Médecins de la Grande Guerre

Walthère Dewé : Un coeur de Lion.

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Walthère Dewé : Un coeur de Lion.

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Walthère Dewé.(Photo extraite du livre de Henri Bernard)

Walthère et son épouse, le 16 février 1941.(Photo extraite du livre de Henri Bernard)

Thérèse de Radiguès à 90 ans en 1955.(Photo extraite du livre de Henri Bernard)

Dans les jardins de la rue Coupée à Liège. Jacques, fils cadet de Walthère, accompagné de sa tendre maman. (collection Marc Dewé, petit fils de Walthère)

Le R.P. Jean Desonnay après son retour de captivité en 1919. (journal « La Dame Blanche)

Anthony et Louis Collard. (du livre d’Henry Landau, Secrets of the White Lady)

Plaque commémorative apposée sur la façade de la maison située rue de la Brasserie, 2 à Ixelles.(Photo extraite du livre de Henri Bernard)

Plaque commémorative apposée à l’entrée de la chapelle du mémorial Walthère Dewé, rue Coupée au Thier-à-Liège. (Photo F. De Look)

Article d’un journal écrit à l’occasion du 60e anniversaire de la mort de Walthère Dewé.

La Dame Blanche. (Photo F. De Look)

La Dame Blanche. (Photo F. De Look)

En attendant l’heure de la cérémonie d’hommage pour les 60 ans de la mort de Walthère Dewé.(Samedi 17 janvier 2004) (Photo F. De Look)

Le Député Permanent Olivier Hamal retrace le travail accomplit par le grand résistant pendant les guerres 1914-1918 et 1940-1945. (Photo F. De Look)

Madeleine Lebrun-Dewé raconte le coté familial de la vie de son grand-père. (Photo F. De Look)

Les drapeaux. (Photo F. De Look)

Les drapeaux. (Photo F. De Look)

Dans la chapelle. (Photo F. De Look)

Dans la chapelle. (Photo F. De Look)

Le Comte Ugeux pendant son exposé. (50e anniversaire de sa mort)

Une cinquantaine d’années sépare ces deux photos de Mlle Marie Dewé, fille de Walthère Dewé. Elle fut déportée en Allemagne avec sa sœur Madeleine. Elle seule est revenue.

Madeleine Dewé, morte à Ravensbrück.

Le chef de la « Dame Blanche » et son épouse au milieu de leurs enfants, quelques années après la guerre 1914-18. A côté de l’aînée, Marie, une petite amie du voisinage.

Autographe de Walthère Dewé.

Fausse carte d’identité au nom de Jacques Deflandre.

Dessin représentant l’assassinat de Walthère Dewé dans une rue de Bruxelles, le 14 janvier 1944. Les Allemands n’ont pas réussi à l’identifier et ont toujours ignoré qu’ils avaient tué ce jour-là un de leurs plus redoutables adversaires dans les territoires occupés.

Les émouvantes funérailles du héros.

En 1950, en présence de Mgr Kerkhofs et des ministres Buisseret et Rey, a eu lieu la pose de la première pierre de la Chapelle-Mémorial Walthère Dewé.

Au premier rang : Les personnalités. (50e anniversaire de sa mort)

Monseigneur van Zuylen, Evêque émérite de Liège, entouré de prêtres et des porte-drapeaux, célèbre la messe. (50e anniversaire de sa mort)

S.M. le Roi Albert II s’était fait représenter par le Général-major José Dassy, Aide de Camp du Roi. (50e anniversaire de sa mort)

Vue d’ensemble du cœur de la cathédrale et d’une partie des nombreux fidèles. (50e anniversaire de sa mort)

Les membres et les proches de la famille Dewé avaient pris place dans le transept de la cathédrale St-Paul. (50e anniversaire de sa mort)

Les intervenants lors de la séance académique. De gauche à droite : M. Vincent Janssens, Le Comte Ugeux, M. Francis Balace, M. Paul Tasset et Le Gouverneur Paul Bolland. (50e anniversaire de sa mort)

Les 500 sièges de la grande salle du Palais des Congrès ne suffirent pas. Près de 600 personnes prirent part à la séance académique. (50e anniversaire de sa mort)

Ici repose Walthère Dewé et son épouse Dieudonnée Salmon. (Photo F. De Look)

Ici repose Walthère Dewé et son épouse Dieudonnée Salmon. (Photo F. De Look)

La maîtresse de la Villa des Hirondelles, Madame Lebrun de son vrai nom Jeanne Goeseels.

Avertissement au lecteur

Henri Bernard écrivit "Un géant de la résistance Walthère Dewé" publié par la Renaissance du Livre en 1971. Cet ouvrage de 245 pages, merveilleusement documenté et écrit avec talent, constitue le plus bel hommage à la mémoire de Walthère Dewé. Le texte ci-dessous est le condensé de cet ouvrage magistral. A sa suite, et en conclusion, le lecteur trouvera  l'hommage que  Madeleine, petite-fille de Walthère Dewé rendit récemment à son grand-père.

Dr Loodts P.


Walthère Dewé.(Photo extraite du livre de Henri Bernard)

Fils unique, Walthère Dewé est né à Liège au 94 rue Coupée sur les coteaux de la Citadelle. Il fut reçu ingénieur civil des mines avec distinction en 1904 et, après une année complémentaire, obtint le grade d'ingénieur électricien à l'Institut Montefiore en 1905. Il passa brillamment la même année son concours d'admission à la Régie des Téléphones et Télégraphes. Sa vocation était d'être au service de l'Etat et les gros traitements ne l'intéressaient guère. Non content de sa formation scientifique, le jeune ingénieur s'appliquera aussi  à améliorer ses connaissances dans les sciences humaines en suivant  des cours de psychologie et morale à la Faculté de Philosophie et Lettres. Enfin, il  enlève en 1911 un diplôme supplémentaire en mathématique appliquée! Walthère Dewé était sans doute un véritable humaniste dont les connaissances s'étendaient même à  "la Somme Théologique de Saint-thomas", à laquelle, dira-t-il, il recoura toujours dans  les difficultés de la vie.

Walthère Dewé possède de solides convictions morales et religieuses et il restera fidèle tout au long de sa vie à son idéal altruiste. Inlassablement, il apporte sa contribution très active  aux oeuvres paroissiales et charitables. Si la foi de Dewé est ardente, son humanisme est tissé d'une immense  tolérance. Il comptera d'ailleurs de nombreux  amis dont les opinions philosophiques seront à l'opposé des siennes. Cet homme passionné  et calme en circonstances normales devenait bouillant et s'emportait facilement lorsqu'il se trouvait aux prises avec l'injustice, la mauvaise foi. Cependant, à l'heure des grands périls, il se montra toujours d'un calme olympien. Henri Bernard fit allusion pour définir Dewé aux paroles de Churchill  se souvenant de Wingate, soldat légendaire disparu sur le champ de bataille de Birmanie: "He had fire in him, he could ignite other men."

Dewé trouva dans son épouse Dieudonnée Salmon une collaboratrice idéale qui sera toujours aux côtés de son mari dans les circonstances les plus difficiles. De cette heureuse union, naîtront quatre enfants: Marie en 1907, Walthère en 1911, Madeleine en 1914 et Jacques en 1920.

Lorsqu' éclate la guerre de 1914, Walthère Dewé, âgé de 34 ans, devient le témoin privilégié de l'action patriotique qu'entreprend son cousin Dieudonné Lambrecht.

L'histoire d'un précurseur Dieudonné Lambrecht[1]

Lambrecht est en effet un véritable précurseur du renseignement en Belgique et son histoire est celle d'un héros. Né au Thier-à-Liège le 4 mai 1882, industriel, marié, père d'une fillette de cinq mois, Lambrecht décide de rejoindre l'armée belge via la Hollande. C'est là qu'il est approché par un représentant de la section "intelligence" du GQG britannique. Lambrecht accepte alors de rentrer en Belgique afin d'y fonder un réseau de renseignement. Dès son retour, il va s'assurer le concours de son beau-frère Oscar Donnay ainsi que des pères jésuites Jean Desonnay et Arthur Dupont. Des postes d'observations sont rapidement implantés et tous les trains passant par Liège, Namur et Jemelle sont repérés et signalés. Lambrecht passe les renseignements régulièrement en Hollande. Il les cache  recopiés sur des papiers de soie extrêmement fins qui sont  glissés dans les boutons creux de son vêtement qu'un de ses amis manufacturier a spécialement confectionnés pour lui. Pendant 18 mois, Lambrecht et ses agents poursuivent leur travail mais le passage clandestin vers la Hollande s'avère de plus en plus difficile. A partir de 1916, la frontière est formée d'une triple haie de fils de fer, a haie centrale étant soumise à une tension de 1000 à 2000 volts! Chaque haie comprend cinq fils placés à 40 cm l'un de l'autre, le plus bas étant quasi au niveau du sol !  La traversée de cet obstacle est périlleuse.  Il faut user de beaucoup d'imagination et d'adresse pour en venir à bout. Les passeurs emploient des planchettes de bois qu'ils posent au sommet d'une rangée de trois poteaux de la triple haie et sur lesquelles passeront les évadés mais les  Allemands, ayant découvert  ce procédé, raccourcissent peu après  les poteaux et  les taillent  en biseau. Une nouvelle astuce est aussitôt trouvée par les passeurs: une extrémité  de la planche est posée sur le biseau du poteau tandis que  l'autre est maintenue par des mains robustes. Ce système sera encore amélioré en munissant, par des charnières, la planche d’un support pouvant reposer sur le sol.. D'autres techniques apparurent aussi tel l'emploi d’un cadre hexagonal  fait de matière isolante et que l'on plaçait adroitement entre deux fils électrifiés... Enfin en 1918, les passeurs purent disposer  de gants et de bottes en caoutchouc qui purent les isoler  complètement du sol.

Le 26 février 1916,  Dieudonné Lambrecht est malheureusement  arrêté à Liège. Un message expédié des Pays-Bas à son intention, par un agent que l'on croyait sûr, avait été livré aux Allemands. Lambrecht ne révéla aucun nom mais fut condamné à mort et fusillé  le 18 avril 1916, dans l'enceinte de "La Chartreuse"[2] de Liège. Après l'armistice, il fut cité à l'ordre du jour par le maréchal Douglas Haig et le roi George V lui conféra la Croix d'Officier du British Empire à titre posthume.

Walthère Dewé reconstruit le réseau Lambrecht

La relève des activités de renseignements du réseau Lambrecht s'opéra promptement grâce à son cousin Walthère Dewé. Ce dernier   va d'abord se mettre à la recherche  d’un  collaborateur idéal qui pourra le seconder efficacement. Ce sera l'ingénieur Chauvin, de quatre ans son aîné et qui avait la particularité d'avoir fait ses débuts de carrière dans une société allemande à Francfort-sur-l’oder. 

Dewé et Chauvin étaient fort dissemblables. Le premier avait une haute taille et la barbe courte, l'allure austère, tandis que le second était petit et portait la barbe longue. Chauvin avait de plus une voix douce, toujours le sourire aux lèvres et était d'un flegme déconcertant tandis que Dewé était de feu ! Les deux hommes se complétèrent merveilleusement. Un  troisième ami les rejoignit rapidement; ce fut le Père Desonay, né à Soumagne le 9 août 1886. Ce savant-jésuite était un résistant né et dès le début de l'occupation, il s'était empressé de militer dans le renseignement avec le réseau Lambrecht mais aussi dans la presse clandestine, dans la transmission du courrier destiné aux soldats du front et dans même les chaînes d'évasion !. 

Lambrecht avait été un organisateur  empirique ; les ingénieurs Dewé et Chauvin  raisonnèrent scientifiquement et conçurent un  système théoriquement sans faille qui reposait sur un cloisonnement maximal des différents participants au réseau. La Belgique fut divisée en quatre secteurs, chacun sous l'autorité d'un chef. Dewé et Chauvin ne devaient être connus que de ces quatre hommes. Chaque secteur est organisé de telle sorte que s'il est détruit ou compromis, il sera isolé sur le champ sans qu'il y ait eu le temps d'avoir des préjudices sur les trois autres. Dewé et Chauvin créèrent de plus leur propre département chargé de la surveillance de la police allemande. Alexandre Neujean, beau-père de Chauvin est pour cette tâche l'homme providentiel car il est Commissaire de Police à Liège. Travaillant  sous le contrôle de la police secrète allemande, il aura vite fait de connaître et de ficher tous ses redoutables adversaires. Grâce à ses services, Dewé possèdera la photographie de tous les agents allemands ainsi qu'un magnifique service d'alerte.  Une telle organisation nécessite évidemment des fonds. Ceux-ci seront fournis par  le banquier Marcel Nagelmackers. Le 22 juin, le nouveau service est officiellement formé et s'appellera successivement Michelin, B.149, la Dame blanche et le Corps d'observation anglais (COA). Le nom de Dame blanche fut choisi à cause d'une vieille légende germanique qui prévoyait que lorsqu'un Hohenzollern devait disparaître, un spectre sous l'allure d'une femme toute vêtue de blanc et traînant de lourdes chaînes, erre mélancoliquement la nuit dans le château de Potsdam. 

Les premiers mois de fonctionnement de la Dame Blanche sont éprouvants car le contact  avec les Anglais est difficile à obtenir. On parle d'arrêter les activités. Heureusement, "in extrémis" le 5 juillet 17, après de multiples déceptions et alertes, les Britanniques montrent enfin leur intérêt pour le réseau et s'engagent à prendre la responsabilité des passages à travers la frontière. Leurs agents, basés en Hollande, s'en iront chercher le courrier du service Dewé dans les boîtes aux lettres de la Dame Blanche disposées en territoire belge. Les Anglais promettent  aussi d'envoyer les fonds nécessaires au fonctionnement du réseau et de rembourser les sommes avancées par les banquiers Nagelmackers et Paul Philippart. Il était grand temps car les documents du réseau s'accumulaient à cause du travail réalisé déjà depuis un an !

