Médecins de la Grande Guerre

Le lieutenant Kerf à l'assaut de la ferme Violette le 30 septembre 18.

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Le lieutenant Kerf à l'assaut de la ferme Violette le 30 septembre 18.

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Le lieutenant Kerf à l'assaut de la ferme Violette le 30 septembre 1918.

 A Claude-Pascal Perna… qui a fait resurgir du passé le lieutenant Kerf

 Table des matières

1) Introduction

2) Lettre du capitaine Kerf  à son ami Léo

3) La conquête des fermes: texte écrit par un sergent (signature illisible) du 1er régiment de ligne

4) Conclusion

1) Introduction

 Il y a quelques jours un ami me remettait une farde contenant des documents afférents à la guerre 14-18. Parmi ces documents se trouvait le brouillon d’une  lettre manuscrite qui me parut très digne d’intérêt. Ce texte daté de 1929 avait comme auteur  un certain Kerf, ancien lieutenant pendant la Grande Guerre, et en poste comme capitaine dans la Sarre. Il avait été écrit, à la demande de son ami et camarade de combat, Léo Lefranc. Rien ne nous dit que ce brouillon fut recopié au net et envoyé. En tout cas, ce document me parut exceptionnel car il faisait le récit de l'attaque de la ferme Violette, position fortifiée allemande, par les Belges le 30 septembre 1918, lors du troisième jour de l'offensive générale qui libéra la Belgique de ses occupants. Le lecteur trouvera ci-dessus l'intégralité de cet écrit sauvé de l'oubli. Un récit qui, finalement, nous passionne plus par la description du courage et le sens du devoir du le lieutenant Kerf que par  l'opération militaire elle-même. On y découvre en effet l'héroïsme au quotidien d'un jeune officier qui, malgré une pneumonie contractée à la suite de la grippe espagnole, abandonne prématurément son alitement thérapeutique pour participer à la tête de son peloton à l'offensive libératrice. Reportons-nous à l’époque héroïque de la Grande Guerre où les médecins étaient si démunis : les antibiotiques n’existait pas encore et le seul traitement connu consistait en un repos très strict au lit en espérant que celui-ci renforce les défenses naturelles de l'organisme. Un  repos  de trois semaines fut salutaire pour le lieutenant mais au prix, on se l’imagine aisément, d’une fonte musculaire et d’une décalcification !  Malgré ces handicaps, le lieutenant Kerf va faire des mains et des pieds pour convaincre le médecin militaire de le laisser rejoindre ses hommes (soit un peloton de la première compagnie du 1er  bataillon du 1er régiment de ligne). Il parviendra à quitter  prématurément l'hôpital le 27 septembre1918.  Le lendemain soir, on le retrouve  effectuant, avec son peloton, une reconnaissance nocturne de la position ennemie fortifiée de la  ferme Violette. La nuit suivante c’est encore son peloton qui se charge de ramener au régiment des passerelles (destinées à franchir les « vaart ») arrivées en gare de Ramskapelle. Quand l'assaut est déclenché, le 30 au matin, le lieutenant a déjà déployé un énorme effort physique qu'il doit à présent à tout prix prolonger !  Le voilà qui, malgré sa faiblesse, s'élance à la tête de ses hommes à l’assaut de la ferme violette. Son équipement militaire n'a plus été employé depuis de nombreuses semaines et un défaut apparaît : une jambière ne ferme plus. Dans la course vers la ferme Violette, il s’en débarrasse pour accroître son aisance. Voilà le lieutenant qui atteint maintenant l'énorme bourbier qui a remplacé, depuis près de quatre ans, le sol verdoyant des prairies inondées en 1914. Le peloton du lieutenant s'enfonce alors dans la boue jusqu'à la mi-jambe pour essayer de rejoindre la ferme Violette. Et  là, le lieutenant est pris au piège pour s’être débarrassé trop vite de ses jambières ! Des jambières primordiales pour éviter  la pénétration de l'eau boueuse dans les bottines. Rapidement l’officier, encore convalescent, s'enlise et ne parvient plus à trouver la force pour sortir ses bottines engluées dans la boue profonde ! La seule solution pour continuer l'avancée avec ses hommes : se défaire de ses bottines ! Après quelques contorsions, le voilà libre et à pieds nus ! En cours de route, il doit encore de débarrasser de son imper pour rester à la tête de sa compagnie et arriver au dernier obstacle devant la ferme fortifiée : un parapet  à franchir ! Et là, c'en est trop ! Epuisé, le lieutenant n'arrive pas à le franchir et, consterné, il se voit obligé d’abandonner momentanément ses hommes pour rejoindre une passerelle !  Peu après, atteint par une balle au thorax et par un éclat de grenade le lieutenant sera finalement évacué vers l'arrière ! Vous découvrirez ci-dessous en détail l’aventure du lieutenant racontée par lui-même mais déjà une conclusion s'impose : les exploits du lieutenant Kerf  ne furent pas très guerriers mais combien cependant héroïque ! L’assaut de la ferme Violette nous est conté  par le lieutenant Kerf jusqu’au moment où, blessé, il quitta le champ de bataille, évacué vers l’arrière. Que se passa t-il après qu’il eût quitté le front ?  Nous pouvons satisfaire notre curiosité grâce à un autre document découvert dans la même farde et écrit en calligraphie par un sergent (dont malheureusement le nom est illisible) du même régiment (1er régiment de ligne) que le lieutenant Kerf. Ce sous-officier au talent littéraire certain, sans doute un instituteur, nous informe que la suite de l’assaut fut tragique puisque la ferme conquise par les Belges fut reprise par l’ennemi, le jour même, par une violente contre attaque allemande. Comme nous le lirons dans ce témoignage, la défaite des Belges devint encore plus tragique, le soir, quand  les soldats de la relève belge s'approchèrent sans méfiance de la ferme qu'ils croyaient toujours aux mains des leurs.    

