avant la mi-avril, tout est rentré dans le calme, le calme du désespoir, à travers quasi tout le pays.

       Cependant, les journées de mars ne seront pas complètement sans lendemain. En effet, à la première réunion de la Chambre, après les vacances de Pâques, le gouvernement annoncera un programme de travaux publics pour 100 millions. Palliatif certes, mais qui témoigne d'un certain changement d'attitude envers le capital humain. Changement aussi dans l'orientation de la pensée politique: pour la première fois, en haut lieu, on semble craindre que la seule « liberté » des théoriciens ne suffise pas pour assurer le bien-être et le bonheur à la nation, car, par la bouche du roi, le gouvernement annonce, avec un certain regret qui perce: « on a peut-être trop compté sur l'effet des principes, d'ailleurs si féconds, de liberté ». Et encore : « Il est juste que la loi entoure d'une protection plus spéciale les faibles et les malheureux ».

       On peut se demander combien de temps encore il aurait fallu - n'eut été ce débordement de la rancœur des ouvriers - avant que le gouvernement n'acceptât, en principe, de protéger les malheureux et les faibles. Faibles, parce que sans instruction aucune, sans droit politique aucun, n'ayant comme arme de défense que le droit de se réunir.

       Et encore en 1886, ose-t-on parler à haute voix ?  Discuter des conditions de travail ? Faire connaître librement ses revendications ? Certes, la loi de 1886 abolissant le délit de coalition avait conféré ces droits, en principe, comme elle conférait, tacitement, le droit de grève. Mais dans la pratique ? - Jugez-en.

       De temps en temps, Nicolas revient à l'aube, un lapin dissimulé sous son sarrau. Marie s'inquiète. Son fils n'a jamais eu des goûts de braconnier. Du reste, avec quoi prend-il ses lapins ? On ne le voit jamais bricoler aucun piège. Que se passe-t-il ?

       Un soir, Marie, habituée comme toute mère de famille, à ne dormir que d'une oreille, perçoit le grincement d'une porte. D'un saut, elle est hors du lit, Dans la mansarde des garçons, il y a une place vide. – Nicolas ! Que peut-il faire ?

       Marie se glisse dans la rue.

       Nuit d'encre.

       D'instinct, elle monte vers Fléron, se dissimulant à l'ombre de la haute haie d'aubépine en bordure de la grand'route. Par ces derniers froids de l'avant printemps, chaque bruit résonne sec, net, comme le tintement d'une cloche. Les yeux s'habituant à l'obscurité, Marie distingue d'autres ombres qui se glissent le long des haies. A main gauche, le Thier de Jupille baille subitement dans la nuit. Faut-il s'y enfoncer, ou continuer sur la grand'route ? Un instant, elle hésite. Mais voici, venant en sens contraire, des pieds ! Le coeur de Marie fait un bond. Elle se cache la figure dans le « mouchoir » qu'elle s'est jeté sur les épaules au saut du lit.

       « Mon Dieu! Ils ont bougé leurs sabots pour ne pas faire du bruit. Ils se sont noirci la figure, mais ils n'ont pas pensé à leurs pieds ».

       S'enfonçant le plus qu'elle peut dans la haie, Marie regarde passer des pieds, et encore des pieds se suivant doucement, seules taches claires dans la nuit. Elle a assez vu, elle a compris. Rapidement, elle rentre. Mais jusqu'à l'aube, ses yeux resteront obstinément ouverts à suivre cet étrange défilé.

       Le lendemain, André, sorti faire son tour du village, elle confessera son aîné. Puisque la mère en sait déjà tant, mieux vaudrait lui raconter ce qui se passe.

       Voilà, on se réunit dans le bois au pied du Thier de Jupille. Il y fait si noir qu'on ne se reconnaît même pas entre camarades. C'est fait exprès. Il y a des hommes qui prennent la parole. Ils viennent de loin. Leur parler n'est pas de Liège, ni des environs. Cette nuit, il y en avait un qui, sûrement, risquait gros. Il a fallu lui préparer un tonneau. Ah ! non ! pas comme tribune ! Mais pour qu'il s'y cachât. Pour qu'on ne puisse pas le reconnaître, et pour lui changer la voix.

       Cependant, Marie a dans l'idée que les ouvriers ont le droit de se réunir ?

       Nicolas hausse les épaules. C'est vrai qu'ils en ont le droit. On le leur a encore répété cette nuit. Il y a vingt ans déjà que ce n'est plus un crime. On ne peut pas les mettre en prison pour la cause. Ils sont libres aussi de partir en grève. Mais voilà ! les patrons, eux, sont libres de renvoyer sans recours tout homme qui use de ces droits.


       C'est pour cela qu'on se réunit en cachette, la nuit, dans les bois; car si un homme se laisse prendre sur le fait, il est sûr de son renvoi. C'est pour cela qu'il faut avoir son lapin en poche. Mieux vaut être pris pour délit de braconnage que pour délit de complot.

       Marie ne dira rien au père. Elle n'essayera même pas de retenir son fils. Mais pendant Un mois, deux mois, ses nuits ne seront que cauchemars où elle étouffe sous le poids des berlines, basculant sur le terril, au lieu de scories, des pieds nus ensanglantés.

Grèves.

       Ainsi, dans presque tout le pays, les grévistes se soumettront pour la mi-avril. Pas dans la région liégeoise, cependant. Dans ce pays de frondeurs on n'accepte pas facilement la défaite. On le verra bien en d'autres occasions.

       Pendant un an encore c'est l'émeute perlée! Il y aura des actes de sabotage, des commencements d'incendies, des coups à la dynamite, - gestes spontanés, nés de la misère qui n'écoute pas toujours les conseils de la résignation.

       Le hasard d'un déménagement ramène les Dejardin de Fléron à Beyne-Heusay juste à temps pour aider à recevoir la gendarmerie.

       En effet, les autorités ayant eu vent d'une manifestation ouvrière, la gendarmerie a reçu l'ordre de « protéger » le charbonnage du Homvent. C'en est assez pour décider les houilleurs à ne pas laisser pénétrer les « pandores » dans leur commune.

       Des barricades s'improvisent où des tables de cuisine sont maintenues par des sacs remplis de terre. Elles voisinent avec des charrues et des tonneaux, « empruntés » aux fermiers et aux cabaretiers, avant qu'ils aient eu le temps de fermer leurs portes.

       Pour les enfants c'est du sport tout trouvé. Les garçons ramassent des pierres, font le guet. De loin on entend sonner les sabots des chevaux sur la route fatidique de Liège à Aix-la-Chapelle.

       Lucie ne se laisse pas devancer par ses frères. Maman n'a qu'à s'arranger pour « regarder » aux plus petits. Elle se précipite dans la rue, car il lui faut être aux côtés de ceux qui se battent. Elle n'est point faite « de sucreries et de gentillesses » ; elle jettera des pierres avec une satisfaction absolue : pan ! et pan ! et attrape que veux-tu en voilà. Des femmes se mettent de la partie et parviennent à désarçonner un gendarme, à lui arracher son sabre. Le lieutenant commandant la troupe décide de retirer ses hommes. Victoire ! Les enfants jubilent, mais les hommes renforcent leurs barricades.

       Dès le lendemain les pandores, trois fois plus nombreux, reviennent pour « rétablir l'ordre ». Tout se paie. Bientôt c'est le tribunal pour une dizaine d'hommes arrêtés à titre d'exemple. A l'échelle de Lucie et des autres enfants arrêtés pour faits de grève, le tribunal sera le garde champêtre. Et les accusés en seront quittes pour une semonce ... magistrale de la part de ce représentant de la loi.

       Mais Marie n'est pas au bout de ses peines. Après les «meetings noirs» de Nicolas, les escapades de Lucie, c'est la santé de Joseph qui va l'inquiéter.

       A la suite d'une maladie grave, dont Lucie comme les autres enfants ignorera le nom, Joseph ira travailler « au maçon ». La mère ne veut pas qu'il redescende, de suite, dans ce fond qu'elle craint par-dessus toute chose.

       Un jour on reçoit la visite d'un étranger. Escorté de l'inévitable bande de gosses, il frappe à la porte des Dejardin, à Beyne « podri lès rouwales ».

       C'est un Bruxellois, propagandiste du syndicat des maçons. Il a entendu parler de Joseph par d'autres Bruxellois. Des maçons travaillant à Liège, qui retournent chez eux le samedi chercher leur linge propre, leurs provisions de la semaine. Le Bruxellois voudrait affilier Joseph à son syndicat.

       Peine perdue. Il se heurte à l'obscurantisme du père, qui en est encore à croire à la liberté individuelle du travailleur, et ne veut rien savoir du syndicalisme ; au refus net de Joseph, qui compte rentrer le plus tôt possible près des gueules noires.

       De fait, il y est si bien rentré qu'à partir de seize ans il prendra part à la série de grèves qui vont se succéder aux charbonnages du plateau de Herve de 1890 à 1900 : part, que l'histoire syndicaliste dira même prépondérante. Mais l'histoire syndicaliste, comme l'histoire tout court, ne s'intéressera qu'au rôle actif de l'homme, sans égards pour la répercussion des actes du jeune syndicaliste sur sa mère, sur ses frères et sœurs. Cependant, pour toutes les mères de famille ouvrières, les années des premières luttes syndicales furent des années effroyablement noires. Des années où la mort frappa à leurs portes, leur ravissant leurs enfants. Des années où la faim vint les narguer, leur chuchoter des conseils de défaitisme.

       Tenez... C'est un matin de décembre. Tout est silencieux. grave, ramassé. On dirait que gens et choses attendent un coup dur. Le ciel est déjà lourd de neige qui ne tombera qu'avec la nuit.

       Personne sur les terrils. Pas la peine d'y monter, puisqu'on les a retournés, raclés, grattés, tant qu'il y avait un fragment de houille à ramasser.

       Personne sur la grand-route. Chacun reste chez soi à se chauffer comme il peut : au souvenir des temps meilleurs quand on gagnait 4 francs et qu'il fallait moins pour vivre.

       L'heure passe et les enfants vont rentrer à l'école. Qu'est-ce que Marie va pouvoir leur donner à manger ? Ses armoires sont vidées, nettoyées. Vidé aussi son jardin : la terre retournée et encore retournée pour dénicher les derniers rejets de pommes de terre. Marie a fait de la soupe avec tout ce qui pouvait se cuire, épinards montés, trognons de choux, déchets que l'on donnait aux cochons en des temps plus heureux. Tant qu'il y avait une racine, une herbe au jardin, elle s'est arrangée pour tromper la faim des enfants. Mais aujourd'hui, il n'y a plus rien. La terre entre dans son sommeil d'hiver, et pour la première fois, Marie s'en prend à vouloir en faire autant.

       Que faire pour ne pas voir les yeux des enfants quand ils sauront que cette fois-ci la mère n'a rien à leur donner, rien, mais absolument rien!

       Marie se secoue. Elle ira essayer de se faire donner quelques pommes de terre à crédit dans l'une des grosses fermes. Sans doute qu'on ne lui refusera pas cela. Les fermières la connaissent bien.

       Mais si qu'on le lui refusera, parfaitement! Trop de mères de famille l'ont devancée, trop de femmes moins fières qu'elle. Marie payera son indépendance le prix d'un premier, d'un second refus. Mais maintenant la rage s'empare d'elle. Elle ne rentrera pas les mains vides s'il lui faut aller jusqu'en Hollande! Elle marche courbée sous le vent froid, humide, qui la déshabille, la fouaille jusqu'à la moelle. D'où lui viendra le secours pour que ses enfants n'aient pas à geindre de faim? Certainement pas des quelques hommes qu'elle croise sur les chemins des charbonnages. Ce sont des piquets de grève. Ils risquent gros puisqu’à tout moment ils peuvent se faire ramasser par la gendarmerie. N'importe. Ils font leur service, les joues creusées, le dos courbé par la faim.

       Les enfants sont sortis de l'école, criant leur joie, comme d'habitude, ou moment où ils retrouvent la liberté. Mais depuis quelques jours déjà le silence aussitôt les happe. Ils ne courent plus, ils traînent le long des haies, que leurs yeux avides fouillent de branche en branche. Ce n'est point par jeu, mais par instinct de conservation qu'ils disputent aux oiseaux les dernières baies des églantines et des aubépines.

       Et maintenant que les voilà rentrés, ils ne savent que penser. Pas de maman ? Dans l'esprit de l'enfant la maman c'est « la femme qui fait à manger ». Où est-elle donc ? Pas de casserole qui ronronne, pas même du feu.

       Joseph se doute que si la mère est sortie c'est qu'il y a catastrophe. Et pourtant il faudrait que les enfants mangent. S'il n'y avait que les grands on se serrerait encore la ceinture. Mais il faut faire quelque chose pour cette Jeannette qui, selon son habitude, hurle plutôt qu'elle ne pleure, pour le petit André qui fait peine à voir. Plus blanc que la mort un sanglot étouffé le secoue, sorte de hoquet qui fait peur. Joseph compte. C'est l'avant dernier dimanche qu'on a eu des pommes de terre aux crêtons. Depuis, on a eu de la soupe à midi, avec un morceau de pain gros comme deux doigts. Il y a donc neuf jours qu'on mange comme cela.

       Une idée géniale le projette hors de la cuisine.

       Oui ! il ne s'est pas trompé. Dans le «carihou» derrière la maison il déniche un restant de farine grise qu'on mélangeait aux « pèlotes » quand il y avait encore un cochon à l'engraissage. Triomphalement il revient, une poignée de brindilles d'une main, une tasse de « farine » de l'autre. Avec de l'eau, voilà de quoi faire une «bouquette » !

       A cela près qu'il n'y a pas une miette de graisse dans la maison. La pauvre « bouquette » va dégénérer en une affreuse bouillie. Mais les enfants pourront rentrer à l'école réconfortés. Au moins ne se sentent-ils pas abandonnés de tous.


Gagne-pain.

       Grèves, lock-outs, manifestations de houilleurs, démonstrations des forces dites de l'ordre, faim à l'état endémique : toile de fond de l'enfance ouvrière.

       C'est dans ces conditions que Lucie s'essayera de nouveau comme gagne-pain.

       Entre deux grèves elle se fera embaucher au charbonnage du Homvent. Mais il ne lui sera pas donné de voir cette chose mystérieuse, l'aimant de son enfance : le fond de la mine. Non pas qu'aucune loi lui en défendit l'accès[7]; c'est la mère qui ne veut pas qu'elle descende. Elle sait trop bien à quoi s'exposent les jeunes filles qui acceptent le travail du fond.

       A treize ans Lucie sera donc hiercheuse de la surface.

       Comme les autres gamines de son âge elle apprendra à pousser, douze heures durant, sa berlaine remplie de scories et de pierres. Elle apprendra à s'arc-bouter, hissant de son corps le pivot à basculer la charge sur le terril. Parfois, les muscles se refusent à la manœuvre. Il faut bien appeler le chef porion à la rescousse. On n'aime pas cela. Il a une façon de vous inviter à descendre visiter les tailles ... Le pis de l'histoire c'est qu'on voudrait bien y aller ! Non pas, certes, pour le chef porion, mais pour voir une bonne fois toutes ces choses qu'on a entendu raconter depuis qu'on se cachait sous la table, le dimanche, entre les pieds des mineurs.

       Avec d'autres gamines, des gamins aussi, Lucie apprendra le lavage et le triage du charbon. On pourrait supposer qu'à ce travail les muscles connaîtraient une certaine trêve, que les reins du moins jouiraient d'une détente. Il n'en est rien. Car la ceinture roulante qui amène le charbon est placée trop bas pour que les trieuses puissent se tenir carrément debout. On dirait un fait exprès, pour qu'elles soient obligées de courber le dos au travail. Il n'y a qu'au point d'amenage du charbon qu'on échappe à ce surcroît de fatigue, la ceinture étant, à ce seul endroit à hauteur d'homme. On ne se dispute guère la place cependant.

Car il faut se garer des jets d'eau qui giclent subitement, vous inondant de boue. Et sans cesse l'eau noire déborde, dégoulinant dans les sabots, les jupes des trieuses. Le soir Marie, comme toute femme de mineur, devra savonner le dos de son homme, de ses enfants, quand ils rentrent avec la poussière du charbon qui, soudée par la transpiration, leur colle à la peau. Et après le lavage des corps, il faudra lessiver les vêtements de travail.

       La direction des mines, en effet, exige que les houilleurs se présentent au travail les vêtements frais lavés tous les jours. Et les femmes acceptent sans broncher cette corvée quotidienne. Faut-il plus admirer leur courage au travail ou déplorer leur résignation ?

       Songez au cas de Marie Dejardin, et comptez les « chemins d'eau » qu'il lui faudra faire, elle et ses filles tous les jours.