Le Père Desonnay


Le R.P. Jean Desonnay après son retour de captivité en 1919. (journal « La Dame Blanche)

Le 14 juin 1917, le père Desonnay "Belleflamme" de son nom de guerre, était arrêté. Un agent de l'ennemi qui avait su capter sa confiance l'avait dénoncé. L'affaire aurait pu prendre rapidement une tournure catastrophique sans l'extraordinaire présence d'esprit du Père qui, professeur de 3ème latine, était en classe lorsque la police allemande vint l'arrêter. Il pria les Allemands de patienter dans le couloir, le temps nécessaire de terminer sa leçon et profita de cette occasion pour remettre à un élève son encrier portatif dans lequel se trouvaient ses rapports secrets rédigés sur du papier pelure. ..L'élève remit par après l'objet au père recteur. Quant aux policiers allemands, ils eurent beau harceler Desonay d'interrogatoires interminables, ils ne purent établir sa culpabilité mais le déportèrent cependant comme "indésirable" au camp de Holzminden. C'est de là qu'il revint après l'armistice. La veille de l'arrestation du père Desonay, trois autres militants de la Dame blanche avaient subi un sort identique, dénoncés par le même indicateur: Victor Lechat, Arnold Payen et Philippe Montfort. L'affaire judiciaire traîna en longueur, car les Allemands associèrent à ce groupe Maurice Delhaize arrêté en septembre suivant et Gustave Snoeck en décembre. Tous se défendirent avec habileté et le jugement fut rendu seulement le 11 avril 1918. Delhaize et Lechat ne furent pas condamnés mais furent déportés en Allemagne tandis que les autres se virent octroyer des peines de travaux forcés. 

Le capitaine britannique Landau et la famille Moreau

Le capitaine britannique Landeau, ingénieur géologue, né en Afrique du Sud et qui avait combattu comme artilleur sur le front d'Ypres fut l'interlocuteur principal de la Dame blanche. Landeau s'était assuré les services d'une famille belge réfugiée dans les Pays-Bas, les Moreau. L'ingénieur Victor Moreau dit Oram, fils d'un ancien haut fonctionnaire des chemins de fer, avait pu découvrir parmi les cheminots  belges qui se trouvaient en Hollande quelques hommes capables de devenir d'excellents agents transfrontaliers. Landau et Moreau réalisèrent un service de passage complet de Flessingue à Fauquemont. La discipline, la foi, l'habileté des courriers d'ORAM comparée à celles d'autres services alliés sera certainement une des raisons de l'efficacité du service Dewé.

Une organisation calquée sur celle de l'armée

Une autre raison de l'efficacité du réseau Dewé est certainement son organisation sur le mode militaire. Chaque secteur est un bataillon qui est lui-même divisé en compagnies composées de sections.  Dans toutes les compagnies, un quatrième peloton a pour mission de collecter les renseignements des trois autres et de les déposer dans la boîte aux lettres de la compagnie d'où ils seront cette fois acheminés vers le bataillon par une unité spéciale, puis vers la boîte aux lettres du quartier général de la Dame blanche. Les documents de chaque bataillon sont  examinés par leur chef respectif puis, s'il le faut, reproduits dans une forme transmissible par Dewé ou Chauvin. Les boîtes aux lettres de chaque bataillon sont connues d' Henri Landau afin que celui-ci puisse garder contact avec elles dans le cas où le quartier général de la Dame blanche serait saisi. Tous les membres de la Dame blanche reçoivent un grade militaire et prêtent serment: "Je déclare prendre l'engagement en tant que soldat dans le corps militaire d'observation allié jusqu'à la fin de la guerre. Je jure devant Dieu de respecter cet engagement, consciencieusement:

Première formule: les fonctions qui me sont confiées

Deuxième formule: les fonctions de... pour lesquelles je m'engage et celles que j'accepterai dans la suite;

De me conformer aux instructions qui me seront données par les représentants attitrés de la direction, de ne révéler, à qui que ce soit, sans autorisation formelle, rien de l'organisation du service, même si cette attitude devait entraîner, pour moi ou pour les miens, la peine de mort; de ne faire partie d'aucun groupe similaire, et de n'assumer aucun autre rôle qui puisse m'exposer à des poursuites de la part de l'autorité occupante"

Chaque membre du réseau possédera des noms d'emprunt  changés fréquemment. Dewé s'appellera successivement Van den Bosch, Gauthier, Muraille, Op den Berg. Chauvin lui se nommera Beaumont, Valdor, Granito, Bouchon, Dumont.

En faisant abstraction du personnel de direction, les agents se divisaient en trois catégories: l'observateur des voies ferrées qui est sédentaire et habite une maison à proximité de la ligne de chemin de fer, l'agent promeneur qui a pour mission d'identifier les unités ennemies au repos dans les secteurs de cantonnement et le courrier. A la fin de 1917, la Dame blanche était installée sur toutes les voies ferrées belges d'importance stratégique. 

La Dame blanche dans les prisons

Elle était présente jusque dans les prisons où Dewé restera en communication avec des patriotes incarcérés comme Jeanne Delwaide à la prison de Namur, le Belge Franz Creusen, les Français Emile Fauquenot et Marie Birckel emprisonnés à Liège. Ces trois derniers, avec le concours de soeur Mélanie des Filles de la Croix et du gardien polonais Maryan Szeszycki, transmettront régulièrement des renseignements extrêmement importants à Dewé concernant les circonstances dans lesquelles chaque prisonnier de la prison de Saint-Léonard avait été arrêté, quels documents importants avaient été éventuellement saisis sur lui etc... Grâce à l'aide de Dewé, de Chauvin, de Juliette Delruelle, fille du directeur de la prison, de Juliette Durieu et du gardien  polonais, Dreusen et Fauquenot réaliseront une évasion spectaculaire de la prison le 28 mars 1918.       

Pour accroître au maximum la sécurité, les messages intérieurs de la Dame blanche étaient souvent chiffrés ou codés. Un exemple : Jeanne Delwaide reçut un jour dans sa prison de Namur ce message de Dewé que lui remit l'aumônier:

"Apprenez bien par coeur la phrase suivante qui contient 25 mots: il y a deux choses pour lesquelles tout fidèle doit vivre et combattre jusqu'au sang: c'est la justice et c'est la liberté.

Cela vous permettra de communiquer avec nous de la façon suivante. Les lettres de l'alphabet sont remplacées par la position des mots dans la phrase et celle des lettres dans chaque mot. Par exemple 4,3 = u; 13,4= b; 18,0= est:; 19,4 ne signifie rien puisque la ne contient pas quatre lettres; 27,3 ne signifie rien non plus puisque la phrase n'a que 2 mots. Accusez-nous réception en nous envoyant un message chiffré de cette manière, afin de nous montrer que vous avez compris. Nous communiquerons alors régulièrement avec vous. Nous sommes avec vous de tout coeur.

Entre la Dame Blanche et le service du War Office aux Pays-Bas, un système de chiffrement plus compliqué était utilisé. C'était la combinaison d'un dictionnaire de poche et d'une colonne de nombres choisis arbitrairement et notés sur une bande de carton léger. Cette bande de la dimension de la page du dictionnaire était placée à côté de la colonne des mots, et si l'espace était le même, un nombre figurait en regard de chaque mot. Pour trouver le nombre-code d'un mot tel que "ici", et en supposant que ce mot se trouvât à la page 434 du dictionnaire et que la bande, placée en regard de cette page,  présentât le nombre 495 en face du mot à chiffrer, le nombre code pour ici eût été alors 495 434. Ce procédé de chiffrement pouvait être rendu plus compliqué en multipliant par un facteur commun les nombres-codes trouvés, ou en leur additionnant ou soustrayant un autre nombre déterminé.

La zone de Chimay et Trélon contrôlée grâce à Edmond Amiable

Un secteur échappait encore à la Dame blanche au cours de l'été 17: la France occupée et notamment la ville d’Hirson, véritable plaque tournante pour le trafic ferroviaire. Les Alliés avaient même organisé en automne 1916 la première opération aéroportée de l'histoire. Le 22 octobre 1916, sur un petit Morane, le sous-lieutenant Jean-Pierre Aubijoux devait déposer un civil nommé Valtier dans la région d'Hirson afin d'y créer avec l'aide des patriotes locaux un poste d'observation de la voie ferrée. Mais l'avion fut détruit à l'atterrissage près de Bourlers à côté de Chimay. Les deux hommes furent recueillis chez le fermier Gaston Lafontaine et  après de nombreuses péripéties parvinrent finalement à  créer le poste d'observation  projeté là grâce notamment au chimacien Ghislain Hanotier et à soeur Marie-Mélanie de la congrégation nancéenne de la Doctrine chrétienne installée à Chimay. Leur mission effectuée, Aubijoux et Valtier tentèrent de rejoindre la France par les Pays-Bas. Ils furent arrêtés à la frontière le 6 janvier 1917 et s'en tirèrent  à très bon compte. Condamnés pour port de vêtements civils, considérés comme des aviateurs abattus et non comme espions (les Allemands ignorèrent toujours quelle avait été leur activité)  ils rejoignirent un camp de prisonniers de guerre. La ligne montée par les deux Français ne dura que peu de temps. Cependant leur travail ne fut pas inutile puisque Ghislain Hanotier et soeur Mari-Mélanie passeront bientôt dans le réseau de  la Dame blanche.

Ce sera à un jeune Français, Edmond Amiable, dont la famille est originaire de Trélon que sera dévolue la tâche de constituer une compagnie de la Dame blanche à Chimay. Edmond se destine en fait au sacerdoce quand  il rencontre le père Desonay à Liège quelques jours avant qu'il ne soit arrêté et lui fait part de son intention de s'évader vers les Pays-Bas pour rejoindre la France et s'engager dans l’armée de son pays. Desonay le met aussitôt en contact avec Dewé et Chavin qui, impressionnés par la personnalité du jeune homme, lui demandent avec beaucoup d'insistance de renoncer à ses projets et de s'engager dans leur réseau afin de créer un poste d'observation dans le nord de la France. Chauvin ira présenter lui-même Edmond à l'abbé Phillipot qui commande le Deuxième Bataillon dont le quartier général est à Namur et de qui dépendra la future compagnie de Chimay. 

Edmond Amiable se rend ensuite à Trelon où il persuade son père de prendre la direction des opérations dans la région de Hirson. La première section de ce peloton fonctionnera à Fourmies dans une petite maison située le long de la voie, sous la direction de Félix Latouche, ancien cheminot, et de sa femme  Hélène Enaux. Félix observera la ligne pendant 14 mois et identifiera 60 divisions allemandes. La deuxième section sera celle de Hirson dirigée par Alfred Genot assisté par son épouse Suzanne Hurriez. A Aubenton, la troisième section est sous l'autorité de Vital Frison aidé par la famille de Georges Levieux.

Non seulement Georges Amiable, par ses trois sections mixtes, a ceinturé le noeud de Hirson mais il assure aussi l'observation de toute la région avec les quatrième et cinquième sections, dites territoriales: celle de Glageon, dirigée par Fernand Grésillon et celle d'Avesnes, sous Jules Magnier. Les hommes de Georges Amiable vont récolter une abondante moisson de renseignements. A Glageon par exemple, à proximité d'une scierie où se trouve un parc allemand du génie et où différentes grandes unités du front viennent se ravitailler. Tous les renseignements sont transmis grâce au peloton de Trélon, réunis dans la 6ème section. Le rôle de courrier en territoire français et à travers le frontière fut d'autant plus périlleux que l'empereur Guillaume II s'établit au château des de Mérode  près de Trélon. Parmi ces courriers, citons Henry Moreau de Baives, Oscar Doublet, Eglantine Lefevre.

Une héroïne: Eglantine Lefevre

Cette dernière fut une véritable héroïne. Atteinte de grippe espagnole en fin d'occupation, elle refusa de se soigner et s'évanouit un jour au moment d'apporter le courrier chez Amiable. Le lendemain, 25 octobre, elle mourrait... Le peloton de Trélon aura joué un rôle fondamental à la veille de la grande offensive allemande de mars. Grâce à lui, donc à la Dame blanche, la surprise que Luddendorff voulait totale sera partiellement évitée en donnant au bureau Intelligence de Douglas Haig la localisation future de l'offensive (le front Arras-Saint-Quentin).

Le jeune Edmond Amiable, quant à lui, ayant terminé sa mission à Trélon, traversa une troisième fois les fils électrifiés, rendit compte à Henry Landeau, rejoignit l'armée française, termina la guerre comme sous-lieutenant des chasseurs à pieds puis la paix revenue, deviendra le père Paul de l'ordre des Dominicains.

Entre-temps, Anatole Gobeaux, assisté de Ghislain Hanotier et des membres de ces deux familles a organisé solidement la compagnie de Chimay qui comprendra les pelotons de Chimay, Charleroi et Hirson-Trélon. Au couvent de la Congrégation nancéenne de la doctrine chrétienne, des religieuses françaises installées à Chimay  s'enrôleront dans la Dame blanche. Ce furent les soeurs Marie-Mélanie et Marie-Caroline. Un hôpital militaire allemand s'est imposé dans le couvent et comme les hospitalisés proviennent de toutes les parties du front, l'on obtient des confidences. C'est ainsi que des conversations adroitement menées par les religieuses font apprendre qu'une grosse attaque dans la région de la Somme est projetée. Trois jours plus tard, le renseignement parvenait à Landeau .Les religieuses réussiront aussi à situer l'emplacement du canon géant qui bombarde Paris. ..

