Médecins de la Grande Guerre

Le sermon du Dr Schweitzer.

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Introduction et avertissement

Il nous a paru bon de rappeler ce très beau sermon du Dr Schweitzer en ce centenaire de la guerre 14-18. Le lecteur trouvera ci-dessous l’intégralité du texte. Nous avons cependant tenté  d’actualiser ce sermon en l’allégeant quelque peu. Les phrases et paragraphes en italiques ont été écrits par le Dr Schweitzer mais me paraissent pouvoir être résumés ou être remplacés par un discours plus universel faisant moins appel aux références religieuses du christianisme. Le lecteur trouvera donc en écriture grasse les phrases de  ma composition qui pourraient  remplacer les paragraphes en italiques sans toutefois déformer la pensée du Dr Schweitzer. Je suis certain que le Dr Schweitzer comprendrait et approuverait mon humble démarche. Son sermon est d’une telle richesse qu’il serait heureux que l’on puisse le redire et le relire près de cent ans après avoir été prononcé par le Dr Schweitzer à l’église Saint Nicolas.

Patrick Loodts

En souvenir des morts de la Grande Guerre.

Sermon prononcé à l’église Saint-Nicolas,

Le dimanche 1e décembre 1918.

« Il essuiera toute larme de leurs yeux et la

mort ne sera plus ; il n’y aura plus ni deuil,

ni cri, ni douleur, car les premières choses

ont disparu. »

Apocalypse XXI, 4.


Le Dr Schweitzer dans son bureau.

       A l’époque où l’automne s’infléchit vers l’hiver, nous n’évoquerons pas seulement la mémoire de ceux que l’âge, la maladie ou l’accident ont emportés, mais aussi le souvenir de ceux qui sont tombés par la main des hommes au cours de cette guerre meurtrière. Comment ont-ils péri ? Transpercés par les balles, ils ont perdu tout leur sang ; restés accrochés dans les barbelés, ils ont gémi et souffert à longueur de journée sans qu’aucun secours n’ai pu venir les délivrer ; étendus sur la terre glacée, ils sont morts de froid la nuit ; des explosions de mines les ont ensevelis ou projetés en l’air, déchiquetés ; ailleurs, c’est l’eau qui entrait en bouillonnant dans leur navire envoyé par le fond : ils se sont débattus dans les vagues jusqu’à l’épuisement ; ou bien, prisonniers de la coque du bateau, ils s’agrippaient aux parois, saisis d’une terreur impuissante. Et ceux qui n’ont succombé ni sur le champ de bataille ni sur mer, s’en sont allés, après avoir subi le martyre pendant des semaines ou des mois dans les hôpitaux militaires, luttant contre la mort pour essayer de conserver une existence de mutilé. Pendant ces mois d’angoisse, n’entendiez-vous pas, à l’heure où le silence et la nuit enveloppent toute chose, comme le bruit de gémissements et de plaintes qui montaient de la terre vers le ciel ? Vous cherchiez à l’étouffer, mais rien ne l’arrêtait et continuait à frapper nos oreilles.

        Aujourd’hui cet enfer appartient au passé : ils ont cessé de souffrir, ces hommes, qui par d’autres hommes ont été torturés et tués. (Dieu a essuyé toute larme de leurs yeux ; pour eux il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur.)

       Comment allons-nous célébrer leur mémoire ? Vous est-il déjà arrivé d’accompagner le cercueil d’un être qui emportait dans la tombe une partie de votre existence, et, subitement, de vous sentir lié par un serment à celui qui était déjà retranché de la terre des vivants, et de lui promettre de sauvegarder ou d’accomplir quelque chose en souvenir de lui ? De même, je crois que nous aussi, les hommes du monde entier, nous devons prendre un engagement à l’égard à l’égard de ceux qui sont tombés à la guerre.

       Nous commençons par leur faire la promesse, de toute évidence la plus obligatoire et la plus simple, celle de ne jamais les oublier. Oh ! Ne pensez pas que cela soit si facile ! Le temps efface tant de choses que nous aimerions garder, il les balaye si nous les défendons. Dès maintenant, j’appréhende le jour où les femmes qui ont perdu leur mari à la guerre ne recevront plus les témoignages de sympathie et de déférence qu’elles méritent, et où les orphelins dont le père a été tué ne seront plus protégés par l’affection et les égards dont ils auraient besoin. Aujourd’hui déjà, on constate bien des lacunes, en paroles et en actes, dans le respect que nous devons aux survivants. Mais vous au contraire, vous vous armerez là contre : les familles des disparus doivent être pour nous un legs sacré. Elles devront sentir, à travers notre comportement, que nous nous reconnaissons les débiteurs de ceux qui sont morts au loin et que nous cherchons, vis-à-vis d’elles, à nous acquitter de notre dette.