2) Lettre de Kerf à son ami Léo Lefranc

Commencé le 4 avril1929, terminé le 8 avril.

 

Mon cher Léo,

Excuse-moi de ne te répondre qu’aujourd’hui à la lettre du 24 mars. Mais je rendre de congé. Nous avons passé les vacances de Pâques à Strasbourg chez mes beaux-parents. En rentrant ce matin, j’ai trouvé ton mot. Je t‘envoie inclus le bulletin d’adhésion complété. J’ai souscrit comme membre d’honneur, bien que je doive te dire que les camarades dont tu me parles ont certainement des situations plus lucratives qu’un capitaine d’infanterie, mais je veux faire un effort pour les chers et anciens frères d’armes auxquels je pense bien souvent.

Quant à t’adresser une narration de la prise de Violette, je pense que seul cela me sera assez difficile. Je fais t’en expliquer les raisons.

1)      j’ai des carnets de peloton assez bien au courant, mais ils s’arrêtent au 3 août, date à laquelle j’ai été évacué du camp de Salonique (secteur Nieuport) pour rhumatisme articulaire. A la C. A,  j’ai attrapé la grippe et j’ai été envoyé à Cabourg où j’ai eu une pneumonie, suite à cette maudite grippe. J’en suis sorti le 27 septembre, je crois. Le régiment était à Wulpen et partait aux tranchées où je l’ai accompagné ! C’est le lendemain que j’ai été reconnaître Violette avec mon peloton, le 1er. Tous les renseignements que j’avais, je les ai remis au capitaine Chaubet[1]au retour. Je n’avais pas eu le temps de faire un nouveau carnet de peloton, de sorte que je ne sais pas même de façon précise quels sont les noms des hommes et des gradés qui étaient présents ce jour-là.

2)      Comme ordre pour l’attaque voici tout ce que j’ai :

                       Au lieutenant Kerf

Préparez tout pour l’attaque projetée (munitions etc..). Il y aura préparation d’artillerie  de 4h30 à 5h30…Le 1er peloton est désigné pour se porter à l’attaque en 1er lieu (un peloton par Cie). D’autres ordres parviendront ultérieurement.