Le peloton de Conneux est créé grâce à la famille de Radiguès

Dewé et Chauvin créèrent des pelotons dits de "chevauchement" pour des travaux d'espionnage dans des zones difficiles d'accès. Le peloton de Conneux près de Leignon mérite une mention particulière car il était dirigé par une femme exceptionnelle, Thérèse de Radiguès de Chennevière, née le 27 juin 1865 et qui sera au cours des deux guerres mondiales une collaboratrice fervente de Dewé. Dés septembre 1914, son mari Henri et elle-même avaient organisé au château de Conneux un relais pour les militaires français qui avaient échappé à la capture au cours de la bataille des frontières[3]. Le château avait été transformé en ambulance. Les blessés aussitôt rétablis, étaient dirigés vers Liège et mis en contact avec des services de passage de la frontière belgo-néerlandaise. Quatre fils d'Henri et de Thérèse seront au front, le cinquième sera arrêté à la frontière néerlandaise et emmené en captivité. Henri, lui, sera appréhendé le 7 août 1916 et condamné à 18 mois de prison. Sa femme Thérèse passera 15 jours de prison à Givet avant d'être  relâchée  faute de preuves. Elle est alors pressentie par l'une des proches collaboratrices de Dewé, l'admirable Juliette Durieu ("mademoiselle Patience" qui s'en ira plus tard mourir avec sa soeur Nelly, dans l'enfer de Ravensbrück..)

Madame de Radiguès accepta donc de créer le peloton de chevauchement 49 de la Dame blanche. Outre ses trois filles qui travailleront à ses côtés, Thérèse recrutera tous les châtelains de sa région: les de Moffarts, Eggermont, de Villermont, de l'Epine, de Bonhomme, de Bethune, de Garcia de la Véga, de Villenfagne, d'Aspremont-Lynden... Parmi ces châtelains,  Françoise de Villermont  créa avec sa cousine des postes d'observation à Givet et sur la ligne de Fumay.

Clémie de l'Epine et Marie-antoinette de Radiguès

Clémie de l'Epine et Marie-Antoinette de Radiguès, aidées par l'abbé Bihéry, créèrent quant à elles le poste de Charleville. La section de Charleville sera placée sous l'autorité d'Henri Domelier, rédacteur en chef de la Dépêche des Ardennes et fonctionnera pendant un mois puis brutalement cessera d'émettre des rapports. Les deux jeunes filles décidèrent alors de retourner  sur place examiner les raisons de ce silence. La façon dont elles parvinrent à destination fut originale: des Allemands, faisant partie d'une unité d'aviation logeaient au château de Gedinne. Les deux filles parlèrent avec des chauffeurs de camions  en partance pour  Charleville... Contre toute attente, les Allemands acceptent de les emmener. Sur place les deux jeunes filles apprennent les raisons de rupture du réseau: Henri Domelier vient d'être arrêté. Sans se décourager, les jeunes femmes  réorganisent la section avant de rentrer en Belgique!

Les frères Collard


Anthony et Louis Collard. (du livre d’Henry Landau, Secrets of the White Lady)

Louis et Athony Collard de Tintigny près de Virton âgés respectivement de 21 et 19 ans arrivèrent à Liège en octobre 1917 dans l'intention de passer la frontière et de s'engager à l'armée belge. Walter Dewé demanda aux jeunes gens de renoncer à leur projet pour créer dans leur région natale un réseau d'observation. Les deux jeunes gens acceptèrent, suivirent pendant quelques semaines une instruction d'agent clandestin puis, en février 1918, retournèrent en Gaume. Ils eurent vite fait de rallier 20 connaissances pour constituer leur réseau avec leur propre père Léon Collard, l'abbé Prosper Arnoud de Saint-Vincent et les époux Joseph Bastin de cette même localité. Après une mission achevée en quatre semaines, les deux frères retournèrent à Liège au début du mois de mars prêts à accomplir d'autres tâches et sans se douter du sort  tragique qui les attendait. 

Les heures difficiles de la Dame blanche

Toute une série d'arrestations vint perturber le travail de la Dame blanche. L'arrestation du père Desonay et de ses trois amis en juin 16 fut la première, celles de Maurice Delhaise puis de Gustave Snoeck furent les suivantes. Le 14 août 17 ce fut le tour de Maurice Massillon, chef du service territorial de la Dame blanche à Liège. Peu de temps après ce fut l'intrépide Jeanne Delwaide qui avait monté le poste de surveillance des trains à Herbesthal (ligne Aix-Liège-Bruxelles) et qui s'était mise en contact avec le groupe d'Henri Siquet de Verviers qui fut arrêtée. Cette arrestation fut suivie de celle de Siquet (Siquet n'était pas membre de la Dame blanche), de Jules et Marie Renard, titulaires du poste d'observation de Pepinster, de Dorothée et Marie-Louise Taymans qui servaient de poste récepteur à Liège ainsi que de Julienne Breuer, courrier de la ligne Liège-Namur. Jeanne Delwaide fut soumise à d'épuisants interrogatoires mais ne révéla pas l'identité de Gauthier et Petit, les noms d'emprunt de Dewé et Neujean. Condamnée aux travaux forcés à perpétuité, elle reviendra de la prison de Siegburg en novembre suivant. Les Renard furent condamnés à des peines de travaux forcés et Julienne Breuer à deux mois de prison. Les dames Taymans furent libérées. Quant au malheureux Siquet, il était fusillé à Namur le 25 avril 1918. Mathilde Bidlot, autre agent, s'était occupée d'évasions de soldats français avant son engagement à la Dame blanche, fut condamnée le 8 août 1918 à 15 ans de travaux forcés et rentrera au pays trois mois plus tard. Alexandre Neujean qui avait été en rapport avec madame Bidlot fut appréhendé à son tour et aucun fait précis ne pouvant être retenu contre lui, on l'envoya en Allemagne comme "indésirable". La perte du chef du contre-espionnage fut lourde pour la Dame blanche

La pire des épreuves: l'arrestation des frères Collard

Mais la pire épreuve que connut le réseau fut l'affaire de la Villa des Hirondelles. Tout commença par une lettre anonyme: une jeune fille s'était échappée sans passeport de la France occupée pour tenter de gagner sa vie à Liège et fut engagée comme servante chez Ernest Reymen de Wandre qui était membre de la Dame blanche. La soubrette, qui sans doute ne manquait ni d'attrait ni d'adresse, devint la fiancée d'un vieux garçon cossu, ce qui n'eut pas l'heure de plaire à la soeur et à la nièce de celui-ci, car elles comptaient sur son héritage. C'est ainsi que la Kommandantur de Liège reçut une lettre anonyme informant l'autorité occupante que la jeune Française se trouvait sur le territoire belge sans autorisation. L'acte était sordide malgré que les dénonciatrices ignoraient tout de la Dame Blanche et donc ne se doutaient pas des conséquences tragiques de leur acte. Les agents de la Polizeistelle se rendirent le 8 mars 1918 chez Ernest Reymen. Les maîtres de la maison sont absents et la jeune servante vient de se marier. Des voisins interrogés ont l'inconscience de signaler que peut-être Reymen se trouvait-il dans son autre propriété qui n'était autre que la Villa des Hirondelles à Wandre. Or cette habitation servait de refuge aux agents compromis de la Dame blanche. Quand les policiers firent leur entrée dans la villa le 8 mars  vers 14h 30, six personnes y étaient. Madame veuve Goeseels, née Jeanne Watong, âgée de 42 ans, qui avait accepté de s'occuper de ce refuge avait d'abord depuis 1914 exercé son intelligence généreuse au passage des soldats français vers les Pays-Bas. Edmond Amiable qu'elle avait abrité, la mit ensuite en rapport avec la dame Blanche en août 17. Elle devint alors courrier extraordinaire et créa dans le Luxembourg le poste de Neufchâteau dont elle recruta le chef Albert Renoy. Les autres personnes étaient Louis et Anthony Collard, Paul Istas et Ferdinand Van d! en Berg compromis dans l'affaire Delwaide et la dévouée servante Rosa Comhaire. A titre tout à fait temporaire se trouvait un dépôt temporaire de 28 pistolets et le secrétaire de la première compagnie, Ferdinand Van den Berg qui venait d'apporter des plis au secrétariat. Les six agents de la Villa des Hirondelles furent arrêtés. Ayant réussi à connaître l'identité des frères Collard, l'ennemi procéda le 21 mars à l'arrestation de leur père, de l'abbé Arnould et des époux Bastin, les cerveaux de l'étape virtonnaise. La jeune Maria Ricaille habitant Les Bulles, plus tard résistante et prisonnière politique de la Deuxième guerre mondiale, qui avait convoyé les frères Collard à travers la zone d'étape, était arrêtée également mais fut libérée après 15 jours, faute de preuves. Au cours de l'interrogatoire, Madame Goeseels donna aux événements une interprétation qui, en innocentant les autres, compromettait non seulement sa vie mais aussi son honneur. Cette veuve, connue pour sa haute moralité, parvint à persuader l'ennemi que Van den Berg était son amant et qu'Istas un ami du premier était venu leur dire bonjour le 8 mars. Grâce à Jeanne Goeseels, Istas; Van den Berg et Rosa Combaire furent complètement innocentés. Si elle ne put sauver les frères Collard, c'est que les pièces trouvées sur eux ne laissèrent aucun doute sur leur activité patriotique. L'épilogue de cette affaire fut la condamnation à mort des deux frères. Le 18 juillet, après avoir servi la messe, Louis et Anthony Collard, de leur cachot jusqu'au bastion de la Chartreuse où ils devaient être fusillés, entonnèrent en choeur les cantiques et le Magnificat. L'aumônier allemand qui les accompagna ne pourra taire par la suite son admiration devant tant d'héroïsme. Lorsque face au peloton d'exécution, on voulut leur bander les yeux - écrira-t-il- les deux frères s'y opposèrent en disant: "nous désirons voir le ciel".  Louis et Anthony Collard sont parmi les plus hautes figures de notre pays au cours de la première guerre mondiale. Après l'arrestati! on des t rois Collard et de leurs compagnons d'armes de Tintigny, l'étape virtonnaise connut une deuxième vie grâce à deux jeunes filles: Marie-Thérèse Collard, soeur des deux héros et Irène Bastin dont les parents avaient été arrêtés. Fin mai, elles arrivaient à Liège, recevaient les directives de Dewé et Chauvin puis s'en retournaient faire renaître le service d'observation gaumais. Léon Collard, rentré de captivité aura encore la douleur de perdre bientôt un troisième enfant: Marie-Thérèse s'éteindra à l'âge de 20 ans le 25 février 1920. Sa compagne d'espionnage, Irène Bastin prendra le voile au Carmel de Virton et deviendra la soeur Thérèse de l'Enfant Jésus.

Les services rendus

Nous connaissons les services rendus par la compagnie de Chimay et son peloton de Trélon-Hirson à la veille de la première offensive allemande de 18 qui débuta le 21 mars. Des renseignements tout aussi précis seront transmis par la Dame blanche avant l'attaque ennemie au Chemin des Dames le 27 mai contre la 6° Armée française. Le 15 juillet se déclenche la suprême tentative des Armées du Kaiser en Champagne, la Friendensturm. La date est aussi  précisée par le service Dewé dès fin juin. 

Dernières alertes

Au cours des derniers mois de la guerre, le service Dewé eut encore de chaudes alertes. Le 1 juillet, Emile Van Houdenhuyse, courrier du 3ème bataillon, fut arrêté à Erembodegem pour s'être introduit en fraude dans la zone d'étape. Il ne réussit pas à se débarrasser de son pli et fut donc accusé d'espionnage. Après avoir subi des sévices de toutes sortes, il fut emprisonné à Gand et condamné à dix ans de travaux forcés.

Le 5 juillet, Dewé avait organisé avec le concours du service Landau une expédition pour faire passer la frontière hollandaise à un groupe de personnes particulièrement compromises: Emile Fauquenot et Franz Creusen, les évadés de la prison Saint-Léonard de Liège, les deux frères Doublet de Trélon, ainsi qu'un prêtre du service Biscops. L'entreprise ne fut pas heureuse. Fauquenot, suspecté par un policier allemand, sauta du train au-delà de Hasselt et fut mis en sécurité par la Dame Blanche jusqu'à l'armistice. Les autres arrivèrent aux fils électrifiés de la frontière mais là une fusillade les accueillit. Les passeurs et l'aîné des frères Doublet réussirent à passer tandis leurs compagnons furent arrêtés. Heureusement Creusen fut transféré à la prison d'Hasselt et non à celle de Saint-Léonard. Il avait laissé poussé sa barbe et s'était rebaptisé Desmet. Les Allemands ne se doutèrent pas de sa vraie identité. Creusen restera les quatre derniers mois de la guerre en prison. Quelques jours après cette tentative malheureuse, la police allemande procédait à l'arrestation de Charles Braeckers qui avait organisé l'opération précitée. Lui aussi sera gardé en prison jusqu'à l'armistice. Le samedi 5 octobre, cinq semaines avant l'armistice, la voie VI de transmissions vers la Hollande sauta: par cette voie, les plis traversaient non pas les fils électriques mais la Meuse à Maaseik dans la barque d'un fraudeur néerlandais. L'arrestation de ce dernier et d'un complice belge entraîna celle de 9 membres de la Dame Blanche: Bertrand Barreau, Jules Warin et sa femme, Jean Gellens, Guillaume Wustenberghs, Anne-Marie et Joséphine Roos ainsi que la femme et le fils de Lucien Surlémont. Enfin le 21 octobre, Vital Van Weddingen, chef du peloton de Hasselt, fut le dernier membre de la Dame Blanche qui tomba aux mains de l'ennemi. Il n'y resta pas longtemps.

