Médecins de la Grande Guerre

Le cardinal Cardijn

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Le cardinal Cardijn

Le cardinal Cardijn prisonnier en 1915, prisonnier en 1942

Si beaucoup de Belges connaissent l'héroïsme du cardinal Mercier durant la guerre 14-18, peu connaissent celui du cardinal Cardijn (1), fondateur de la J.O.C. (jeunesse ouvrière chrétienne) qui connut pendant chaque guerre mondiale l'emprisonnement. Combien de Belges eurent le triste honneur d'être au cours de leur existence deux fois emprisonnés simplement parce qu'ils voulaient rester des êtres "libres" ? Cardijn fut un de ces hommes pour la plupart oubliés de l'histoire et à qui nous voulons rendre hommage. Jacques Meert et Marguerite Fievez relatent ci-dessous la vie du prisonnier Cardijn en 1915 et, vingt-sept ans plus tard, en 1942 (2)

En août 1914, l'armée allemande envahit la Belgique.(…). A Laeken, l'esprit d'enquête fait découvrir immédiatement les besoins nouveaux et suscite de multiples initiatives, notamment pour venir en aide aux familles des combattants, distribuer vivres, vêtements ou combustible et participer aux œuvres de guerre lancées dans le pays. L'abbé Cardijn s'engage aussi dans l'opposition ouverte ou clandestine à l'occupant, aide les jeunes à rejoindre l'armée en passant en fraude la frontière.

En août 1915, l'abbé est nommé par le cardinal Mercier à la direction des Œuvres Sociales de l'arrondissement de Bruxelles, mais il cumule cette fonction avec son ministère à Laeken. Le 8 novembre, à la Collégiale Sainte- Gudule, le Cardinal préside un service solennel pour les victimes militaires et civiles de la guerre. LA foule stationne jusque dans les portails. L'abbé Cardijn, chargé de l'homélie, stigmatise l'injuste agression allemande et qualifie de prostitution l'attitude des Belges qui collaborent avec l'occupant ; il appelle toute la population à s'unir et à s'entraider avec une invincible confiance en une juste paix.

Le 17 novembre 1916, au nom des 130.000 syndiqués chrétiens de Bruxelles, l'abbé adresse aux Autorités occupantes, aux Puissances neutres et au Souverain Pontife une lettre solennelle de protestation contre la déportation en Allemagne des ouvriers belges. Ce geste rejoint celui qu'ont déjà posé, en faveur de la même cause, le cardinal Mercier et les représentants les plus qualifiés de la nation.
Le 6 décembre, une patrouille militaire vient cueillir le coupable à la sacristie, juste après la messe. L'aventure se termine en prison. Mme Cardijn est rongée d'inquiétude et de chagrin, et sa raison chancelle. C'est la plus grande souffrance qu'éprouve son fils.

Le 7 février, il comparaît, avec 25 autres détenus devant le Tribunal Militaire qui siège au Palais de la Nation. Défendu par le sénateur Alexandre Braun, il est condamné à 13 mois d'emprisonnement et à 150 ,marks d'amende. Immédiatement après, il rédige sur ce jugement dix longues pages d'une extraordinaire lucidité. Elles sont sévères pour la soi-disant justice de l'occupant.(…).Ces manuscrits de la prison de Saint-Gilles, constituent des documents essentiels. Ils révèlent tout ce qui se passe dans la tête et l'âme de l'abbé Cardijn. De fait, il écrit beaucoup. Et c'est cela sans doute qui aura sauvé son équilibre nerveux. En tête d'un long mémoire rédigé dans la cellule 58, il s'exprime ainsi :

"La cellule d'un prisonnier n'est jamais vide; elle est remplie de toutes les visions d'idéal qui font la vie de sa vie et dont l'image le poursuit (…). Ce qui rend le séjour en prison supportable, c'est le désir passionné, l'espoir ardent de pouvoir reprendre le collier demain; de se remettre à la tâche avec mille fois plus d'enthousiasme qu'hier, avec une conviction plus profonde et une fermeté plus décidée. La séparation aiguise le désir jusqu'à l'exaspération; la souffrance trempe le courage contre les obstacles et les difficultés ".