Tu sais comme moi que les autres ordres ne sont jamais arrivés. A la dernière minute, tout a été changé. Au lieu d’un peloton par compagnie, les compagnies  ont attaqué en entier. Mais comme ordres reçus : néant. Or par respect pour ce pauvre Chaubet, il faudrait inventer quelques instructions que nous aurions reçues, cela n’est pas bien difficile. Cornette le fera aisément, moi aussi d’ailleurs. Mais je n’ai plus le moindre bout de plan directeur, ni même de carte. Je suis ici dans une situation spéciale à la disposition du gouvernement de la Sarre et sous les ordres tactiques d’un colonel français. Je n’ai même pas de cartes de Belgique, si ce n’est ma dotation personnelle au 1/100.000ème. Je devrais donc me fier à ma mémoire au point de vue terrain, et ma foi plus de dix ans après, j’ai peur d’écrire des bêtises du point de vue militaire

3)      j’ai récolté des renseignements à droite et à gauche avant de partir à l’attaque surtout sur le plan directeur que Richard m’avait confié un moment. Il y avait le croquis de ma reconnaissance faite en pleine nuit à la lueur des fusées. Cela me suffirait si je l’avais, mais tu sais que j’ai été blessé dès le début .Or l’infirmier - je ne connais plus son nom- c’était un Schaerbeeckois, un mécanicien  je crois, qui s’est magnifiquement conduit - a coupé ma capote et ma tunique pour faire un pansement. J’ai été évacué avec une chemise coupée en deux et une culotte pour tout vêtement et je n’ai plus jamais revu les autres vêtements. Or tous les papiers sur lesquels j’avais quelques annotations étaient dans mes poches.

4)      J’ai été blessé dès l’abordage et évacué aussitôt. C’est toi seul,  qui t’es battu comme      un lion et dont les Allemands eux-mêmes ont dû faire l’éloge, qui sais ce qui s’est passé jusqu’au bout. Bogaerts lui-même a été blessé quelques minutes après moi. En résumé, à mon avis, le récit exact de la prise de Violette ne pourrait être fait qu’en collaboration au moins de nous trois, Léon, toi et moi. Malheureusement je ne reviens pas souvent à Bruxelles parce que le voyage est cher du fait que nous ne jouissons d’aucune réduction sur les chemins de fer français. Je propose donc ceci. Je vais rassembler sur le papier les souvenirs qui me restent de cette journée, non pas sous forme de récits mais au fur et à mesure qu’ils me viennent à l’idée. Bogaerts et toi vous y ajouterez vos souvenirs personnels. Cornette fera volontiers les quelques instructions militaires nécessaires. Vous êtes sur place et vous vous rencontrerez certainement facilement. Si tu tiens à ce que ce soit moi qui fasse la narration, je tacherai de mettre mes souvenirs sous forme de récit. Il suffira de m’envoyer les brouillons. Sinon, je suis persuadé que n’importe lequel d’entre vous le rédigera tout aussi bien que moi, peut-être beaucoup mieux. Je suis néanmoins très sensible, mon cher Léo, à l’honneur que tu me fais en me confiant la rédaction de ce fait d’armes. Je t’envoie ci-dessous les souvenirs qui me restent de cette mémorable journée, et qui commencent déjà à s’estomper ! Je ne possède malheureusement absolument aucun document qui puisse servir de carcasse ou plutôt de plan à un récit.

Mes bonnes amitiés aux camarades, mes hommages à ta femme et cordialement à toi.

Il est bien entendu que j’écris mes souvenirs au fur et à mesure qu’ils me passent par la tête, sans aucune idée de soigner mon style. Vous en prendrez ce que vous jugerez intéressant, le restant vous le supprimerez ; je vous donne carte blanche à ce sujet.

