Médecins de la Grande Guerre

Jane De Launoy fut infirmière pendant quatre ans à l'hôpital l'Océan (La Panne)

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Jane De Launoy fut infirmière pendant quatre ans à l'hôpital l'Océan (La Panne).

point  [article]
Le Roi, la Reine et le Général Henrard (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

De gauche à droite : Delacre, Dr Maloens, Dr Dustin, Dr Zunz, Dr Anten, Dr Carrel x, Dr Depage, Dr De Baisieux, Dr Lagasse, Dr Janssen. – 2e rang : Dr E. Henrard, Martin, Dr Vandeput, Dr Polus. – 3e rang : Dr Perremans, Dr Martin, Dr De Jace, Dr Delmote, Dr Vandevelde, Dr Brohée.(Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Les appareils de fractures à redresser ou à régler (Pavillon Léopold – Membres inférieurs) (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Les appareils de fractures - Membres supérieurs (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Pansements au pavillon Everyman : Classement fractures membre supérieur, articulations, parties molles, 250 lits. (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Salle Léopold – Travail d’urgence à trois équipes desservant simultanément trois tables en période normale – la Panne 1916 (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

La Panne : Atelier de fabrication des membres artificiels (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Glaçons et banquise à la Panne – Hiver 1917 (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Glaçons et banquise à la Panne – Hiver 1917 (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Arrivée d’un abdominal par eau au poste avancé – Equipe du Dr Neuman (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

La stérilisation à Vinckem sous tente (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Le magasin d’approvisionnements avant le bombardement (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Le magasin d’approvisionnements après le bombardement – 2 tués, 1 amputée, plusieurs blessés (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Enterrement de nos deux brancardiers tués. XX Aumônier Quagebeur, X Père Fernand Willaert (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Goûter d’adieux avant l’évacuation à « La cloche », notre maison de thé. X Dr Depage (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Tranchée creusée dans la digue – La Panne (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Enfin ! Devant la salle d’opérations on construit un abri (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Vinckem sous tente - Ensemble (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Vinckem sous tente – Chambres à coucher ! (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Les torpilles sont tombées avenue de la Mer à La Panne (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

« La cloche » notre maison de thé, après le bombardement (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Le vieux Donjon des Toreelen (demeure de M. Depage) un corps de logis à fenêtre gothiques et deux vieilles tours rondes (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Dressés sur leur lit, essoufflés, bleus, hagards…ce sont les gazés de la guerre…leurs poumons sont brûlés – épaule atteinte par jet de flamme (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Les offensives de 18 – salle Everyman A et B, 250 lits – cas moyens (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Un petit vestibule pendant l’offensive libératrice. (Vinckem) Déconcertant…abominable…Il est entré 600 blessés en dix heures, nous atteignons 1300 présents en vingt quatre heures et nous sommes une poignée !(Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Notre ligne spéciale, le train entre dans l’ambulance. Il faut de la place coûte que coûte, on évacue en masse – X Dr Depage activant le chargement des opérés. (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Vinckem – Grande offensive – Un des coins du service des trépanés et médullaires – Service du Dr Maloens – 85 cas lourds, il ne reste ici que les intransportables (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Grande offensive : La ligne est percée – S.M. la Reine Elisabeth dans la forêt d’Housthulst. De gauche à droite : Pierre Depage, Dr Depage, Alice Fay (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

16 octobre 1918 – Dernier bombardement de La Panne par les 380, plusieurs villas détruites…morts et blessés. (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Aux prises avec les vêtements à désinfecter pendant la grande offensive. – service de Mme Hanssens (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Vinckem – Offensive 1918 – S.M. la Reine et le Dr Depage, au travail jour et nuit service à 3 tables – 3 médecins – une seule infirmière (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

La Princesse Marie-José – 28 septembre 1918 (Les infirmières de guerre en service commandé, J. De Launoy)

Infirmières se baignant surprises par des militaires. (Dessin de Thiriar)

Les infirmières doivent se distraire. (J. Thiriar)

Son journal écrit jour après jour est à ma connaissance le seul document relatant l'existence journalière d'un hôpital de guerre depuis sa création jusqu'à la fin du conflit. Il fut publié en 1936. A la fin de la lecture de ses 275 pages passionnantes on éprouve l'impression que l'hôpital de l'Océan n'a plus de secrets ! Tous les rouages, les moindres recoins, la moindre conversation qui s'y est tenue nous semblent connus grâce au talent de Jane. L'illusion est parfaite, le voyage à travers temps et espace est réussi. Jane possède le don d'observation mêlé à un sens aigu de la critique ! Ses réflexions sur la vie à l'hôpital, elle les écrit exactement de la même manière qu'elle les conterait au coin du feu à une amie. Son texte nous paraît retranscrit d'un magnétophone. Grâce à la voix de Jane, le va et vient des infirmières dans les couloirs, le canon qui tonne au-dehors, les drames humains qui se déroulent dans l'hôpital vont nous devenir familier. Les conversations d'alcôves des jeunes infirmières qui partagent rires et secrets parviennent à nos oreilles tandis que nos yeux perçoivent la silhouette énorme de la sévère "matron" ou celle toute fine et menue de la Reine Elisabeth penchée sur un blessé. Dans le brouhaha reconstitué de l'hôpital, le lecteur parviendra même à reconnaître l'un ou l'autre éclat de voix : c'est le Dr Depage qui de façon à la fois rude et paternelle lance un ordre ou un remarque ! 