L'abbé reste néanmoins en liaison permanente avec les divers cercles d'étude et les responsables des activités de Laeken. Des centaines de pages voyagent clandestinement dans les deux sens, finement enroulées et glissées sous la doublure de la valise dans laquelle on lui apporte de la nourriture, du linge, des médicaments pour soigner son asthme. On y trouve, entre autres, douze études d'économie politique à partir du texte de RERUM NOVARUM, une analyse fouillée faisant l'évaluation de chacune des œuvres sociales de la paroisse et de l'agglomération bruxelloise, des recommandations spirituelles, des préparations de causeries, des billets plein de soucis au sujet de sa mère. Seul dans sa cellule, il refait une lente lecture de toute la Bible et… de plusieurs œuvres de Karl Marx, DAS KAPITAL notamment. Il continue aussi sa réflexion sur la situation des jeunes qui travaillent : comment résoudre ce problème ? A partir de l'expérience déjà acquise, il cherche à ébaucher les premiers traits d'une solution plus organique. Déjà visionnaire, il scrute un avenir plus lointain encore :

"La première moitié du XX° siècle verra naître un monde nouveau. Cette naissance ne se fera pas sans révolutions, sans luttes, sans déchirements. Trop de colères se sont amassés, trop de souffrances ont été endurées, trop d'injustices ont été perpétrées, trop de fautes commises pour que le nouvel ordre de choses puisse s'établir dans la paix et la sérénité".
Pendant ce temps, nombreux sont ceux qui agissent pour obtenir sa liberté. Alors qu'il se croit sur le point d'être transféré en Allemagne et qu'il adresse à Laeken ses ultimes recommandations, l'abbé Cardijn est relâché le 15 juin 1917, après sept mois de prison. Il reprend son ministère mais, sans beaucoup attendre, le voilà impliqué dans des activités patriotiques : avec un petit groupe de jeunes gens et surtout de jeunes filles, il a participé aux services d'espionnage en faveur des armées alliées. Le 23 juin 1918, il se retrouve dans une autre cellule de Saint-Gilles et passe à nouveau en jugement. Cette fois, la sentence est plus lourde : dix ans de travaux forcés ! Seule la fin imminente des opérations militaires entraîne sa libération, peu avant l'armistice.
Le silence, l'inaction, la souffrance, ont fait de cette épreuve une longue retraite, combien fructueuse, pour la maturation de sa pensée, et de ses projets d'action

A nouveau prisonnier 27 ans plus tard … :

Au domicile de l'abbé, les agents de la Police Militaire allemande mettent la main sur les copies d'une lettre, subversive à leurs yeux, du cardinal Van Roey au Gouverneur allemand von Falkenhausen, lettre que l'abbé est accusé de diffuser. Le 11 juin, dès 8 h 30 du matin, l'aumônier général de la JOC se retrouve au siège de la Sicherheits-Polizei, de sinistre mémoire, au 510, avenue Louise. (…). L'abbé Cardijn est interné à la prison de Saint-Gilles, cellule n°1. (…).
Ces mois d'emprisonnement vont se passer dans des conditions différentes de celles qu'il a connues lors d e son incarcération en 1916. A 60 ans, ce prêtre donné corps et âme à une œuvre gigantesque se retrouve dans l'humble condition humaine, comme s'il fallait prouver qu'il ne l'a jamais quittée. Dans les billets qu'il parvient à adresser clandestinement aux siens, les questions les plus terre-à-terre prennent un relief disproportionné : "la pape au riz est aussi bonne qu'il y a 26 ans !"

En effet, il souffre beaucoup de l'alimentation extrêmement déficiente. Dans une cellule où on vit jour et nuit à quatre, n'ayant qu'un strict minimum de commodités sanitaires, de continuelles crises d'entérite lui rendent le régime de vie plus insupportable encore. Lors de la visitez médicale, il feint d'y donner un caractère de gravité qui obligerait la Gestapo à le relâcher, mais en vain. Les prisonniers disposent, en tout et pour tout, d'un bol et d'une cuiller. Il va rester un mois sans pouvoir changer de linge. Il tente de dissimuler l'inconfort sous une boutade : "je souffre le plus la nuit. On couche paillasse par terre, à quatre. Mes vieux os trop maigres sont trop raides…"