Je suis sorti de l’hôpital de Cabourg à Adinkerke le 27 septembre 1918 après-midi et j’ai rejoint le I/1 (Première compagnie du premier régiment de Ligne) à Wulpen. J’étais très fatigué en arrivant parce que j’étais couché depuis trois semaines et que je m’étais levé pour la première fois ce jour-là. J’avais une valise assez lourde que j’ai d’ailleurs dû abandonner en route parce qu’entre Adinkerke et Wulpen j’ai dû faire presque tout le trajet à pied. En arrivant, j’ai appris que le régiment allait prendre l’offensive et tâcher de percer vers Mannekensver et Ostende. Toute la nuit j’ai entendu le bombardement des lignes allemandes par la flotte britannique. Il pleuvait à torrents. Le 28 au matin, le col B.E.M. Moulin a réuni les officiers pour les mettre au courant de la situation et de la mission de la 5.D.I. Nous sommes partis aux tranchées. Vu mon état de santé, j’ai eu l’autorisation de m’y faire conduire par la voiture de compagnie. A mon arrivée, j’ai appris que la compagnie  devait envoyer une reconnaissance vers la ferme Violette, Tersille et Groote M. que le I/1 devait attaquer le lendemain. Je me suis offert pour diriger cette reconnaissance et j’ai eu beaucoup de difficultés à obtenir cette faveur. Le major Lecrique voulait absolument que je reste en deuxième ligne parce que j’étais exempt de service. Je lui ai expliqué que j’avais déjà beaucoup de difficultés à quitter l’hôpital ; le docteur Colard (je ne garantis pas l’orthographe) prétendait que je ne résisterais pas à la première marche. Mais ce n’est pas après un exil de cinq ans que je voulais rester dans un lit d’hôpital alors que le régiment allait rentrer au pays. J’ai consenti à ce qu’il m’exempte de service pour 6 jours uniquement pour pouvoir rejoindre mes camarades (sans cette exemption, on ne m’aurait pas autorisé à quitter l’hôpital). D’autre part je commandais mon peloton depuis décembre 1916 ; et pour la première fois qu’il allait donner l’assaut aux lignes allemandes le major voulait que je reste en deuxième ligne. Je lui expliquai que tous mes hommes diraient que le lieutenant  a la frousse et ne croiraient pas que c’est par raison de santé. Bref, le major se rendit à mes arguments et j’obtins gain de cause. Je suis parti le 28, je ne me rappelle plus à quelle heure, mais il faisait nuit. La reconnaissance devait être appuyée par le feu des mortiers des tranchées. Nous sommes partis à la file indienne. Le terrain était très mauvais. C’était l’ancienne plaine inondée et l’on avançait péniblement car on s’enfonçait dans la boue. Il pleuvait. Les éclatements des bombes lancées par les mortiers de tranchée me servaient de point de direction. Pendant toute la marche, les Allemands (2ème régiment d’Infanterie de Marine si j’ai bonne mémoire) lançaient fusée sur fusée. Mais ils n’ont pas tiré un coup de feu. Quand j’ai été arrêté par un réseau de fils barbelés tellement épais qu’on ne pouvait plus couper les fils sans danger d’être découverts, j’ai arrêté mon peloton. Je l’ai déployé en tirailleurs, les F.M. aux ailes. Je voyais très bien Violette point d’appui en fer à cheval, les entrées des abris du côté des lignes allemandes. Je voyais même les sentinelles. Les Allemands étaient nerveux et s’attendaient à un raid ou bien ils nous entendaient, car ils lançaient fusée sur fusée, mais je le répète, ils n’ont pas tiré un seul coup de fusil.  A la lueur des fusées, j’ai pu faire un croquis de la position ennemie et des défenses accessoires qui la protégeaient. J’y ai indiqué des endroits où à mon avis des patrouilles envoyées avant l’attaque devaient aller couper les fils de fer. Lorsque j’ai eu les renseignements que je pouvais obtenir, je me suis replié vers nos lignes où je suis rentré avec mes hommes sans incident et sans autres pertes que quelques hommes qui s’étaient blessés dans les fils de fer. Je me souviens de Christiaens et de Lebrun.  En rentrant j’ai rendu compte de ma mission au capitaine Chaubet puis, plus tard, le major Lecrique m’a fait appeler et je lui ai donné les renseignements que j’avais pu obtenir en vue de l’attaque du lendemain.

Dans la nuit du 29 au 30 septembre 1918, je suis parti avec mon peloton pour chercher des passerelles à la gare de Ramscapelle ; au retour, nous avons été bombardés par des obus à gaz ; j’ai eu quelques blessés, Macken entre autres. A l’aube, la première Cie a attaqué Violette, pendant que la seconde devait prendre Tersill et la 3ème Groote M. Chaque compagnie était renforcée par une section de mitrailleuse et par quelques auxiliaires du génie qui devaient  placer les passerelles sur les Vaart. La section Mi de l’adjudant De Rudder marchait avec nous. Nous sommes partis de Reikenhoeck, Bogaerts en tête avec son peloton, le 3ème. C’est lui qui devait entamer l’action. Je suivais avec le mien (1er). Lefranc devait tenir la liaison entre la 1ère et 3ème division qui était à notre droite. Il ne put remplir sa mission car la 3ème échoua dans son attaque, ne pouvant plus passer le Beverdijk grossi par les pluies, et il revint à Volette, ou plutôt vers un petit abri, un peu en avant de Violette (Lefranc pourrait mieux que moi préciser les détails)