Valeureuses femmes

La première guerre mondiale a révélé combien les femmes s'étaient montrées valeureuses dans la clandestinité. Les noms de Gabrielle Petit, d'Edith Cavell, de Louise de Bettignies, d'Elise Grandprez, de la princesse Marie de Croy; de Louise Thuliez qui n'appartenaient pas à la Dame Blanche, ceux des admirables agents féminins du service Dewé suffisent à le montrer. Et nous n'avons évoqué que quelques-unes d'entre celles-ci. Comment ne pas évoquer le nom des trois soeurs Emma, Alice, Jeanne Weimerkirsch toujours sur la brèche de même qu'Henriette Dupuich? Et les deux soeurs Julienne et Anne Demarteau. Et les trois soeurs Jeanne, Valentine, et Marguerite Cambier. Et les deux soeurs Laure et Louise Tandel. Et les deux soeurs Jeanne et Yvonne Henne. Et la jeune Marie Delcourt, plus tard professeur à l'université de Liège et l'une des benjamines du lot, Marcelle Dutilleux âgée de 19 ans à l'époque. Et, -last but not least- mesdames Dewé et Chauvin qui partageaient sans relâche la vie périlleuse de leur mari

Le bilan

Deux membres furent exécutés et un décéda en service actif: ce chiffre de trois morts pour une organisation qui assura 75% du rendement global de la recherche du renseignement en Belgique et en France occupée est extrêmement réduit si l'on songe au nombre très élevé de personnes fusillées du fait de l'action contre l'ennemi. Le 31 mars 1919 en son CQG de Ham-sur-Heure, Douglas Haig se faisait présenter par Henry Landeau les principaux chefs de la Dame Blanche. Au cours du thé qui fut offert à ceux-ci, le maréchal déclara "J'avais tous les matins devant mes yeux le résumé des données d'observation du corps. Avant même d'ouvrir mon courrier, je parcourais les 150 pages des trois rapports hebdomadaires de la Dame Blanche et je me servais constamment des renseignements  qu'ils contenaient pour la conduite des opérations militaires"

Le samedi 31 janvier 1920 , dans la somptueuse salle du Conservatoire de Liège, en présence du gouverneur Gaston Grégoire et des hautes personnalités civiles et militaires, le roi George V remettait aux anciens de la Dame Blanche les distinctions qu'ils avaient tant méritées. Dewé et Chauvin furent promus Commandeur du British Empire; leurs principaux collaborateurs étaient nommés officier ou membre du même ordre; tous les agents du réseau se voyaient confier la War Medal. Quant à la bureaucratie belge, elle se montra conformiste et mesquine. L'on est étonné de savoir que Dewé fut nommé tout simplement Chevalier de l'Ordre de Léopold avec liseré d'or et attribution de la croix civique de première classe.  Chevalier de Léopold! On croit rêver. La promotion qui est échue à tout capitaine-comandant, à tout fonctionnaire de même rang qui compte 20 ans de service en temps de paix !

Encore plus fort, le gouvernement allait appeler sous les drapeaux en 1919 les classes de 1915 à 1919. Le chef de la Dame Blanche souhaitait que pour les membres des réseaux clandestins qui devaient accomplir leur service, le temps réel passé dans l'action secrète fût décompté. Ce voeu ne  fut hélas jamais pris en considération par les autorités belges !

La foi de Dewé

La foi patriotique de Dewé faisait corps avec sa foi religieuse. Dans l'ordre de bataille du réseau glorieux figurent les "pelotons de prière", formés de prêtres âgés, de dames pieuses, de religieux et religieuses d'Ordres contemplatifs, dont la mission est d'intercéder pour le triomphe de la cause alliée, la libération de la patrie, les succès des opérations de la Dame Blanche et la vie de ses membres. Rien d'étonnant que le rapport final de ce chef se termine par un hommage vibrant à Dieu

En achevant cet exposé historique sommaire de notre Corps, nous tenions à rendre à Dieu l'hommage de notre reconnaissance. Nous avons toujours placé sous son égide et voué à sa gloire, les travaux que nous entreprenons pour venger la justice méconnue. Il est la suprême justice et, travailler à établir son règne, c'est travailler à sa gloire: quiconque n'a pas exclu ce point de vue a trouvé place parmi nous, quelles que fussent d'ailleurs ses croyances. Mais que pouvons-nous à cette fin, si Lui-même ne nous éclaire et ne nous seconde? Nos vues sont toujours trop courtes et nos combinaisons échouent devant les obstacles les plus insignifiants .A Lui de montrer la voie, à Lui d’ôter la pierre du chemin. Cette aide ne nous a jamais manqué. Nous nous sommes d'ailleurs efforcés de nous l'attirer, par une morale très sévère, dans nos moyens d'action et par la prière. Nous osons affirmer que nous n'avons jamais commis de fautes dans cet ordre, mais bien que le mensonge, la trahison, la débauche, l'appât du gain, et ces milles stratagèmes qui accompagnent souvent l'espionnage professionnel, n'ont jamais été admis chez nous. A ce point de vue nous avons combattu l'ennemi avec la franchise du soldat et la conscience d'honnêtes gens (...).

L'entre-deux-guerres

Walthère Dewé rentre modestement dans le rang, il répugne à la chaleur factice des banquets, aux discours officiels. Il retrouve sa vie paisible, ses études et ses livres. Il va cependant contribuer à perpétuer le souvenir de la première guerre mondiale créant la société "Bastion de Liège" dont le but est la sauvegarde des sites des combats de la bataille de Liège. La carrière administrative de Dewé va, elle, se poursuivre brillamment. C'est sous son impulsion qu'à Liège vont s'effectuer les vastes travaux d'installation du téléphone automatique. L'entreprise fut menée à travers des difficultés de toute nature. On vit un jour Dewé oser publiquement s'opposer au Ministre des PTT, le comte Lippens. Lors d'une visite à Liège, le ministre avait pris la parole devant le personnel de la Régie des téléphones et exposait ses vues au sujet des grands travaux en cours. Tout à coup, du rang des auditeurs une voix s'élève et l'interrompt de manière énergique: "Ce n'est pas possible, Monsieur le Ministre!". Stupeur de l'orateur et de ceux qui l'écoutent. L'audacieux contradicteur justifie illico son interruption par un exposé clair et précis. On s'attend alors à une réaction violente du ministre. Il n'en est rien. Au vif étonnement de tous, le chef de département s'approche de son contradicteur, lui serre la main et le félicite de sa franchise. Le résultat de l'algarade fut qu'à partir de ce jour, Dewé jouit de la confiance du comte Lippens qui tenta de le décider d'accepter un poste en vue dans son cabinet. Ce fut cependant en vain que le Ministre insista car Dewé préférait indiscutablement son terroir, sa solitude, son indépendance à l'ascension sociale. Ne devoir rien à personne lui permettait sans doute de se montrer sous son vrai jour à tous. C'est ainsi par exemple, que lors de la grève de 1936, il prit nettement position contre l'autorité supérieure en faveur de ses petits agents et ouvriers parce qu'il estimait que leurs rev! endicati ons étaient justes. 

Ecoutons Laurent Lombard décrire Dewé

Imaginez-vous un chef possédant à la fois et au plus haut degré, le prestige, l'autorité, la justice, la charité... Qu'on possède les trois premières qualités, c'est déjà merveilleux, mais qu'elles se couronnent de la CHARITE, de la véritable charité chrétienne, cela devient une chose infiniment belle, infiniment édifiante, mais aussi infiniment rare. Sous l'emprise d'une émotion mal contenue, j'écoutais un jour cette voix grave et sereine, m'exposer la grande détresse morale des masses, exalter les triomphes de la charité, stigmatiser les supérieurs indignes qui, ayant reçu l'intelligence en partage, n'hésitent pas à la mettre eu service de l'intransigeance et du mépris des humbles .Comme il parlait toujours de ses chers ouvriers, le chef laissa tomber cette phrase inouïe que je m'empressai de recueillir pour la déposer dans un coin secret de mon coeur: "Même s'ils me crachaient à la figure, je les aimerais encore." 

Pétri d'une grande bonté, Dewé n'en était pas pour autant un naïf: il écrivit en 1936 sa conviction que Degrelle avait un véritable comportement de traître à la patrie. Pour lui, l'ascension et le succès du rexisme sont la résultante de ces idées d'extrême droite qui ont proliféré depuis 15 ans. Il est outré par l'imposture de Léon Degrelle au détriment du trop bon Mgr Louis Picard: la transformation des Editions Rex-Christ-Roi en Editions Rex-Degrelle. 

La drôle de guerre et le corps d'observation belge

Dans la nuit du 31 août au 1 septembre 1939, des condamnés à mort allemands revêtus de l'uniforme polonais attaquent la station radiotélégraphique de Gleiwitz dans le Reich, opération soigneusement montée par Himmler et qui permet de dénoncer "l'agression" de la Pologne. Dès le 3 septembre, l'infatigable Dewé réunit sa vieille garde: le professeur Chauvin, le père Desonay, Thérèse de Radigues, le premier président à la cour d'appel de Liège de Liège Arsène Scheurettez, Jeanne Goeseels, Franz Creusen et quelques amis sûrs. 23 ans ont passé depuis la première réunion  des fondateurs de La Dame blanche. L'âge n'a pas émoussé l'ardeur des résistants-nés et le Corps d'observation belge est créé.  Le même jour, un représentant du "Special Intelligence Service" est contacté et se déclare enchanté de la recherche immédiate de renseignements. Son nom de code est Daniel. Dewé prend le nom de guerre de Cleveland. Le comité se met immédiatement à l'oeuvre et crée quatre postes d'émetteurs télégraphiques à Liège, Bruxelles, Namur et Marche. Les appareils proviendront d'Angleterre et présentent un gros défaut: parce qu'ils ne sont pas récepteurs, il n'y aura pas moyen d'obtenir des accusés de réception des messages expédiés. Lorsque les forces allemandes envahissent la Belgique le 10 mai, les postes de Liège et de Marche fonctionnent. Walther Dewé informe le Roi Léopold III de son activité et est même reçu à Laeken le 4 octobre. Une liaison avec l'armée française est aussi créée par l'intermédiaire du capitaine Edmond Amiable, attaché au quartier général du détachement d'Armée d'Ardenne qui s'étend face à la frontière belge entre Fourmies et Sedan. Edmond Amiable, qui est dans la vie civile un père dominicain, n’est autre que  le merveilleux Edmond amiable de 1917. 

Le 8 mai, les agents de Dewé signalent que les Allemands ont cisaillé les haies très denses qu'ils avaient établies le long de la frontière; le 9 mai, ces agents téléphonent d'heure en heure leurs observations : les armées du Reich sont en marche vers les frontières belge et néerlandaise et les routes menant vers l'ouest sont fébrilement débarrassées de tous les obstacles à la progression...Ces renseignements capitaux seront malheureusement mal exploités par l'armée française.... Longtemps avant le10 mai, Walthère Dewé avait prévenu Belges, Français et Britanniques de la terrible invasion qui se préparait!

Au soir du 9 mai, Dewé rassemble quelques amis liégeois dont il désire le soutien et parmi lesquels se trouve  l'avocat Tschoffen qui nous donnera de cette réunion et de Walthère Dewé ce témoignage poignant:

Il n'était pas découragé, non, son âme d'acier ignorait cette faiblesse; mais dans son regard profond et clairvoyant, on lisait la tristesse et l'angoisse. En phrases un peu heurtées, toutes vibrantes d'une passion mal contenue, il nous dit sa certitude de l'invasion prochaine et dénonça la tragique insuffisance des mesures de défense. La technique de l'ingénieur et le souffle du visionnaire illuminaient ses avertissements de flamme et de clarté. On ne peut pas croire, concluait-il, on ne veut pas admettre, on préfère ignorer. C'est pourtant ainsi. Il va être trop tard... Huit heures après, l'Allemand pénétrait chez nous. Cher et magnifique Walthère Dewé, pour lui, il n'était pas trop tard. Son heure sonnait, celle qui lui appartenait en propre, l'heure de risquer à nouveau sa vie et de la donner.

La campagne de Mai 40

Quand l'heure de l'invasion de la Belgique sonna, Dewé se révéla un fonctionnaire héroïque. De nombreux hauts fonctionnaires des PTT se sont précipités vers la France ou l'Angleterre et laissent le réseau téléphonique et télégraphique sombrer dans une vraie pagaille. Dewé va faire tout pour essayer de combler la démission des responsables. Il apprend le 15 mai que l'on veut faire sauter la centrale de Bruxelles et  parvient  de justesse à faire changer cet ordre de destruction. Il convenait en effet de garder le plus tard possible des liaisons téléphoniques au profit des troupes alliées. Dewé parviendra avec l'aide de son collège de Malines à rétablir aussi les liaisons Bruxelles-Gand. Toujours sans la moindre fonction officielle, Dewé parcourt les centraux téléphoniques de Flandres afin de conserver au profit de l'armée un système de communication basée sur la triangulation téléphonique (Ostende, Gand, Courtrai avec un centre de pulsation à Bruges et un exutoire vers la France et l'Angleterre par Lille). Dewé est vraiment l'homme providentiel qui répond toujours «présent». Il n'a aucun mandat officiel mais il  n'hésite pas à prendre les responsabilités qu'il estime devoir assumer. Il  justifiera  ses actes  par la lettre suivante adressée au ministre des communications avec copie pour le ministre de la défense nationale:

Le samedi 18 mai, dans le courant de l'après-midi, j'ai appris que la direction générale et les directions d'administration de la Régie venaient de transférer leur siège à l'étranger. Les questions à résoudre en Belgique non occupée, pour assurer les liaisons des armées belges et alliées aux prises avec l'ennemi exigent impérieusement des décisions fermes et promptes, j'ai pris la responsabilité d'assumer l'intégralité des pouvoirs de direction. J'ai requis tous les agents présents dans le territoire, de se placer sous mes ordres exclusifs et j'ai disposé des biens de la Régie suivant les besoins. En outre, j'ai notifié l'exercice de ce pouvoir de fait à monsieur le général Umé, commissaire militaire de la CTT. Cette notification lui a été faite par moi à 18 heures en présence de Monsieur le directeur-adjoint Van den Hove, commissaire civil auprès de la même commission. Ainsi mes relations avec les autorités militaires belges sont désormais établies sur une base régulière. Il me reste à les régulariser vis-à-vis des autorités militaires alliées; en attendant, je les établis de fait avec les missions étrangères présentes à Bruges. Quelle que soit la suite des événements, je continuerai à exercer les pouvoirs susdits aussi longtemps que les besoins  de l'armée et le salut de la patrie exigent le maintien et le développement intégral et prompt du dispositif élaboré pour assurer l'établissement rapide et sûr des liaisons télégraphiques, téléphoniques et radiotélégraphiques

Le 22 mai, sur la proposition du général Wiener, Dewé est nommé TT chef avec assimilation au grade de général.  Jusqu'à la capitulation, le TT chef Dewé tiendra ses communications tellement bien en main que le sous-chef d'état-major de l'armée, le général Jules Derousseaux lui dira le 30 mai: "Sans votre intervention, la lutte aurait cessé pour nous quelques jours plus tôt."

