Médecins de la Grande Guerre

Le sergent Jules-Philippe Guiton, prophète incompris d’une Europe en guerre

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Le sergent Jules-Philippe Guiton, prophète incompris d’une Europe en guerre



Jules-Philippe Guiton

       Jules-Philippe est né le 12 septembre 1885 à Calais dans une famille de pasteurs méthodistes. En juin 1909, il est lui-même admis dans le corps pastoral. Aussitôt il manifeste son intention de partir en mission. Son mariage, la naissance de deux enfants, retarde son projet qui finalement se réalise en 1912. Il deviendra directeur de l’Ecole normale de Morija au Lesotho.



Annonce du départ de la famille Guiton pour le Lesotho


Famille Guiton

       A l’annonce de la guerre, il se met immédiatement au service de son pays et laissant femme et enfants, quitte le Lesotho rejoint le plus rapidement possible la France. Son instruction militaire fait de lui un sergent aimé de ses hommes. Jules-Philippe néanmoins, s’il veut servir son pays, cherche à être versé dans le corps des ambulanciers ou des brancardiers. Il en fit la demande mais celle-ci revint avec un avis défavorable pour vice de forme : la date n’était pas à la bonne place ! Il la corrigea et la renvoya à nouveau mais, cette fois, sa demande resta sans réponse. Plus tard, sur le front, au sud de Troyon, Jules-Philippe renouvelle sa demande pour travailler comme brancardier sous les ordres du médecin-commandant Marchand. Une demande est écrite par voie hiérarchique mais son capitaine y inscrit un avis défavorable avant de la transmettre au général. Ce dernier suit l’avis de son subalterne et refuse la mutation demandée.

       Le 29 février, notre sergent et son escouade doit faire face à une attaque de leurs positions. Jules-Philippe encourage ses hommes à rester au créneau et à tirer. Voici son témoignage : « Ce fut la seule fois que je tirai. Les bombes et les pétards pleuvaient autour de nous, l’un deux éclata à portée de la main et me laissa sourd pour toute la journée. Un homme fut blessé à côté de moi. Il perdait le sang abondamment. Aussitôt je mis de côté mes préoccupations de sergent et je fis office d'infirmier. L'homme une fois pansé, tant bien que mal, devait être emporté. Un moment je pensai le faire moi-même, puis je compris que ce serait une infidélité et qu'on comptait sur moi pour autre chose. D'ailleurs il se présenta un volontaire. Un peu plus tard les bombes cessèrent de pleuvoir et quand il y eut une accalmie on vint dire qu'il y avait un Allemand mourant devant notre tranchée. Un de mes camarades prit un fusil, l'ajusta et l'acheva. Il revint avec un petit sourire satisfait. Je fus écœuré et le dis à Deletrée. Celui-ci me comprit mais ajouta : « Que veux-tu ?... c'est la guerre. »

       Hé oui ! A la guerre la seule loi est celle de la nécessité, commandée par la cruauté. Qu'on nous délivre donc de tous les ornements qui l'entourent et qu'elle apparaisse telle qu'elle est : hideuse ! Le soir on craignait une prolongation de l'attaque. Notre compagnie était la plus proche des Allemands. Je fus chargé d'arrêter leur élan et de résister jusqu'à la mort. Je fus surpris que cette mission me fût confiée à moi alors qu'un corps de volontaires spéciaux avait été formé. J'obéis cependant et mis tout ce que j'avais de bon sens et de fermeté à organiser définitivement la tranchée. Au début les hommes me filaient entre les doigts, mais grâce à l'énergie et à la bonne volonté de quelques-uns nous fîmes quelque chose d'assez sérieux. Un barrage en fil de fer se fit au-dessus des cadavres. Sans le vouloir j'en piétinai un. Je ne l'oublierai pas. Une fois tout près, j'attendis l'ennemi et probablement la mort s'il venait. Il ne vint pas : il y eut aussi contre-ordre de notre côté et je fus relevé. Cette journée est une des plus pénibles que j'ai passées. Je n'avais pas eu peur et j'avais fait tout ce qu'on attendait de moi au point de vue humain. D'autre part je n'étais pas à l'aise au point de vue chrétien. Une pensée me mit un peu de clarté dans l'esprit : comme sergent, fais tout ce qu'on attend d'un sergent ; comme individu, ne fais rien que ton Maître puisse désavouer ; mais je restai troublé.