Les deux premières semaines sont mouvementées et incertaines. Il subit sept interrogatoires successifs, entrecoupés de séjours dans un cachot sans lumière. Les officiers allemands veulent des aveux au sujet des textes trouvés chez lui. On lui présente deux livres saisis dans sa bibliothèque : le MEIN KAMPF d'Adolf Hitler et LE MYTHE DU XX° SIECLE de Rosenberg, pour lui faire reconnaître ses propres annotations dans les marges. En dix jours, il est envoyé successivement de la cellule n°1 au n° 93, puis au 86 et de là au 88. Mais un beau matin, la prison de Saint-Gilles étant comble, Cardijn est transféré avec 50 autres détenus, tout à côté, à la prison de Forest, partiellement réservée aux femmes. (…). Quel différence avec l'isolement absolu de la cellule de 1916 ! Les compagnons changent sans cesse :

"Dans quatre cellules par où j'ai passé", dit-il, "j'ai rencontré une collection intéressante de 13 compagnons " : un prisonnier français évadé, un Frère des Écoles Chrétiennes, qui a été torturé, deux braconniers, deux jeunes ouvriers accusés de sabotage, un travailleur qui a volé du charbon, un entrepreneur d' Anvers , un policier d'Etterbeek, et un garçon de café ! (…).
A son arrivée à la cellule 104 à Forest, quelle surprise ! Le voilà en compagnie …du président des Jeunes Gardes Socialistes, Arthur Haulot ! On s'embrasse et on fait connaissance. Ici, adieu le jeu de cartes; on discute de ce que l'on pourra faire après la guerre - et pourquoi pas ? ensemble…(…).

Depuis qu'il a été transféré à la prison de Forest, l'abbé Cardijn est entré en contact clandestin avec les religieuses qui s'occupent des prisonnières. Elles ont accès à une cour intérieure sur laquelle donne la cellule 104. Un système ingénieux de transmission de messages et de menus objets est organisé. A l'heure et au signal convenus, les trésors prohibés, attachés à une longue ficelle, circulent de haut en bas et de bas en haut; les sœurs les font suivre vers les destinataires. C'est par ce moyen aussi que l'on tente de communiquer de détenu à détenu. Parfois cependant, il faut freiner d'audace :

Les détenus condamnés ne peuvent avoir ni tabac , ni cigarettes. C'est donc très dangereux de leur en passer. Le détenu d'en - bas m'a encore fait descendre la corde plusieurs fois, pour demander du tabac, cigarettes, papier, vivres, etc. Pour moi, c'est trop difficile. Depuis que le carreau est remis et que mes anciens compagnons sont partis, je dois moi-même monter sur le rebord de la fenêtre, m'appuyer en haut de celle-ci, jeter et retirer la corde sans rien voir ! Je risque chaque fois de déchirer ma soutane, sans songer à la porte qui peut s'ouvrir. Puis, ces appels d'en-bas sont entendus de toutes les cellules voisines, qui savent ainsi que c'est vous qui apportez les messages, qu'il faut descendre la corde etc.. " (…).

Enfin le 21 septembre, la Gestapo, embarrassée de ce prisonnier trop encombrant, ouvre les portes de sa cellule.

(1) Cardijn Joseph : (Schaerbeek, 1882- 1967). Cardinal, initiateur de la Jeunesse ouvrière catholique, aumônier général de la J.O.C. belge (1925), aumônier international de la J.O.C. (1945-1963). Forgea sa conviction et la méthode de "l'apostolat proprement laïc du laïc" dès le temps de son vicariat à nLaeken (1912), où il créa des cercles d'études, de réflexions sur les faits en vue de l'action, avec les jeunes travailleurs. Créa en 1919 la " jeunesse syndicaliste, puis la J.O.C. avec F. Tonnet, P. Garcet, et J. Meert, selon la méthode " Voir, juger, agir " qui connut une diffusion mondiale : partir des faits, enquêter sur les situations, prendre conscience de la dignité de l'ouvrier-fils de Dieu, transformer les conditions de vie ou de travail injustes. Homme du contact humain direct et attentif à tous les problèmes de notre temps, effectua 24 voyages intercontinentaux. En 1962, la J.O.C. comptait des sections dans 88 pays. (Source : Le dictionnaire des Belges, Paul Legrain éditeur, 53 rue Simonis , 1050 Bruxelles, 1981)

(2) Marguerite Fievez , Jacques Meert, "Cardijn",3° édition, Vie Ouvrière, 1978.


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