Notons aussi que c'est au cours de cette brève campagne que Dewé fit connaissance à Osteeklo de son futur bras droit, un de ses collègues ingénieurs, âgé de 37 ans,  connu sous le nom d’André ! 

La seconde occupation allemande et le réseau Clarence

L'armée belge ayant capitulé, Dewé, de retour à Liège, réforme et étend promptement le COB. Il réunit autour de lui à nouveau sa vieille garde de la Dame blanche parmi lesquels se trouvent de vénérables vétérans comme Thérèse de Radiguès, 75 ans et Alexandre Neujean, 71 ans.  Le 18 juin, Dewé et ses collaborateurs fondent le réseau "Clarence". Immédiatement, les deux postes émetteurs fournis par Daniel au cours de la drôle de guerre, sont remis en fonctionnement à Liège et Bruxelles. Les débuts du réseau sont difficiles : Londres n'est qu'à 300 km mais que de difficultés pour acheminer les informations et recevoir des instructions!  Trois tentatives de liaisons vers Londres sont tentées par des agents de Clarence. Le capitaine de génie Jean Ducq essaya de passer à Londres un document de 15 pages dactylographiées mais il n'atteignit la Grande-Bretagne qu'après un voyage de quatre mois ce qui rendit caduque la pertinence de sa mission. Quelque temps après le départ de Jean Ducq, une autre tentative fut effectuée par deux autres officiers du génie, le major Kestens et le commandant Jacques Claes. Malheureusement, ces deux officiers furent arrêtés par la police espagnole et ce ne fut qu'un an après leur départ qu'ils atteignirent l'Angleterre. La mission "Kennedy" fut confiée à un officier britannique, le capitaine Brinckman, des Grenadiers Guards et qui avait été blessé en Flandre, au cours de la campagne de mai 40. Là aussi, ce fut l'échec tant la durée du voyage fut anormalement longue. Finalement, c'est l'industriel Aristide, membre du réseau, appelé par ses fonctions à se rendre à l'étranger, qui parviendra à contacter Londres. Alors que les  deux stations d'émission continuaient à fonctionner mais que le service demeurait dans l'ignorance du résultat, une nouvelle impulsion, conséquence de la mission Aristide, fut enfin donnée à Clarence! En effet, dans la nuit du 12 au 13 janvier 41, l'agent parachutiste Jean Lamy touchait le sol ardennais muni d'un appareil radio perfectionné car non seulement émetteur mais aussi récepteur.   

L'agent parachutiste Lamy persuadé que son appareil n'était pas repérable émettait durant de très longues périodes malgré les conseils .Le résultat hélas, ne se fit pas attendre! Le 26 mars 1941, il fut surpris chez lui en pleine émission. Il eut cependant le temps de rendre son appareil inutilisable et de détruire le livre qui lui servait de code. Lamy subit six mois d'interrogatoires et ne livra aucun secret de service ni les noms des  membres du service Clarence. Condamné à mort le 10 janvier 1942, transféré en Allemagne le 26 février, Lamy rentrera au pays le 12 mai 1945 et mourra quelques années plus tard des suites de sa douloureuse captivité. Entre-temps Clarence établissait un rapport hebdomadaire qui, photographié sur petit format, était transporté dans une boîte minuscule, toutes les six semaines, à Vichy, par l'ingénieur Aristide. De là, les documents étaient acheminés vers Londres via la Suisse par les soins de l'ambassadeur des Etats-Unis à Vichy, l'amiral W.D. Leahy. Aristide devint un élément-clé du service. Il ne se contenta pas d'être le courrier principal de cette période. C'est grâce à son intervention que Clarence obtiendra un secours financier. Au début du mois d'août 41, un nouvel agent  parachutiste, Marble de son nom de guerre, se présente à Clarence. Il s'agit de l'ingénieur des mines Paul Jacquemin. Marble expédia 37 messages de début août au 8 octobre. Il quitta le réseau à cette date pour accomplir une autre mission. Arrêté peu après, il fut torturé, ne livra aucun nom et sera fusillé. Un marconiste de métier, Marcel Verhamme fut recruté et émettra d'une nouvelle station nommée student 1  et établie chez Alfred et Thérèse Liénart, boulevard de la Cambre, 51, à Bruxelles. Dès le 15 novembre, il fallut cependant disperser les points d'émission car les camionnettes radio-goniométriques de l'Abwehr sillonnai! ent Brux elles. Clarence connut d"ailleurs plusieurs alertes comme par exemple, celle qui se produisit le 31 mai. Alors qu'une séance d'émission urgente était en cours chez Henriette Dupuich, rue Edmond Picard, 25, Saturne qui faisait le guet non loin de là, vit arriver à vive allure une camionnette de repérage suivie d'une voiture qui s'arrêta devant la maison voisine où Veramme opérait. Le péril était extrême. Saturne n'hésita pas, il se pointa immédiatement sur la maison Henriette Dupuich et donna trois coups de sonnerie pour interrompre le travail... 

Walthère Dewé poursuivit pendant tout ce temps son activité inlassable. Agé de 62 ans, il paraissait inaccessible à la fatigue. Parcourant en permanence le pays, il loge à Bruxelles chez Saturne, chez Thérèse de Radiguès, chez Alfred et Thérèse Liénart, à Liège chez Sylvie Arnaud (Sylvie Arnaud, de son vrai nom Simone Anspach avait créé pendant la guerre 14 l'ambulance de la place Emile Dupont dont l'histoire est écrite sur mon site[4], chez Georges et Claude Pirlot-Orban à Liège, à Grand-Marchin chez Berthe Morimont, à Seraing chez Henri Lambrecht, à Ciney chez le chanoine Achille Knood, à Sclayn chez l'abbé Arsène Lissoir, à Ostin chez Georges et Marguerite Clerinx-de Radiguès, à Baisy-Thy chez Willy Herman, à Wavre chez Paul Decordes, à Hasselt chez Narcisse, à Baasrtode chez le sénateur Laurent Dewilde...Il va aussi  plusieurs fois au château de Masogne près de Ciney chez Henri de Moffarts et sa femme née Marie-Antoinette de Radiguès, ces deux anciens du peloton de chevauchement 49.

Dewé va être en contact au cours de ces années avec toutes les grandes personnalités de la résistance belge. Il est souvent consulté. Les oeuvres sociales le concernent aussi. C'est ainsi qu'il est en relation avec Yvonne Neujean, directrice de l'Oeuvre Nationale de l'Enfance, dont on connaît l'oeuvre prodigieuse d'assistance aux Juifs. Des fonds seront transmis de Londres à cette dame via le réseau Clarence.  A l'initiative de Dewé, le colonel Modard et Jeanne Goeseels fonderont une oeuvre clandestine chargée de procurer l'assistance matérielle et morale aux familles des fusillés et des réfractaires.

Les pertes de Clarence

Le premier agent arrêté fut Franz Creuzen en septembre 40. L'ennemi l'avait vite repéré car il était connu pour son activité entre 1914 et 1916 et par sa fonction à la Sûreté de  l'Etat. Après avoir effectué 23 mois de  détention au cours de la Première Guerre, il subira 56 mois de  prison et de camp de concentration durant la Seconde, détenant de ce fait un véritable record de  Belgique. Il reviendra vivant en mai 1945, de même que Nicolas Feller; autre agent arrêté en 1940.

Au cours de l'année 1941, Clarence eut à déplorer deux  pertes mortelles: celles de Romain Bailleul et de Jean-Pierre Mathonet. Pilote au port d'Ostende, agent du littoral, Baillieul s'échappa de Knokke le 22 novembre avec quatre amis pour rejoindre l'Angleterre à bord d'un petit bateau, propriété d'un Belge pronazi. Celui-ci alerta les Allemands, des avions prirent l'air et mitraillèrent les fugitifs. Ballieul et deux de ses compagnons furent tués; les deux autres furent recueillis par une vedette britannique.

Quant à Mathonet, garde-champêtre à Battice, cet ancien de la Dame Blanche dont le nom figure dans le Dispach du maréchal Haig, observateur du plateau de Herve, il est arrêté le 8 novembre 1941 et mourra au camp de concentration de Hangelar le 13 février 1945 âgé de 73 ans.

En 42, les pertes de Clarence sont plus lourdes. Quatre de ses membres tombent au champ d'honneur: l'abbé Paul Firket de Liège, ancien combattant de 1914-1918 et le premier-sergent Nicolas Doyen de Grivegnée sont fusillés à Bourg-Léoplod le 25 octobre .Théophile Dewilde d'Ostende et Lucien Vrielynck de Bruges, surveillant de la côte, subissent le même sort à Gand le 9 décembre.  D'autres sont arrêtés parmi lesquels Ernest Gilain de Liège qui mourra victime des sévices encourus le 16 mars 1944; l'abbé Georges Moussiaux, curé de Limont, qui périra à Wilhlmsthal; Elisabeth Plissart d'Etterbeek qui ne reviendra pas de Ravensbrück; Franz Kennes, ce Flamand, professeur à Stavelot, connaissant à merveille la frontière belgo-allemande, agent du COB depuis septembre 39 et qui disparaîtra à Gross-Rozen en janvier 1945; le docteur Jules Goffin, de Fouron-le-Comte et Alphonse Dresen de nationalité néerlandaise, observateurs de la région de Maastricht, Aubel, Visé seront fusillés à Utrecht, respectivement le 9 octobre 43 et le 5 janvier 44. 

Certains agents sont contraints de s'évader tel le docteur Blaise dénoncé par un traître. Chef de secteur à Liège, agent de grande classe, Blaise fournissait depuis septembre 40 des renseignements primordiaux. Il quitta le pays et deviendra major-médecin dans l'armée britannique où il fera honneur à sa haute réputation de chirurgien. Son épouse restée seule en Belgique poursuivra des activités de renseignement, notamment à la tête d'une section de pénétration dans les  prisons de Liège. Cette section procure aux détenus belges des vivres et des messages. A l'instar de la Dame blanche, Clarence garde ainsi le contact avec les agents incarcérés de façon à connaître la nature des charges qui pèsent sur eux et à les aider dans leur système de défense. Deux  arrestations frappent douloureusement Walthère Dewé le 16 juin 42, il s'agit de celles de Juliette Durieu, l'admirable "Mademoiselle Patience " de 1914-1918, et de sa soeur Nelly. Ni l'une ni l'autre ne faisaient partie du réseau Clarence mais elles maintenaient un contact permanent entre Cleveland et le capitaine parachutiste Wendelen qui travaillait pour la mission "Mandamus". Les deux soeurs ne reviendront pas du camp de Ravensbrück!

Au début de juillet 1942 , la police allemande fait une descente chez Sylvie Arnaud (de son vrai nom Simone Anspach)  dont la maison place Emile Dupont 8 à Liège (Voir mon article sur l'ambulance de la place Emile Dupont) est l'un des centres vitaux du service. Suite à cet événement, Sylvie Arnaud devient suspecte et est obligée de fuir pour aller se cacher à Bruxelles. Elle vivra la même vie de proscrit que mène Walthère Dewé qu'elle décrira plus tard magnifiquement:

De tous les émouvants souvenirs que nous conservons pieusement de notre chef, les plus caractéristiques peut-être sont ceux qui nous restent de son existence clandestine. Quelle vie ressemble à celle-là: si grande à la fois et si simple, si tragique, si humaine.

Un homme traqué par l'envahisseur, lui échappant sans cesse, et lui faisant, dans ses propres lignes, une guerre acharnée: le harcelant partout, organisant un réseau de contre-espionnage irréductible. Continuellement sur la brèche, jamais en repos, jamais en sécurité. Déjouant les traquenards, bravant les dangers, contre-attaquant  jour après jour, en opposant sa volonté à toutes les influences funestes et, gardant sa foi en la destinée de la Belgique, il savait insuffler son audacieuse conviction aux plus timorés, aux plus incrédules. Dirigeant, ordonnant, prévenant, n'oubliant rien ni personne; sillonnant le pays entier et n'ayant jamais pour s'abriter que des refuges éphémères, des foyers d'emprunt; tel nous nous rappelons le PATRON, gardant en éveil, à travers tout, ses clairvoyantes facultés de chef responsable.