Coexistence avec les infirmières anglaises

Evidemment, c'est avec le coeur et la sensibilité de Jane De Launoy que nous participons à la vie de l'hôpital l'Océan nommé aussi l'Ambulance Royale. L'hôpital nouvellement crée par le Dr Depage après que l'armée belge se soit réfugiée derrière l'Yser ne possède strictement rien et c'est grâce à du matériel et du personnel infirmier anglais qu'il va être rendu opérationnel (2) ! Les infirmières belges au nombre de deux éprouveront des difficultés à se mettre à l'heure anglaise, et en particulier à supporter la discipline très stricte imposée par la terrible "matron" (4). Ne pas pouvoir partager entre collègues les émotions que l'on ressent face à la souffrance rencontrée est une autre difficulté à laquelle sont confrontées les infirmières belges isolées de la majorité de leurs collègues par l'obstacle des langues. Heureusement, la situation s'améliorera quelques mois plus tard quand les premières jeunes filles belges ayant suivi une formation d'infirmière en Angleterre débarqueront à La Panne (17). En attendant ce jour, pour garder le moral, Jane va se montrer extrêmement critique et blagueuse envers ses collègues anglaises et surtout envers sa "matron" chef d'étage. Cela nous vaut quelques tranches de vie à l'Océan pleine d'humour et dignes du "Bon petit diable" de la Comtesse de Ségur. Ainsi, quand Jeanne n'est pas autorisée à prendre son break à l'étage, elle descend à la cuisine et invite en secret collègues et médecins à goûter l'une ou l'autre douceur ! Quand elle désire se venger de sa matron très gourmande, elle s'arrange à table pour rendre interminable la passage des plats jusqu'à sa chef (11). Enfin quand la "matron" descend d'un étage, c'est l'occasion de rire "sous cape" de sa corpulence imposante (15) ! Tout est donc prétexte pour se moquer amicalement des infirmières anglaises comme l'impaire commis par l'une d'elle ayant apporté un urinal à un soldat flamand alors qu'il avait simplement demandé à boire (4) ou comme le quiproquo soulevé par une autre "miss" à propos de la signification d'un "75" (10).

La souffrance partout présente

A côté de cette confrontation amicale de deux cultures, Jane est évidemment interpellée par l'immense souffrance dans laquelle elle se trouve constamment. Le tétanos (3) l'impressionne avec les postures incroyables que prennent ces malades. Il y a aussi la détresse des Yprois blessés qui sont évacués des hôpitaux tenus par les Quakers vers l'Océan parce la deuxième bataille d'Ypres (printemps 1915) fait rage et que la ville doit être impérativement vidées des derniers civils (8). Beaucoup de ces blessés arrivent souvent en état de choc ayant vu mourir tous les membres de leur famille dans de terribles bombardements. Certains d'entre eux arrivent avec le peu qu'ils ont pu sauver des ruines de leurs maisons comme des hachettes et des pilons qui sont évidemment mis en dépôt dans le magasin de l'hôpital ! Ces paysans, vivant avant la guerre dans des conditions d'hygiène très précaires, donnent aux infirmières du fil à retordre dans le domaine de l'hygiène. Ils gardent en effet la conviction de la nocivité des bains: une toilette complète ne pouvant être faite que deux fois au cours d'une vie, juste après la naissance et juste après la mort ! Des enfants orphelins arrivent aussi à l'Océan dont deux jumelles qu'un médecin prend sous son aile protectrice et désire adopter.

Chaque jour apporte son lot différent de souffrance à l'hôpital et chaque situation demande des paroles et des gestes graves et toujours réfléchis. Voilà un futur ingénieur, beau jeune homme engagé au front qui émeut l'infirmière car il doit être amputé (19). Un autre blessé malgré une réanimation avec insufflation d'air par un appareil électrique succombe (21) tandis qu'un blessé à l'état désespéré parvient à survivre (27). Un courageux soldat couvert de pansements arrive à la réception de l'hôpital alors que résonne l'orchestre animant une fête. Dans cette ambiance musicale, incongrue dans un hôpital, on défait les pansements et on s'aperçoit que le courageux soldat a les yeux déchiquetés (26). Tous ces blessés arrivent généralement isolés ou par petits groupes mais à certains moments, l'hôpital doit réagir à de véritables afflux. Il s'agit alors le plus souvent de victimes d'explosions de toute sorte. Une de celle-ci a particulièrement marquée Jeanne. Elle survint dans une maison où une torpille explosa sous une table où était rassemblé toute une famille à l'heure d'un repas; toutes les jambes furent déchiquetées et l'on dut amputer la mère et ses trois filles. Pour Jane se fut une des scènes les plus pénibles de ses quatre années de guerre (38). D'autres catastrophes ont ponctué la vie de l'hôpital comme l'explosion du bain militaire de La Panne qui firent de nombreuses victimes parmi les ouvrières chargées de nettoyer le linge des soldats du cantonnement (55) ou encore comme le bombardement qui survint tout près du casino (20). Parfois même, la catastrophe née à l'intérieur de l'hôpital qui n'est pas à l'abri des bombes et des torpilles (48). Il arrive alors que l'on décide de mettre à l'abri le plus grand nombre d'hospitalisés lorsque le bombardement de la côte est intense ou prolongé. On procède en descendant le plus de blessés possibles dans les étages inférieurs. Le travail est exténuant pour le personnel et chacun, selon son caractère, râle ou au contraire rit lorsqu'il s'agit d'une fausse alerte (25) ! L'alerte fut particulièrement justifiée quand un incendie embrasa un pavillon en bois de l'hôpital et menaça de s'étendre à tous les bâtiments. On évacua tous les patients et le matériel transportable sur la plage. On imagine le spectacle !  Parmi les sauveteurs accourus à l'hôpital se trouvaient de nombreux officiers dont le Roi (12). Notre souverain d'ailleurs, vécut de près d'autres catastrophes comme celle qui se produisit par un bombardement de la chapelle des Pères Oblats dans laquelle il était occupé à suivre une messe (24)

Le personnel confronté en premier lieu avec les blessés d'une catastrophe est celui de la salle de réception des blessés de l'hôpital l'Océan. Dans cette réception qui préfigure le service des urgences que comprend aujourd'hui tout hôpital, les infirmières de garde vivent dans l'angoisse perpétuelle et doivent être prêtes au pire (30). Dès les premiers signes avants coureurs d'une catastrophe, elles réchauffent du sérum et préparent les pansements. 