Moi, je quittai Reikenhoeck en même temps que ce brave Prosper Van de Putte, lieutenant à la 2ème. Je le verrai toujours levant sa canne au moment où nous nous quittâmes en me disant : « On les aura ! ». Non seulement je ne l’ai jamais revu, mais c’est avec peine que l’on a pu, plus tard, retrouver et identifier les restes du pauvre garçon. J’eus beaucoup de malchance durant la marche d’approche. J’avais des jambières dont l’une s’ouvrait constamment en dessous. Je le refermai plusieurs fois, puis, impatienté, j’ai enlevé mes jambières et je les ai jetées au loin ! Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’aussitôt mes jambières enlevées, mes bottines restèrent enlisées dans la boue et je fus pied nus, ce qui me fit beaucoup souffrir en traversant les barbelés. Puis mon imperméable resta accroché dans les fils de fer barbelés. A ce moment,  on entendait les premiers coups de fusil des hommes de Bogaerts qui attaquaient. La tête de mon peloton hâta le pas et pour ne pas être dépassé par mes hommes dont Bels mon ordonnance gardait la tête, je dus dégrafer mon imperméable, le laisser sur place et c’est  en courant, que j’ai pu reprendre la tête de mon peloton. En arrivant devant Violette, nouvelle désillusion. Je disposai mes hommes en tirailleurs moitié à ma droite, moitié à ma gauche.

A mon coup de sifflet, ils sautèrent dans la tranchée allemande et quand je voulus moi, sauter à mon tour ce me fut impossible ! Il était environ 9 heures du matin à ce moment. J’étais sorti de l’hôpital l’avant-veille après-midi. J’avais fait le trajet Adinkerke-Wulpen à pied, puis ma reconnaissance de la nuit précédente, conduit la corvée à la gare de Ramskapelle, et, de suite après, la marche d’approche, j’avais les pieds en sang. J’étais éreinté. Impossible d’escalader le parapet de Violette. A ma gauche, à la clarté du jour naissant, j’ai remarqué la passerelle qui donnait accès à la ferme, du côté des lignes allemandes, et je m’y dirigeai pour entrer dans Violette par cette voie. Mais sur la passerelle, il y avait une sentinelle que j’entendis brusquement crier « Werda ». Mais le marin, me voyant marcher vers lui, browning au poing d’un air résolu, jeta son fusil, leva les bras en l’air en criant « Kamarad ». Je levai la main pour lui faire signe d’aller vers l’arrière. Malheureusement la sentinelle était double et je tombai dans le piège que m’avais tendu les deux hommes. Le premier avait attiré mon attention en criant « Kamarad » de sorte que je ne vis pas le second qui, au moment où je levai le bras,  tira sur moi, pour ainsi dire à bout portant. En même temps que j’entendis la détonation, je vis la flamme sortir du canon de son fusil, mais, à part une espèce de coup de fouet, je n’éprouvai aucune douleur de sorte que j’ignorais que j’étais blessé. Ce n’est que plusieurs minutes plus tard que mon ordonnance me dit : « mon lieutenant, vous avez du sang sur votre capote, vous êtes probablement blessé » Mais je crus être resté accroché dans les fils de fer barbelés et je n’y pas pris attention. J’allais donc tirer à mon tour sur le factionnaire allemand quand je fus assailli par une voilée de grenades et je n’eus pas le temps de m’aplatir contre un travers pour me protéger. Je fus néanmoins blessé assez cruellement par un éclat à l’index gauche. Quand le jet de grenades cessa, je suivis la passerelle et j’entrai dans le poste. C’était un point d’appui en demi-cercle, convexe du côté des boches, formé de plusieurs abris en béton dont les entrées étaient dirigées du côté des boches…  C’est ce qui explique comment l’ennemi put à peu près anéantir la première compagnie avant de reprendre le poste par une contre attaque. Entre les abris se trouvaient des tranchées en terre rapportée. Le premier que je rencontrai en entrant  dans le poste était un soldat de l’infanterie de marine allemande agitant un immense drapeau de la Croix-Rouge, qui tomba à genoux en me voyant et s’écria : « Ich habe eine frau und seks kinder » Furieux de la ruse employée contre moi par les sentinelles ennemies, j’allais l’abattre d’un coup de browning. Au moment de presser sur la détente, j’eu un remord et je me dis que nous étions des soldats qui nous battions pour délivrer notre pays, mais que tirer sur un soldat ennemi désarmé me parut un assassinat. Et je ne tirai pas. Je reste néanmoins persuadé que cet Allemand n’est autre que le second factionnaire qui m’a blessé d’un coup de feu et qui a pris la fuite vers l’intérieur du poste au moment où je me suis abrité pour ne pas être atteint par les grenades lancées vers moi. Je continuai à avancer et je rejoignis mon peloton. J’aperçus un officier allemand, un capitaine, je crois. Il était blessé. J’allai vers lui et je voulus le faire transporter vers nos lignes. Mais il ne voulait rien entendre. Il prétendait absolument que je devais lui envoyer un brancard pour l’évacuer. Je lui expliquais que vu l’état chaotique du terrain il était impossible de satisfaire à son désir et que je  le ferai transporter par des soldats. Brusquement je tombai sur les genoux et je sentis une espèce de brouillard devant les yeux.