Ce n'est pas à son génie de grand capitaine, toutefois que j'essaie de rendre hommage par ces lignes. Seuls d'autres capitaines de son envergure peuvent l'apprécier à sa valeur réelle. En évoquant Walthère Dewé, le Proscrit, c'est à l'être excellent qu'il nous était si doux de  suivre, que vont mes pensées ferventes, ma gratitude et mes indicibles regrets. Une âme d'acier, un coeur sensible, un esprit délicat: le héros que l'on révérait, l'ami à qui l'on confiait ses peines. Nous a-t-il assez réconfortés quand nous nous sentions à bout de courage; nous a-t-il assez aidés à accomplir notre mission, à accepter nos épreuves! Il tirait de nous le meilleur de nous-même, sans jamais demander à personne plus qu'il ne pouvait humainement donner. Séparé des siens qu'il aimait tant, ne voyant que de loin en loin sa femme adorée, ses enfants chéris, il s'ingéniait à créer un sentiment de famille entre les éléments de son entourage. A la solennité des séances secrètes, il donnait une ambiance amicale, confiante, joyeuse. Il n'avait garde d'y faire fi du pittoresque. Il ne manquait pas une occasion de parler wallon aux agents de chez nous, encourageait les anecdotes plaisantes, et ce grand austère ne dédaignait pas de nous révéler ainsi un côté de sa nature enjouée et débordante de verve. Il tâchait que nos relations d'affilié à affilié fussent toujours empreintes de bonne entente: s'efforçant à ce qu'il y eût en notre exil des réunions charmantes où, dès les questions graves résolues, des moments de choix fussent réservés à la littérature, à la philosophie, à des causeries de franche cordialité. Il avait rencontré partout l'estime, la déférence, l'obéissance; mais partout également, il avait attiré des sentiments d'affection profonde. On avait tant de réconfort à le voir, on se réjouissait tellement de sa présence attendue. Dans tout son champ d'action, il possédait des amis dévoués pour qui l'honneur redoutable de l'héberger ét! ait la p lus précieuse des faveurs. Il leur avait  une extrême reconnaissance de l'accueillir, de le comprendre, de lui offrir la possibilité de se créer des habitudes. Rien n'est plus touchant comme l'aspect qu'Alfred et Thérèse Liénart, à Bruxelles, ont conservé à sa chambrette de proscrit. C'est un musée en miniature, une façon de temple du souvenir, où des mains pieuses entretiennent avec amour des reliques de son passage.  Voici quelques fleurs et des feuilles séchées cueillies là-bas au Thier-à-Liège, disposées par lui au pied de son crucifix. Il était heureux de les revoir à leur place, à chacun de ses retours, lui que le destin condamnait à passer continuellement d'un endroit à l'autre sans le loisir d'une halte salutaire au foyer.  Voici des livres aussi. Des livres...compagnons chers dont il emplissait ses poches, sa valise, et qu'il ne déposait qu'à regret lorsque son fardeau devenait trop considérable. Nous aimions tous son demi-sourire confus, quand il nous confessait: "Je me suis encore laissé tenter.. ». Alors tout à sa nouvelle trouvaille, il se délectait à nous lire un beau passage qu'il admirait.

Nous avons vécu avec lui, pour lui, de lui, quand nous étions proscrits nous-mêmes - munis d'une fausse carte d'identité, gîtant dans des logis de fortune - traqués parfois, presque toujours sur le qui-vive et souvent le coeur en détresse. Mais tant qu'il s'est trouvé parmi nous, sachant maintenir un contact constant entre nous et lui, nous n'avons connu ni les vraies angoisses, ni les écrasants désespoirs. 

Nous partagions avec une si suave émotion le bonheur des rencontres ménagées pour lui avec Madame Dewé, Marie et Madeleine! Ces jours-là, c'était la haute récompense de sa vie uniquement vouée à la défense de notre pays et des pays de nos alliés. Et l'on aimait de prendre un peu sa part du sourire angélique de celle qui portait avec un si doux rayonnement le nom de Dieudonnée.

Ses filles, comme il en était fier à juste titre! Elles arrivaient, apportant à son esprit enfiévré, à la dure tension morale, le rafraîchissement de leur bonne tendresse. Elles étaient si tranquillement héroïques, si gaiement, si sereinement jeunes!

Ah! Chez Dewé, l'on ne se payait point de phrases pompeuses sur le Devoir, sur le Sacrifice, sur les Principes. On vivait ces choses avec un parfait naturel, journellement et sans rien en dire. Le chef tirait de ses proches ses principales satisfactions et puisait dans l'appui de leur attachement, la  force d'accomplir toute sa tâche. Une épouse collaboratrice admirable, des filles faisant la guerre secrète à côté des parents .Un fils prisonnier militaire en Allemagne, un autre luttant dans la clandestinité: n'était-ce pas la famille dont tout autre eût tiré un immense orgueil? Mais l'orgueil n'a jamais effleuré la pensée de Walthère Dewé. Pour lui, servir, voir servir des êtres chéris, aller ensemble au devant des périls, accepter les renoncements, aimer Dieu et la Patrie d'un amour infini, c'était chose toute simple et que l'on accomplit sans mérite.

C'est pour lui et les siens que Flaubert semble avoir écrit les paroles prophétiques: On monte au ciel le coeur percé, les mains en sang et la figure radieuse.

Le décès de Madame Dewé

Le 14 janvier 1943, Madame Dewé mourait brusquement, à l'âge de  59 ans, dans la rue, tout près de son domicile, terrassée par une crise cardiaque. Pour le chef, 36 ans de bonheur familial sans nuages s'effondraient.  Son chagrin fut immense mais quelques jours après  ce terrible décès, il eut le courage d'écrire "Quelles que soient nos peines personnelles, nous devons placer au-dessus de tout, les intérêts supérieurs de la patrie et mener la lutte avec plus d'acharnement que jamais". Après le décès de sa femme, Cleveland ne vit plus que pour et dans la Résistance.

L'année 43

Dans l'année 1943, Clarence va pouvoir compter sur un nouvel agent parachuté. Cet homme qui se révéla exceptionnel s'appelait Jules Stercq  dit Player et  installera  un nouvel appareil radiophonique à modulation de fréquence à Latem-Saint-Martin dans la villa d'une femme au caractère bien trempé, Maud Leadbeater-Decort. Clarence organisa aussi sous l'autorité de Stercq plusieurs comités de réception de matériel parachuté à Freux-Ménil dans le Luxembourg. Tandis que le poste de phonie manié par Stercq en était à ses débuts, les appareils de graphie avec Verhamme et de Burlet poursuivaient leur tâche à Bruxelles. Malheureusement, Verhamme se fit arrêter le 29 juillet. Son arrestation posait de graves problèmes car l'opérateur connaissait énormément d'informations  sur le réseau. De sa prison, Verhamme parvint à prévenir ses chefs qu'il n'avait rien révélé: ne pouvant nier ses émissions, il s'était efforcé de persuader l'ennemi qu'il les faisait à bord d'une voiture itinérante. Personne ne fut inquiété par suite de ses interrogatoires.  Condamné à mort, il fut exécuté au Tir National le 16 novembre 1943, conservant jusqu'au bout un moral magnifique. Ainsi se termina l'héroïque parcours de Marcel Verhamme  qui expédia quelque 200 messages à Londres et en reçut 150. Si l'arrestation de Verhamme n'entraîna pas de conséquences fâcheuses dans le réseau Clarence, il faut cependant signaler que trois résistants faisant partie d'un Mouvement  dénommé "Front de la Résistance belge" perdirent la vie au cours de l'essai infructueux que fit le FRB pour faire évader Verhamme. Ces trois résistants étaient Fernand Wolff tué en action par une patrouille allemande; le docteur Franz Lenaerts qui, blessé, tomba aux mains de l'ennemi et fut transporté devant le peloton d'exécution le corps enveloppé de plâtre et Emile De Beer. Ces deux derniers furent! fusillé s le 17 décembre au Tir national.

Clarence perdit plusieurs membres de son réseau en 1943: Victor Janssens de Liège arrêté le 29 janvier 1943 disparaîtra en Allemagne sans laisser de traces. Ernest Feys, commissaire de police à Ostende est fusillé à Oostakker le 16 octobre. Léon Lambert de Vielsam arrêté le 30 avril mourra à Gross-Rozen le 27 novembre 44. L'abbé Paul Désirant (faisait partie du réseau Clarence mais fut condamné pour une activité étrangère au réseau: transport de dynamite dans un véhicule), de Marcour est fusillé le 31 août à Liège en même temps que le curé Peeters du service Bayard. La soeur de l'abbé Désirant, Marie-Henriette sera déportée en Allemagne et reviendra vivante. Les révérends pères Hugues et Etienne de l'abbaye de Val-Dieu (de leurs noms Charles Jacobs d'Anvers et Jean-Pierre Muhren, Néerlandais de Bergen-op-Zoom) seront fusillés à Utrecht le 9 octobre 43. 

Hommage particulier à Raymond Dorckens

Raymond Dorckens de Waha avait 19 ans en 1940. Il travaillait à la Fabrique Nationale d'Armes de guerre à Herstal. Il ramena au réseau de nombreux croquis d'armes, de nombreux rapports et aussi des pièces détachées et ...une douille faite dans un alliage tenu secret. Victime d'une dénonciation, il fut arrêté le 5 février 1943 en même temps que sa jeune femme enceinte. On lui proposa de connaître son enfant s'il parlait...Il tint bon et fut condamné à mort le 15 juin 1943. Voici la dernière lettre qu'il écrivit à sa femme:

"J'avais rêvé de belles choses pour toi; le bon Dieu ne l'a pas voulu. Il me rappelle à lui. Mais à toi, il laisse une partie de moi-même. Pour le petit être qui va naître, sois courageuse, surmonte ta douleur. Il aura grand besoin de sa maman, puisqu'il n'aura plus son papa. Ta pensée et celle de ma petite maman me soutiennent. Tout à l'heure, nous assisterons à la messe, et je dirai une dernière prière pour toi, l'enfant et maman. Je t'embrasse et je mets tout mon amour dans ce dernier baiser. Mes dernières pensées sont pour vous trois (...)

Le 30 juin, à 4 heures, à 5 heures 15, à 5 heures 40, Dorckens répète en post-scriptum, son courage et son amour puis il s'en va pour être fusillé au fort de la Chartreuse, là où vingt-cinq ans plus tôt, Louis et Antony Collard tombèrent. Sa fille Raymonde naîtra le 17 juillet. L'enfant et la mère échapperont aux recherches et vivront dans la clandestinité jusqu'à la libération. 

L'année de la fin 

L'année 1944 commença très mal pour Clarence. Depuis 1940, Marie, Madeleine et Jacques Dewé avaient été des agents de Clarence, toujours sur la brèche. Le 7 janvier 1944, les deux admirables jeunes filles étaient arrêtées dans leur maison. Jacques, caché dans un placard ne fut pas découvert et prit le maquis. Le même jour, Madame Maurice Morimont née Berthe Lambrecht, agent de Clarence et de Comète, ses deux filles Lucienne et Anne, ainsi qu'Anne-Marie, soeur de Fernand Ferrier, tombèrent aux mains de l'ennemi. Ces six résistantes auront au cours de leurs interrogatoires une attitude inébranlable. Lucienne et Anne Morimont seront libérées, faute de preuves au bout de 6 semaines, leur mère ayant pris tout sur elle. Berthe Morimont, Marie, Madeleine et Anne-Marie s'en iront à Ravensbrück. Berthe et Madeleine n'en reviendront pas. On prévient le patron du nouveau coup terrible qui lui arrive. Dewé, en dépit de l'arrestation de ses deux filles, continue son action mais il est persuadé que son tour est proche. Le 13 janvier, il apprend que Thérèse de Radiguès est sous la menace d'une arrestation. Il veut la prévenir lui-même et se rend à pied chez elle, avenue de la Couronne 41 à Ixelles. Thérèse de Radiguès représente pour Dewé une amitié exceptionnelle et riche de quantités de souvenirs ! 27 ans ont passé depuis que Juliette Durieu, mandatée par lui, vint demander à la châtelaine condruzienne de prendre la tête du peloton de chevauchement 49 !  Arrivé chez sa collaboratrice, Dewé se montrera contrarié parce que celle-ci pour des raisons de famille lui dit ne pas pouvoir quitter sa maison avant un jour ou deux. Quand Dewé revient insister le lendemain matin à nouveau, Thérèse est sortie. La femme de chambre prie Dewé de patienter un peu. Dix minutes après, les policiers allemands font brutalement irruption dans la maison et arrêtent Dewé qui portait, ce jour là! , la fau sse identité de Muraille. Dewé parvient à se dégager des mains ennemies juste avant d'être jeté dans un véhicule pour être transporté à la prison de Saint-Gilles. Il  réussit à s'enfuir en direction du carrefour de l'avenue de la Couronne mais ce ne fut hélas pour mourir. Un officier de la Luftwaffe qui se trouvait à cet endroit par hasard barra le passage à Dewé et tira sur lui. C'est ainsi que le 14 janvier 1944, un an jour pour jour après la mort de sa femme, une semaine après l'arrestation de ses filles que Walthère Dewé trouva la mort et que la résistance perdit le plus grand de ses chefs. Dewé berna l'ennemi longtemps encore après sa mort puisque la police allemande ne découvrit jamais la véritable identité de Muraille. Le chef avait dit un jour à son collaborateur André qu'il avait choisi ce nom, comme l'un de ses pseudonymes, en 1916, afin d'avoir toujours bien fixé devant les yeux, le sort qui l'attendait, dos à la muraille, s'il tombait aux mains de l'ennemi.

Entre la mort de Dewé et la libération, Clarence perdra encore plusieurs membres dont deux chefs de secteur provincial Léon Calmeau du Luxembourg et Jean de Moreau d'Andoy, du Namurois qui mourront en déportation. Clarence rayonna dans la Belgique toute entière. Du littoral au fin fond de l'Ardenne, 1.547  Flamands, Bruxellois, Wallons, Rédimés luttèrent ensemble. De toute condition sociale et à tous les âges... On a vu avec quelle énergie Thérèse de  Radiguès lutta à 80ans dans le réseau Clarence. Des Belges très jeunes travaillèrent aussi pour Clarence comme  Jacques Jansen. Son histoire vaut la peine d'être rappelée et de figurer à côté de celle de Walhère Dewé.