(Le sérum était du liquide salé et bouilli que l'on administrait par voie intraveineuse au moyen de grosse seringue. Cette technique préfigurait nos "baxters" actuels mais donnèrent lieu à de nombreux accidents car on ne parvenait pas à purifier suffisamment le liquide administré. On doit à l'Américain Baxter la technique de purification qui permit après la seconde guerre mondiale l'emploi généralisé de solutions en intraveineuse).

Un hôpital à la pointe du progrès

Au fil des mois, l'hôpital de l'Océan va acquérir une renommée et une importance énorme. Il comptera jusqu'à 200 infirmières (16). Les techniques de soins s'y développèrent: on transfusa du sang par des techniques archaïques (à la seringue) mais qui eurent une certaine efficacité si l'on en croit Jane (41) (44); on réalisa des greffes cutanées impressionnantes, la personne greffée étant liée avec le donneur par le greffon. Greffé et donneur devenaient ainsi des frères siamois pour de nombreux jours (32). A compter aussi parmi les innovations: un insufflateur d'air par appareil électrique qui permettait des opérations sur le thorax et l'usage d'un électro-aimant pour signaler les corps métalliques dans les plaies (14).         

Scènes amusantes à l'hôpital

Parfois une scène amusante survenait et détendait l'atmosphère des salles comme le jour où un typhique délirant se prit à déambuler tout nu poursuivi par une jeune infirmière dépassée par l'évènement (5). Souvent aussi, on se moquait du docteur Depage parfois très drôle dans certaines situations. Un jour, le patron voulut exterminer un grillon qui crissait dans un trou de la salle d'opération (53) ! Tout le monde souriait lorsqu'il criait avec son accent bruxellois très marqué: "Ca ne va pas, allei me le cherchei", phrase qui devint le refrain de l'hôpital tout entier (37).  

Les infirmières doivent se distraire !

Dans les heures de loisirs, les infirmières se retrouvent dans leur "cottage" appelé "La Cloche". Autour d'une tasse de thé, on se raconte les dernières nouvelles et l'on cancane ! Qui ne connaît pas l'histoire de la pauvre boulangère Lehouck et du garçon venu lui acheter un pain et qui sortirent miraculeusement vivants des décombres de la boulangerie complètement détruite par un bombardement ? Le lendemain de la catastrophe, la boulangère occupée à rechercher l'un ou l'autre objet dans les ruines fumantes eut la surprise de voir son jeune client de la veille venir lui réclamer les 50 centimes pour le pain qu'il avait payé et qu'il n'avait pas reçu ! A côté de ce genre de faits divers, les Goumiers, ces soldats arabes à la prestance imposante, constituent un autre sujet de prédilection des conversations. Beaucoup de ces étranges cavaliers, dans un but très intéressé, n'ont pas peur de proposer de l'argent aux femmes qu'ils croisent... . Les infirmières s'amusent en comparant les sommes offertes qui diffèrent grandement selon jeunesse et beauté ! On imagine ces conversations amusantes, nous sommes en plein Vaudeville (6) ! Parfois les conversations sont beaucoup moins frivoles et l'on se confie parfois des secrets émouvants comme celui de cette jeune infirmière qui mariée au front reporte sa nuit de noces à l'après-guerre afin de tenir une promesse faite à ses parents (61)

Il y a t-il d'autres distractions pour les infirmières que la conversation ? Oui, mais elles sont plus rares. On peut toujours aller écouter un médecin musicien qui joue dans le salon de l'ancien hôtel (7) ou se faire inviter par les soldats Anglais lors d'une fête sportive (47). Les séances de natation lors de la belle saison constituent parfois de véritables spectacles très osés pour les infirmières dont l'hôpital jouxte les dunes: des régiments anglais, en tenue d'Adam, s'élancent sans complexes des dunes vers la mer, ce qui suscite rires mais aussi propos scandalisés (40) ! Encore plus cocasse est la situation de deux infirmières se retrouvant dans l'eau au milieu d'un tel régiment (46) ! Les défilés quant à eux sont toujours beaux et émouvants, en particulier celui qui se déroula lors du départ des fusiliers-marins de l'amiral Ronarch en cantonnement à La Panne (ils sont remplacés par des soldats anglais). L'adieu des Français aux Belges fut un véritable spectacle. Les fusiliers-marins défilèrent à l'intérieur même de l'hôpital pour témoigner leur profonde gratitude envers le personnel les ayant si bien soigné (39). Enfin, le théâtre au front est une source précieuse d'amusements ! Les infirmiers et médecins de La Panne créent leur propre "Revue", caricature amusante d'eux-mêmes.. La fête est réussie au-delà de toute espérance et la Reine Elisabeth, ayant entendu parler d'une soirée merveilleuse, demande la faveur qu'on lui rejouer la revue (34). Les acteurs vont évidemment s'empresser de faire une représentation pour la Reine. Jane, déguisée en gendarme est particulièrement félicitée par la souveraine.