       En plus d'André, Marie a son frère et deux petits parents à ses charges. Avec les trois enfants, cela lui fait six « jeux » de vêtements à laver : six séries de chemises, de pantalons, de mouchoirs pour le cou et pour la tête, sous le chapeau de cuir bouilli, sans compter les effets de la gamine.

       Lucie aidera sa mère, naturellement : loi universelle du cumul pour les femmes. Que la femme ait travaillé toute la journée à leurs côtés, cela n'impressionne guère les hommes. Une fois la journée finie, elle recommence - pour les femmes. Les hommes, seuls, ont droit au repos. Ils fréquentent les réunions des syndicats qui se développent malgré les mises à pied, les lock-outs. Ils peuvent lire le journal, « regarder aux pigeons » pour le concours du dimanche. Quelques-uns coupent du bois pour le feu du lendemain. Mais en principe tout ce qui se fait dans un ménage c'est du travail de femme, et la dignité de l'homme n'a cure de la fatigue de la femme. Jamais ils ne « feraient » leurs chaussures par exemple.

       Ainsi dans le ménage Dejardin six paires de sabots et de bottes d'homme attendent tous les soirs qu'une main de femme vienne les décrasser. Lucie commence à se révolter contre l'égoïsme masculin : un beau jour elle fera grève sur le tas!

       Mais les frères ont la main leste. Sabots et bottes volent à travers la cour, pleuvent sur le jardin où elle s'est réfugiée.

       La maman donnera raison aux garçons, naturellement. Pour avoir la paix, d'abord. Mais surtout parce qu'elle est respectueuse de ce qui s'est toujours fait - parce que cela s'est toujours fait - comme la plupart des femmes.

       Il faut bien s'incliner, en apparence du moins.

       Mais dès ce moment Lucie commencera à se révolter contre la vie où elle découvre injustice sur injustice. Elle s'esquivera de la maison paternelle aussi souvent qu'elle le pourra, et se mettra à musarder par les chemins de cette campagne vallonnée, à en scruter le profil avec l'intensité de son regard d'adolescente. C'est pourquoi, cinquante ans plus tard, en exil, elle aura toujours la nostalgie du plateau de Herve avec ses terrils : Croix-Rouge, Homvent, Quatre-Jean, Hasard, la Minerie. Et le plus bel horizon lui semblera manquer de vie si elle n'y découvre une de ces pyramides noires si chères à ses yeux.

       Pendant ce temps Joseph continue sa propagande syndicale. Bientôt il est noté dans tous les charbonnages aux alentours. Bien noté, ou mal noté, c'est selon votre point de vue. Les patrons se le signalent comme un homme trop indépendant; comme un meneur qu'il ne fait pas bon avoir parmi ses ouvriers. Partout où il passe, en effet, il s'efforce d'organiser ses camarades de travail, tout jeune qu'il est. Les grilles des charbonnages se ferment devant lui, les unes après les antres, et il devra se résigner à n'être plus mineur. Le métier, cependant, il l'avait dans le sang. Et jusqu'à sa mort les mineurs et leurs problèmes seront sa préoccupation constante.

      Le jour viendra où Joseph sera invité, non seulement par les ouvriers mais aussi par les patrons houilleurs, à arbitrer un conflit de travail. Beau témoignage de probité et d'objectivité !

       Mais nous sommes loin de l'arbitrage de 1920. Nous sommes en 1889 et il faut vivre.

       Joseph se fera porteur de journaux. Voyageant dans les corons le sac sur l'épaule, il distribue « le Populaire » - premier journal socialiste de la région et qui se vend 2 centimes. Il va de charbonnage en charbonnage, guettant les hommes à la relève, faisant sa propagande syndicaliste sous le couvert de son commerce de journaux jusqu'au jour où, fatalement, il se fait arrêter comme fomenteur de troubles.

       Lucie est au travail sur le carré de la mine quand on vient lui dire que son frère est emmené par les gendarmes. Sautant sur un tas de houille elle explose en un maiden speech torrentiel. Les paroles qui se précipitent de sa bouche fine mais décidée n'ont rien de parlementaire ; leur franc wallon est émaillé d'expressions qu'il est d'usage de représenter par ... !

       Et les grèves de se poursuivre.

       Les familles font leur bilan.

       Où en est-on chez les Dejardin ?

       Quant à toi Joseph, inutile de te présenter à nouveau. Pour toi c'est bien fini le travail de mineur !

       Toi André, le père, tu peux rentrer. Avec ta santé minée par les années de labeur au fond de la mine, minée une deuxième fois par l'alcool qu'on te pousse, les jours de paie ou à crédit. Toi, on veut bien accepter que tu finisses ta vie dans la bure.

       Toi Nicolas tu peux rentrer aussi. Fort, et fier de ta force, tu es toujours prêt à faire la double pause du dimanche, travaillant tes 18 heures d'affilée. Toi tu ne boiras pas. L'exemple du père te suffit. La mine t'a pris tout espoir de fonder une famille. Car avec ta joue brûlée par un coup de grisou, tu n'oseras jamais regarder aucune jeune fille.

       Et alors « noss Lucèye », que va-t-elle faire?

       Blanche comme de la cire, maigre comme la lame d'un couteau elle ira travailler à la ferme. Elle sait que là elle pourra du moins manger à sa faim. De la « trûlêye », du pain gris et de la « frisse makêye » à volonté, de la salade aux « crêtons ». Et quand on tue un cochon la « drèssèye » circulera : l'immense assiette où, selon l'usage, toutes les variétés de boudin alternent avec de la tête pressée, les pieds, les oreilles, la queue !

       Quand on l'envoie seule dans les prairies étendre, à la grande fourche, de la bouse de vache Lucie retrouve ses huit ans. Elle s'attarde à écouter les premiers chants des oiseaux, à sentir fumer la terre sous le soleil du renouveau.

       De temps en temps Joseph passe avec son paquet de journaux, et Lucie de se précipiter à la barrière pour savoir les nouvelles. Elle court chercher ses deux cens, et à la soirée elle lira « le Populaire » au fermier ahuri.

       Les nuages courent sur les blés mûrissants, et voici le mois d'août.

       Il fait chaud. Les paysans sont aux champs, en plein travail. Les récoltes ne sont pas trop mauvaises, mais rien ne fera dire au fermier qu'elles sont bonnes. Neuf heures sonnent à l'église de Romsée. Au faîte du clocher un point lumineux scintille : le coq de bronze, doré par les rayons du soleil. C'est l'heure du casse-croûte; la fermière s'amène, le joug aux épaules. A droite pend un grand panier de tartines beurrées et de fruits, à gauche une cruche d'eau. Ainsi elle a les mains libres pour porter la grande « coquemare » de café au lait. Dans son bras gauche, elle serre un jeu de bols. Elle appelle son monde autour d'elle. On n'est pas fâché de se reposer un brin; de boire un bon coup d'eau surtout. Tous boivent au même verre : les vieux d'abord, les jeunes après.


       Un an, deux ans Lucie restera à la ferme. Le temps de se refaire la santé. Puis le rythme lent du travail paysan commence à l'énerver. Esprit vif et sociable il lui faut le coude-à-coude du carré de la mine, le tic-au-tac de l'atelier.

       Les pluies de novembre finissent de la dégoûter de la campagne.

On demande des ouvrières à Chénée, chez Amiable et Baiwir.

       Les quelques mois que Lucie vivra le drame d'une verrerie lui seront singulièrement éducatifs. Elle y apprendra que de l'effort des hommes peut naître de la beauté. Elle est en admiration devant le travail patient, adroit, des guillocheurs, l'art mystérieux du souffleur qui tire d'une bouillie en ébullition des formes aussi diverses. Admirables ces chevaux aux pelages bariolés, ces presse-papiers à la Napoléon ou aux algues marines, ces coqs wallons belliqueux, ces fleurets fragiles, ces scènes de rue en miniature : la charrette à légumes avec ses carottes roses, le livreur de brasserie avec sa voiture à quatre chevaux, haut chargée de barillots. Il y a de quoi émerveiller ses quinze ans !

       Mais le revers de la médaille ne lui échappe pas. Son admiration pour l'habileté des souffleurs se double d'indignation devant la misère de leurs apprentis qu'ils brutalisent. Comme si la chaleur d'enfer à laquelle sont exposés ces enfants ne suffisait pas à leur peine.

       Le travail des ouvrières - l'examen des verres pour défauts éventuels - ne demande qu'une certaine rapidité de manipulation, de précision visuelle. Et réviser des verres à bourgogne en série n'est guère plus passionnant que de trier du charbon, ou de ramasser des pommes de terre. Lucie cherchera dans la lecture un palliatif à son ennui. Au repos de midi elle dévore les premières brochures « Germinal » que Joseph distribue avec ses journaux, et, s'aidant de force gestes, les « explique » à ses camarades d'atelier.

       Le dimanche, comme tout Beynois qui se respecte, elle descend en ville avec ses frères, faire le tour traditionnel de la Batte. Après, aux jours de grande opulence, on se paie un pied de mouton - on en a trois pour cinq centimes - qu'on mange, debout, s'abritant contre le volet de l'échoppe, non loin de la vieille halle.

       Mais, ce qui les attire, surtout, sur la Batte, elle et Joseph, ce sont les étalages de bouquins crasseux, de partitions démodées. Ils y dénichent des trésors : des fragments des romans-fleuves d'Alexandre Dumas; la légende des Quatre Fils Aymon qui les initie au folklore du terroir. Sous les espèces d'une brochure écornée flairant le tabac français, l'évangile de fraternité internationale des St. Simoniens leur est révélé. Ils en vibrent d'enthousiasme. Non pas qu'ils redoutent la guerre. Une telle éventualité n'effleure pas l'imagination des jeunes gens de 1890. Mais, si tous les ouvriers pouvaient se donner la main par-dessus les frontières! Cela changerait bien des choses !...

       Le soir, quand la mère les croit endormis, les frères sont dans la mansarde de Lucie, couvant la bougie qu'ils ont achetée en se cotisant. A sa flamme vacillante ils déchiffrent les trouvailles de la Batte, produit de quelques cens qu'ils ont subtilisés de leur paie. Ah ! si la mère s'en doutait, il y aurait line belle « margaye » !

       Lucie se souviendra toujours d'un certain petit volume relié cuir, aux coins fatigués, qu'elle marchanda, victorieusement un dimanche de fraîche giboulée : « Les Aventures de Télémaque ». Ça doit être quelque chose dans le genre des « Trois Mousquetaires ». Pour rien au monde elle n'avouera sa déconvenue à ses frères. Elle lira jusqu'au bout les péripéties de Télémaque et de Mentor, et finira par ne pas regretter ses 60 centimes.

       Source imprévue d'inspiration socialiste que le chef d'œuvre de l'évêque de Meaux! Mais Fénelon, n'était-il pas internationaliste et démocrate à sa façon, lui qui « voyait le genre humain comme un tout indivisible » ; qui avait sa vision d'une société « où tout le monde travaille et personne ne songe à s'enrichir » ; où on construit des maisons « propres, riantes et commodes pour une famille nombreuse » ?

       Lucie ne gardera pas ses lectures pour elle. Propagandiste née, quelque chose la pousse à partager chaque miette de connaissance qu'elle acquiert. D'instinct elle voudrait éveiller chez les ouvrières de la verrerie le même esprit de révolte qui la travaille. Elle y parviendra suffisamment pour attirer l'attention de la direction, pas assez pour bénéficier d'un sursaut de solidarité de la part de ses collègues femmes ou hommes.

       Elle réussit à se faire réembaucher au Homvent, y reste quelques années, juste assez pour que la bronchite des mineurs devienne l'hôte attendu de ses futurs hivers.

       Pas plus au charbonnage qu'à la verrerie elle ne saura se taire. On ne la renvoie pas ouvertement, mais devant les menaces, le silence qu'on veut lui imposer comme prix de son emploi, elle préfère prendre la porte.

       Elle trouve à s'engager dans une blanchisserie de Grivegnée, au pied du Thier de Vette Houmeresse. Mais le métier de lessiveuse, au temps où tout se lave à la main, va franchement la répugner. Elle se fait traiter de « grandiveûze » par ses camarades de travail parce qu'elle évite de toucher le linge sale et préfère le harponner avec « un bois ». Le repassage par contre, l'attire, par sa propreté absolue, le soigné du travail. Et, chose paradoxale, au lieu de l'énerver, son tempérament fougueux se calme au vernissage des faux-cols et des plastrons, au plissage des dentelles.

       Lucie a enfin trouvé le métier qui lui convient. Elle sera repasseuse de fin.

       C'est à ce moment que commencera son développement intellectuel par la voie de «la dramatique ». Enfant, adolescente, elle avait joué de temps en temps dans quelques saynètes wallonnes montées par un régisseur improvisé de Beyne ou de Fléron. Jeune ouvrière penchée sur ses fers à repasser, les premiers cercles dramatiques vont l'enthousiasmer; elle prêtera volontiers son concours au fur et à mesure qu'ils se développeront.

       Le temps d'apprendre ses rôles ?

       Mais, en chemin. Ah ! pas le matin, par exemple ! Pour Lucie il est toujours trop tôt pour se mettre en route. Mais le soir, en remontant le Thier de Vette Houmeresse elle lira la pièce à l'étude, la relira dans sa mansarde une fois les corvées ménagères finies. Et dans le calme relatif de la petite salle de repassage elle répétera, répétera, repassant ses rôles en même temps que son linge. Enfin, à la plus grande joie de ses collègues et de sa patronne, elle fera entendre, à travers la buée du linge fumant sous les fers, les accents pathétiques de « Marie-Jeanne, ou la Femme du Peuple »,  de la « Porteuse de Pain » ou de « Fantine ».


       A cette époque elle ne sait pas s'exprimer en français, quoique le lisant, le déclamant. Sur les conseils avisés de Donat Wagener, son premier régisseur au Cercle Germinal à Ougrée, elle abandonne complètement le wallon et ne jouera plus qu'en français. C'est encore Donat Vagener qui lui apprendra à se tenir, à se mouvoir en scène. Pour ses débuts il lui apprendra le rôle de Lucrèce Borgia ! Sa faculté de concentration, l'instinct qui la pousse à se donner de façon absolue à l'activité du moment, le sens inné de la valeur émotive à donner à ses rôles lui en assureront le succès.

       Ainsi, grâce à sa passion pour le théâtre les 20 années de « ristindèdge » lui paraîtront moins monotones. Vivant la vie de ses personnages son horizon mental dépassera singulièrement son horizon matériel.

       Bien entendu la «dramatique» ne suffira pas à meubler les loisirs de Lucie. Comme tous ceux qui ont « percé » dans la classe ouvrière, ses soirées se prolongeront en de multiples activités, et aucun groupement du jeune Parti Ouvrier ne lui sera étranger. Elle est membre ardent des cercles de gymnastique comme de ceux de l'Education et de la Libre Pensée.

       Amie joyeuse des enfants, c'est vers eux que se portera sa sollicitude. Pour soustraire ceux de sa commune à l'emprise cléricale des patronages, elle les groupe en « Cercle des Enfants du Peuple » de Beyne, s'improvise maître de ballet, régisseur, adaptant des chansons, écrivant de naïves piécettes à leur intention.

       A la Noël, à la Mi-carême, à l'Assomption, elle « produira » ses enfants, et les bénéfices de ces « concerts » lui permettront de conduire les petits Beynois à Liège, où ils fraterniseront avec les enfants des autres communes aux fêtes rationalistes qu'organise « Mayanne » pour remplacer le banquet de première communion.

       « Mayanne » ?

       Encore une pionnière des temps héroïques du socialisme liégeois. Venue de la région de Verviers au moment de la création de « La Populaire », au Potay, Marianne Wasson est une des premières coopératrices liégeoises. Membre enthousiaste des cercles dramatiques, elle joue, comme Lucie, dans ces pièces à thèse sociale qui maudissent la misère et clament la révolte. D'une voix claire et vibrante elle chante avec ferveur ces chants révolutionnaires qui scandaient la marche des premiers grands cortèges socialistes. Elle était de toutes les manifestations, comme l'était le groupe de femmes de Beyne-Heusay « La Plébéienne », arborant fièrement leur fanion, avec les porte-drapeaux de Seraing, de St. Gilles, de St. Nicolas, toutes habillées de rouge.

       La « tenue » de ces femmes laissait-elle à désirer ? Les manifestantes étaient-elles quelque peu débraillées, violentes ?

       Mais comment auraient-elles pu être autrement que leurs frères de misère ? Et à l'adolescente qu'était Lucie elles semblaient belles et nobles, ces femmes qui ne reculaient pas devant les dangers que courait alors quiconque osait réclamer plus de justice, plus de liberté !