       Quelques jours après, 9 hommes de son peloton sont foudroyés par un obus et deux décèdent. C’est lui qui les fait enterrer et organise la prière d’adieu. A peine rentré de la courte cérémonie, il reçoit la nouvelle que son ami Brette est mort de la typhoïde. Une deuxième lettre, celle de son épouse, lui annonce la mort de leur fille cadette, la petite Tebho.

       Jules-Philippe poursuit alors sa douloureuse introspection : « Je ne pouvais pas choisir la manière de servir mon pays qui m'aurait convenu comme chrétien, je veux dire, servir comme brancardier ; je ne pouvais pas sortir du service armé, mais je pouvais limiter mes responsabilités et renoncer aux avantage matériels que me donnait ma position de sergent. Une demi-heure après, le brouillon d'une remise de galon était fait et je remettais la demande le jour même. Avant de la faire suivre, le capitaine me fit appeler. Il me dit qu'il en avait touché un mot avec le colonel. Que celui-ci était décidé à refuser et qu'il avait dit : « Si Guiton n'était pas sergent, je le nommerais ». Qu'on avait besoin de sergent avec des convictions.

       Malgré les paroles de son capitaine, Guiton insista pour sa demande écrite soit envoyée. Elle revint quelques jours après, il fallait s’y attendre, avec un refus. Autour de Guiton, la mort frappait dans le rang de ses camarades : Lozère fut tué après s’être porté volontaire pour une patrouille et, c’est lui-même qui franchit la tranchée pour ramener dans son retranchement le corps de son ami. Périt aussi Deletrée atteint d’une méningite et Fayot, mort à l’entraînement en s’exerçant au lancement de bombes avec de dangereux canons datant de Louis XIII !

       Le 13 mars, Jules-Philippe se comporte en héros en ramenant, au péril de sa vie, un soldat allemand blessé gravement au milieu des lignes. Les hommes de Guiton applaudissent leur chef quand il revient dans les tranchées avec le blessé.

       « Il est impossible d’exprimer la joie que je ressentais. Enfin, j’avais pu faire quelque chose à la gloire du Christ, et à sa gloire seule. »

       Malheureusement, le blessé allemand (il s’appelait Widermann) succombe rapidement de ses graves blessures. Guiton est cependant heureux d’avoir accompli un geste d’amour fraternel envers son prochain même si celui-ci appartient au camp ennemi. Cette affaire aurait pu en rester là, mais son lieutenant voulait apprendre ce que son courageux sergent avait aperçu des postes ennemis en pénétrant si loin dans le « no man’s land ». Ce questionnement interpelle aussitôt la conscience tourmentée du sergent… Son geste, il ne l’a commis que par amour. Les Allemands eux-mêmes, le voyant secourir un des leurs, n’ont pas tiré sur lui et, maintenant, on lui demande des renseignements sur leurs positions ! En donner, reviendrait à transformer son acte de pur amour en un acte guerrier ! Il refuse donc. « Si vous voulez avoir ses renseignements militaires, envoyez-moi en chercher ; mais quant à transformer en patrouille cet acte fait pour le Christ : jamais ».

       C’est au tour de son capitaine de l’interroger. Il lui demande pourquoi, l’ennemi n’a pas tiré sur lui. Jules-Philippe répond que, peut-être, celui-ci a discerné qu’il s’agissait d’un acte d’amour. Après le lieutenant et le capitaine, c’est au colonel de s’entretenir avec lui. Le colon le menace du conseil de guerre avec le risque d’être ensuite fusillé. Jules-Philippe répond simplement « Je serai fusillé » avant de rejoindre sa section.

       Le sergent Guiton a franchi dès lors une étape cruciale. Sa hiérarchie lui a fait comprendre qu’il ne peut absolument pas servir deux maîtres à la fois, l’armée et le Christ. Deux semaines après, le 4 avril, jour de Pâques, Jules Philippe assiste à Vienne-le-château à un office donné par le révérend Delinotte. Au cours de la cérémonie, il fait un pas de plus dans sa réflexion : « C’est au cours de ce service que je compris qu’il me serait désormais impossible de contribuer à verser le sang d’hommes pour lesquels Christ avait laissé couler le sien ». Le soir même, une attaque devait être entreprise contre un poste allemand. Elle dura plusieurs jours car le poste changea de nombreuses fois de mains. La compagnie de Jules-Philippe est gardée en réserve mais souffre au spectacle des hommes revenant de l’assaut.