 Je compris alors seulement pourquoi ma capote était tachée de sang. Le coup de fusil tiré par la sentinelle m’avait atteint du côté gauche. Je me fis transporter contre le parapet d’une tranchée auquel je me suis adossé, assis par terre. Je distinguais Bogaerts qui discutait avec animation à l’avant du poste avec un  ennemi. Je vis celui-ci monter sur la banquette et faire rentrer dans le poste une vingtaine de soldats allemands qui s’étaient enfuis et cachés dans la prairie entre Violette et l’Yser au moment de l’assaut. A ce moment je me suis évanoui. Quand je revins à moi, je n’avais plus que mes culottes ; les bretelles et ma chemise étaient coupées et j’avais la poitrine entourée  d’un pansement rouge de sang sous mon bras gauche. C’était mon brave infirmier qui m’avait transporté dans l’abri et on m’avait pansé. Je voulus remettre ma tunique mais impossible de bouger le bras. On m’enroula une couverture au travers du corps. J’avais encore mon masque, mon casque et mon browning. Je voulus reprendre le commandement du poste, c’était mon devoir car j’étais le plus ancien officier présent, le capitaine n’y étant pas encore arrivé. Le caporal Van Slichelen  qui se trouvait près de moi s’y opposa formellement disant que je tomberais au premier pas que j’essaierais de faire. Bref, je ne pus que me faire sortir de l’abri et installer à nouveau contre le parapet pour emplir ma mission le mieux que je pouvais. J’y étais à peine arrivé que je vis Lefranc debout sur un abri et criant : « face à gauche attention à la contre-attaque ! ». Il donnait des ordres à un fusil-mitrailleur auprès duquel si j’ai bonne mémoire se trouvait le caporal Warnier. Je fis appeler le sergent Parmentier et je lui dis de tacher de tourner contre les Allemands les deux mitrailleuses que nous leur avions prises. Je donnai l’ordre à mon signaleur de lancer une fusée rouge pour demander un feu de barrage. Mais le brave garçon me répondit : « Les fusées sont abîmées par l’eau et inutilisables ». A ce moment, le capitaine Chaubet vint vers moi en me disant : Qu’est-ce que tu fais ici ? Va te faire soigner ! »

Tranquillisé sur la situation par la vue du commandant de Compagnie, j’obéis. Les soldats Bils et Gesquière me transportèrent. Je n’ai jamais souffert autant que pendant cette marche de Violette à Reikenhoeck. J’étais blessé au doigt par un éclat de grenade, j’avais une balle dans la poitrine. J’étais à peu près nu et il faisait un temps épouvantable. Nous étions obligés de traverser un feu de barrage nourri, et malgré mes blessures, j’ai dû plusieurs fois m’abriter dans des trous d’obus plein d’eau. Nous avions fini par arriver à Reikenhoeck où je vis le lieutenant Richard assez inquiet. Je luis dis que violette était pris. Il ne voulait pas le croire. J’ai dû lui affirmer avec force que j’en venais. J’ai pu lui donner quelques détails puis, je me suis évanoui à nouveau. J’ai su à mon retour au régiment à Eertevelde, quelques jours avant l’armistice, qu’on m’avait cru tué, qu’on avait envoyé une patrouille à la recherche de mon corps. Le premier sergent facteur Forge du bataillon m’a même remis deux lettres sur lesquelles il avait marqué décédé le 1/10/18.