       Si les premières manifestations ouvrières pour le Suffrage Universel ont embrasé l'imagination de Lucie adolescente, le Congrès de Quaregnon, avec sa promesse tacite d'émancipation de la femme liera, en un élan de foi et d'espoir, l'enthousiasme de ses vingt ans aux destinées du P. O. B.

       Cependant il se passera bien des années encore avant que Lucie n'ose tenter d'organiser les femmes. Enfin, après avoir entendu les pionnières de l'éducation de la femme telles Gatty de Gammont, Brismée, Alice Bron, elle créera, en 1910, la première Ligue de Femmes Socialistes de Liège. Avec « Mayanne » elles sont huit membres au début, mais leur enthousiasme est contagieux; dans les communes environnantes d'autres Ligues se créent. Chez les hommes, dans les conciliabules du Parti, on commence à discuter l'organisation des femmes. Faut-il une Fédération Nationale Féminine, ou bien les femmes doivent-elles faire partie des Ligues Ouvrières aux côtés des hommes ?

       Enfin, événement marqué d'une pierre blanche, en 1912, le Conseil Général invite les femmes à envoyer leurs déléguées à Bruxelles. Elles tiennent deux réunions à la Maison du Peuple, sous la présidence de Vandermissen, secrétaire du Conseil Général : les citoyennes Pirson-Lothier, Alice Heyman, Maria Tillemans; Lucie Dejardin et Marianne Wasson pour Liège, d'autres encore. Il en résulte que les femmes sont admises à être membres du Parti en payant le quart de la cotisation des hommes - ceux-ci payaient alors 2 francs par an !

       « Nous étions heureuses » dira Lucie, « nous allions pouvoir travailler, créer nos fédérations. A Liège, le comité fédéral était prêt à nous aider. François Van Belle étudiait les bases de notre organisation. Puis vint 1914 et ce fut l'arrêt net, brutal de tout développement social. »

La Dame Blanche.

       Quelques années avant d'entrer comme vendeuse au premier magasin coopératif de Liège, où la guerre viendra la surprendre en 1914, Lucie se décide à abandonner son métier de repasseuse pour celui de voyageur de commerce.

       Adversaire acharnée de l'alcool, c'est cependant une maison de tabacs et liqueurs qu'elle représentera. Ses adversaires politiques ne manqueront pas de le rappeler et d'en faire des gorges chaudes en 1932 quant, à la Chambre, elle criera son horreur de l'alcool.

       - Pourquoi cette contradiction illogique?

       C'est bien simple. L'emploi de voyageur lui permettra de multiplier les quelques gâteries par lesquelles elle trompe sa tristesse de voir s'en aller son frère cadet, atteint de tuberculose.

       Circulant avec ses échantillons de Liège à Oupeye, de Seraing à Visé, en vélo ou en vicinal, elle apprendra à connaître à fond les environs de Liège. Ses tournées la conduiront dans le Namurois, dans le Limbourg jusqu'à la frontière hollandaise. Ce sera une préparation admirable pour ce que l'avenir lui réserve.

       En effet, dès le début de la première guerre mondiale Lucie Dejardin est prise dans l'engrenage d'un service de renseignements, entraînée par la fatalité, comme la plupart de ceux qui prennent du service, sans avoir jamais pensé à faire un acte de patriotisme.

       Pour elle la fatalité se présente sous les espèces de Joseph, alors bourgmestre ff. de Beyne-Heusay, qui, au lendemain de l'invasion lui demande de passer certain document en Hollande. Il lui semble qu'une femme a plus de chance de réussir qu'un homme. Alors quoi de plus naturel que de venir trouver sa sœur ?

       Le document de Joseph est du genre de ceux qui condamnent leur porteur à mort s'il se laisse prendre. Lucie aime mieux risquer le coup que de décevoir son frère. De ce premier voyage à Maestricht elle rapportera le goût de l'aventure, et un sentiment de satisfaction d'avoir fait quelque chose contre le boche. C'est pourquoi elle n'hésitera pas à s'inscrire dans les cadres du « Mot du Soldat », dont la mission est d'assurer la liaison entre les soldats au front et leurs parents en Belgique occupée. Les Allemands tolèrent à moitié cet organisme. S'ils arrêtent l'un ou l'autre porteur de lettres, la condamnation est anodine, et se limite à quelques mois de détention. Mais sous le couvert du « Mot du Soldat» il y a « la Dame Blanche » et ses agents, dont bientôt Lucie, faisant discrètement leur service. La consigne est évidemment le mutisme le plus complet. Les agents doivent s'ignorer mutuellement.

       Malheureusement, il ne se passe pas longtemps avant que Lucie ne se sente surveillée. Elle se doute qu'elle est dénoncée par une collègue, mais continue son service, se contentant de changer de domicile de Liège à Bressoux.

       Il arrivera ce qui devait arriver.

       Le 8 juillet 1915 elle est arrêtée à Vronhoven à la frontière hollandaise et incarcérée à la prison de Tongres. Les Allemands l'interrogent de jour et de nuit, ayant déjà commencé le système qu'ils devaient perfectionner au .cours de la dernière guerre. Sa seule distraction c'est la messe ! qui lui permet de voir ses co-détenus, si même elle ne peut pas leur parler. Certain petit livre, « Elévations » de M. l'Abbé Vignon, lui sera d'un précieux réconfort. Non pas à cause des sentiments pieux de l'auteur mais parce qu'une marge, voire une page blanche lui fournit de quoi écrire. De temps à autre elle réussit à glisser un message à une voisine sous le couvert d'un livre de messe. Une semaine après son arrestation elle craint de perdre la notion du temps. Au verso du chapitre « De Profundis » de l'excellent abbé elle note jours et dates au moyen d'une épingle.

       Accusée non seulement d'avoir facilité l'évasion en Hollande d'un nombre incroyable de jeunes gens et de militaires - 4.000 d'après l'acte d'accusation - mais d'avoir fait de l'espionnage, Lucie sait qu'elle joue sa tête pendant les trois mois que durera son procès. Faute de preuves, et aussi parce que Joseph intéressera l'avocat Haas, du parti socialiste allemand, en sa faveur, elle ne sera condamnée qu'à la détention perpétuelle. Mais les Allemands pousseront le sadisme jusqu'à lui faire croire qu'elle est condamnée à mort et l'obligeront à écouter fusiller quatre de ses compatriotes. Quand elle croit son tour venu, elle est amenée à la prison-forteresse d'Aix-la-Chapelle.


       Elle va, s'y morfondre, au secret, ne voyant que sa geôlière et le médecin de la prison, seul allemand en qui Lucie reconnaît des sentiments humanitaires. De fait, en lui faisant absorber une drogue irritante, il parvint à lui faire cracher du sang, puis s'empressant de la déclarer tuberculeuse, il insiste pour qu'elle soit transférée dans un camp.

       Lucie arrive au camp d'Holzminden en janvier 1916. Là du moins elle aura de l'air, et sa nature expansive n'aura plus à souffrir de l'affreuse solitude d'Aix-la-Chapelle.

       Si les camps de la première Guerre Mondiale étaient des sanas par rapport à ceux de la deuxième, il faut croire qu'ils présentaient néanmoins certains inconvénients. Surtout quand on y débarquait avec la mention « dangereuse pour l'armée allemande » comme ce fut le cas pour Lucie. Sans cela pourquoi cette épidémie d'évasion parmi les prisonniers dès le printemps ?

       Après d'autres, dont elle facilitera l'évasion, Lucie tentera l'aventure mais se fait prendre à la frontière même. Assommée à coups de crosse, elle est ramenée au camp et envoyée au cachot, puis transférée dans une baraque où il n'y a que des Alsaciennes de langue allemande, afin de l'isoler de ses amis. A trois reprises elle passera en Conseil de Guerre. Les Allemands veulent l'obliger à dénoncer ceux qui lui ont fourni le matériel d'évasion : l'argent allemand, les vêtements de civils, le plan de la frontière germano-hollandaise.

       Les Allemands ne pourront pas la faire parler, pas plus qu'ils ne pourront la faire travailler.

       De fait elle est l'âme de la résistance des 23 femmes belges qui s'obstinent dans leur attitude de non-coopération : travailler pour les boches ce serait travailler contre son pays.

       Elles connaissent les souffrances de la faim, car les colis de la Croix-Rouge sont supprimés ; du froid, car couvertures et vêtements chauds sont confisqués, et elles sont obligées de stationner dans la neige, au garde à vous, pendant l'appel qu'on fera traîner parfois plus de deux heures.

       Un jour, l'officier de service oblige Lucie à marcher devant lui à travers tout le camp. C'est elle qui est responsable de la résistance des femmes belges, et des représailles dont elles sont victimes. Il veut la faire maudire des autres prisonnières. Lucie en profite pour les exhorter à tenir bon et s'étonne de ce que, sur son passage, les femmes pleurent, se tordent les mains dans le geste traditionnel de la pitié.

       Rentrée dans sa baraque elle sent quelque chose de chaud qui lui coule dans le dos. Alors, seulement, elle comprend la pitié des femmes. L'officier marchant derrière elle lui avait littéralement lardé le dos avec la pointe de son épée. Tout à son discours de résistance elle n'a rien senti au moment même.

       Si les plaies se ferment grâce aux soins de ses compagnes d'infortune, grâce surtout à son extraordinaire vitalité, les cicatrices en demeureront toujours témoins de cet acte de brutalité. Pendant le restant de sa vie, il suffira que Lucie éprouve une grande fatigue pour que les 21 cicatrices se dessinent sur sa peau meurtrie, tels des stigmates.

       Fin décembre 1917, bénéficiant d'un échange de prisonniers, elle est libre, et ramenée en France, sa santé gravement minée par deux ans et demi de captivité. A Paris il est question de lui faire obtenir une pension. Elle n'en veut rien savoir : qu'on lui donne le moyen de travailler auprès des enfants et sa santé se remettra, déclare-t-elle. Et la voici dans une colonie pour enfants belges à Conflans-Sainte-Honorine en février 1918, puis à Ecouen où elle sera la maman de 58 garçonnets de Liège et de Charleroi, envoyés en France pour y chercher un peu de santé. C'est là que l'Armistice la trouvera.

       Quand elle rentre à Liège, au mois de mars 1919, Lucie jouit de la popularité d'une prisonnière politique qui a été très crâne en face de l'ennemi, mais la plupart de ses compatriotes ignoreront toujours la vraie nature de ses activités[8]. En effet, le plus communicatif des êtres, d'une franchise frisant l'indiscrétion en ce qui concerne ses opinions personnelles, Lucie respectera de façon absolue son serment d'agent de la Dame Blanche. Deux fois seulement elle lèvera le voile de cette vie cachée, et encore faudra-t-il que ce soit dans des moments de fatigue exceptionnelle. La première fois: un soir au coin du feu, dans notre vieille maison qu'elle aimait tant. Après avoir donné une conférence dans quelque Hout-si-Plout, elle finissait sa journée de dimanche en lisant les journaux. Feuilletant une revue d'actualité où il était question de la mort de Mata Hari, je lui demandais, presque sans penser à ce que je disais, si elle n'avait jamais vu la célèbre espionne. Et sa voix, me répondant du fond de ses journaux, l'esprit ailleurs : « Oui, je l'ai vue deux fois en Allemagne ».

       On aurait sursauté à moins. Comment, en pleine guerre avait-elle osé pénétrer en Allemagne ?  Ou bien à quel moment ces rencontres avaient-elles eu lieu ?

       Mais Lucie, se ressaisissant, refusa d'en dire davantage.

       La deuxième fois : à Londres, lors de la seconde Guerre Mondiale. C'était à l'époque où l'D. R. S. S. était encore l'alliée d’Hitler. Par une nuit de « Paniers Molotov », ces bombes remplies de fusées vertes, rouges, oranges, blanches, qui glissaient doucement vers le sol avec un effet d'arbre de Noël renversé et qui serait descendu du ciel toutes bougies allumées. Les paniers Molotov servaient d'éclaireurs, à la deuxième vague d'attaque : des milliers de bombes incendiaires que les volontaires de la Défense Passive, femmes et hommes, s'efforçaient d'éteindre à l'instant de leur chute.

       Les deux vagues étaient passées. Tout était rentré dans le calme. Sauf... sauf en quelque huit points de l'immense arc de Londres que nous apercevions de notre logement à Hampstead, et qui reposait, à l'est sur les quartiers des docks, à l'ouest sur le quartier de Kilburn, en passant par la cité, par le quartier aristocratique, les clubs, le Parlement, le palais de Buckingham. En ces huit points flambaient d'immenses incendies, que les efforts de la défense anti-incendiaire n'avaient su maîtriser à temps. Et nous nous demandions quelles richesses encore se consumaient dans ces nuages de fumée noirâtre, gris-clair, orange qui montaient dans le ciel rougeoyant.

       Oui, les avions avaient passé, et sans doute que cette nuit de beauté et d'épouvante avait remué quelque autre terreur dans le souvenir de Lucie. Tout à coup elle se mit à raconter comment deux membres de son groupe, qui avaient « parlé », avaient été condamnés au châtiment ultime. Une femme, qui avait refusé le bandeau avec lequel on voulait lui couvrir les yeux, acceptant crânement la mort qu'elle savait méritée. Un homme qui s'était débattu, pleurant, implorant sa grâce. On ne pouvait pas se servir de révolvers, évidemment. Les hommes chargés de poignarder les coupables étaient masqués. La mort était instantanée ; on le voulait ainsi même pour ces traîtres.

       « Evidemment, je rompt mon serment en parlant de tout cela. Mais il y a 25 ans déjà que cela s'est passé. Et nous sommes à une autre guerre. Cela n'a plus d'importance »

1919.

       La Dame Blanche ne s'occupe guère de ses anciens serviteurs. Il faut vivre. Lucie obtient une place d'Inspectrice du Travail, au mois de mai 1919.

       Employée, en partie, à relever les prix permettant d'établir l'Index Number, elle est tous les jours en route, faisant consciencieusement les enquêtes qui s'imposent. Dans les usines de son rayon elle a tôt fait de s'acquérir la confiance des ouvriers ; son travail l'intéresse. Mais devoir dresser des rapports sur l'emploi de son temps l'ennuie. Elle n'a décidément pas l'âme d'un fonctionnaire, ni le méthodisme. D'ailleurs, elle ne se sent pas à l'aise, puisqu'il y a incompatibilité entre le fonctionnarisme et la politique active. En effet, son nom ne pourra pas figurer aux affiches des meetings où elle parlera pendant les élections communales de 1919, ses articles devront être signés d'un nom d'emprunt. Cela .n'empêchera pas ses concitoyens de l'élire au Conseil Communal de Liège, où elle siégera jusqu'à la fin de ses jours.

       Aux élections législatives de 1921, Lucie, en sa qualité de prisonnière politique de la guerre 1914-1918, est parmi les quelques 9,300 femmes à qui est octroyé le droit de vote. Ce qui est infiniment plus intéressant c'est que le P. O. B. voulant assurer son éligibilité à la Chambre, propose une légère modification à l'Article 50 de la Constitution[9] : Le rapport des députés Troclet et Brunet à la commission des XXI dit : « ... la femme peut-elle être appelée à siéger au Parlement ? Le cas ne s'étant jamais présenté, la question est toujours restée dans le domaine théorique... En vertu de la souveraineté populaire les électeurs doivent être libres de choisir leurs représentants parmi les Belges, sans distinction ... un pays doit pouvoir utiliser les qualités de cœur, d'intelligence et de dévouement à la chose publique de tous ses enfants sans aucune exception ».

       La Fédération Liégeoise veut présenter la candidature de Lucie en ordre utile au Poll. Mais elle n'a rien d'un arriviste et refuse la place qui lui est offerte, de crainte de faire échec à la candidature d'un vieux militant du Parti.

     Pour Lucie « le dévouement à la chose publique » ne s'arrête pas aux frontières de son pays. Elle est internationaliste par tempérament, peut-on dire, et pour elle l'idéal socialiste se confond avec l'idéal de paix.

       « Je suis pacifiste parce que socialiste » dira-t-elle volontiers. Pour elle l'ennemi c'est le militarisme où qu'il se trouve. Elle tendra la main à quiconque partage son idéal de fraternité humaine.

       Au lendemain de l'Armistice elle s'inscrira à la L.I.F.P.L.[10] mais ne se contente pas d'un internationalisme de principe. Elle veut vivre son idéal. C'est pourquoi, cette femme, qui a souffert dans sa chair de la brutalité allemande, se préoccupe du sort des enfants dans les pays ex-ennemis, victimes du blocus infligé par les alliés à l'Allemagne et à l'Autriche, et prolongé « par raison d'état » deux années après l'Armistice.