       « Devant nous passaient et repassaient des soldats hors d'eux-mêmes, blancs de peur et de fatigue. Je vis passer Pfeifer, ancien camarade de peloton, sous-lieutenant, je l'invitai à s'asseoir pour respirer un air plus calme, il refusa. Enfin Mergé vint et accepta mon invitation. Il était écœuré. Sa section était une boucherie. Il ne voulait, il ne pouvait plus y retourner. Il pleura, cela lui fit du bien. Comme ma section à moi était épargnée, j'allai de côté. En effet c'était effrayant, de voir des mourants et des morts délaissés par des hommes naturellement plus préoccupés de voir venir les bombes que de soigner les malheureux. Il y avait cependant là un caporal infirmier occupé courageusement à soigner les blessés. Je défis mon ceinturon et je l'envoyai promener le plus délibérément du monde et me mis aux ordres du caporal. Je fus affecté au transport des morts, on les mettait tant bien que mal dans une toile de tente et on les traînait dans la boue. J'avais l'intime assurance que rien ne m'arriverait. J'allais donc jusque dans le petit poste chercher ces pauvres débris. En passant devant un chef je lui dis : « Voilà le champ d'honneur ! »

       Ce travail terminé, il arrache ses galons, les jette au feu et enlève son uniforme. Le geste a été réfléchi quelques heures auparavant lors d’une conversation avec l’un de ses camarades :

1. Le képi symbolise l'arme dans laquelle on lutte.
2. La cravate c'est le point d'honneur. Le soldat bien cravaté est en général fier d'être soldat.
3. La capote c'est le service.
4. Le pantalon c'est l'honneur militaire.
5. Les guêtres c'est le commandement. Elles sont d'autant plus hautes et plus rigides que le commandement est plus haut et plus ferme.
6. Les souliers symbolisent l'obéissance. Car ce sont eux qui permettent d'aller où on est envoyé, et d'exécuter les ordres.

       Le sergent Guiton connaissait-il le geste identique que fit François d’Assisse lorsque, au tribunal de l’évêque il se dépouilla de tous ses vêtements qu’il avait en fait reçus de son père ? Par ce geste fort, François se libérait de l’emprise de son père et renonçait en même temps à son héritage. La seule explication à son geste que donne Jules-Philippe fut celle-ci :

       « Je compris que si je voulais servir le Prince de la Paix, je ne pouvais garder la livrée du prince de la guerre, que l’obéissance, c’était la foi. J’obéis donc, en soldat, sans discuter et quelques secondes après j’étais tout nu ». Evidemment le symbolisme de ce geste étrange ne va pas être compris par ses compagnons d’armes. Le docteur est appelé et il est considéré comme souffrant d’un délire mystique. Il est finalement transporté dans l’asile d’aliéné de Naugeat.



Limoges – Asile de Maugeat

       En réalité, sa « folie » l’a sans doute épargné du conseil de guerre et peut-être sauvé du peloton d’exécution mais ce n’est pas ce qu’il voulait. Jules-Philippe va alors s’efforcer de convaincre les médecins de sa bonne santé mentale pour pouvoir passer devant le Conseil de Guerre et expliquer son geste avec ses convictions ! Les médecins ne veulent pas faire fusiller Guiton. Dès lors, leur politique sera de le garder le plus longtemps possible hospitalisé. Un évènement va offrir cependant aux autorités médicales une deuxième alternative. On découvre en effet une tuberculose à l’intéressé. Guiton est alors réformé et rendu à sa famille en novembre 1915. Il ira faire un long séjour dans une clinique suisse et retrouvera quelques forces suffisantes pour remplacer un pasteur quelques semaines de l’été 1916. L’amélioration sera malheureusement de courte durée et le 20 mai 1917, Jules-Philippe rend l’âme à Saint-Servan, en Bretagne chez ses parents, après avoir rédigé une étude sur les paraboles qui sera publiée en 1922,  et après avoir confié sa malheureuse épouse et leurs deux enfants à son frère !