L'histoire de Jacques Jansen

Jacques Jansen, étudiant, né à Grivegnée le 13 avril 1928, s'était engagé dans Clarence le 1er février 1944. Il n'avait donc pas 16 ans. Depuis cette date, il surveillait la caserne de la Chartreuse, surplombant celle-ci de son observatoire, le sommet du clocher de Robermont. Durant six mois, il fournit régulièrement les renseignements sur l'occupation de la caserne et les mouvements de sa garnison. Le 8 septembre, lors de la libération de la rive droite de la Meuse, les informations apportées par Jacques permirent aux chars américains arrivés aux abords de la Chartreuse et qui s'apprêtaient à poursuivre leur route en direction de Fléron, de prendre en chasse, de rattraper et de détruire une trentaine de blindés légers ennemis qui tentaient de s'échapper en descendant par le trou Louette, vers Bressoux et Jupille. A ce moment, et  bien que la Chartreuse fût encore occupée par environ 400 SS qu'encerclaient des résistants, le jeune homme, emporté par l'enthousiasme de la Libération, arbora le drapeau belge au sommet du clocher qui lui servait d'observatoire. Immédiatement pris comme cible par l'ennemi, il n'en continua pas moins à assujettir la hampe jusqu'au moment où il fut atteint par une balle à l'abdomen. Grièvement blessé, Jacques eut la force de descendre du clocher et d'atteindre le presbytère où il reçut les premiers soins. Il succomba deux jours plus tard. Ses dernières paroles furent "Papa, maman, j'offre mes souffrances pour la Belgique...J'aurais voulu faire flotter plus haut notre drapeau."

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Le Comte Ugeux pendant son exposé. (50e anniversaire de sa mort)

 EXPOSÉ PRÉSENTÉ PAR LE COMTE UGEUX[15],

Messieurs les Ministres,
Monsieur le Gouverneur,
Mesdames, Messieurs,
Mes Chers Camarades,

C'est la deuxième fois qu'en organisant une cérémonie au souvenir de Walthère Dewé, votre comité organisateur croit nécessaire que le président des anciens chefs de Réseaux apporte son témoignage, et je lui en suis reconnaissant, car je crois qu'en dehors des professionnels, nous sommes les seuls à avoir connu l'homme, à l'avoir fréquenté.

Je voudrais vous demander la permission de commencer par parler de quelqu'un d'autre, dont on n'a pas parlé à l'époque, à la veille du 30ème anniversaire de l'assassinat de Walthère Dewé. Je veux parler de quelqu'un dont nous portons encore tous le deuil: le Roi BAUDOUIN.

C'est un des jours les plus importants de ma vie, c'est un des souvenirs les plus émouvants que je porte en moi, que ce jour où Pierre Clerdent (Président du Comité National de la Résistance), Albert Régibeau (Président du Comité de Contact de nos Associations) et moi-même, avons conduit au Roi Marie Dewé, survivante d'une famille terriblement éprouvée.

Après l'audience, bousculant tous les protocoles, le Roi a reconduit Marie Dewé et son escorte jusqu'à la porte du Palais. Il s'est trouvé que j'étais le dernier de ce petit cortège qui traversait les antichambres du Palais de Bruxelles, ce qui m'a permis de voir deux grosses larmes qui coulaient sur les joues du Souverain. C'est pour cela que je crois que ce soir, je ne pouvais pas ne pas vous dire ce que Walthère Dewé et les siens ont été pour le Roi BAUDOUIN.

Mon collègue et ami Francis Balace qui, soit dit en passant, connaît de chacun de nous tout ce que nous avons fait à tous les quarts d'heure de l'occupation - vous a décrit ce qu'était un service de renseignement. Le Réseau CLARENCE, le service de Walthère Dewé, a été l'un des plus importants. Son nom, "Muraille", n'était pas connu des Allemands. Lorsqu'ils l'ont abattu, ils l'ont enterré clandestinement, sans savoir que, par une coïncidence affreuse comme on en rencontre partout, ils avaient tué le principal de leurs ennemis, dans la clandestinité.

Autorisez-moi à joindre, dans la foulée de ce que Francis Balace vous a dit, à cet hommage, les souvenirs du Chef de Réseau que j'ai été, de l'ami de Dewé que je suis devenu. Au moment où les réseaux s'organisent, Walthère Dewé est déjà en pleine activité, dans la continuation de sa "Dame Blanche" de 14-18.

Il se trouvait qu'un certain nombre de militaires anglais étaient restés en Belgique, n'ayant pas eu la possibilité de rejoindre ce réembarquement de Dunkerque, qui est probablement la clé de la victoire finale. L'un d'eux, le Capitaine Brinkman, avait été recueilli par des Belges. Beaucoup de Belges ont recueilli beaucoup de soldats anglais et écossais à cette époque, et cela a posé des problèmes, car leurs hôtes et eux-mêmes pensaient - comme tout le monde à ce moment-là - que la guerre finirait après trois ou quatre mois. Brinkman voulait rentrer chez lui pour reprendre sa place dans son régiment. Et de service en service, on se le passait... jusqu'au jour où on a trouvé une manière de l'évacuer.

Il était chez Walthère Dewé. Nous avons eu rendez-vous, Walthère Dewé et moi, dans un ancien pensionnat de jeunes filles, aux environs de l'avenue de Tervueren, à Bruxelles, et j'ai vu Walthère Dewé pour la première fois, à la porte de cet ancien pensionnat où nous sonnions. Nous avons été reçus dans une salle dont les murs étaient tapissés de cartes d'état-major, dont - nous dit-on - certains petits drapeaux piqués dans une carte indiquaient les centres de recrutement. Nous avons rapidement réglé, l'affaire Brinkman, puis nous sommes sortis. A la porte, Dewé m'a dit: "De quel côté allez-vous? Je vais de l'autre." Je lui dit: "Moi, je vais de n'importe quel côté, parce que je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie que devant ce bureau d'état-major!" Et nous avons constaté que nous pensions la même chose: que nous étions des inconscients - eux aussi -, mais que vraiment, il y avait une éducation à faire...

Cette éducation, dont Francis Balace vous a dit qu'elle avait été menée en grande partie avec le concours des parachutés de Londres. Il faut bien dire que la première des consignes était une consigne de sécurité : "Spécialisez-vous! Ne faites pas de tout!" Comme ils avaient raison, ces gens, et comme heureusement personne ne les a écoutés! Parce que la Résistance en Belgique, la recherche du renseignement, la distribution de la presse clandestine, c'était tout le monde. Et aucun de nous, jamais, ayant un Brinkman sur les bras, ne l'aurait planqué au coin d'une rue. Nous avons donc, tous, fait tout, très dangereusement, et cela a mal tourné pour beaucoup.

A la mi-42, j'ai été, à l'instigation de Walthère Dewé, le premier chef de Résistance à faire l'aller-retour clandestin à Londres. Comme j'étais directeur de journal avant la guerre, je devais pointer toutes les semaines à la police allemande, rue Traversière. Ce qui fait que mon voyage a été très court. Quinze jours après mon départ, je me trouvais à Bruxelles, déposé par avion et non pas parachuté parce que le temps était mauvais. Je sonnai à la porte de ce petit hôtel de l'avenue de la Couronne où Walthère Dewé m'attendait avec sa complice de 14-18, Thérèse de Radiguès et avec son adjoint "André", dont j'ai su plus tard qu'il était Hector Demarque. Quand j'ai eu le plaisir de lui dire que, dans le tour de promenade qu'on m'avait fait faire à Londres à travers les bureaux qui étaient supposés nous contrôler, tout le monde m'avait parlé de la "Dame Blanche" et de "Clarence", et combien son culte était resté grand parmi les quelques Anglais survivants de l'aventure, il s'est levé, est venu vers moi et m'a serré dans ses bras. Quand j'en parle, je crois sentir encore les battements de son coeur contre le mien. C'était pour lui la première fois que les "gens de Londres" - comme nous disions - lui rendaient l'hommage qu'il méritait.

Pour vous raconter une petite histoire - que je crois que seuls Francis Balace, Jean Vanwelkenhuyzen et peut-être Jean Stengers se souviennent -, la communication intérieure entre le Réseau Zéro et le Réseau Clarence se faisait d'une manière originale. Thérèse de Radiguès, "Muraille", alias Walthère Dewé, et moi, nous étions bien pensants, de sorte qu'il n'étonnait personne que, nous nous trouvions à la messe dans la petite église a côté de l'immeuble de la radio à Bruxelles, chacun porteur d un de ces énormes missels dans lesquels se trouvait la liturgie de tous les jours de l'année. Personne ne s'étonnait non plus que nous allassions pieusement au banc de communion. Il ne s'est trouvé heureusement personne pour s'étonner qu'au retour du banc de communion, nous n'étions plus sur le même missel et que dans l'un de ces missels, se trouvait la position de chars, de cuirassés allemands que nous avions, Clarence (Walthère Dewé) et Zéro (votre serviteur), l'intention de faire torpiller le plus rapidement possible...

La dernière fois que j'ai vu Walthère Dewé, c'était à la sortie de cette église. Et je regrette encore aujourd'hui que, respectant une mesure de sécurité voulue par un des parachutistes britanniques, je n'ai pas été lui serrer la main.

Le réseau de Walthère Dewé devient rapidement le plus important, le plus sûr, le réseau de référence pour nos amis alliés. Petit à petit, la Résistance du Renseignement a pris une importance extraordinaire; nos réseaux sont devenus de grandes administrations hiérarchisées, aussi secrètes que possible. Trop peu, assurément, aux yeux des théoriciens, mais aussi efficaces les unes que les autres.

Vous ayant ainsi parlé de mon ami Walthère Dewé, cet homme que sa foi portait à être patriote, ce "capucin botté" qui rêvait de convertir tous ceux qui travaillaient avec lui, je ne peux pas m'empêcher de vous dire que Walthère Dewé a été pour moi une des grandes rencontres de ma vie.

Je voudrais - et ce serait encore une manière de lui rendre hommage - vous parler de ce jour où il a été stupidement assassiné, par un Allemand qui ne lui voulait aucun mal, qui passait par hasard dans une rue où quelques soldats couraient derrière un Monsieur, dont on a découvert après qu'il s'appelait "Muraille", mais dont les assassins n'ont jamais su qu'il était Walthère Dewé et l'ont enterré clandestinement.

Je voudrais vous dire que le 15 janvier 1944, jour de sa mort, est probablement le tournant de la guerre clandestine. Il ne l'a pas su. C'est un hommage peut-être que de déposer ce souvenir sur sa tombe. Dans la nuit du 15 au 16 janvier, à une trentaine d'endroits dans notre pays, les pylônes transportant l'électricité à haute tension s'effondrent. Ce n'est pas Walthère Dewé qui a fait cela. C'est le Groupe G. Et mon exemple est significatif. Le Groupe G est né de l'Université Libre de Bruxelles, de son Cercle du Libre Examen. Il faisait du sabotage et du contre-sabotage. Je pourrais dire en passant que le sabotage comportait une partie de contre-sabotage, car il fallait éviter que, dans un zèle un peu intempestif, certains de nos camarades qui s'ennuyaient - ne voyant pas venir la fin de la guerre - ne sabotent des choses qui allaient s'avérer indispensables au lendemain de la libération.

Walthère Dewé est unique. C'est Henri Bernard, l'historien de la Résistance, qui a dit qu'il était le "géant" de cette Résistance. Moi, je peux dire que sa mort a été une perte sérieuse pour la Résistance, pour son Réseau et peut-être pour la Belgique. Au lendemain de la libération, la Résistance, au sein de laquelle un certain nombre de candides se croyaient un destin politique, est restée unie. Quelques-uns de ses membres sont entrés dans les fonctions gouvernementales. Quel dommage que Walthère Dewé n'était pas là !

Si aujourd'hui, maintenant, du fond de cette salle, entraient ici Walthère Dewé et Jean Burgers, Commandant du Groupe G, et s'ils montaient à cette tribune, ils vous diraient ce que je vais vous dire en manière de péroraison: il me semble que le temps nous est resté très court pour maintenir ou pour faire renaître, dans notre pays en transformation, des dévouements, un patriotisme, une intelligence de l'avenir du pays, un mépris absolu des risques, un désintéressement complet, dont Walthère Dewé a été l'image.

Et si le temps nous est donné très court, je vais me taire, parce que, peut-être, c'est pour vous dire: "N'attendez pas demain pour faire quelque chose qui encouragera dans notre pays, parmi les jeunes, de nouveaux Walthère Dewé". Merci.


Madeleine Lebrun-Dewé raconte le coté familial de la vie de son grand-père. (Photo F. De Look)

La conclusion

Nous la laisserons à Madeleine, la petite-fille de Walthère Dewé:

Madeleine LEBRUN – DEWE raconte la vie de son grand-père

 WALTHERE DEWE.

   Monsieur le Député permanent Olivier Hamal a eu l’amabilité de suggérer à notre famille de s’exprimer à l’occasion du 60e anniversaire de la mort de Walthère Dewé, notre grand-père, et plus précisément de vous livrer quelques souvenirs qui éclaireraient sa personnalité.

   Je remercie très chaleureusement Monsieur Hamal de son initiative, bien que cette tâche ne soit pas aisée.