       Avec d'autres Belges, Lucie organisera une œuvre de secours, à plusieurs reprises elle fera le voyage Liège-Vienne ramenant des colonnes d'enfants chétifs et rachitiques qui, dans un millier de foyers liégeois viendront se réchauffer le cœur, se refaire la santé. Les Viennois ne sont pas des ingrats. C'est pourquoi... mais transportez-vous à Vienne, un soir de juillet 1921, au moment où la L.I.F.P.L. y tient ses assises sous la présidence de Jane Addams, seule femme qui s'est vu attribuer le prix Nobel de la Paix.

       L'immense vaisseau de l'Opéra est archicomble. Aux parterres, des femmes d'une vingtaine de pays, déléguées au Congrès de la L.I.F.P.L. Des Viennois, venus là par invitation spéciale, remplissent le restant de la salle, jusqu'à l'amphi. Ce sont des gens de condition modeste : ouvriers, petits bourgeois, rentiers désargentés, avec leurs femmes et leurs gosses. En attendant la cérémonie qui les a réunis ils goûtent la musique, la lumière surtout, car ce soir la salle est éclairée comme elle ne l'avait plus été depuis avant la guerre.

       Dans les coulisses en entend rire des femmes. Dans une loge d'artiste des membres du comité de réception viennois, une couturière, la bouche pleine d'épingles, s'affairent autour de Lucie. Il s'agit de lui arranger, en hâte, une tenue de soirée, afin que cette fille de mineur, prolétaire de naissance et de conviction, et qui n'a pas dans ses bagages le moindre vestige de toilette bourgeoise, puisse paraître décemment vêtue pour recevoir l'hommage de Vienne. En effet, Vienne la Rouge est traditionaliste dans sa manière d'honorer des invités de marque. C'est à l'Opéra, aux côtés du chef de l'Etat que ceux-ci seront présentés au public. Aussi, quand Lucie fera son entrée dans la Loge Impériale, aux côtés du Président de la République, c'est le délire.

       « Toute la salle se lève », écrira Mary Kelsey, déléguée américaine « pour ovationner, comme jamais je n'ai vu ovationner personne, cette femme qui incarne aux yeux des Viennois, qu'ils soient de droite ou de gauche, le vrai esprit chrétien d'amour et de compassion, la vraie solidarité humaine qu'aucune frontière n'arrête ».

       Dans son discours de remerciement aux Viennois, Lucie, faut-il le dire, se défendra d'avoir rien inventé. Elle n'a fait que suivre la ligne de son cher Parti, qui depuis qu'il existe a été internationaliste et anti-militariste. Ce qu'elle ne dit pas, c'est que l'anti-militarisme du P. O. B., à ses débuts, consistait à protester contre « l'infâme privilège du remplacement[11] », cette inégalité sociale qui permettait au riche d'esquiver son temps de service par l'achat d'un remplaçant ; que sa fraternité internationale se limitait aux congrès internationaux. Il a fallu la guerre de 1914-1918 et l'initiative d'une femme pour que les principes de base se traduisent par un geste pratique autant que désintéressé.

       Elue ce soir-là par acclamation au Comité exécutif de la L.I.F.P.L., Lucie verra sa tâche de militante socialiste se doubler de propagandiste de la paix.

       Entre les deux guerres elle représentera les femmes socialistes belges à de nombreux congrès internationaux, à Hambourg, à Marseille, à Paris, à Zurich, à Prague, à Vienne et, pour la première fois, en décembre 1922, à La Haye, où elle se rend avec Alice Pels, secrétaire nationale, au Congrès Mondial pour la Paix organisé par la Fédération Syndicale Internationale. A la veille de ce congrès elle assistait au congrès de la L.I.F.P.L., qui groupait alors 111 organisations représentant 20 millions de membres de 20 pays, et parle à un meeting public aux côtés de Buisson et de Lord Parmoor.


       Répondant à l'invitation d'une section allemande de la L.I.F.P.L. elle se trouve aux prises avec la police et se fait refouler à la frontière. Elle ne se décourage pas pour si peu, rentre en Allemagne, et cette fois-ci, grâce à l'appui des jeunesses socialistes, elle parlera aux métallos de Duisbourg.

       Puis c'est son admiratrice du Congrès de Vienne qui vient la trouver à Liège. Femme de cœur, d'intelligence supérieure, américaine de naissance mais européenne de culture et de sympathie, Mary Kelsey rêve d'établir un centre où pourront se rencontrer les représentants de nationalités diverses pour discuter, dans la paix de l'intimité, de ces problèmes internationaux qui portent la guerre dans leurs flancs. Elle voudrait, à cette époque de nationalisme exacerbé, trouver des professeurs, dans n'importe quel pays, sans distinction de tendance politique ou religieuse, mais connus pour leur valeur combattive de penseurs convaincus de la nécessité d'une organisation internationale. Comme étudiant elle voudrait attirer des jeunes gens appelés à exercer une certaine influence dans leur milieu : propagandistes syndicaux, universitaires montrant quelque velléité à s'occuper de la chose publique.

       Quiconque veut lutter pour « qu'on ne remette pas ça » est le bienvenu chez Lucie. Elle accepte de grand cœur de seconder Mary Kelsey dans son œuvre de rapprochement international, et promet de la rejoindre l'année suivante pour l'inauguration du centre.

Août 1923.

        Honfleur. C'est ici que Mary Kelsey a trouvé l'endroit rêvé : une propriété minuscule, adossée à la côte de Grâce avec ses beaux chênes, ses hêtres, ses lanières de vigne vierge entortillées en bouquets de folle verdure. Une villa, construite par une bonne grand-mère de manière à abriter en un minimum d'espace un maximum de petits enfants, logera les « professeurs ». Un jardin dégringolant vers la plage, servira de cabine de bain aux « étudiants ». La terrasse, surplombant la mer, sera notre salle de conférence.

       Au large, des barques de pêcheurs, petites taches noires. A nos pieds l'estuaire de la Seine, encore endormi. Sur les bancs de sable découverts qui nous séparent du Havre quelques mouettes au cri rauque. Petit à petit le soleil boit la vapeur blanchâtre du matin, et tel un artiste choisissant des couleurs sur sa palette, va dorer les sables, argenter les cimes des vagues. Lentement le Havre sort de ses voiles. Par le miracle de l'atmosphère en cette chaude matinée d'août, ce port industriel aux hautes façades, aux innombrables grues d'acier, se transforme en cité féerique de nacre et d'argent sur un fond de brume rosée ... Et c'est la conférence qui commence.

       Norman Angell, cet esprit à clarté toute française, nous parlera de la menace de guerre. Et nous sommes en 1923 et nous nous croyons en paix ! Il nous dira aussi, dans un aparté étrange : « La vie sans émotion c'est une tombe vivante. » Et par émotion cet intellectuel logique et sec a voulu dire : la vie sans amour.

       C'est Graham Wallas, sociologue, ami de jeunesse de Bernard Shaw et qui conseilla à l'Irlandais fraîchement débarqué à Londres, révolté mais ignorant, d'étudier l'économie politique s'il voulait arriver à réformer le monde.

       C'est au tour de Lucie, qui se réclame du métier préféré ne sa jeunesse, - voyageur de commerce, Inspectrice du Travail, - ni l'un ni l'autre elle ne les considérera comme ayant été sa véritable profession. Encore moins pense-t-elle à dire qu'elle est député suppléant, et Conseiller communal de Liège. C'est au seul titre de repasseuse qu'elle va se présenter à cet auditoire de savants et d'étudiants venus d'Amérique et d'Angleterre.

       De quoi nous parle-t-elle ce premier jour ? De la nécessité de l'entente des peuples, sans doute. Du fléau de la guerre qu'elle a vécue, mais sans nous dire la part qu'elle y a prise. Car Lucie joignait à une sorte de fanfaronnade, de franc-parler allant jusqu'à une apparente vantardise parfois, une modestie personnelle déconcertante. Ainsi, si elle nous parlait de l'occupation allemande, ce n'était que par bribes que nous lui arrachions dans la suite son histoire : une partie de ses exploits comme convoyeuse d'hommes à la frontière hollandaise. Par contre, elle nous dira avec fierté que ses compatriotes ont été parmi les premiers à faire partie de l'Internationale des Mineurs, et que la rapidité avec laquelle les mineurs belges sont sortis de l'état de servitude économique où ils se trouvaient au début du siècle est en grande partie due à leur compréhension de la nécessité d'une action internationale.


       Dans la suite Mary Kelsey sollicitera chaque été le concours de Lucie à la conférence d'Honfleur, qui deviendra en quelque sorte le microcosme d'une université internationale, fonctionnant - sous le patronage d'hommes tels que Pierre Hamp, Charles Gide, Jean Longuet pour la France, Hendrik van Loon, le général John F. O'Ryan pour les Etats-Unis - de 1923 à 1939.

       Au cours de ces sessions les professeurs seront un Sir Norman Angell, auteur d'une trentaine d'ouvrages sur l'organisation supranationale, dont « La Grande Illusion ». Un Sir George Paish, conseiller technique au Ministère des Finances de la Grande-Bretagne. Un Paul Otlet, précurseur de l'U.N.E.S.C.O., bafoué par ses compatriotes mais dont l'imagination brillante fera un jour la gloire de la Belgique. Un Chakotin, biologiste russe doublé d'un théoricien de la propagande politique, inventeur de la campagne anti-hitlérienne des « Trois Flèches ».

       Les étudiants seront parmi les « graduâtes » les plus prometteurs d'Oxford ou de Harvard, de Bryn Mawr ou de Newnham, Chinois, Japonais, Malgaches. Une Ethel Thornbury, statisticienne à la bourse de New-York ; une Muriel Joliffe, professeur d'économie politique à l'Université d'Aberystwith ; un Lord Listowel, ministre des postes dans les deux gouvernements travailliste: un Kucizinski, le plus jeune docteur en philosophie de Berlin depuis Goethe ; un Georges Boehm, venu des Etats-Unis en contrebande pour faire le tour du monde à pied, en pèlerin de la paix.

       L'esprit qui a présidé à la fondation du centre a surtout voulu faire œuvre de percement à jour des grandes illusions, de « décamouflage ». Les professeurs s'efforcent de démontrer combien la prospérité, la vie même, de chaque pays dépend de la vitalité de l'ensemble des pays, le nationalisme persistant dans l'esprit traditionaliste des hommes alors que l'indépendance nationale n'est qu'une illusion. C'est pourquoi le rapport de la troisième conférence d'Honfleur, en 1925, concluait : « Il faut que les hommes ensevelissent l'illusion de l'indépendance nationale et fassent preuve d'une volonté de coopération internationale consciente. »

       C'est le moment psychologique de la Conférence du Désarmement. Ce que l'on dit dans l'intimité du centre international d'Honfleur, les organisations ouvrières le clament en des manifestations massives. A l'initiative de la F. S.!., le P. O. B. décide de soutenir l'effort des démocrates siégeant à Genève. Le dimanche 21 septembre de nombreux cortèges sont organisés à travers la Belgique : à Huy, Namur, Tournai, Peruwelz, Ostende, Turnhout etc. Vingt mille personnes sont dans les rangs à Bruxelles, dix mille à Gand. A Liège huit mille manifestants prennent le départ Place de l'Yser et parcourent la ville sous la drache habituelle. N'importe, sur tout le parcours une foule compacte les accueille en un silence quasi religieux. Le groupe des femmes socialistes est précédé de pancartes : « Les femmes veulent bien donner des fils à l'industrie. Elles n'en donneront plus à la guerre ». « Mères, cultivez chez vos enfants le sentiment de fraternité et la guerre disparaîtra ». A la dislocation un meeting aura lieu au Cirque des Variétés, sous la présidence du député Troclet. Au nom des femmes socia1istes Lucie se fait ovationner en réclamant pour les femmes des droits qui leur permettront de faire peser dans la balance internationale leurs sentiments de mères et d'épouses.

       Au printemps de 1924 Lucie obtient quelques semaines de congé et la voilà à bord de l'Orduna, avec une cinquantaine de déléguées de la L.I.F.P.L. chargées de faire entendre la voix de l'Europe aux Etats-Unis.

       A New York, grand meeting public, avant de partir pour Washington où le congrès bisannuel de la Ligne va durer dix jours. Le président ff. Calvin Coolidge fait aux congressistes l'honneur de les recevoir à la White House. Puis en route, dans le Pax Spécial. A Philadelphie, ville aux traditions libérales grand déjeuner d'honneur. Pittsburgh, avec son immense industrie sidérurgique, leur offre comme tribune la chaire de seize églises d'autant de cultes.

       A Wheeling les choses se gâtent. La presse a commencé de se méfier de la présence de ces femmes étrangères sur le sol américain. Le maire viendra s'excuser de l'opposition qui se manifeste dans le public. A Cincinatti, devant les menaces des officiers du corps de réserve, les délégués des 54 organisations du comité de réception se désistent. Malgré l'accueil de Coolidge « ces étrangères ne méritent pas qu'un seul Américain les reçoives. » Elles tiendront quand même un grand meeting public. Dayton, changement d'attitude. Le maire tient à les saluer, les emmène visiter la Federal Aircraft Experiment Station. Et en route vers Indianapolis. Alerte aux Ku Klux Klan. Les responsables américains font changer les congressistes de train. Curieuse comme toujours Lucie trouve moyen de rentrer dans le Pax Spécial et attend ces messieurs de 1a cagoule. Les « masqués » défilent, sans prêter attention à la dame qui lit sagement son New York Times.

       Cependant, il faudra abandonner les meetings prévus, par suite de l'opposition soulevée par l'Association des Employeurs, et par la «Society of 40 and 8 », organisation des plus étroitement nationaliste, émue par « la propagande subversive » de ces étrangères qui ont osé prendre comme thème de conférence « The Substitution of Law for War » et « The Psychology of Peace. » Il est vrai que la délégation belge (soit Lucie tout court) s'est déclarée favorable à l'admission de l'Allemagne à la S. D. N. trouvant que cet organisme ne pouvait être viable sans que tous les peuples y soient représentés. Elle avait également osé dire, dans ce pays isolationniste, que la coopération de l'Amérique était indispensable au rétablissement social, moral et économique de l'Europe.

       Lucie ne pourra pas profiter de son voyage pour assister à la quinzaine de discussions des problèmes internationaux qui aura lieu à Chicago. Le Ministère du Travail ne veut pas prolonger son congé. Elle reviendra sur le France pour reprendre le collier.

       Que les efforts de Lucie comme les efforts de milliers d'autres socialistes, d'intellectuels de tous les partis, d'hommes d'Etat de premier plan de tous les pays n'aient pas empêché la tragédie de 1939-1945 c'est évidemment un lieu commun. Ce qu'il importe de se rappeler c'est le talent d'orateur de cette femme du peuple, qui se fera applaudir dans tous les milieux, c'est sa vaillance infatigable, c'est le don complet qu'elle fit de sa forte personnalité à la double cause du socialisme et de la paix.

Militante.

       SI la première année de la Conférence d'Honfleur devait être marquante dans la vie de Lucie comme propagandiste de l'esprit internationaliste, 1923 sera non moins marquante dans sa vie de militante socialiste, car le mouvement socialiste féminin connaîtra cette année des modifications des plus importantes.

       En effet c'est le 21 janvier qu'a été constitué, sous les auspices de l'Office Coopératif, le Comité national de la Guilde des Coopératrices. Lucie en sera la première présidente et, au Congrès de Gand en juin 1924 elle présentera un rapport sur « Le rôle de la femme dans le mouvement coopératif ». Comme moyen d'action elle est heureuse et fière de pouvoir dire que l'Union Coopérative de Liège a créé une « action de capital accessoire » qui donnera aux femmes et filles de coopérateurs des droits égaux « pour une fois » ne peut-elle s'empêcher de dire, dans l'administration et aux assemblées de l'Union Coopérative, et plus loin : « L'Union Coopérative a fait à Liège un pas formidable en avant par l'organisation des Guildes de Coopératrices ».

       Progrès aussi sur le terrain politique, car c'est en 1923 que le bureau du Conseil Général constitue définitivement un secrétariat national féminin ; les dirigeants du Parti ont compris qu'il est temps de faire l'éducation politique de la femme. Faut-il dire que Lucie s'en réjouira de tout cœur, comme elle se réjouira d'accueillir, pour la première fois à Liège, le Congrès National des Femmes Socialistes (27 et 28 octobre 1923) lequel, au cours de ses débats, admet le principe de la création d'une section féminine par commune. Les décisions prises pendant ce congrès sont d'une telle importance que je me permets de les citer in extenso.