       Voilà les couronnes et les gerbes dont nous ornerons les tombes. Les ouragans souffleront mais ne les emporteront pas, les orages s’abattront mais ne les flétriront pas. N’oubliez pas non plus que des centaines et des milliers de personnes, dans leur inconscience, meurtriront par leur froideur et leur dureté les cœurs endeuillés : c’est à nous de guérir ces blessures par notre sympathie.

       Quel serment devons-nous encore faire aux morts ? Promettons-leur que leur sacrifice n’aura pas été inutile. Dans tous les pays, ils ont donné leur vie, chacun pour préserver ses concitoyens contre l’horreur de la guerre et sauvegarder la liberté de tous. Et chaque peuple en doit de la reconnaissance à ses morts. Dans les pays qui ont eu la victoire en partage, la signification de leur mort s’exprime dans un souffle d’enthousiasme qui passe sur les tombes. Chez les vaincus, on pense à eux dans l’accablement de la détresse. Des circonstances extérieures ont déterminé que pour les uns la mort aura été le sceau de la victoire, tandis que pour les autres, elle aura été un fiasco. Toutefois, ce n’est pas là l’ultime signification  de leur mort à tous. Maintenant que la guerre a reculé dans un passé révolu, les victimes ne forment plus pour nous qu’une seule cohorte, sans distinction d’armes ou de nationalités, ce sont simplement des hommes, unis par l’adversité et la souffrance qui réclament de nous un engagement.

Cet engagement nous le vivons aujourd’hui en voyant se construire enfin cette Europe  fraternelle telle que l’avait imaginé un autre homme épris des deux cultures française et allemande et que vous connaissez tous : le lorrain Robert Schuman

       C’est parce que l’homme est fragile et qu’il peut si aisément se métamorphoser en barbare (C’est pour  nos péchés) qu’ils ont été livrés à la mort. Dans aucun pays du monde, on ne se souciait sérieusement du bonheur ou du malheur de l’individu : la vie humaine, cette valeur mystérieuse et irremplaçable, ne comptait guère. On parlait à la légère de la guerre et des calamités qu’elle traîne après elle. On trouvait absolument normal de calculer d’avance en chiffres la quantité de matériel humain qu’il faudrait sacrifier, on glorifiait et on chantait cette déshumanisation. Alors, ce qui devait arriver vint, mais dans des proportions mille et mille fois plus effroyables qu’on ne les avait envisagées ; ce fut si horrible et ignoble, si gorgé de misère et de désespoir, qu’il ne restait plus rien à glorifier, et que seules subsistaient la souffrance et l’épouvante.

       C’est de cette négation de toute compassion humaine qu’ils sont les victimes, ceux dont nous évoquons aujourd’hui le souvenir, au-dessus de toutes les frontières nationales. Tandis que nous nous inclinons et nous humilions devant eux, nous faisons serment de détruire cet esprit d’inhumanité auquel ils ont été sacrifiés. Ce nationalisme exacerbé ( Ce péché démesuré) qui a contaminé le monde et qui a vu grandir notre génération doit être extirpé de nos âmes. Nos enfants devront puiser dans notre expérience et garder tout au long de leur vie, comme un héritage qui leur a été légué, la conviction que le commandement : « Tu ne tueras point » a une valeur beaucoup plus fondamentale que nos parents et nous-mêmes ne le pensions. Les millions d’hommes forcés à tuer – simplement pour s’être trouvés dans une situation où l’ordre reçu et la légitime défense leur en faisaient une obligation – devront transmettre aux générations montantes l’horreur du calvaire qu’ils ont gravi, afin que personne ne retombe jamais devant une pareille fatalité.