La Reine Elisabeth

La Reine Elisabeth est souvent citée dans les mémoires de Jane. On la rencontre partout dans l'hôpital et après le décès de l'épouse du Dr Depage, elle ira même assister le chirurgien dans ses opérations afin de l'empêcher de sombrer dans le découragement. La Reine ne fait pas "figuration" aux côtés du Docteur Depage, elle assiste véritablement le médecin. Comme toutes les infirmières, elle doit supporter le caractère emporté et rude du médecin comme durant cette l'intervention où il lui ordonna assez sèchement de tirer avec plus de vigueur sur une jambe (23). La Reine n'avait pas beaucoup de forces physiques; elle surestima un jour ses forces en voulant remplacer un brancardier qui devait soulever pendant les longs moments d'un soin la cuisse d'un soldat (31). Ces incident rendirent certainement la Reine encore plus populaire parmi les infirmières qui à leur tour se montraient pleines d'attentions pour la souveraine. Jane notamment, lui fit parvenir une poésie de sa création et eut la joie d' être personnellement remerciée pour son geste (33).

Les difficultés du métier 

Les infirmières de l'Océan méritaient d'être soutenues psychologiquement. Les médecins n'étaient pas souvent tendres avec leur personnel et le Dr Depage ne faisait sans doute pas exception comme le prouve l' épisode où, ayant reçu en renfort 20 infirmières, après une courte observation de leurs capacités, il n'en garda que deux et renvoya les dix-huit autres à l'état-major du service de santé (51) ! Bien des infirmières connurent des situations extrêmement dramatique. Une collègue de Jane vit son fiancé, médecin au front, mourir dans ses bras à l'hôpital (35) ! Une autre, jeune mariée, accueillit un jour son fiancé revenu en permission du front et, en allumant le réchaud au pétrole pour préparer du thé, se transforma en torche vivante. Elle mourut peu après dans les bras de ses collègues (56). Devant des scènes éprouvantes, certaines perdaient pied et sombraient dans ce que nous nommons aujourd'hui le syndrome de stress post-traumatique; ce fut entre autre le cas pour cette jeune et jolie infirmière de vingt ans surnommée "Bébé Cadum" qui avait eu à effectuer la toilette mortuaire des soldats déchiquetés dans l'explosion d'un dépôt de munitions (57) ! Outre les risques de ce genre de traumatisme, les infirmières et médecins connaissaient aussi la peur constante d'être contaminé par les microbes de la gangrène à l'occasion d'une piqûre accidentelle avec un instrument souillé (C'est ce que l'on nomme la " piqûre anatomique", souvent mortelle car on ne connaissait pas d'antibiotiques). Jane souffrit d'une piqûre anatomique (22), de même que le Dr Depage qui dut se faire opérer par un collègue pour sauver un de ses pouces. La Matron de l'hôpital de Vincken connut le même sort et eut un comportement héroïque. Pour continuer à travailler le jour de l'offensive finale du 28 septembre, elle injecta dans sa propre main des grandes quantités d'antiseptiques (59). Des infirmières comme Jane commençaient à repenser le rôle de la femme dans la société et ce n'était pas toujours bien vu (18). Est-ce pour son caractère fougueux qu'elle fut exclue par une collègue jalouse de la liste des infirmières devant recevoir une décoration (45) ? Les infirmières, on le voit, connaissaient de multiples frustrations et difficultés dans leur vie à l'hôpital. La Reine, on l'a vu, avait saisi toute l'importance du soutien moral à apporter aux infirmières pour exceller ..Véritable "psychologue d'entreprise", Elisabeth encourageait les infirmières et médecins. Elle donnait aussi de nombreuses marques d'affection aux patients notamment aux plus démunis comme la pauvresse "Pharaïlde"(13).

L'offensive finale du 28 septembre 1918  

Jane quitte l'hôpital de l'Océan pour celui de Vinckem le 03 juin 18. Cet immense hôpital de campagne construit selon les plans du Dr Depage va être appelé à jouer un rôle primordial dans l'offensive alliée qui se prépare. Le travail dans la salle des gazés est très dur. Les soldats suffoquent et ne tiennent pas en place. Il y a du sang partout car la thérapeutique de l'époque conseillait de saigner les gazés pour diminuer leur niveau d' intoxication (58). Les premiers jours de l'offensive imposent une énorme charge de travail aux infirmières (59). Jane est aidée dans son travail par une admirable jeune fille de 16 ans, Martha Callewaert (60). Cette héroïne n'est malheureusement pas décorée après la guerre. Nous lui rendons aujourd'hui un hommage particulier.    

Après la guerre

Beaucoup d' hommes et de femmes qui avaient vécu la guerre eurent énormément de difficultés à trouver à nouveau leur place dans la société. Ils avaient appris à juger leurs frères d'armes sur leurs qualités humaines et non sur leur appartenance sociale (60). Transposer cette manière considérer leurs concitoyens dans leur vie professionnelle d'après guerre fut sans doute source de conflits pour beaucoup d'entre eux. Est-ce pour cela que Jeanne ne retravailla pas longtemps après la guerre ? Dans l'introduction de son livre, elle signale qu'elle quitta les hôpitaux en 1920 pour soigner sa mère malade des suites de la guerre. Jusqu'en 1932, Jane restera inactive car écrit-elle "Souvent à l'étranger ou dans le midi il me fut impossible de travailler à cause des inquiétudes et des contrariétés qui me paralysaient". Après 1932, un accident brutal lui enleva toute faculté de travail. Nous n'en savons pas plus sur le destin de Jane.    