       « Il ne peut être créé de groupements autonomes. Toutefois, les groupes politiques peuvent créer des sections féminines, au sein desquelles s'étudieraient et seraient préparées toutes les questions intéressant le bien-être général de la famille. Les sections féminines peuvent créer à leur tour des sous-sections : a) de mutualité ; b) de la coopération. Là, où, dans l'intérêt de la propagande, la création ou le maintien d'une section mutualiste s'impose, celle-ci est obligée de prévoir dans ses statuts la fixation d'une cotisation spéciale pour l'affiliation au groupe politique de la localité. » A Liège, par exemple, ce dernier point est à l'examen au cours de 1923, et « des modifications très heureuses ont été réalisées dans le but d'activer la propagande auprès des femmes ».

       Ainsi le mouvement féminin socialiste est définitivement constitué sur la triple base de la mutualité, la coopération, la politique.

       Lucie va s'atteler aux trois formes de propagande. Mais dire qu'elle les affectionnait au même titre serait méconnaître singulièrement son caractère. Il est probable qu'au début de sa carrière elle surestimait l'intelligence de la généralité des femmes, ne se rendant pas compte combien elle-même était au-dessus de la moyenne. Elle avait eu, de tout temps, un désir si ardent de s'instruire, un goût si marqué pour la discussion qu'elle croyait pouvoir éveiller chez toutes des sentiments semblables; qu'il suffirait de parler politique aux femmes pour qu'elles comprennent l'idéal socialiste et s'affilient au P. O. B. - en attendant le jour où elles auraient le droit de vote et augmenteraient la puissance réformatrice dans le monde. Or en fait, du temps où l'idée politique était le mobile principal des groupements de femmes socialistes, une poignée seulement de femmes y étaient attirées. Mais oh ! combien elles étaient splendides ces quelques femmes dans leur enthousiasme, leur foi en une vie meilleure, grâce au triomphe du socialisme régénérateur, sur le plan national et international. Elles étaient de vrais apôtres. Mais on ne fait pas une société avec des apôtres – hélas !  C'est pourquoi Lucie accepte l'organisation féminine à base mutuelliste, en en prévoyant, d'emblée, les résultats à long terme.

       « Le recrutement des femmes sur base mutuelliste sera chose relativement facile, une fois attirées au Parti on fera petit à petit leur éducation politique afin de les préparer à remplir leurs devoirs de citoyennes quand elles en auront les droits ».

       En attendant, elle n'a qu'un désir, celui de voir se réaliser l'amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière. Du point de vue tangible et immédiat c'est par la coopération que ce désir semble pouvoir se réaliser le plus rapidement. Elle suivra avec enthousiasme les progrès de l'Union Coopérative dès sa création en 1918 et s'adonnera avec joie à la propagande pour la formation des « Guildes ». Avait-elle à développer un bilan lors d'une assemblée de coopérateurs, elle commençait sagement, s'efforçant de commenter les chiffres. Puis graduellement sa pensée s'élargissait, vivant le progrès que représentait pour chaque famille ouvrière l'achat d'autant de pains, de kilos de beurre, de saine nourriture, elle qui avait vu pleurer de faim les enfants de sa propre famille, entrevoyant d'autre part le potentiel d'éducation, de délassement, de vie collective que représentaient les Maisons du Peuple. C'est pourquoi sa parole s'échauffait, prenait de l'ampleur, empoignant de plus en plus ses auditeurs jusqu'à la péroraison, où l'émotion qui se dégageait de sa personne les aurait entraînés à faire la révolution, si telle avait été sa volonté.

       En un temps où le mouvement socialiste liégeois ne comptait que trois femmes capables de faire des conférences, Lucie était souvent en route, d'autant plus que ses collègues étaient toutes deux jeunes mamans, et qu'elle était bien souvent obligée de remplacer l'une ou l'autre, empêchée à la dernière minute par quelqu'avatar familial. Aussi, ses agendas témoignent-ils de meetings ou de conférences dans toutes les communes de Liège et des alentours. L'étendue de son dévouement à la cause socialiste, la multiplicité de ses efforts resteront cependant inconnus de ses concitoyens, car la presse de l'époque ne connaît pas « le coin de la Femme Prévoyante » ni « le coin des Guildeuses ». S'agit-il de former des Guildes, elle ira parler, en quelques mois, à Comblain-au-Pont, St. Gilles, Beyne, Thier-à-Liège, Fraipont, Fléron, Romsée, Ans, St-Georges-Stockay, Ampsin, Jupille, Awans, Slins, Heusy, Ninane. Mais, rebelle, comme toujours à l'idée de rendre compte de ses activités, elle néglige même les moyens publicitaires à sa disposition et se fait « ramasser » en conséquence par le regretté Logen, « ... à différentes reprises vous vous êtes rendue dans certaines régions pour y conférencier sur la coopération, et à l'occasion de la formation d'une guilde de coopératrices, et vous n'avez pas daigné envoyer la moindre relation de ce qui a été fait ». Ah ! comme on reconnaît bien là « nosse Lucèye » ! Puis, se faisant l'écho de la secrétaire de l'embryonnique fédération des Guildes, la lettre de Logen continue : « Très prochainement notre secrétaire sera tenue à faire rapport sur la marche des Guildes et se trouvera, naturellement, dans l'impossibilité de satisfaire au vœu exprimé par nos amis de Bruxelles. »

       C'est l'éternel tiraillement entre l'ardeur propagandiste et la conscience administrative. L'une se précipite à la bataille toutes voiles dehors, l'autre se désole de ne pas recevoir les éléments nécessaires à la rédaction des rapports, à l'alignement des statistiques.

       Parfois cependant, il faut bien que Lucie se plie aux exigences buralistes de son propre emploi de secrétaire féminin à la Fédération Liégeoise, et s'occupe, elle aussi, de rapports et de statistiques.

       Ainsi, nous sommes le 31 décembre 1925, et Lucie veut profiter du « pont » de fin d'année pour dresser le rapport d'usage sur les activités des Ligues de Femmes Socialistes. Entourée des dossiers qu'elle a rapportés de la Fédération, elle écrit, ne s'arrêtant que pour allumer une cigarette et encore une cigarette. Il fait désespérément sombre aujourd'hui au rez-de-chaussée où elle habite : le gaz restera allumé toute la journée.

       Devant nos fenêtres la Meuse roule des vagues écumantes, charriant bottes de foin, cadavres d'animaux, arbres déracinés. D'heure en heure les eaux grossissent, alimentées par la fonte subite des neiges en Ardenne, la pluie qui ne cesse de tomber jusqu'au delà de la frontière française.

       Des camions de la Ville se relayent, déchargent des sacs de terre à l'aide desquels soldats et volontaires civils s'efforcent d'exhausser les murs riverains. Les quais sont noirs de monde, habitants, curieux venus du centre de la ville. On se penche, qui avec une canne, qui avec une ficelle pour mesurer combien de centimètres, de millimètres, « elle » peut encore monter avant la catastrophe.

       Le ciel est d'encre, haché de gris jaunâtre, genre « Porte D’'Enfer » de Gustave Doré. Depuis des semaines ce même ciel tragique recouvre la vallée de la Meuse, nous ravissant le jour, nous obscurcissant l'esprit. Est-ce la fin du monde?

       Une fois seulement Lucie lève le nez de son travail. C'est pour se précipiter dehors, embaucher un couple de badauds et, en un clin d'œil, renforcer avec eux, notre barrière de manière à opposer une sorte de digue aux eaux si elles envahissaient le quai. Puis elle rentre, se rassied, allume encore une cigarette.

       Je déménage livres, bibelots, literies chez les voisins à l'étage. Quant aux meubles il faudra bien qu'ils courent leur chance ; ces bons vieux buffets liégeois indémontables.

       « Ça y est Lucie ! »

       Une nappe d'eau, filtrant des caves, vient de nous surprendre à l'arrière en traître. Il faut se rendre à l'évidence. Alors seulement Lucie consentira à monter, avec ses dossiers, chez les voisins du premier.

       Le lendemain, dans une de ces barquettes miraculeuses, hier caisses à margarine, aujourd'hui navires de sauvetage, nous traversons la place Ste Barbe et gagnons le Pont Maghin.

       Le hasard d'une rencontre nous vaut l'hospitalité généreuse de M. Neujean, collègue de Lucie du temps où elle était Inspectrice du Travail. De la rue Hocheporte Lucie pourra continuer son activité de militante pendant les deux mois qu'il faudra avant que son rez-de-chaussée soit de nouveau habitable.

       « Heureux sont ceux» écrira-t-elle « qui, comme moi, ont trouvé l'hospitalité, offerte avec cette franche cordialité qui caractérise les gens de notre patelin mosan, mais combien sont nombreux ceux qui sont obligés de rentrer dans leur appartement nauséabond, et qui logent au milieu de leur mobilier brisé, paillasse par terre, père, mère et enfants cherchant la place la plus sèche ».

       Les eaux en se retirant ont déposé une couche de boue dans toute la ville. En attendant de pouvoir déblayer, le Service de la voirie ne peut qu'en faire des monticules : aubaine pour les gosses qui se croient à la plage. Ils y pataugent avec délice, se disputant les paquets de chocolat moisi, de bonbons vomis par les caves des magasins. Dans ces conditions Lucie, qui s'était penchée sur la misère des enfants de Vienne, pourra-t-elle rester indifférente devant le danger que courent ses petits compatriotes des communes mosanes ? Par la voix de « La Wallonie » elle fera appel à l'entr'aide et annoncera aux familles des localités inondées que les Femmes Socialistes de l'arrondissement de Liège se tiennent à leur disposition pour le placement de leurs enfants jusqu'à ce que toute menace d'épidémie soit écartée. Avec le concours de camarades qui ont noms Gisèle Paffen, Thérèse Peulen, Elise Muselle, les regrettées Léa Cornet et Emma Bassleer, un millier d'enfants sont dirigés sur Bruxelles, et répartis dans les familles, sélectionnées par les soins du Comité National des Femmes Socialistes, dans le Centre et dans le Brabant.

Dublin, Dresde.

       Lucie est bien de la période eschatologique du P. O. B. et le mot espoir est constamment sur ses lèvres, au bout de sa plume. Espoir en une vie meilleure, non pas pour elle, certes, ni pour ceux de sa génération, mais pour les enfants de ceux à qui elle s'adresse.

       Espoir en un temps où les femmes, fortes de leurs droits civiques acquis, et fortes de leurs qualités traditionnelles, ne voudront plus admettre ni misère ni gaspillage dans la société. Espoir surtout, en un temps, où les travailleurs auront compris leur potentiel d'inertie et où - enfin - ils refuseront de se laisser envoyer à l'abattoir.

       Naïveté ?  Non pas ; elle sait fort bien que ses espoirs ne se réaliseront pas de si tôt. Mais elle croit fermement à la vertu cathartidique d'un idéal de bien-être et de paix. Sans idéal, pas d'espoir. Et sans espoir, pas d'effort de la masse. C'est pourquoi l'espoir, prélude à l'action collective, sera le leitmotiv de ses articles, comme de ses discours, qu'elle s'adresse à « deux pèlés et on tondu » dans quelque commune du Luxembourg réactionnaire, aux mandataires conscients qui emplissent la Salle des Fêtes d'une des grandes Maisons du Peuple, ou à la foule hétéroclite sur une place publique quelconque.


       Nous sommes à Dublin, en 1926, au Congrès bisannuel de la L. 1. F. p. L. La section locale a voulu profiter de la présence d'étrangères dans sa ville pour organiser un meeting en plein air. Les oratrices parleront chacune cinq minutes. Comme tribune un break, traîné par deux chevaux.

       En cette fin d'après-midi, les tramways qui circulent autour de Bank Square sont pris d'assaut par les employés. Ce ne sont pas eux qui vont s'attarder pour écouter ces dames de la L. 1. F. P. L. Heureusement que quelques dizaines de chômeurs sont là, se chauffant aux derniers rayons de ce soleil irlandais qui ne sait s'il doit rire ou pleurer; de rares étudiants, quelques employés.

       Le meeting commence. Une Américaine d'abord, pour attirer la foule par son humour d'outre Atlantique. Les chômeurs ne goûtent qu'à demi les plaisanteries de la brave déléguée. Comme partout, le peuple se méfie du bourgeois qui essaie de le traiter en enfant. C'est au tour d'une Tchèque. Sa nationalité prédispose en sa faveur. Ses cinq minutes, elle va les consacrer à son pays. Elle nous parlera du grand leader Thomas Masaryk, mûrissant ses plans pour la libération de son pays, pendant son exil dans la lointaine Amérique. De cette liberté chère au cœur des Tchèques reconquise enfin grâce à l'effondrement de l'empire autrichien ; de Bènès, right-hand man de Masaryk. On l'écoute attentivement, on l'applaudit avec bienveillance.

       Une Hollandaise, une Suissesse, une Norvégienne nous parleront en un anglais de plus en plus fantaisiste. Elles disent des choses intéressantes, certes, mais il leur manque la flamme d'enthousiasme qui tient en éveil un auditoire.

       Nos chômeurs commencent à s'impatienter, les rares étudiants, les quelques employés se dispersent. Il n'y aura bientôt plus que les pavés de Bank Square pour entendre la dernière oratrice à l'affiche.

       Le temps fraîchit. Les quelques chômeurs qui flânent encore autour de notre char relèvent le col de leurs vestons usés. Lequel aura la patience d'écouter, ne fut-ce que cinq minutes, une langue qu'il ne comprend pas?

       Voici Lucie, et sans doute vont-ils s'en aller tous.

       ... Etrange phénomène. Les chômeurs ne s'en vont pas.

       Ce qui est plus bizarre encore, c'est que leur groupe paraît s'agrandir. J'ai peine à le croire, mais bientôt je dois me rendre à l'évidence. Des quelques unités qu'ils étaient au début, ils sont à plus de cent. Et il en arrive de partout.

       Après une nuit blanche, en train d'abord, puis sur mer de Holyhead à Dublin, Lucie doit, logiquement, être exténuée de fatigue. Mais, comme si souvent, c'est le contraire de la logique qui se produit. Lucie est magnifiquement en forme. Elle parle avec une fougue splendide, un don complet de sa personne. Lançant sa voix jusqu'aux quatre coins de l'immense place, elle parle avec ses yeux, avec ses mains, avec la sincérité absolue qui est sienne et qui est le secret de son succès d'oratrice. Elle dit de ces mots qui se comprennent partout où il y a des ouvriers, partout où il y a des gens probes et libres. Elle parle de l'Internationale qui lui est chère comme les fibres de son cœur, de syndicalisme et de coopération. Elle dénonce les tares de notre civilisation. Elle clame sa foi inébranlable en un avenir de paix et de bonheur, à condition, et à cette seule condition, que les travailleurs prennent conscience de leur force.

       Attirés par je ne sais quel appel mystérieux, des hommes, des femmes accourent, toujours plus nombreux, plus pressés. Lucie a largement dépassé son temps de parole. Et toujours, il arrive du monde. Et elle parle comme si elle voulait pénétrer directement le cerveau et le cœur de ces gens surgis d'on ne sait où. Quand enfin elle s'arrête, on voit que des agents de police s'efforcent de dégager cinq ou six trams immobilisés par la foule massée jusqu'à la périphérie du square.

       Au milieu d'un silence impressionnant, la présidente se lève. Elle a pris quelques notes, nous confie-t-elle. - Prendre des notes d'un discours de Lucie Dejardin ?  Un jour comme aujourd'hui !  Aussi bien essayer de compter les gouttes d'un torrent de montagne déchaîné. - Elle essayera de traduire un résumé du discours.

       Mais de partout fusent des cris. Non !  Non !  Nous n'avons pas besoin de votre traduction !  Nous ne voulons pas vous entendre !  Nous avons compris !  Nous avons tout compris !  Et alors seulement les applaudissements éclatent.


       Lucie descend du char, croyant pouvoir s'en aller à pied. Mal lui en prit. Des hommes se battent pour essayer de lui serrer la main. Des femmes, renouvelant le geste biblique des peuples primitifs se bousculent pour lui baiser le bord de la jupe. En jouant des coudes, j'arrive à la faire remonter sur le char et fouette cocher !  On nous fraye un passage entre des centaines d'hommes à la figure extasiée. Un instant, ils ont eu la vision d'un monde tel que le voudrait Lucie.

       Vous penserez probablement, comme je le pensais, que la communication directe de cœur à cœur n'est possible qu'entre gens d'un même complexe émotif. Sans doute était-il facile à l'imagination généreuse de la Wallonne d'entrer en contact direct avec l'âme celte, toujours à l'affut du miracle, du geste inspiré qui va l'entraîner : ailleurs qu'en Irlande, pareille scène ne pourrait se produire. Détrompez-vous. Trois ans plus tard, et dans des circonstances combien différentes, Lucie va renouveler le « miracle de Dublin » au « Kristallpalast » de Dresde, devant un auditoire allemand qui, pas plus que les chômeurs de Dublin, ne comprend le français. C'est un numéro du « Volkszeitung » trouvé dans les vieux papiers de Lucie qui m'apprit ce qui s'était passé certain soir de janvier 1929.