Je ne veux pas terminer ces lignes sans insister sur la brillante conduite du lieutenant Lefranc qui tout jeune officier a pris le commandement de la première compagnie, tous les autres officiers ayant été tués ou  blessés, et a exercé ce commandement toute la journée dans des conditions extrêmement difficiles. Il n’a été pris par les Allemands qu’après avoir tiré toutes les cartouches qu’il avait dans son browning ! J’ai toujours cité et je continuerai à le donner en exemple cette brillante conduite dont la Belgique peut être fière, à chaque classe de recrues qui passe par mon unité. Voilà donc, mon cher Lefranc,  les souvenirs qui le sont restés de l’attaque de Violette. C’est plutôt une sorte de récit de souvenirs personnels, qu’une narration de la prise de Violette. Comme je te le disais, il a besoin d’être complété et mis au point.

Je verse ce jour cent francs au compte chèque postal 603.43 de la Fraternelle des anciens combattants des  1er  et 21ème  de ligne. Si la Fraternelle a des communications écrites à me faire, qui ne sont pas pressées, qu’elle m’écrive à mon adresse militaire : Détachement belge de la Sarre, secteur postal français 219 par bureau postal militaire n°1. Par cette voie les lettres restent environ quatre jours en route, mais on peut affranchir au tarif du service intérieur belge. Si c’est pressé, il faut écrire 12 Lessingstrasse à Garrebruck. Les lettres arrivent le lendemain et au plus tard le surlendemain mais il faut affranchir au tarif international   

3) Le texte ci-dessous  écrit par un sergent était sans doute destiné à la publication dans un  journal tenu par les soldats du 1er régiment de ligne. 

L’héroïsme du Jass. 30 Septembre 18. (nom illisible, commençant peut-être par Ram…)

La proclamation du roi avait été lue et acclamée par ses soldats et l’aube du 27 septembre s’était levée derrière le rideau de feu et de mitraille. Les bataillons après les bataillons étaient entrés dans la fournaise et les braves jass-braves entre les braves- marchaient, tuaient mouraient…

Notre régiment ne connut pas les heures épiques d’Houthulst ; le destin lui réservait d’autres gloires.

L’aube du 28 septembre le trouva en ligne de Saint-Georges à Pervijse. La violence inouïe de l’attaque des nôtres avait profondément ébranlé les troupes allemandes, la continuité meurtrière, implacable de la bataille leur fit entrevoir la défaite prochaine. Il fallait la retarder coûte que coûte, cette défaite prélude à la fin d’in empire. Les réserves étaient rares ou nulles. Dans quel secteur l’Etat Major allemand aurait-il pu en puiser ? Peut-être le calme qui régnait dans celui au devant de nos lignes, protégé par d’immenses inondation, le tenterait-il à affaiblir certaines garnisons ? Dès lors, notre mission était toute tracée. L’heure du destin avait sonné pour le 1er de Ligne.

A 6oo mètres de nos avant-postes s’érigeaient, séparés de nous par un marécage infect, derniers vestiges de l’inondation, les fermes fortifiées Terstill et de la Violette, noms familiers à tous nos « Jass ».

« Vous irez,  vous vaincrez et vous vous établirez » avait dit le Colonel. « Demain d’autres gloires vous attendent ».

A minuit, nos petits soldats plongeaient dans la vase, s’enfonçant à mi-corps dans ce cloaque d’eaux glauques et boueuses. A l’aube suivant, après de longues heures d’effort surhumains vécues dans cette nuit de fange et de boue faite de sang et de chair putréfiée, tombeau de combien des leurs, une poignée de braves se lança à l’assaut des fermes, témoins muets de la farouche énergie de ces héros indomptés. Ils firent simplement- comme ils firent toutes choses- ce que le Colonel avait prescrit, les fermes furent conquises, occupées, et pas un Allemand ne survécut.

« Demain d’autres conquêtes vous attendent » avait encore dit le Colonel !

A midi, l’artillerie allemande déclencha un formidable tir de destruction sur les positions conquises par nos hommes.

« Qu’importe, ils tiendront jusqu’à la mort ! »

Le soir vint et la relève s’en fut vers les fermes désormais fameuses. Ils allèrent… Nuit noire ; silence des heures lugubres et traîtresses…Les fermes ! Derrière les parapets conquis, des casques, nos casques, on les voyait déjà, montaient la garde.