Article écrit par le Dr Loodts et terminé le 8 mai 2002

 Extraits choisis du livre de Jane De Launoy
 "Infirmières de guerre en service commandé"
 L'Edition universelle, Bruxelles. Desclée De Brouwer, Paris (1936)


Couverture du livre de Jane de Launoy. (souvenirs famille Schùermans)

Table des matières des extraits

  1. Les débuts de l'hôpital l'Océan
  2. Ah, ces infirmières anglaises
  3. Le tétanos
  4. Une matron doit se faire obéir au doigt et à l'oeil
  5. Un typhique sème le trouble parmi les infirmières
  6. Les goumiers: fantasmes et distractions pour les infirmières
  7. Le salon de l'hôpital garde l'ambiance d'un hôtel
  8. Des scènes très pénibles dans la salle British A
  9. Héliothérapie sur la digue
  10. Connaissez-vous le "75" ?
  11. Comment se venger d'une chef d'étage très gourmande ?
  12. L'incendie du pavillon Albert-Elisabeth du 6 juin 1915
  13. La protégée de la Reine Elisabeth s'appelle "Pharaïlde"
  14. L'hôpital dispose d'un insufflateur d'air pour les plaies du thorax et d'un électro-aimant pour signaler la présences des corps métalliques dans les plaies
  15. Encore des histoires sur la chef d'étage 
  16. L'effectif de l'hôpital augmente sans cesse
  17. Les premières infirmières belges formées en Angleterre arrivent à l'hôpital (6 juillet 15)
  18. Les pensées d'une féministe
  19. Encore un estropié de plus !
  20. Un bombardement meurtrier tout près du casino, on réchauffe le sérum !
  21. Un blessé qui nous reste en mains !
  22. Une piqûre anatomique
  23. Le docteur Depage crie sur la Reine
  24. Une messe tragique dans la chapelle des Pères Oblats de La Panne( 28 nov 15)
  25. Une fausse alerte très fatigante
  26. Un terrible diagnostic posé dans une ambiance de fête
  27. Un courageux miraculé
  28. La boulangère Lehouck doit honorer une dette de 50 centimes
  29. Excursion à l'Hôtel de l'Espérance à Oostduinkerke
  30. L'angoisse du service de nuit à la réception de l'hôpital
  31. Le Reine surestime ses forces
  32. Une greffe de peau expérimentale grâce à un brancardier 
  33. La Reine aime la poésie
  34. La Revue de l'hôpital
  35. Le docteur Dolhen meurt dans les bras de sa fiancée, infirmière à l'Océan
  36. Seconde représentation de la Revue pour la Reine
  37. Papa Depage est d'une humeur de chien et crie "Ca ne va pas, allei me le cherchei"
  38. La plus horrible vision de la guerre: une mère et ses trois filles doivent être amputées
  39. Départ des fusiliers-marins de l'amiral Ronarch
  40. Les soldats anglais en costume d'Adam sèment à la fois scandale et rires
  41. Premières transfusions sanguines
  42. Les Ecossais sont-ils des douillets ?
  43. Le bourgmestre de Coxyde est fâché sur les Anglais
  44. Les transfusions de sang se font de plus en plus fréquemment 
  45. Qui veut du mal à une infirmière ?
  46. Encore un bain de mer bien particulier !
  47. Les Anglais connaissent l'art de recevoir les dames !
  48. Bombardement de l'hôpital
  49. Le cottage des infirmières
  50. Le vin de l'"Océan"
  51. Des infirmières qui ne plaisent pas à Depage
  52. Des infirmières américaines arrivent en renfort
  53. Un grillon condamné à mort par le Dr Depage
  54. 350 entrants en 24 heures
  55. Bombardement catastrophique au bain militaire
  56. La mort d'une infirmière qui venait de se marier
  57. Bébé cadum traumatisée par l'explosion du dépôt de munition
  58. Le département des gazés
  59. Le jour de l'offensive libératrice
  60. Martha Callewaert, héroïne de 16 ans
  61. L'histoire émouvante d'un mariage blanc
  62. La conclusion d'une guerre

I. Les débuts de l'hôpital l'Océan

Après avoir servi comme infirmière à l'ambulance auxiliaire de La Panne dés le 5 octobre 1914 , Jane accompagnera les blessés belges évacués par voie maritime vers l' Angleterre sur l'"Indore". Cette mission l'occupe du 14 octobre jusqu'à la fin du mois. Le 28 octobre, de retour à La Panne, Jeanne retrouve comme bénévole un poste à l'ambulance auxiliaire devenue entre-temps ambulance divisionnaire. Le 8 décembre, Jane est une des premières infirmières à rejoindre l'hôpital de l'Océan qui vient d'être créé par le Dr Depage sous l'instigation de la Reine Elisabeth dans les locaux de l'hôtel l'Océan. Le 14 décembre le personnel infirmier anglais est annoncé: les services commencent à se mettre en place. Trois femmes d'officier dont les maris se trouvent au front, Madame Lippens, Madame Leclerq et Madame Brockdorff ainsi que la femme du Dr Janssen s'occupent des services techniques de l'hôpital. Le 22 janvier, les premiers blessés rentrent à l'hôpital. On commence à ne fonctionner qu'avec le premier étage. Une femme, couverte de trente plaies et venant de perdre son mari et son enfant dans le bombardement de l'hôpital d'Ypres dans laquelle elle se trouvait, sera une des premières hospitalisées à l'Océan. La présence d'une femme dans un hôpital militaire soulève les protestations de quelques infirmières ! Certaines déclarent en effet qu'étant parties pour les soldats, elles ne sont pas là pour soigner les civils ! Cette pauvre blessée, objet de polémiques est finalement soignée par Jane. Elle succombera le 26. Jane qui a veillé continuellement sur la malheureuse est épuisée et souffre de ne pas se sentir soutenue par ses collègues dont la plupart ne parlent pas le français. Ce que je n'aime pas ici, c'est qu'en territoire belge toutes les infirmières, sauf deux, Mademoiselle Schandeler et moi, sont étrangères. Tous les ordres sont donnés en anglais. J'entends que plusieurs refusent carrément de faire le service de nuit, ce sont je suppose des V. A. D. Je sens bien qu' il faudra que je me fasse un programme, que je condense ma ligne de conduite dans une phrase lapidaire qui me tiendra lieu de devise. Après réflexion, j'ai décidé: "admettre de faire ce que d'autres ne désirent pas faire.