       « Lucie Dejardin parle librement, sans note. Elle parle en français, mais c'est comme si nous comprenions chaque parole. Dès la première phrase, c'est comme si un pont était jeté entre la scène et le reste de la salle, quelque chose qui lie nos cœurs l'un à l'autre ... Avec les yeux, nous vivons le discours de l'oratrice qui met tout son être dans chaque phrase. En regardant parler cette femme, on pense à un tableau de Steinlen ou de Millet, une statue de Meunier. Dans la salle, pas le moindre bruit. Chaque visage est un miroir reflétant les paroles de l'oratrice. L'espoir, la volonté, la foi tour à tour se peignent sur la figure de ses auditeurs à mesure qu'elle parle ... Enfin quand Lucie Dejardin nous parle de la mission de ceux qui pensent en socialistes – tous la comprennent avec leur cœur, ils savent que c'est de cela qu'elle parle ; cela s'entend à sa voix chaude - et tandis que le visage de l'oratrice se fait tout jeune et d'une claire beauté, la mine de ses auditeurs se fait belle... Et à l'instant où cette voix a prononcé sa dernière parole, l'oratrice est entourée d'un élan de sympathie spontanée. »

 

       Si elle est à ses moments, orateur d'un dynamisme fougueux remarquable, Lucie Dejardin ne ménage jamais son concours aux réalisations concrètes, au quotidien immédiat. Ainsi, dans le domaine international, elle ne néglige aucune occasion de témoigner de sa fraternité agissante.

       Si elle se rend volontiers à l'étranger, elle accueille avec empressement quiconque lui arrive d'au delà des frontières : une Emmy FreundIich, une Lotte FürtmulIer, conseillère municipale de Vienne, en tournée de conférences dans la région Liégeoise, des étudiants chinois, anglais, américains, polonais ; des réfugiés anti-hitlériens, allemands ou tchèques, des enfants de chômeurs victimes du régime capitaliste en Belgique, ou de la guerre civile en Espagne. Son hospitalité est large et accueillante comme la porte de sa vieille demeure. Tantôt, c'est la Dürer SchüIe en masse, 75 adolescents avec leurs convoyeurs venus de Dresde pour visiter la Belgique. Par je ne sais quelle multiplication de l'espace vital, elle les reçoit tous à dîner dans son rez-de-chaussée. C'est le Comité exécutif de la L. L F. P. L. au grand complet : elle les initie aux délices de la « boûkète » liégeoise. C'est un groupe de jeunes chômeurs allemands, mandoline au côté, en route pour la Sarre où ils espèrent trouver du travail. Ils veulent se reposer à Liège et demandent, tout uniment, à loger chez la genossin Dejardin.

       Dans le P. O. B., elle est de tous les comités, car on la sait de bon conseil dans les détails pratiques de l'organisation. Tout à son idéal de socialiste et d'internationaliste, elle donnera son appui aux mouvements les plus divers. Au cours des années, on la trouve aux côtés d'un Jean Allard recevant une délégation d'étudiants allemands ; d'un Dr. Machelaert créant le Service Sanitaire Ouvrier; d'un Henri Damart recevant des sportsmen aux olympiades ouvrières ; d'un Jobsès et d'un Delbrouck à la formation d'un cartel d'Anciens Combattants et de Femmes Socialistes contre la guerre et le fascisme. Elle assiste aux réunions d'ex-prisonnières politiques présidées par Mademoiselle Delwaide, militante catholique comme on sait, qui se plait d'attester « de l'allant de son caractère et de l'élégance de sa parole ».

       Elle est membre du Comité d'Action pour la Liberté et la Démocratie, avec un Terfve, un Grognard, qui appartiennent au parti qu'elle exècre, pour avoir divisé la classe ouvrière au moment psychologique où le P. O.B. avait l'avenir en mains.

       Elle n'a jamais été féministe dans l'acception précise de ce terme, s'étant ralliée par conviction à la thèse socialiste, syndicaliste surtout, qui exclut la femme de certains métiers insalubres. Mais elle est membre fidèle de l'Open Door, reconnaissant l'efficacité de cet organisme comme élément d'éducation sociale de la femme. Au lever de boucliers contre l'arrêté loi de 1934 contingentant le travail des femmes, elle est membre du Comité de Vigilance Nationale où elle siège avec une Louise De Craene, une Germaine Hannevart, présidentes : l'une de l'Open Door, l'autre des Femmes Universitaires.

       L'amour qu'elle a pour le P. O. B., le véritable culte qu'elle lui voue, ne fera pas de Lucie une sectaire, comme on le voit. Elle est toujours prête à collaborer avec des femmes et des hommes des partis adverses pour autant que, momentanément, leurs buts coïncident avec ceux du socialisme. En attendant le règne idéal de celui-ci, avec quelle joie Lucie salue-t-elle chaque geste qui contribue au mieux-être de la famille, ou à l'éducation sociale de la femme.

       La création de Homes de Vacances pour les enfants devait nécessairement rencontrer son appui enthousiaste, car au fond du cœur, elle avait conservé la nostalgie de sa première enfance dans les bois, les prairies de Fléron. Elle se souvenait, qui mieux, combien l'imagination de l'enfant a besoin de « la forêt mystérieuse avec ses mille bruissements, le doux et discret renouveau du printemps ». Aussi est-ce avec joie qu'elle fit partie du Conseil d'Administration du Home de Glons - premier de la région - de Mont Comblain, des Floricots, sa préoccupation constante étant d'œuvrer pour l'enfance qu'elle voulait toujours plus heureuse.

       La Fête du 1er mai a, pour la génération de Lucie, la valeur d'un symbole : la reconnaissance de la dignité du travail par le monde capitaliste ; l'affirmation de la force ouvrière au deçà et au delà des frontières. Pour Lucie, qui garde au fond du cœur son amour de la nature, la Fête du Travail chante aussi le renouveau. C'est sous ce triple aspect qu'année après année elle fait appel aux femmes, les invitant à se joindre au cortège et témoigner ainsi de leur reconnaissance au P. O. B. pour les réformes dont elles bénéficient. Sa satisfaction sera à son comble quand elle pourra annoncer, à l'occasion du 1er mai 1926, la parution du premier journal des femmes socialistes.

       « C'est la « Voix de la Femme » qui se fera entendre, réclamant plus de justice sociale, réclamant pour elle le droit de se défendre, de défendre ses enfants ».

       Mais la loyauté de Lucie reste acquise au P. O. B., dont le progrès général lui est plus cher que toute revendication féministe.

       « Si les femmes socialistes belges ont cru nécessaire de créer ce nouvel organe, c'est avec l'idée de travailler par le socialisme... Nos camarades du Parti n'ignorent pas que toute l'éducation sociale et socialiste de la femme est à faire et cela encore plus dans notre pays que partout ailleurs, car la femme a toujours été traitée en inférieure, tant par l'éducation familiale que sociale. Tout est à faire près d'elle. »

       Il a été dit que d'après ses goûts et l'orientation particulière de sa pensée, Lucie aurait voulu organiser les femmes sur une base politique pure et simple, mais qu'elle a accepté la thèse « mutuelliste ». Rien cependant ne l'empêchera d'essayer de faire l'éducation de la femme comme elle l'entend. Immédiatement après s'être ralliée à la création de la Femme Prévoyante, elle envoie à « La Wallonie » une série d'articles où elle s'efforce de démontrer que: « La politique est l'associé invisible de chaque moment que nous vivons, et malheur à qui ne veut pas comprendre cette vérité qui saute aux yeux ! »  Et s'adressant aux hommes qui lui objectent que la politique ne regarde pas les femmes - ils sont nombreux dans le Parti :

       « Comment, vous vous prenez pour des êtres conscients et vous trouvez que c'est intelligent de laisser subsister cette tradition de la politique comme chose occulte et détachée du monde ? Vous trouvez que c'est intelligent de laisser ignorer aux femmes le système qui régit en bien ou en mal leur vie quotidienne ?  Ne vaudrait-il pas mille fois mieux leur faire comprendre combien sont étroits les liens qui rattachent leurs foyers, leurs libertés civiques et domestiques, et jusqu'à leur popote, aux pouvoirs publics, à l'ensemble des mandataires? » Et enfin, en une déclaration dont le bien fondé n'apparaîtra, avec toute sa valeur, que dans la période de flottement d'après guerre, elle concluait: « On a maintes fois répété que ce qui fait la force de notre P. O. B., c'est son caractère cohésif : mouvements politique, syndical, mutuelliste et coopératif étant étroitement unis. Que notre coopérative, délaissée, perde sa puissance d'achat et de fabrication, que nos mutualités périclitent et que nos syndicats perdent leurs effectifs, le prochain pas ne tardera pas à se faire. C'est alors que la politique, fonctionnant sans ses appuis habituels, fonctionnant pour ainsi dire dans le vide, ne fonctionnera plus du tout. C'est alors que les conquêtes ouvrières - revendications syndicales sanctionnées par les pouvoirs publics - auront tôt fait de s'écrouler. Et que d'autres lois nous reprendront nos libertés acquises.

       « Et voilà pourquoi je demande aux femmes non pas d'écarter la politique de leurs discussions, mais, au contraire, de faire de leur mieux pour comprendre tout ce que la politique comporte d'intérêts vitaux pour la famille et le foyer. »

       Une phrase : un programme, une règle de vie. C'est à la lumière de ces principes clairs, simples, droits que Lucie vivra sa vie de parfaite coopératrice, syndiquée, mutuelliste, en même temps que de propagandiste politique d'instinct autant que de profession.

Député.

       La campagne électorale de mai 1929 se termine dans une atmosphère de fièvre, adoucie seulement par le parfum des lilas que Lucie rapporte chaque soir de l'une ou l'autre commune où elle a été invitée à prendre la parole. Le 26 mai elle s'en va à son bureau à la Populaire comme à l'ordinaire. C'est par un reporter du « Soir » arrivé en hâte à la maison pour l'interviewer que j'apprends la nouvelle.

       Le P. O. B. perd 8 sièges pour l'ensemble du pays, mais l'arrondissement de Liège en gagne un. Lucie Deiardin est entrée dans l'histoire comme la première femme élue au Parlement belge par voix de suffrage direct.

       Bouquets de félicitations de nombreux amis belges. Vincent Volckaert. « Je suis heureux de constater que la première femme qui entre à la Chambre des Députés est une vraie prolétaire et socialiste de vieille roche, qui a consacré toute sa vie à la défense de nos chères idées et à l'organisation des travailleurs belges ». Lombard, « C'est la preuve que la classe ouvrière n'est pas toujours si ingrate que certaines gens voudraient nous le faire croire, celle-ci sait reconnaître ceux qui lui consacrent leur vie et vous êtes de ceux-là ». De l'étranger : de Paris, de Prague, d'Athènes, de Philadelphie, d'Edimbourg, de Londres : «congratulations to first socialist woman nepllty from British Labour women » ; de F. Adler au nom du secrétariat de l'I.O.S. « C'est de bon augure pour la conquête finale du suffrage universel et égalitaire en Belgique qu'une femme ait réussi à s'acquérir la confiance des électeurs ouvriers dans les circonstances difficiles qui ont accompagné la lutte électorale du Parti ». Fête à la Populaire. Puis le rythme de la vie de s'accélérer. Chacun voudrait entendre ce phénomène nouveau : une « femme député » ! Du reste, d'après les demandes de conférences qu'elle reçoit, on dirait que là où elle a parlé pendant la campagne électorale on voudrait la revoir - et tout de suite : pour s'assurer qu'elle n'a pas changé de visage.

       Non, Lucie n'a pas changé de visage. Elle n'a même pas changé grand-chose à ses habitudes, sauf à accepter le surcroît de besogne qui fatalement lui échoit avec son mandat de député. Mais elle ne se croit pas dispensée, pour la cause, des corvées de militante sans grade. Si elle accepte d'aller conférencier à Ottignies, à Aubange, à Leuze-Longchamps ou à Wautier-Braine, à Spy ou à Goutroux elle ne néglige pas Liège ni la banlieue. Elle parle à Huy, retour de la Chambre, pour le Comité local de l'Union Coopérative, fait une conférence au «Franklin» de la Populaire en faveur de la « Noël Rouge » des Enfants du Peuple ; parle de « L'organisation féminine » à Ans. L'année de son élection verra l'inauguration de la journée annuelle de la Femme, les 26 et 27 octobre, à Liège. Elle s'occupe de la publicité, et note avec satisfaction que la salle des Fêtes de la Populaire est trop restreinte pour le public qui s'y presse pour entendre les exposés de la citoyenne Spaak, d'Hélène Evrard-Daxhelet, de Jeanne- Emile Vandervelde. L'enthousiasme est à son comble quand le « Patron » lui-même vient exposer aux femmes la plateforme du Parti.

       La collaboration qu'elle avait accordée jadis au Comité Régional d'Education Ouvrière de Liège, Lucie la continuera comme si de rien n'était. Pendant un seul trimestre elle fait pour le compte de cet organisme quatre conférences, parlant à Tilff de l'Enseignement Professionnel ; à Méry du Droit des Femmes ; à Bois de Breux du Rôle social de la Femme ; à Moulin sous Fléron de La Coopération et la Femme. On l'entend au Val St. Lambert ou à Hamoir pour la Guilde des Coopératrices. A Couillet, elle fait une conférence pour la Libre Pensée « La Persévérance » ; à Nessonveaux elle parle de « La Libre Pensée et la Religion » etc., etc.

       Lucie n'abandonne pas, non plus, ses activités d'internationaliste : fidèle à la conférence annuelle d'Honfleur ; représentant les Femmes Socialistes au congrès de l'LO.S. à Paris, à Zurich, à Vienne ; avec le comité de la L.I.F.P.L. à Prague ou à Grenoble ; prenant part, sous le signe du désarmement, à une tournée de conférences dans les Vosges.

       Ses multiples activités ne l'empêchent pas de faire honnêtement et scrupuleusement son « boulot » de député, assistant avec une régularité exemplaire aux séances de la Chambre, à celles des commissions où elle est désignée par le Groupe Socialiste, intervenant dans les débats lorsqu'un budget en discussion touche plus particulièrement aux intérêts des femmes et des enfants.

       Son « Maiden Speech », elle le prononcera à l'occasion de la discussion du Budget de l'industrie, du travail et de la prévoyance sociale (le 21 février 1930) et, d'emblée faisant connaître sa préoccupation constante, demandera au ministre responsable (M. Heyman) de « se montrer un peu plus généreux dans l'attribution des subsides aux mutualités en général et surtout à celles organisées pour les femmes ménagères ». Puis elle dévoilera son côté eschatologique. « Vous aiderez de cette façon les femmes à s'éduquer, à se consacrer beaucoup mieux à leurs maris qu'elles accueilleront avec bonne humeur à leur retour du travail et avec une plus large vue de la vie sociale... Elles donneront au travail des êtres forts, sains et gais, qui iront vers les temps meilleurs avec assurance, avec une tolérante bonté pour leurs semblables quels qu'ils soient. .. »

       D'emblée aussi elle clamera ses aspirations de militante ; « En attendant, Messieurs, que vous vous décidiez à la révision du Code civil, que vous vous décidiez à donner à la femme mariée le droit de se sentir une personnalité dans le monde – et surtout une place digne d'elle au foyer familial où elle est traitée en mineure autant que les enfants auxquels elle a donné le jour - et vous y viendrez. Messieurs, à la révision du Code civil, de même que vous vous trouverez obligés d'étendre les droits politiques. Mais en attendant je me bornerai à vous parler de la place que, utilement, les femmes devraient trouver dans le projet d'assurances sociales que vous nous présentez ».

       Coïncidence touchante : le jour du maiden speech de Lucie son frère Joseph interpellait, lui aussi, le ministre Heyman « au point de vue charbonnier ».

       Lucie n'était pas peu impressionnée quand elle devait prononcer un discours à la Chambre. L'idée que le temps de parole était strictement limité lui enlevait d'avance une partie de ses moyens. Une fois cependant le président lui accorda « un temps de parole un peu plus long que celui » (un quart d'heure) «qui a été, décidé par la Chambre », s'excuse-t-il, et on applaudit sur tous les bancs. C'est à l'occasion de la discussion d'un projet de loi dite « de protection contre l'alcoolisme » et qui tendait à restaurer la vente de l'alcool au nom de la liberté. Faut-il dire que Lucie puisa dans les souvenirs de son enfance de quoi flétrir « Le commerce de l'alcool » qui « ne peut être comparé qu'au commerce des narcotiques et des stupéfiants, car nul autre article de consommation ne produit semblables dégénérescences physiques et mentales ». Au nom des femmes Lucie jette l'anathème sur cette liberté-là.