       Que le respect de la vie et de la souffrance humaine – même à l’égard des plus humbles et des plus obscurs d’entre les hommes – soit désormais la loi d’airain qui régisse le monde ! Non que nous pensions remplacer ainsi l’ancienne phraséologie par de nouveaux slogans, ou que nous nous imaginions que les discours retentissants et les déclarations aient la moindre efficacité, mais nous avons la certitude que seul un changement radical de notre mentalité profonde, propagée d’homme à homme, est capable d’opérer cette transformation du monde. Tandis que les morts, sacrifiés à l’opinion qui n’avait pas encore bien compris le commandement « Tu ne tueras point », ont expié à notre place la faute qui pesait sur nous, leur souffrance a racheté notre égarement : des temps nouveaux  auraient dû commencer  (peuvent donc commencer, dont nous sommes appelés à préparer l’avènement). Espérons de tout cœur qu’ils sont encore en réelle gestation malgré le bruit des armes qui se fait encore trop souvent entendre 100 ans après le début de la Grande Guerre

Le destin de notre humanité reste obscure.

(Les voies de Dieu nous restent obscures. Seuls, deux principes, aussi sibyllins qu’inséparablement accolés l’un à l’autre, se profilent avec netteté : tout d’abord que toute faute exige son expiation, ensuite que le progrès ne se fait pas sans sacrifice et que tout se paye en vies humaines, destinées à cela.) Deux choses semblent cependant évidentes : l’égoïsme, le repli sur soi, la mainmise de quelques uns  sur les richesses de notre monde ne peuvent qu’avoir des effets extrêmement négatifs sur l’avenir du genre humain. D’autre part, la lutte pour un monde plus juste ne peut se faire  sans  sacrifices personnels et collectifs.

       Nous le pressentons bien plus que nous ne le comprenons, mystère terrifiant tout comme, bien souvent, les lois de la nature, mais nous sommes bien obligés de nous y plier.

       Pour les chrétiens, le sacrifice des hommes de bien, l’injustice que subissent les innocents restent un grand mystère auquel cependant le Christ donne un sens, lui dont le sacrifice dit Saint Paul se  continue par celui de l’humanité souffrante.

        (Nous autres, les enfants de époque de violence, nous saisissons, mieux que quiconque avant nous, les énigmes de la Bible. Et pour commencer, ce sont les paroles obscures de l’apôtre Paul qui s’éclairent soudain pour nous d’une clarté nouvelle. Il nous adresse ces mots prophétiques, selon lesquels ce n’est pas seulement le Christ qui est appelé à souffrir, mais son calvaire et sa mort innocente devront se continuer dans l’humanité pour frayer la voie au Royaume de Dieu. Et ce qu’en des temps normaux les hommes ne peuvent pas comprendre s’ouvre aujourd’hui tout grand à notre entendement, car nous l’avons vu de nos yeux, à savoir que Dieu a permis la souffrance et la mort de millions d’innocents. De même que les disciples savaient que la mort du Seigneur annonçait l’avènement de choses nouvelles, nous aussi nous savons qu’il en sera de même, lorsque nous tournons nos pensées vers ceux que nous pleurons.)

       A ce sacrifice colossal auxquels ont pris part déjà tant de victimes doit correspondre un renouveau à la mesure du prix qui en a été payé et c’est à nous à en avancer la réalisation.

       Prêtons donc l’oreille, en ces années où nous commémorons les victimes de la Grande Guerre, à ces millions de morts pour que ceux-ci restent le moteur de notre idéal en nous poussant en avant par le rappel qu’ils nous font sans cesse qu’on ne peut rester indifférent à la moindre « inhumanité » dont nous serions témoins sous peine de devoir revivre la pire des barbaries : celle de considérer que l’ « autre », celui d’une autre classe sociale, d’une autre culture, d ’une autre race vaut moins que nous !  Nous ne pouvons vouloir d’un monde qui nous mettrait sous la domination des catastrophes que les hommes sont capables de déclencher contre leurs prochains.