Le 30 décembre, Dix arrivées de blessés au premier étage. Jane s'occupe de l'un deux et suite à cette intervention elle suggère d'améliorer l'organisation des soins aux entrants.  L'uniforme ne s'aperçoit pas; rien que des plaques de terre glaise, raidie déjà, qui empêchent d'enlever les vêtements, ça ... c'est la boue des flandres. Les bandages mêmes sont noircis et souillés, de même que la figure ! Nous coupons avec peine les pièces de l'uniforme. Plus on enlève, plus les plaques de sang coagulé rendent la besogne difficile; le gilet, le caleçon, sont littéralement collés au corps et durcis et il y a plusieurs plaies dont une terrible dans le dos, qui semble intéresser la colonne vertébrale. Quand le brancard peut être enlevé, toute la chambre est pleine de plaques de boue, et on comprend la nécessité absolue d'un pavillon de réception.

Le 31 décembre, le premier étage de l'hôpital a déjà fait son plein de blessés. Jane a un blessé préféré, c'est Pierre Bar, 22 ans, 8° zouave et trépané par le Dr Depage. Jeanne va raconter son émotion quand un jour "son blessé" saisit un jour sa main... D'un merveilleux bandage de tête en casque à une seule bande, émerge la figure fine et énergique du soldat. Une petite moustache l'estompe... (... ) Brusquement le blessé a porté ma main à ses lèvres. -Oui- restez- que j'entende le français... que maintenant que je n'ai plus personne, vous soyez comme maman... Les yeux noirs, dilatés, brillants de fièvre sont fixés sur moi. Pauvre, passera- t-il ou guérira-t-il ?

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2. Ah ces infirmières anglaises !

Rien ne remplace une infirmière qui sait parler la langue de ses blessés. Quand ce n'est pas le cas, l'infirmière anglaise peut rencontrer des situations très embarrassantes comme, par exemple, présenter un urinal à un malade qui demandait à boire en flamand . "Les détails de la scène sont hilarants !" écrit Jane dans ses mémoires. On veut bien la croire !

Jane essaye de profiter de la moindre occasion pour se détendre car la vie à l'Océan est gouvernée par la rigueur !

Les Anglaises prétendent que, en fait de discipline, les belges ne valent rien... Ici nous n'avons pas le droit de rester dans nos services pendant nos heures de liberté ni d'entrer dans le service des autres, ni de s'asseoir sur un lit, ni de parler aux blessés en les appelant autrement que par un numéro ! Dès qu'une conversation s'amorce, miss Grant intervient; pourtant la grande majorité des nurses anglaises ne parlent ni le français ni le flamand. Les heures sont strictes à une minute près, et les ordres parfois impossibles à exécuter, tant il faut se dépêcher. (J'ai 25 minutes pour faire l'ordre dans 13 chambre. Pas dîner à l'hôtel... pas aller dans les restaurants... pas... Oh là ... là !

Le 2 janvier est une dure journée pour Jeanne: son protégé, Pierre doit être réopéré. Une deuxième trépanation pour méningite consécutive à un volumineux abcès cérébral logé sous la tempe ! Jane pense à ce que lui disait il y a peu le soldat qu'elle veillait: "Pouvoir mourir... pour qu'elle puisse dormir !"

Et toujours ces voix qui l'irritent: "Toujours beaucoup de mal à se faire à ces commandements secs des chefs anglaises !"

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3. Le Tétanos

6 janvier. " Ce tétanos est effrayant ! Ces contractures qui arquent la colonne vertébrale au point que le soldat repose comme un cintre, sur la tête et sur les talons... Cette mâchoire serrée... Cette salive projetée en l'air avec ce bruit affreux et ces pupilles qui tournent et ce rictus, presqu'un rire, plus abominable que tout le reste et cette face jaune avec ce cerne noir des yeux ! Le service ici est très dur parce que ces cas doivent être strictement isolés les uns des autres, que de très rigoureuses précautions sont nécessaires, et que la villa "les pavots" où se trouvent ces cas a plus de 65 marches d'escalier qu'on monte, pendant une nuit, un nombre incalculable de fois."

Emouvante la visite que le père fit à son fils le 29 janvier: "Le père du tétanique est venu d'Ypres à pied pour voir son enfant un quart d'heure ! L'homme nous remercie avec effusion; il n'a rien mangé... Vite un peu de café chaud et il repart dans la nuit, son bambou à la main, se plaignant seulement un peu de ses pieds endoloris."

Ce tétanique échappera à la mort. Ce ne sera hélas pas le cas pour celui qui entre dans le service des contagieux le 30 janvier. "Le tétanique qui vient de rentrer nous donne du fil à retordre. Il a des attaques effrayantes... La bave descend le long de ses joues ou est rejetée par son souffle et... gicle sur les soignants. Les bras gesticulent. La langue est prise entre les dents. On ne peut arriver à les desserrer. Ces convulsions du tétanos sont une des plus horribles choses qu'on puisse voir. Un sérum combat la maladie et tous les entrants, sans exception, doivent avoir maintenant une injection de sérum anti-tétanique à l'entrée".