       « Nous, femmes, qui songeons avant tout à l'enfance et à l'adolescence, nous ne voulons pas qu'on rétablisse la liberté de boire; nous sommes irréductiblement adversaires de la liberté en cette matière, parce que la liberté finit là où elle devient nuisible à nos semblables, à l'humanité ». Et encore : « ... si le contribuable est obligé de subventionner pendant le restant de ses jours des anormaux et des criminels alcooliques ... qui peuplent les asiles, les prisons, dans des proportions de plus de 50 %,  n'est-ce pas en quelque sorte porter atteinte à la liberté de la collectivité en faveur d'une section peu intéressante, encore moins méritante, de la population ? »

       Cent mille cafetiers ayant voté une résolution réclamant cette fameuse liberté, Lucie s'écriera :

       « Cent mille cafetiers ! C'est impressionnant ! Quand 300.000 coopératrices et 168.000 femmes socialistes, 125.000 femmes de l'Union des mutualités socialistes, quand 165.000 membres des ligues féminines chrétiennes demandent le maintien de la loi de 1919, c'est hélas, beaucoup moins impressionnant, et pour cause ».

       Que l'attitude de Lucie pendant ce que l'on pourrait appeler la campagne alcoolique ait été les plus dignes, on peut en juger par la violence des attaques dont elle était l'objet de la part de la presse adverse qui la traite de Vierge Rouge, d'Erynnée vengeresse, Lucie de l'amer mot etc ... Que c'est spirituel !

       Mais derrière la façade du travail parlementaire il y a évidemment le travail silencieux, occulte. Affaires, relations, influences pour les uns : pour Lucie démarches, correspondances sans fin en faveur de la catégorie la plus déshéritée : les vieillards qui attendent leur pension. En effet, lorsque Lucie est entrée à la Chambre, la position des vieilla.rds était tragique et pouvait faire dire au député Rubbens :

       «J'ai signalé le cas exceptionnel à M. le Ministre de deux vieillards qui sont morts il y a trois jours, de misère et presque de faim, alors qu'ils attendaient depuis quelques mois l'octroi de leur pension de vieillesse et, qu'habitant une toute petite commune rurale, ils ne disposaient d'autre ressource. Sans vouloir faire une plaisanterie on peut dire que la législation de la pension de vieillesse raccourcit parfois la vie des vieillards de quelques années à cause de l'anxiété qu'ils ressentent en attendant chaque matin le facteur, qui ne vient jamais ».


       Deux fois par semaine Lucie reçoit quiconque a besoin de ses services et pendant toute l'après midi c'est un défilé de vieux et de vieilles qui ne touchent pas encore leur pension de vieillesse. Avec une patience remarquable chez cette femme vive autant que décidée, Lucie constitue ses dossiers - par intuition plutôt que par précisions, car la plupart des intéressés sont incapables de lui en fournir - et en général arrive à avoir gain de cause chez le Ministre de la Prévoyance Sociale. Puis elle fait à sa façon la propagande en faveur de l'Union Coopérative. En attendant de toucher leur pension, elle établit aux noms des vieux des bordereaux de commande qu'elle solde en fin de semaine. De plus, chaque fois qu'elle reçoit, il faut lui préparer une série de billets de 20 francs, ce qui finit par se chiffrer dans son budget. Ses électeurs ne lui en ont fait aucune publicité, et pour cause. Or, si Joseph Dejardin est connu comme le député des mineurs, c'est comme le député des pensionnés que Lucie mérite d'être connue.

       Au mois d'octobre 1932 elle a l'immense douleur de perdre le compagnon de ses luttes politiques comme de sa dure jeunesse. Joseph, son frère aîné. Les contingences de la vie ne lui laisseront guère le temps de le pleurer. La campagne électorale l'arrachera à ses souvenirs et à ses regrets pour la lancer dans la bataille.

       Le 27 novembre elle est réélue à la Chambre, preuve que les antialcooliques font majorité parmi les électeurs. Et la vie de reprendre son train normal tant à l'intérieur qu'à l'étranger.

1936.

       Aux élections de 1936 un phénomène regrettable se produisit. Le « climat » de cette période trouble favorise la montée des jeunes. La violence casse-tout de leur langage pendant la campagne électorale a manifestement fait recette. Et le Poll du Parti, malgré les années de service de Lucie, lui attribue la septième place sur la liste des huit candidats à présenter à la Chambre pour l'arrondissement de Liège. Ainsi c'est à la place d'honneur qu'elle aura à combattre, car, d'après l'atmosphère politique du moment, on craint que le huitième siège ne soit perdu d'avance ; le septième est donc le point névralgique.

       Le plus ennuyé en l'occurrence c'est sans doute le citoyen Gruselin qui se trouve placé avant Lucie. Et Lucie c'est la sœur préférée de Joseph Dejardin à qui il doit tout, puisque, comme on sait c'est par l'influence de Joseph qu'il a été tiré de la mine et que le Syndicat des mineurs a accepté de lui faire faire des études universitaires. Il y a deux ans à peine que la Fédération liégeoise - y compris Lucie au nom des Femmes Socialistes – le félicitait d'avoir « brillamment conquis son grade de Docteur en droit ». Mais la politique a de ces situations cruelles. Ce que le hasard du Poll a décrété, le citoyen Gruselin ne peut l'annuler.

       Dans la glissade qui fait perdre 3 sièges au Parti Ouvrier Belge pour l'ensemble du pays liégeois, Lucie perd évidemment le sien. Qu'on n'oublie pas que les femmes n'avaient pas encore le droit de vote aux élections législatives.

       Et le fait brutal est là. Lucie militante depuis plus de vingt ans, propagandiste inlassable, se trouve en état de chômage, sans ressources, sans fortune aucune, ayant comme seule garantie la vieille maison qu'une étrangère a acquise pour lui assurer un toit. Elle voit venir avec angoisse le moment de la pension de vieillesse. Elle qui s'est tant démenée pour faire obtenir la pension à d'autres, va-t-elle être obligée de la solliciter à son tour ?

       Veillées d'amertume, où elle lit jusqu'à quatre, cinq heures du matin. Amertume de ne plus pouvoir aider ses pauvres vieux, ni matériellement ni en usant de son influence au Ministère du Travail, ou au Ministère de la Défense Nationale en faveur des mères qui viennent implorer un sursis pour leur fils. Amertume de devoir fermer son cœur quand on la sollicite, elle pour qui « l'entr'aide est le seul vrai bonheur sur la terre », qui a l'habitude d'ouvrir si généreusement son portefeuille à chaque appel d'un groupement quelconque du Parti. Sur une lettre de Paul Peeters, président du groupement organisateur d'une fête au profit de la J.G.S. et qui lui demande un don, elle note : « Pas cette fois-ci. Je ne touche rien moi-même. Quand j'aurai du travail revenez. C'est la chose la plus dure pour moi cette réponse. »

       Et, sur une lettre du secrétaire de la Fédération Liégoise lui demandant sa note de frais pour la campagne électorale : « Je ne veux pas qu'on me paie des frais. Je ne veux que du travail pour gagner ma vie ».

       Qu'une telle âme ait été mise dans l'impossibilité d'exercer sa passion de générosité c'est un crime du sort, et certes pas la moindre des souffrances de sa carrière.

       Il faut bien boire le calice jusqu'à la lie. Elle se voit obligée de demander sa réadmission à la Fédération Liégeoise en qualité de secrétaire propagandiste auprès des femmes. A soixante ans elle devra s'astreindre à la discipline des heures de bureau avec, en plus, des réunions de comité qui se sont multipliées par suite de son mandat, et qui continuent malgré qu'elle ne siège plus à la Chambre.

       Quels que puissent être ses sentiments intimes, elle n'a rien perdu de sa combattivité. A peine les élections finies qu'avec Jean Rey et Terfve elle pénètre en Allemagne pour essayer d'intervenir en faveur d'Edgar André[12] inculpé de haute trahison contre l'Etat allemand. Elle force la consigne en en imposant par on ne sait quel sortilège aux S.S. qui veulent lui interdire l'accès du tribunal, et parvient même à échanger quelques paroles avec le prisonnier. C'est le hasard d'un voyage en U.R.S.S. qui m'apprend le rôle remarquable joué par Lucie à cette occasion. Son attitude a été commentée en termes élogieux dans la Pravda, et quand nos interprètes réalisent que la citoyenne belge, présente en chair et en os, est bien l'héroïne de l'article en question, ils se confondent en admiration respectueuse En U.R.S.S. on est connaisseur en procès politique.

       En Belgique elle n'en ménage pas moins son concours, participant avec son énergie habituelle aux activités du Parti, suivant le calendrier des fêtes ouvrières comme si de rien n'était. Elle assiste comme chaque année à la tournée d'inspection de l'Union Coopérative, à l'occasion de la Fête Internationale de la Coopération, et comme chaque année dresse un rapport au nom du Comité local de Liège, distribuant louanges, conseils, observations avec le tact, la bonhomie qui la caractérisent.

       Membre du comité liégeois du RUP (Rassemblement Universel pour la Paix) elle tend la main à Julien Lahaut, autre adversaire politique, mais avec qui elle veut œuvrer dans la tolérance au nom de leur haine commune de la guerre. Elle n'a rien renié de ses convictions politiques pour la cause, et après une conférence à Mariembourg, un des auditeurs, en témoignage d'admiration lui écrit : « On vous a qualifiée de socialiste acharnée, ce qualificatif représentant ici le summum des qualités socialistes ».

Août 1939.

       Lucie prend part à la 17e Conférence d'Honfleur, et se plaint de ce que ses collègues vieillissent. « Elles tricotent et font des réussites. Je m'ennuie. Viens me chercher », m'écrit-elle. Elle n'aura pas longtemps à s'ennuyer. A Concarneau, je lis l'affiche de mobilisation générale et me mets aussitôt en route. Les trains sont bondés : dernières recrues, réservistes avec leurs familles qui les accompagnent au dépôt.

       « Cette fois-ci on les aura. Il le faut ». Jamais les Français n'ont été aussi décidés, admirables de calme courage. Crise d'hystérie cependant chez un tout jeune.

       « Je ne veux pas y aller ! Je ne veux pas qu'on me tue ! »

       On le calme. Ce ne sera rien. Dans quelques mois on sera de retour.

       De Concarneau à Honfleur deux jours de voyage à la manière d'Echternach, pendant que trains de soldats, convois de munitions passent en direction frontière.

       A Paris par contre tout est étonnamment calme. Nous rentrons à Liège pour entendre la voix de Chamberlain. Les lumières s'éteignent en Europe.

       C'est la drôle de guerre.

       Par arrangement de Lucie avec des amis de la firme Offermans, notre maison deviendra un centre de distribution de lait aux femmes de mobilisés. Les visiteurs trouvent notre hall d'entrée encombré de bidons, de bouteilles et sont obligés de se faufiler entre les femmes qui attendent leur tour. Nos greniers, qui de tout temps reçoivent les colis que Lucie récolte pour ses malheureux, sont pleins de vêtements d'hommes. Lucie n'a pas terminé sa tâche auprès des rescapés de la Brigade Internationale, comme trésorière du comité d'Accueil aux Volontaires d'Espagne, que déjà des chômeurs, premières victimes de la guerre frappent à sa porte.

       Samedi 11 Novembre. Alerte à l'invasion. Au Consulat britannique branle-bas général. Nous expédions nos archives à l'Ambassade à Bruxelles. Et lundi on recommence, travaillant de mémoire, les classeurs vides.

       J'expose la situation de Lucie au Consul. En raison de son attitude pendant la guerre de 1914-18, le Consul veut bien accepter de l'assimiler au personnel britannique en cas d'invasion. Lucie accepte l'offre qui lui est faite.

       Dimanche 25 janvier. Deuxième alerte. Il paraît que les Allemands vont traverser la frontière à midi. Toutefois le Consul estime la nouvelle prématurée. Je décide de continuer mon repos du dimanche, d'autant plus que Lucie est partie de bonne heure faire une conférence.

       Vendredi 10 mai. Voici le moment de partir. Lucie ne veut pas s'en aller. J'ai toutes les peines du monde à la décider de s'apprêter; elle ne veut pas quitter son Liège. Enfin, nous attendons toute la journée au Consulat. L'auto retenue depuis des mois pour évacuer le personnel féminin est déjà partie vers la France A 5 heures, coup de téléphone. « Ils » sont déjà à Dolhain. Lucie veut rentrer chez elle, pas la peine de se laisser cueillir au Consulat.

       Un des vice-consuls se décide de nous conduire jusqu'à Louvain dans sa voiture, après nous devrons tirer notre plan. La voiture est une quatre-places, de dimensions fortes modestes. Et nous sommes six. Comme bagage, ce qui peut tenir sur nos genoux. Lucie a tenu à emporter la caisse de la « Femme Prévoyante » pour qu'elle ne tombe pas aux mains des Allemands. Ma serviette en est remplie de grosses pièces de cinq francs. A cause de ce fardeau je suis obligée d'abandonner le petit colis qui contient ce que je possède de plus précieux. Ce que je maudis « La Femme Prévoyante ! »

       Louvain. En attendant le vicinal pour Bruxelles nous entrons dans un café. Une demi-heure après notre départ le café sera rasé.

       Bruxelles. Nous y restons deux, trois jours. Lucie ne veut pas aller plus loin sans avoir vu quelqu'un du gouvernement. Les Bruxellois s'en vont, matelas attachés sur le toit de leur voiture. Les régiments anglais arrivent, en route pour le front belge. Canons et camions sont fleuris de lilas. De magnifiques voitures sont alignées sur les boulevards, à vendre pour deux fois rien. Personne n'en veut. L'essence est introuvable. Enfin Lucie réussit à avoir un entretien avec un responsable au Ministère de la Santé et obtient le « papier » qu'elle convoite. Toutes deux nous sommes accréditées, oh ! combien régulièrement auprès du gouvernement belge avec mission de nous occuper des réfugiés belges en France. Par extraordinaire on nous offre 10 litres d'essence, fond de garage d'un automobiliste qui part à l'instant. Grâce à cette aubaine nous allons pouvoir trouver une voiture et, le mercredi de la Pentecôte, en route pour la frontière française, direction Tournai.

       A la sortie de Bruxelles nous sommes bloqués par la file des évacués, plus vraie que nature : camions, charrettes, animaux domestiques. Une vieille femme, blanche comme si la mort l'avait déjà épousée, son lit hissé sur une charrette à foin, serre entre les bras un immense crucifix. La file traîne à pas de vieillard et encore. A chaque carrefour c'est le même enchevêtrement indescriptible. Les évacués veulent aller toujours plus au sud, à l'ouest ; les armées françaises arrivent à contresens.

       Il fait un temps splendide ; on en arrive à oublier où l'on est, ce que l'on fait. Notre chauffeur, ancien ténor à la Monnaie, bavarde à qui mieux-mieux avec Lucie, sauf quand il lâche le volant pour se lancer à grands gestes dans un air d'opéra.

       « Monsieur ! Monsieur ! N'oubliez pas que vous conduisez ! »

       « Ah ! c'est vrai ! »

       Un homme vêtu de cuir verdâtre, s'enfuit à toutes jambes à travers un champ de jeune blé. Un parachutiste sans doute. Nous n'y pouvons rien.

       Nivelles. Au lieu d'y entrer directement, nous nous arrêtons sur la hauteur pour prendre un café. Soudain des avions piquent sur la ville. Des nuages montent de la vallée et le ciel s'en assombrit.


       Nous contournons Nivelles et continuons notre route.

       Tournai enfin! Nous avons mis neuf heures et demie pour faire 52 kilomètres. Tous les hôtels sont archi-remplis. Des centaines d'automobilistes s'apprêtent à camper à la belle étoile. Une amie nous emmène loger à l'école d'Infirmières.

       « Et vous ? Ne partez-vous pas? »

       « Si, quand toute la famille sera rassemblée. La maison est déjà remplie mais nous attendons encore un frère avec sa famille ».

       Pour avoir attendu trop longtemps, notre amie s'en ira à Ravensbruck. Elle n'en reviendra pas.

       Lille. Notre chauffeur-ténor nous quitte pour rentrer à Bruxelles chercher sa femme et ses enfants.

       L'aviation allemande bombarde Lille avec ordre et méthode. A dix heures du soir, à une heure et à six heures du matin. Le maire a décidé de faire évacuer la ville. A moins d'être porteur d'une carte d'identité française on ne peut même pas s'approcher de la gare. Il n'y a plus une voiture à Lille. Et on dit « qu'ils » sont déjà dans la banlieue. Alors ? Par hasard, je rencontre le consul britannique de Liège.

       « Que faites-vous ici ? J'ai une place dans ma voiture. Venez avec moi ».

       « S'il y a place pour deux, je veux bien ».