Voici la relève ! Soudain de tous les coins, de tous les parapets, de tous les abris, les mitrailleuses semaient la mort dans les rangs des nôtres surpris. Les vainqueurs avaient été massacrés jusqu’au dernier et l’Allemand, rusé et perfide s’était coiffé du casque de nos héros. Les hommes avaient été fauchés, les survivants s’étaient jetés dans les marécages. Agonie féroce ! Trois longs jours et trois longues nuits ! Sous les yeux des nôtres impuissants et les sarcasmes de nos ennemis, la fange s’était refermée à jamais sur les derniers survivants de cette épopée. Ces lieux sinistres ne furent plus réoccupés. Les Allemands leur forfait accompli, avaient déserté les fermes. Quelques jours plus tard, parmi les prisonniers que nous fîmes, un officier allemand nous fit le récit de cette journée mémorable et quand  nous lui demandâmes la raison de l’abandon précipité des fermes, il nous répondit : « Vous ne pouviez plus revenir, vous ne pouviez  pousser plus haut l’héroïsme ».

4) Conclusion

L’assaut de la ferme Violette par les soldats belges  commença sous d’heureux auspices mais se transforma  rapidement en une défaite. Le lieutenant Kerf, blessé, fut reconduit vers l’arrière peu après l’arrivée à la ferme Violette du capitaine Chaubet  qui commandait la 1ère Cie. La narration du sergent complète le récit du lieutenant Kerf. Il nous apprend que les Allemands contre attaquèrent rapidement et reconquirent leur position fortifiée en faisant beaucoup de victimes parmi les Belges. Il semble bien que ce ne soit  pourtant pas exact car d’après Jan Vancoillie qui étudia  le journal du 4ème  régiment des marins allemands[2],  90 soldats belges furent faits prisonniers lors de la contre attaque. La  Ferme Violette fut elle reconquise par ruse ce qui expliquerait le nombre important de prisonniers ? C’est en tout cas  au cours de cette contre attaque que périt le capitaine Chaubet. Que devinrent les prisonniers belges  lors de la retraite de l’armée allemande ? La question reste  à ce jour sans réponse.

Quand la relève belge, le soir, atteignit Violette, elle était persuadée que la position était aux mains de la première compagnie. L’ennemi laissa sans doute  la compagnie de relève s’approcher le plus possible de Violette avant d’ouvrir le feu dévastateur des mitrailleuses ! Toujours d’après notre sergent narrateur, de nombreux soldats de la relève, après avoir été mitraillés à courte distance, moururent sans soins dans les prairies de la ferme  transformées en marécages. Pourtant, si l’on se base sur les anciennes  sépultures connues des soldats aux alentours de la ferme Violette[3], seuls deux soldats succombèrent  à la ferme Violette, le 30 septembre 18, lors de l’offensive libératrice. Ce nombre est en totale contradiction avec le récit du sergent. Seule l’étude approfondie du journal du 1er régiment de ligne pourrait peut-être  nous éclairer ! Avis aux amateurs !              

Dr Loodts.P

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

       



[1] Le capitaine Chaubet - né à Gand le 13 avril 1882. Adresse : Laken, Boulevard Emiel Bockxstael, 240. Père : Achille François ; mère : VAN HOLLE Ida Eugénie. Tué par un obus le  30 septembrer 1918  à Sint Joris (ferme "Violette") et enterré à l’origine à Sint Joris, hoeve "Violette". Marié avec  CORBIAUX Ernestine Ghislaine Louise Marie ; 14 janvier 1915 :  Hospitalisé au "Salon Richelieu" (Calais).  Sous-lieutenant de réserve nommé par ordre journalier  de l’Armée  à la date du 1917/06/07. Nommé lieutenant de réserve  le 1917/07/02 ;  arrivé le  1918/02/16 à la 1 Cie / 1 régiment de ligne. Nommé capitaine par arrêté Royal le 1918/03/27. Sa tombe actuelle n’est pas connue. Sa dépouille fut peut-être rapatriée par sa famille après la guerre, peut-être à Laeken  où à Gand où se trouvait un caveau familial.

 

[2] Ce renseignement provient du site créé par  la  famille Loones  propriétaire de la ferme Violette depuis de nombreuses générations. Le lecteur y trouvera aussi la liste des militaires belges qui y sont décédés avec certitude.    http://www.loones.eu/De%20Violette.html

 

[3] Voir le 2



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