   En effet depuis le décès de notre tante Mie, Marie Dewé, fille aînée du résistant, aucun membre de sa famille directe ayant vécu avec lui n’est encore en vie. Ma maman, Anne Morimont, épouse du fils aîné, Walthère Thomas, s’est mariée après la guerre. Elle a un peu connu notre grand-père, notamment en le pilotant vers la maison de sa famille à Grand Marchin, mais elle n’a jamais vécu dans son intimité familiale de son vivant.

   Tous les petits-enfants de Walthère Dewé sont nés dans l’immédiat après-guerre.

   Arrivés à un âge où l’on commence à regarder en arrière et à comprendre mieux son histoire, il nous apparaît que plus encore que d’autres familles, nous avons une charnière dans la vie de nos parents, à qui nous avons permis de tourner la page de ces années terribles et de regarder résolument vers l’avenir. Les souvenirs étaient sans doute trop douloureux pour chercher à les raviver en les inscrivant dans nos petites têtes blondes. Nous avons donc été peu informés sur la vie quotidienne de notre grand-père. L’image que nous avons de lui est bien incomplète et de plus, elle est déformée par notre subjectivité, nos conceptions, nos priorités personnelles, nos doutes qui sont le résultat de soixante ans d’histoire.

   Pour vous livrer quelques souvenirs, je me suis principalement inspirée du témoignage de deux de ses cousines, Fernande Peeters et Marie Didden, qui étaient également des voisines toutes proches. Elles ont eu la gentillesse de partager toute une après-midi leurs souvenirs de jeunesse, ce dont je les remercie. Je me suis également laissé imprégner par la lecture d’un petit cahier où mon grand-père a transcrit ses réflexions journalières. C’était au début de la première guerre, alors que ses trois premiers enfants sont nés. Marie a alors 7 ans, Walthère en a 4 et Madeleine a un an.

   Ces notes commencent le 24 décembre 1914 et se terminent le 4 mars 1916. A cette date, il écrit uniquement, exceptionnellement au crayon de couleur : « Arrestation de mon cousin Dieudonné Lambrecht[5] vers 3 heures de l’après-midi ». Les pages suivantes resteront blanches à jamais.

   Ma première impression incontournable est que notre grand-père a eu une vie « unifiée », un peu comme dans les tragédies classiques, où l’on nous a appris qu’il y avait unité de lieu et unité d’action.

   Ce qui je crois, a unifié sa vie, ce qui a animé le tout, c’est une foi totale. Dans son carnet, il écrit que cette foi lui a été transmise par sa mère qui a eu, je cite « une existence toute simple de labeur et de piété. Cette qualité s’est encore accentuée après son mariage avec mon père et je puis dire que je dois à ma mère le bien précieux de la foi pratiquée. Mon père était malheureusement loin de briller sous ce rapport ». Fin de citation.

   Sa maman, Marie Frère, va certainement forger le destin de Walthère. Je cite encore :

   « Douée d’une volonté de fer, d’un caractère bouillant et inspirée par un amour sans borne de son fils, elle avait pris la décision inébranlable de me faire faire des études supérieures qui me relèveraient de la profession de cultivateur ».

   Lorsqu’il écrit ce texte, il utilise l’expression « la foi pratiquée » et c’est bien ainsi qu’il l’a vécue. Sa vie était rythmée par la prière, la réflexion, aidée par sa participation aux offices de la paroisse et par d’innombrables livres religieux qui constituaient une part importante de sa grande bibliothèque. De plus, quasi tous les jours, il quittait la Régie des Téléphones pour se rendre à la messe en l’église Saint-Denis toute proche.

   Inspirée par cette foi, sa vie quotidienne était parsemée de diverses actions charitables. Dans son cahier, il mentionne régulièrement des distributions de vivres aux pauvres. Il s’occupe activement de trouver du travail pour ceux qui en sont privés et il s’efforce de leur éviter la mine.

   Une de ses cousines raconte que très souvent, il descendait au Fond des Tawes[6], pour aider une parente qui, veuve avec plusieurs enfants, avait ouvert un petit commerce.

   Quant au dimanche après-midi, il était immanquablement consacré au Patronage du Thier-à-Liège. Mais si sa vie fut unifiée par une foi inébranlable, elle le fut également par un lieu. Celui où nous nous trouvons maintenant.[7]

   Depuis des générations, ses ancêtres avaient tiré leur subsistance de ces coteaux bien exposés. Ses parents étaient de petits cultivateurs, des cotîs[8] qui livraient leurs produits au marché de la place Cockeril.

   Lorsque Walthère termine ses études, les terres de culture sont partiellement abandonnées et transformées en jardin d’agrément. Il y plante des variétés très diverses de fleurs, d’arbres fruitiers et d’arbustes d’ornement dont nous profitons parfois encore aujourd’hui.

   Sa distraction favorite était de se promener avec son épouse pour constater l’évolution de la saison et des récoltes, pour faire découvrir à ses enfants cette nature qu’il connaissait très bien. Dans ses notes, le jardin est le lieu privilégié des rencontres et des découvertes avec ses enfants. Voici par exemple, la conversation qu’il transcrit en date du 17 juillet 1915 :

   « Aujourd’hui, en partant le matin avec Marie, je lui fais remarquer un roitelet qui « grinçait » dans un buisson touffu un peu plus haut que le Trô al gèle[9]. Elle le voit et me dit : « C’est laid de dénicher les oiseaux, même les nuisibles. Pourtant, les petits corbeaux et les petites pies, il faut les tuer. La sœur (une religieuse de l’école Saint-Louis du Thier-à-Liège) dit qu’elle arracherait la tête aux corbeaux et aux pies qui volent les bijoux ». Puis, après une pause, elle dit : « Pourquoi donc Jésus a-t-il créé des mauvaises bêtes ? » Je réponds que chaque bête et chaque chose a son rôle à remplir et que toutes rendent des services ».

   Walthère a transmis à ses fils son amour et sa connaissance de la nature : mon père Walthère et mon oncle Jacques reconnaissaient sans hésitation tous les chants des oiseaux du jardin.

   Walthère éprouvait un grand bonheur à voir ses enfants progresser et ne manquait aucune occasion de leur transmettre ses connaissances d’une manière très pédagogique. Voici comment il relate une promenade avec Marie :

   « En partant ce matin, Marie remarque la gerbe de fumée qui sort de la cheminée de la Batterie[10]. Je lui dis que ce n’est pas de la fumée, mais bien de la vapeur. Elle me demande ce que devient la vapeur. Je lui dis qu’elle redevient ce qu’elle était, en refroidissant, c'est-à-dire de l’eau. Je lui demande si elle ne se rappelle pas avoir reçu de l’eau sur la tête en passant près du charbonnage. Non, dit-elle, mais quand la bouilloire va fort et que je mets ma main assez longtemps devant la vapeur, et bien ma main se recouvre d’eau. Parfaitement, dis-je, c’est la même chose. Attention de ne pas approcher ta main trop près. Et la conversation se poursuit, pour expliquer comment les cages sortent du bure.

   Cette véritable passion pour l’instruction et l’édification de la jeunesse s’est manifestée tant au sein de sa famille que dans sa participation régulière aux activités du patronage. Nous, ses petits enfants, pensons que cela pourrait ouvrir des perspectives nouvelles. Espace consacré au souvenir, le lieu[11] où nous sommes actuellement serait aussi tourné vers l’avenir, par l’accueil et l’information des jeunes. Autant et plus encore que son jardin, notre grand-père cultivait l’amitié. Ses collaborateurs étaient d’abord ses amis. A ce sujet, d’un avis unanime, ses petits enfants estiment qu’il aurait rejeté toute forme de culte de la personnalité et aurait ardemment souhaité que les autres membres du réseau soient associés à son souvenir et aux hommages qui lui sont fidèlement rendus. Sans eux, il n’aurait rien pu faire. C’est le principe même du réseau. Les uns ont perdu la vie, d’autres ont eu plus de chance, mais tous ont pris les mêmes risques. En son nom, nous tenons à les unir à lui dans ce lieu qui lui a été dédié.

   Sa maison était accueillante. Savez-vous que le nom qu’il voulait donner à la chapelle qu’il rêvait de construire était « Notre-Dame du Bon Accueil » ? Dans ce domaine, notre grand-mère Dieudonnée était l’âme de la maison. Au dire de tous, elle était la bonté même.

   Mon père n’en doutait pas, en tout cas, et évoquait souvent comment il avait ramené un copain d’université qui était dans un état lamentable. Celui-ci devait en effet travailler la nuit pour payer ses études et survivre. Accueilli, nourri et vêtu par Dieudonnée, ce jeune étudiant juif qui avait fui la Bessarabie, se nommait Joseph Rabine. Il est devenu à tout jamais un ami fidèle de la famille. Durant la guerre, son fils Serge a été caché dans la maison pour échapper aux rafles nazies, et ce jusqu’en 1943, c'est-à-dire jusqu’au décès de Dieudonnée qui entourait cet enfant d’une tendresse toute particulière, se sentant peut-être une âme de grand-mère.

   Bien d’autres encore, pauvres ou bourgeois, membres de la famille ou amis, trouvaient toujours accueil et conseil « amon Dewé ».[12] Une petite cousine du Fond des Tawes[13], Mimie Scalais, relate que toute petite, elle prenait plaisir à venir régulièrement par les jardins chez le « grand Walthère », comme on l’appelait alors (par opposition au petit Walthère qui était mon père). Cette mignonne petite fille ne semblait pas trop impressionnée par le « Géant de la Résistance » et elle prenait sa place à la grande table sur le banc, entre Walthère et Dieudonnée.

   Une autre cousine, se rappelle aussi que le grand Walthère avait l’habitude de saluer tout le monde systématiquement, au point que son traditionnel chapeau boule était tout déformé.

   Le destin hors normes dans lequel la guerre a entraîné Walthère a mis en valeur ses qualités techniques, son sens de l’organisation et son courage. Cela a un peu occulté pour nous, sa famille, la tendresse de son cœur. Son petit cahier nous montre pourtant un papa extrêmement attentif à ses enfants, à leur santé, à leur progrès, et cela à une époque où les « papas-poules » n’étaient pas encore à la mode.

   Je ne résiste pas à la tentation de vous lire deux petits extraits qui illustrent combien il fondait littéralement devant ses enfants.

   Nous sommes le 7 mars 1915, voici comment il décrit la petite Madeleine qui a presque un an : « Madeleine est d’une gaîté remarquable. Elle reconnaît maintenant les personnes de son entourage. La caresse suprême consiste à coucher sa tête contre la tête des autres et surtout sur la figure de son frère qui se laisse tirailler les cheveux et les oreilles ».

   Il prend soin de noter les qualités et les petits travers de ses enfants, et en particulier, il se réjouit de les voir devenir « bons », comme l’atteste ce commentaire à propos du petit Walthère : « Walthère est un petit taquin, mais il est doux et prévenant. Depuis que j’analyse quelques fleurs, il ne cesse de m’en apporter des brassées. Il est bon pour ses camarades : l’autre jour, il a donné toutes ses billes à un gamin du Préay »[14].

   Je voudrais clôturer cette promenade dans le passé de notre famille en évoquant ce couple qui a si souvent arpenté ensemble les sentiers du jardin, avant de s’épauler dans les jours d’horreur.

   Comment Walthère se comportait-il avec Dieudonnée, ai-je demandé à mes deux cousines ? Et l’une d’elle me dit : « Je me souviens qu’en 1930 se tenait l’exposition à Coronmeuse. A cette occasion, un feu d’artifice devait être donné le long de la Meuse. Du haut des coteaux, dans le jardin, on était aux premières loges pour admirer le spectacle. Le grand Walthère avait revêtu son éternelle grande cape noire. Le vent étant un peu frais, il en enveloppa Dieudonnée devant lui.

C’est ainsi que nous allons les laisser heureux.

 

 



[1] Voir les fusillés de la Chartreuse

[2] Voir les fusillés de la Chartreuse

[3] Voir dans les infirmières : La comtesse van den Steen de Jehay

[4] Voir : L’ambulance de la Place Emile Dupont à Liège

[5] Voir les Fusillés de la Chartreuse

[6] Sous le Thier-à-Liège

[7] Rue Coupée au Thier-à-Liège.

[8] Des jardiniers de métier.

[9] Lieu dit.

[10] Charbonnage de la Batterie

[11]Chapelle du Mémorial Dewé, rue Coupée au Thier-à-Liège.

[12] Chez Dewé

[13] Sous le Thier-à-Liège

[14] Lieu dit

[15] Le Comte Ugeux est présenté par M. Paul Tasset, Président du comité d’Entente des Groupements Patriotiques de Liège : Monsieur Ugeux fut le chef du service Zéro et Directeur de la « Libre Belgique » clandestine. Les services qu’il a rendus à notre pays son éminents. William Ugeux fut l’un des plus importants Chefs de Réseaux de la Résistance. Il fut le premier, en 42, à faire l’aller-retour clandestin de Belgique en Grande-Bretagne. A son retour en Europe occupée, il assume la tâche périlleuse de chef de poste central du courrier belge à Grenoble. Rappelé à Londres, il y est nommé Directeur général du Service de Renseignement et d’Action. Il contrôle ainsi les parachutages de la sûreté de l’Etat. Ses connaissances sont multiples. Rappelons qu’avant de créer l’Institut d’Information INBEL, il a dirigé trois quotidiens : « Le XXème Siècle », « La Cité Nouvelle », « La Cité ». Après la libération, il se dévoue à nouveau en acceptant la présidence des anciens Chefs de Réseaux et de la Fraternelle des Agents parachutés. Ses immenses mérites ont été constatés et reconnus par notre regretté Roi Baudouin. Son titre nobiliaire lui fut accordé avec cette mention : « Pour services exceptionnels rendus au pays ». Son témoignage a donc une autorité toute particulière, d’autant plus qu’il fut durant cette période troublée, l’ami fidèle de Walthère Dewé, son compagnon de combat.



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