       Douce après-midi. Nous roulons en pleine campagne sur une route déserte. Oublié l'exode de Bruxelles, la cohue de Tournai, les bombardements de Lille. On entend chanter les alouettes.

       « A propos, où allons-nous ? »

       « Mais, à Dunkerque ».

       « Dunkerque! Pourquoi faire ? ».

       « Parce qu'il y a un bateau pour emmener les réfugié en Angleterre ».

       « Mais nous voulons aller en France ! »

       « Bien, quand vous serez à Dunkerque vous pourrez trouver un autre moyen de locomotion. En attendant, je crois que nous y entrons dedans en plein ».

       En effet, Ce ne sont pas des alouettes qui piquent vers le sol, là-bas au nord, puis se redressent comme allégées d'un poids.

       A Dunkerque comme à Lille, pas moyen de s'approcher de la gare si l'on n'est pas citoyen français. Et la dernière auto est partie depuis avant-hier. Lucie s'accroche au sol français. Qu'irait-elle faire en Angleterre ? Elle ne connaît pas la langue. Je n'ai qu'à l'abandonner. Ah ! ça ! non ! Pas la peine d'être arrivée jusqu'ici !... Pour la contenter, je fais encore une fois le tour des garages. Nous arrivons avec une heure de retard au rendez-vous fixé par mon consul aux 600 réfugiés britanniques qui se sont amenés à Dunkerque.

       La barrière des docks est évidemment refermée. Il faut attendre qu'un officier vienne examiner la carte d'identité de Lucie qui, sur ordre de l'ambassadeur de Grande-Bretagne rencontré à Dunkerque, porte la mention qui l'autorise à m'accompagner en Angleterre.

       Douvres ! Nous arrivons à 4 heures de l'après-midi. Après quatre nuits de bombardements, - deux selon l'horaire lillois, deux à Dunkerque à peu près sans arrêt - je me réjouis d'être à Londres dans deux heures.

       Dame! l'Angleterre est en guerre. Je n'y avais pas pensé. La visite des pièces d'identité des réfugiés n'en finit pas. Enfin, puisque Lucie est retenue parmi les étrangers, j'obtiens l'autorisation de rester auprès d'elle.

       Départ de Douvres vers 11 heures du soir, pour arriver dans une gare inconnue à 1 heure du matin. Entouré par de solides gaillards de la M. P. notre pitoyable groupe de femmes et d'enfants, de vieux pensionnés et de religieuses subit un nouvel interrogatoire qui durera jusqu'à l'aube. Puis, en autobus nous traversons une ville immense - ce ne peut être que Londres - pour arriver dans je ne sais quelle cité-jardin.

       On nous dirige vers une sorte de hangar gigantesque où mille lits de soldat sont dressés. Un nous offre de la soupe aux tomates - à 5 heures du matin - des tartines de margarine. Que ne donnerions-nous pas pour une bonne tasse de café ! On pourra enfin se reposer une heure ou deux.

       Le « lendemain »  je veux aller téléphoner. Une infirmière de la Croix Rouge se précipite. « Vous n'êtes pas autorisée à communiquer avec quelqu'un de l'extérieur ! »

       Ainsi, nous apprenons l'existence de la cinquième colonne, et que nous sommes des suspects, jusqu'à preuve du contraire. Dans quel guet-apens ai-je donc entraîné cette pauvre Lucie, moi qui croyais pouvoir l'accueillir en Grande-Bretagne comme je l'ai fait, si souvent, en temps de Paix !

       Heureusement Lucie est « dépannée » en un temps record, grâce à l'intelligence d'une jeune fille de la Criminal Investigation Department, qui veut bien me croire quand j'atteste de la parfaite honorabilité de cette patriote de l'autre guerre, et réussit à plaider sa cause auprès du Ministre de l'Intérieur.

Nous voici libre de gagner Londres. Nous sommes en effet dans la banlieue. Notre hangar géant est le stadium de Wembley, bien connu des fervents du tennis.

Exil.

       Oisiveté de la vie d'exil ! Quel supplice. Comme distraction : la lecture des journaux qui annoncent de jour en jour de plus mauvaises nouvelles. Reddition de la Belgique. Reddition de la France. Lucie ne tient plus en place, que faire, où aller dans ce Londres, la Mecque des touristes ? A quoi s'intéresser quand tout l'esprit est tendu vers le Continent où s'étend toujours plus l'affreuse moisissure vert-de-gris.

       Dunkerque. Les Anglais retrouvent leur tradition de peuple marin ; qui en yacht, qui en barque de pêche, qui en remorqueur, en chaland, en tout ce qui peut flotter sur mer - un lac par la grâce d'un été sans nuage - ont ramené le gros de leurs effectifs laissant canons, munitions, tanks dans les sables rougis de la France.

       N'ayant pas réussi à anéantir l'armée britannique, l'aviation allemande s'attaque aux civils pour en ébranler le moral. Prélude à l'invasion ? C'est probable. Des avions isolés viennent à toute heure de la journée lancer leurs bombes sur Londres. A toute heure des trains spéciaux emmènent les enfants vers les régions classées comme « évacuation areas ». Certains expédient leurs gosses au Canada, en Amérique, en Australie.

       Petit à petit les réfugiés prennent l'habitude de faire un tour à la gare de Waterloo. On échange quelques mots entre étrangers. On voit parfois arriver des Français. Le premier échelon de l'armée de de Gaulle est annoncé. Mon Dieu ! C'est ça qui reste de la France ? Cette poignée d'adolescents chétifs ?

       Allons prendre l'air à Hampstead Heath.

       A peine arrivées, voilà des promeneurs qui se précipitent au faîte d'une colline, les têtes tournées vers le même point de l'horizon. Nous faisons' comme eux. De ce haut-point de Hampstead Heath on découvre tout Londres. Les tours jumelles de Westminster Abbey, le dôme de St-Paul, l'enchevêtrement des docks, les sinuosités argentées de la Tamise se perdant là-bas à l'est dans les brumes de mer qui se marient aux fumées des usines.

       ... Ah ! c'est cela ...

       Coup sur coup cette nappe grise de brouillard est déchirée par la chute en vrille d'un nuage de feu. Un autre, encore un autre. Sont-ce des Spitfires, sont-ce des Messerschmitts qui piquent ainsi vers la Tamise? Et voici d'affreux champignons de fumée qui montent par-ci par-là. « Ils » bombardent les docks, là-bas, à l'est de la cité. Au cœur des champignons des taches orange : ce sont des dépôts de marchandises, des usines qui flamberont encore au petit jour. Un instant, et voici au-dessus de nos têtes une trentaine d'avions en pleine bataille ! Mais si haut, si haut qu'ils paraissent plus petits que des moucherons. C'est plus passionnant que la boxe ou le football. Le flegme britannique explose en vociférations, en gestes ring-side. Une, deux de ces descentes en vrille, - éclair et nuage. Les autres moucherons vident le ciel.

       Nous venons d'assister à la première scène du drame de Londres.

       « Ils» viendront cette nuit. Et la nuit suivante, et celle d'après et ainsi de suite pendant plus de six mois; arrivant, avec leur régularité de boche, tous les soirs à 7,15 heures sonnantes pour nous bombarder, tout à leur aise jusqu'à 5 h. 30, voire 7 heures du matin. Pendant les quatre premières nuits, la D. C. A. reste complètement muette : les avions ennemis rasent les toits des maisons, lâchant leurs bombes avec indifférence. Après, quelques gros canons, empruntés à la marine de guerre, donneront la réplique. Justement il y en a un à côté de notre pension de réfugiés. Cela nous vaut des émotions, quand nous sortons de la maison dortoir pour aller souper à la maison centrale, et que des éclats de shrapnell pleuvent sur la chaussée.

       Non, décidément Londres n'est pas le lieu de repos que je rêve pour Lucie. Si encore j'avais à y travailler. Mais les Anglais se méfient de moi comme d'une étrangère. « Vous êtes restée trop longtemps sur le Continent. Vous ne connaissez plus les usages du pays ».

       Alors ? Alors, plutôt que de continuer à servir de cible, allons en Ecosse, où ma famille est suffisamment connue pour me permettre d'établir ma respectabilité.


       La patience n'est pas la qualité dominante de Lucie. En Ecosse il lui faudra cultiver cette vertu pendant huit longs mois avant de trouver de l'occupation au Ministère du travail belge qui, dans l'entretemps, a été établi à Londres. Elle rentre d'Ecosse et du coup renaît, enchantée de se trouver dans un milieu belge, de pouvoir s'exprimer dans sa langue, de se sentir utile à quelque chose dans ce Londres qui n'a pas de place pour l'oisif. De fait Lucie aura pour mission de dépister les femmes belges valides, et de les persuader à prendre part à l'effort de guerre. Les femmes britanniques sont astreintes au service militaire jusqu'à 45 ans, au service civil dans les usines jusqu'à l'âge de 51 ans. L'Angleterre n'a pas cru devoir appliquer semblable mesure aux étrangères.

       Les fonctions de Lucie vont l'entraîner à des déplacements invraisemblables dans toutes les banlieues du grand Londres. Ce n'est pas un des aspects les moins remarquables de « nosse Lucèye » que de réussir à trouver son chemin, elle dont l'anglais est des plus rudimentaire, dans le dédale effarant de ces quartiers immenses comme des villes, d'une uniformité désespérante.

       Lucie aime son travail, car elle ne fait pas que « la chasse au matériel de guerre ", comme elle le dit. Elle a dans ses attributions à s'occuper des plus malheureux parmi les réfugiés, à leur apporter un peu de réconfort moral et matériel. Elle se « débrouille » auprès des patrons anglais quand il y a un malentendu à régler entre ceux-ci et leur personnel belge.

       Elle reçoit la visite de marins, de militaires belges en permission. Toute proportion gardée, c'est la Lucie de Liège qui renaît à Londres. C'est aussi, en, modèle réduit, Lucie l'internationaliste. Car, quand enfin je peux me libérer de mon service en Ecosse, je m'aperçois que Lucie est devenue la confidente, « le leader »  de la pension de famille où le hasard nous a conduites en arrivant, pension tenue par des Russo-Arméniens, jadis étudiants à Liège, et qui abritent des spécimens de 7 nationalités.

       Janvier 1943 : c'est le troisième acte: the little blitz. Les avions nous rendent visite à nouveau presque tous les soirs. La plupart des habitants descendent au rez-de-chaussée quand il y a alerte. Pas Lucie. Elle est d'un flegme plus que britannique.

       1943-44 : quatrième acte : période des VI. Puis enfin la libération.

       Par la force du destin Lucie est redevenue député. Elle rentre en Belgique à bord d'un des avions qui ramènent le gouvernement. Au départ, à Airways Rouse, au moment où nous nous quittons, elle est déjà en Belgique, l'esprit tendu, la figure illuminée, paraissant 20 ans de moins que son âge.

Envoi.

       L'émotion du retour au pays, les difficultés de la vie après la libération, et auxquelles ses années d'exil ne l'avaient nullement préparée, ont fortement ébranlé Lucie. Elle réussit à tenir le coup quelques mois cependant, assistant comme autrefois à toutes les activités du Parti, faisant le trajet Liège-BruxelIes, par les froids intenses de 1944-45, pour suivre les séances de la Chambre. Après les bombardements de Londres, elle vivra ceux de Liège, et connaîtra le confort d'un appartement sans feu et sans carreaux.

       Le hasard d'un coup de vent, alors qu'elle s'est assoupie de fatigue dans son fauteuil, va la terrasser. Un de ses neveux, venu lui faire visite, la trouve sans connaissance. Le médecin, appelé d'urgence, prononce son épitaphe qui, pour ne pas être fort élégante, est explicite:

       « C'est fini. Elle ne se relèvera pas. C'est comme un bon cheval qui va jusqu'au bout de la route et tombe pour ne plus se relever. »

Magnifique de ténacité, elle s'est quand même relevée, trompant le médecin pendant quatre mois. Mais cela ne pouvait pas durer. Depuis bien des années, Lucie est atteinte au cœur. Elle n'a jamais voulu qu'on le sache hors de son entourage immédiat.

       Le 25" anniversaire du jour où, si allègrement, elle recevait le Congrès des Femmes Socialistes pour la première fois à Liège, elle s'en est allée au petit matin, l'esprit préoccupé de la chose publique.

       « Il ne faut pas qu'il revienne. »

       « On ne le laissera pas revenir, Lucie, tu peux être tranquille.»

       « Mais c'est qu'il essaie de revenir, et IL NE FAUT PAS qu'il revienne. »

       Dors en paix. Il n'est pas revenu.

«De tels êtres ne meurent pas.

On ne les perd qu'à sa propre

mort. Jusqu'alors réjouissons-nous

de leur vie »

Georges Bernard SHAW.

 

 

 

 



[1] E. B. Chalmers – Lucie Dejardin, hiercheuse et député socialiste. Dessins de Forg. Imprimerie coopérative, Huy.

[2] La mise en congé de toute femme travailleuse pendant six semaines avant et six semaine" après ses couches, selon la convention Internationale votée par la S. D. N., en 1927, ne fut ratifiée par la Belgique qu'en 1944.

[3] Le projet de loi déposé, en 1872, par  le député Vleminckx tendait à fixer l'âge minimum de la descente à 14 ans, pour les deux sexes. La prise en considération n'eut lieu qu'en 1878. L’amendement Jottrand demandant la suppression de tout travail féminin souterrain fut balayé par 86 voix contre 5 et 1 abstention. Le projet Vleminckx, modifié dans le sens de 12 ans pour les gamins et 13 ans pour les filles fut adopté par la Chambre par 52 voix contre 23, mais rejetée au Sénat par 23 voix contre 10.

[4] Au Congrès Coopératif des Guildes de Coopératrices, à Verviers, au mois de juin 1926.

[5] En 1859 déjà, les tisserands de Gand faisaient grève pour protester contre les économats des usines et des mines, contre le truck~system surtout. Mais il a fallu attendre 1887 pour en obtenir la suppression et le vote d'une loi imposant aux patrons l'obligation de payer leur personnel dans un local réservé à cette fin. Entre voter une loi et la faire respecter, il y a de la marge. A la fin du XIXme Siècle, les ouvriers étaient toujours victimes d'un système qu'à juste titre, ils jugeaient malhonnête. A preuve l'expression ({truc~système»: traduction populaire et péjorative du vocable anglais.

[6] La catastrophe de Frameries, qui emporta 123 houilleurs sur les 250 qui se trouvaient dans la mine, le 17 avril 1879, coïncida douloureusement avec la fondation du Parti Socialiste Belge dont les statuts avaient été adoptés l'avant-veille même.

[7] Ce n'est qu'en 1899 que fut votée la loi interdisant aux femmes le travail souterrain. Toutefois, jusqu'en 1920, certaines femmes travaillaient à fond de fosse aux côtés de leurs maris.

[8] La Croix de Chevalier de l’Ordre de Léopold II avec rayure d’or lui est décernée.

[9] Pour éviter toute objection à la candidature éventuelle d'une femme, l'article 50 alinéa 3. « Etre âgé de vingt-cinq ans accomplis »  devient « AVOIR ATTEINT L'AGE style='mso-bidi-font-weight:normal'>DE VINGT·CINQ ANS ACCOMPLIS » ; alinéa 4 « Etre domicilié en Belgique » devient « style='mso-bidi-font-weight: normal'>AVOIR SON DOMICILE EN BELGIQUE »

[10] LA LIGUE INTERNATIONALE DES FEMMES POUR LA PAIX ET LA LIBERTE. - En mai 1915, les style='mso-bidi-font-weight:normal'>femmes de douze pays, dont sept en guerre, prirent l'initiative de se réunir à La Haye pour chercher dans l'aspiration commune des peuples la base d'une paix magnanime et honorable. Puis, sous l'impulsion de Jane Addams, les femmes de quarante pays protestèrent contre les horreurs de la guerre. Elles formulèrent une Charte de la Paix incorporant les résolutions votées à leur premier Congrès, qu'elles soumettent aux gouvernements belligérants. A la conférence de la Paix à Versailles, le Président Wilson reconnut s'en être inspiré en rédigeant ses 14 points.

[11] J. Destrée.

[12] Edgard André, de nationalité allemande, fit ses études en Belgique, de 1910 à 1914, a été membre du P. O. B. Rentré en Allemagne, il lutta d'abord comme socialiste puis comme communiste. Il fut arrêté par les nazis en 1933. L'instruction n'ayant rien retenu, il fut, en 1935, inculpé de haute trahison, sous prétexte qu'il avait essayé de changer la constitution de l'Etat allemand. Or, la Constitution en question, celle de Weimar, avait été abolie par les nazis eux-mêmes. L'absurdité de l'accusation n'empêcha pas les nazis de décapiter André.



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