       (Prêtez l’oreille, écoutez le bruissement du Royaume de Dieu dans les airs, tel qu’aucune génération ne l’a jamais entendu. Notre mission est de nous élancer et de faire le pas décisif, auquel l’humanité, jusqu’à ce jour, n’a jamais pu se résigner ; nous ne pouvons pas reculer, les morts nous entraînent et nous poussent en avant. Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur car les premières choses ont disparu. Les premières choses désignent le monde qui niait le respect de la vie humaine et qui, échappant volontairement à l’amour divin, s’est mis sous la domination des catastrophes que les hommes peuvent déclencher contre leur prochain. Les secondes choses désignent le Royaume de Dieu pour lequel Jésus et, ces derniers mois, des millions d’hommes ont donné leur vie, mais malheur à nous si nous avions des oreilles pour ne point entendre et des yeux pour ne point voir, car nous rendrions leur sacrifice inutile pour l’avancement du monde.)

       Une remarque encore : ceux d’entre nous qui n’ont pas connu l’adversité de la guerre  ne devraient pas  accepter ce privilège comme  allant de soi. Ils doivent se considérer comme des hommes « de vie » dont la véritable vocation est de défendre celle-ci  en la rendant toujours plus digne pour le plus grand nombre.

        (Une remarque encore : ceux d’entre nous qui ont survécu – soit qu’ils aient été sauvés par miracle de mille dangers, ou que le sort leur ai épargné de regarder sans cesse face à face, comme les autres, la mort et l’anéantissement –, tous ceux-là ne doivent pas accepter ce privilège comme allant de soi, mais ils doivent se considérer comme des hommes ayant passé de la mort à la vie, par la grâce de Dieu, afin qu’ils en fassent un usage nouveau. L’apôtre Paul déclare  à maintes reprises que nous, les chrétiens, nous devons nous regarder comme morts avec le Christ et ressuscités avec lui, afin de marcher dans une vie nouvelle. Qui pourrait comprendre ces paroles comme nous les entendons aujourd’hui ? Pour qui auraient-elles plus de poids que pour les millions d’entre nous qui, pendant toutes ces années, étaient voués à la mort et qui s’étonnent aujourd’hui de voir le soleil, d’être encore en vie et de ne plus sentir la menace quotidienne de la mort ?

       Dans les Apocalypses du Nouveau et de l’Ancien Testament, il est dit, à propos de la venue du Royaume de Dieu à la fin des temps, que Jésus l’établira, environné par la nuée de myriades de ressuscités. Et s’il existe une interprétation possible de ces mystères, j’oserai les appliquer à ce qui nous concerne, nous les innombrables rescapés qui, de la mort, avons été rendus à la vie. Par la détresse dont nous avons été les témoins, par les malheurs et la mort que nous avons été forcés de répandre autour de nous, par l’épouvante qui s’emparait de nous, nous sommes préparés, mieux qu’aucune génération au monde ne l’a jamais été, à comprendre la gravité effroyable des choses, à concevoir les pensées qui doivent modeler un monde nouveau proche du Royaume de Dieu et à travailler, avec des mains pures d’hommes nouveaux, à la réalisation de ce qui doit venir.)

       Lorsque je rencontre des hommes  qui ont échappé à la mort (sortis indemnes de la guerre), j’ai souvent l’impression que leur physionomie a changé, comme si l’horreur qu’ils ont vécue avait creusé leur visage de mystère et ouvert leurs pensées aux courants du grand large. Je devine qu’avec eux commence une humanité régénérée, plus authentique et plus réfléchie. Est-ce un début prometteur appelé à s’épanouir, ou n’est-ce qu’une poussée sans lendemain qui s’étiolera bientôt lorsque l’insouciance de la vie de tous les jours aura pris le dessus ou que les distractions offertes habituellement détourneront les esprits ? (Dieu nous en préserve !) C’est de nous, les générations de l’après-guerre (rescapés du néant), qu’il dépendra, ou bien que le sacrifice de ceux qui sont tombés ait été vain pour l’avancement  d’un monde vraiment à la mesure de chaque être humain (du Royaume de Dieu), ou au contraire que leurs souffrances et leur mort portent du fruit. Tout ce que nous aurons négligé de faire, aucune génération au monde ne pourra ne pourra le rattraper au cours des siècles. C’est pourquoi nous jurerons (devant Dieu et Jésus) d’accomplir la tâche qui nous échoit. Et surtout, ne vous laissez pas induire en erreur par ceux qui ne comprennent pas les signes du temps et s’affairent autour d’activités superficielles, mais sachez que, même lorsque nous sommes seuls à penser et à faire ce qui doit l’être, il en résulte une bénédiction dans le monde.

   Voilà comment nous voulons honorer le souvenir des morts.      



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