Avis mortuaire

Conclusion

       L’attitude de Jules-Philippe Guiton fut marquée de plusieurs étapes avant de devenir semblable à celle d’un prophète rappelant la parole du Christ aux deux camps ennemis qui pourtant se disaient tous deux chrétiens !  Ses contemporains, comme il l’écrit lui-même dans une lettre datée du 22 avril 1915, ont préféré « sourire de la folie que de s’émouvoir du scandale… ». Le scandale étant la guerre entre nations se disant chrétiennes…

       Un scandale qui pourrait encore survenir en 2022 ? Les bruits de bottes autour de l’Ukraine nous rappellent, hélas, que la lutte pour la paix est loin d’être terminée ! Que de chemin encore à parcourir pour que s’estompent les rivalités entre l’OTAN et la Russie ! On se met alors à rêver : pourquoi, la Russie ne ferait-elle pas partie de l’OTAN… Un OTAN qui transformerait son traité pour être un garant du maintien de la paix dans la totalité du continent européen et qui aurait ensuite la mission de traiter avec la Chine ! Pour réaliser cet objectif, il faudra sans doute encore beaucoup de petits pas et de doux rêveurs…. Mais, il faut l’admettre, cette voie difficile est la seule qui puisse faire survivre notre l’humanité contrainte de travailler dans l’unité pour répondre aux multiples et énormes défis environnementaux.

       Une condition est cependant nécessaire pour arriver à un état de paix durable, une condition bien décrite par le sergent Jules-Philippe Guiton : les nations doivent éviter le patriotisme exacerbé, qui ne peut être, comme elle le fut souvent dans le passé, une idole adorée comme valeur suprême. Voici ce que le Pasteur Guiton écrivit à ce propos en 1915 dans son journal :

       « Après avoir réfléchi, voici quel me parait être mon point de vue actuel. Les Patries sont des associations ; comme telles, elles ont des droits, mais elles ne peuvent être érigées en personnalités morales sans être du même coup transformées en idoles ... En fait, la patrie française réclame actuellement ma consécration complète, qui n'est due qu'à Dieu. L'âme qui anime actuellement les patries vient de Satan. Leur communauté d'inspiration ressort de ce fait qu'elles sont toutes semblables, jamais la France n'a davantage ressemblé à l‘Allemagne à l'heure actuelle. Le devoir du chrétien, tout en supportant matériellement, et peut-être physiquement, la défense de l'association à laquelle il appartient, doit, au risque d'être traité de traître, ne reconnaître, dans toute son attitude, d'autre chef de son âme que son Sauveur et bannir de son cœur toute haine ; mais être un fidèle soldat fier et droit.

       Le temps où il faut reprendre les œuvres d’amour fraternel est aujourd’hui. (…). La déclaration de guerre n’a pu que rendre plus obligatoire le commandement du Maître : C’est à ceci que tous connaitront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres ». Il aurait fallu se cramponner avec une énergie désespérée au pied de la Croix, afin de rester unis malgré la guerre puisqu’en réalité nous sommes unis par le lien le plus fort qui se puisse concevoir. Malheureusement dans tous les pays, nous avons été éblouis par notre devoir de patriotes. » 

Et voici un extrait de sa lettre du 21 mai 1915 qui conclura cet article :

       « Mais pourquoi ne pas se reprendre aujourd’hui ? Pourquoi ne pas s’approcher du maître dans un esprit de complète dépendance vis-à-vis de lui, en lui demandant de nous faire discerner ce que nous pouvons faire dès maintenant pour la manifestation de l’unité de son corps qui est l’Eglise, l’ensemble des rachetés ?

       Et qui peut calculer la puissance de l’attraction du Christ, agissant ainsi pour ses rachetés dans tous les pays ? C’est alors, si la paix est due au réveil de l’Eglise, et non pas aux combinaisons obscures de la diplomatie, que l’ « atmosphère sera plus pure », fera que « où le péché a abondé, la grâce aura surabondé ».

        Croyez-moi votre dévoué en Christ.

Jules Ph. Guiton

       Bien évidemment, le Christ nous enseigne un chemin radical et difficile mais, in fine, croyants et non croyants, à la lecture de l’histoire passée, doivent bien admettre que susciter une guerre fut et restera la plus grande des folies en même temps que le plus grand des crimes !

Dr Loodts P.

Source :

« Je serai fusillé ! », Journal d’un pacifiste chrétien, par Jules-Philippe Guiton avec une préface de Patrick Cabanel, 92 pages, Editions Ampelos, 2014



Couverture du livre

 

 

 



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