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4. Une matron doit se faire obéir au doigt et à l'oeil

Le vendredi 8 janvier. Jane se rend auprès de son protégé Pierre. Pas de chance, il dort et Jane ne peut trouver le réconfort et la compréhension dont elle a tant besoin ! 

"Toutes ces étrangères dans ce milieu spécial créé par la guerre sont assez curieuses à étudier. Certaines sont merveilleuses. D'autres peu sympathiques. La matron (directrice) est ici un grand personnage comme dans les hôpitaux anglais. Tout va bien quand elle se trouve avec des nurses de son école mais si "une superintendante" ou la matron d'une autre école est envoyée à La Panne, les choses changent ! De même, les V. A. D. (volontaires), dont certaines ne se doutent de rien, ne se gênent pas pour refuser pas mal de choses ! Les Américaines ont, dirait-on, le haut du pavé. Le système anglais confère la responsabilité des salles à une seule infirmière; les autres obéissent sans avoir rien à dire et cette chef est comme un soldat, -pas amusant mais parfait-. Ici sur toute la ligne c'est bien du service commandé !"

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5. Un typhique jette le trouble parmi les infirmières ...

Samedi 16: j'arrive dans le service à 7h 3/4 du soir au lieu de 8hoo. D'après le règlement je n'ai droit à m'occuper de rien. J'entends des cris perçants: c'est la sister anglaise qui crie au secours ! La Danoise arrive en courant... Je me fige au "garde à vous" sur le seuil de ma porte, prête à bondir si on m'appelle, mais on ne m'appelle pas ! mon rôle est réduit à celui du spectateur... Spectateur secoué bientôt d'un rire inextinguible... Notre typhique qui délire s'est levé; d'un mouvement sec il a envoyé sa chemise jusqu'au plafond; il déambule en costume d'air et s'accroupissant tout à coup se croyant dans un fossé... tout la chambre est bientôt éclaboussée... et c'est contagieux plus que tout autre chose ces déjections ! La nurse anglaise qui a rattrapé finalement la chemise mais a complètement perdu la tête, court dans la chambre en criant... S'il vous plaît Monsieur, Monsieur s'il vous plaît... La Danoise... qui en a vu bien d'autres, ayant soigné les cholériques pendant la guerre de 1912 dans les Balkans avec Madame Depage, circule le plus au sec possible et essaye de remettre le type au lit, avec ou sans chemise. Enfin il y est ! Il faudra une féroce désinfection des locaux souillés, ce qui prendra pas mal de temps !"

Samedi 27, 7h30 du soir. J'apprends que notre typhique a de nouveau du délire, qu'il s'est levé tantôt et atteignant l'armoire à médicaments a mangé en les croquant les ampoules qu'il a dérobées ! (... ) La surveillance stricte est impossible... trois étages... deux nurses le jour et une seule la nuit.

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6. Les goumiers: fantasmes et distraction pour les infirmières !

Le19 janvier. Dernièrement un arabe est arrivé chez Madame G. lui demandant "douce madame, où peut-on ici acheter de l'amour et des femmes ?" Madame G. pétrifiée rapondit: "Je vais demander... " . Logeant des officiers, elle envoya la réponse négative par les trois ordonnances ! Des choses de ce genre arrivent souvent (... ). Les goumiers campent à Coxyde où des drames se passent tous les jours. A la cuisine, chez nous on rit de l'histoire du boucher qui raconte les poings serrés que, marié depuis 15 jours, un arabe lui a demandé sa femme à prêter... pour un paquet de cigarettes ! Une dame de Coxyde qui a des dents en or se voit dérangée constamment, même la nuit: "Douce madame.." puis on se tape de l'ongle sur la dent pour pouvoir regarder... entrée en matière sans doute !

Le 20 janvier. Oostdunkerke. Nous passons à l'hôtel de l'Espérance qui a beaucoup souffert mais les propriétaires y sont encore. (... ) On nous accueille avec force exclamations parce que le passage des civils est rare. Il n'y a peut-être plus 15 personnes qui habitent encore la plage. Les goumiers sont partout... ils font, comme toujours, tellement la cour aux femmes que le soir, à l'heure du couvre-feu, munie de sa brosse, Mme V. les "brosse" littéralement hors de sa maison.

Le 25 janvier. Les exploits des goumiers font les frais de toutes les conversations. Hier une bonne femme, avec une mimique infernale, est venue nous montrer comment un arabe venait lui offrir une pièce de un franc !" Je ne puis m'empêcher de rire des précisions qui nous sont fournies sur ce sujet épineux ! Une vieille dame de 70 ans est presque fière de dire qu'à elle, on a offert 2 francs... Une jeune se rengorge: 25 francs... Une dame très honorable et très collet monté raconte avec indignation du plus comique qu'un officier belge lui a dit dans l'oreille : " A la recherche ?... " C'est drôle, mais je ne dois pas avoir l'air tendre, car on ne m'offre rien !

Le 29 janvier 1915. Depuis plusieurs nuits un magnifique goumier vient vers une heure du matin me demander du café. Drapé dans son burnou, il arrive de l'extérieur, entre, et monte à l'étage dans mon bureau. Je ne suis pas vite interloquée, mais la première fois ce grand diable, qui a des yeux à la perdition de son âme... et de celle des autres, m'a paru... pas très rassurant ! Il savoure son café, dit quelques paroles et me regarde, dirait-on comme une chose sacrée... incompréhensible, taboue ! (... ). Les musulmans d'une façon générale sont très respectueux de l'uniforme des femmes. Si vous croisez un goumier dans un vestibule, même large de deux mètres, il s'aplatira le long du mur, les bras écartés pour vous laisser passer ! Certains belges pourraient essayer cela avec avantage !

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7. Le salon de l'hôpital garde une ambiance d'hôtel

Mardi 2 février: "Ordre ce matin, de prendre mon service au quatrième étage pour le jour. A cet étage, il y a des représentants de neuf nationalités: Anglaises, Belges, Français, Allemands, Danoises, Suissesse, Russe, Algériens, Norvégienne. Le milieu seul est déjà intéressant. Au salon, où je me trouve en ce moment étant libre, les étrangères fument; un médecin fait de la musique... J'écris... très peu parce que l'envie de dormir me tenaille encore."

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8. Des scènes très dures dans la salle British A, réservée aux femmes et aux enfants

Cette salle eut fort à faire en avril 15, au moment de la deuxième bataille d'Ypres. Ypres fut à cette époque déclarée zone entièrement militaire avec comme conséquence l'évacuation des derniers civils et la cessation de l'activité de l'ambulance des Quakers. (Le lecteur intéressé trouvera sur ce site un article sur le travail magnifique effectué à Ypres par les Quakers). Jeanne rappelle ici l'évacuation des blessés de Ypres vers l'hôpital l'Océan.

Lundi 26. Fatigue écrasante; encore cette nuit, plusieurs hôpitaux évacués arrivent ici: vieux des hospices d'Ypres et Poperinghe, soldats d'Oostkerke, enfants,(... ). Toute la nuit le canon tonne d'un roulement sourd et ininterrompu.

Mardi 27. Service de nuit au pavillon des femmes et enfants, "British A". Impression intense, bien que je sois déjà rompue à tout cela. Pavillon archicomble. Le service des pannes, fait par les brancardiers la plupart du temps pour les soldats, est fait par nous entièrement pour les femmes, et plusieurs mouillent toute leur literie. Le mari d'une de nos femmes a été tué par la bombe qui l'a elle-même blessée. Une autre, brûlée, pleure ... dix enfants à la maison ! Sur un lit voisin, on vient de déposer un bébé... il crie... C'est un de ses enfants blessés... La femme instinctivement se retourne ! Une autre petite fille Julia, toute petite, mignonne, deux ans, bras cassé, mère morte par le même obus. Quand son père vient, à deux, ils sanglotent et appellent maman !

Nous avons ici des délirants, des chirurgicaux et des médicaux, des tuberculeux dont le corps est mangé de plaies, des vieux des hospices, des flamandes au bassin géant dont la carrure me déconcerte. Dans un coin, un fou. Plus loin Valère et Victorine qui ont la chance d'intéresser le Dr J. qui parle de les adopter. Ailleurs une bossue qui pousse des cris aigus. Des femmes pleurent "parce qu'on lave leurs corps qui n'est jamais lavé ! Une femme de 80 ans hurle sous la brosse: "On m'a lavée quand je suis née.. On ne doit me laver que pour mourir !" Vermine effrayante ! sautante, grouillante, accrochante(... ) Vite des bonnets spéciaux pour endiguer le fléau. (... )Une détente de fou rire quand nous entendons un haut gradé français passant par la salle, dire avec le plus grand sérieux: "je vois aux pansements que c'est la salle des crânes ici !" Non ! C'est la salle des poux plutôt !

Dimanche 2 mai. Service de nuit. Dix-neuf entrants et quels entrants ! toujours les hospices évacués. Un vieux arrive avec sa bouteille de Schiedam sous le bras... C'est ce qu'il a sauvé. Des réfugiés blessés n'ont pas voulu se séparer de leur ménage. On fait l'inventaire de leurs objets et le brancardier inscrit gravement: "une hachette, un pilon", etc... Toute la Flandre antique défile ici. Certaines ont encore un corset comme les vieilles hollandaises, à basques cordées. Beaucoup de crasse et de vermine parce que les malades et blessés ont séjourné dans les casemates avec les soldats, à cause des bombardements d'Ypres.

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9. Héliothérapie sur la digue

Le 27 mai il fait un temps magnifique, "les civières sont mises au soleil sur la digue où une musique militaire donne un concert."

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10. Connaissez-vous les "soixante-quinze" ?

Petit colloque avec miss X. Elle me raconte qu'adorant les souvenirs de guerre, elle a demandé aux officiers français qu'elle connaît de lui rapporter des "soixante-quinze".."Vous auriez dû dire des douilles de 75" lui dis-je. (... ) Je lui explique qu'une expression populaire appelle "soixante-quinze" le bourrage que les femmes trop minces emploient pour masquer la maigreur de leur buste. Mon anglaise horrifiée, regarda d'un coup d'oeil rapide de son épaule droite à son épaule gauche, puis, littéralement suffoquée, elle demanda d'une voix blanche avec un accent savoureux: "Alors... ils vont m'apporter des "chaoses" comme ça, ces messieurs !"

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11. Comment se venger d'une chef d'étage très gourmande !

29 mai. Nous avons comme chef d'étage une Anglaise énorme. Le matin à 10h. elle prend son thé seule au bureau et nous envoie le prendre ... à la cuisine. Pour la punir (très gourmande !) nous apportons des bonbons et les médecins prévenus viennent à la cuisine prendre le thé avec nous ! Le "42" fulmine alors des excommunications majeures, hélas sans résultat; des expériences aussi sont faites à table. Lorsque les puddings arrivent, nous conversons avec entrain faisant traîner les plats. Le "42" se penche, gesticule, se trémousse, guettant... et nous nous servons doucement... très doucement, avec du rire dans les yeux ! Qu'avons-nous à être si gaies ce soir ?

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12. L'incendie du pavillon Albert-Elisabeth du 6 juin 1915

Le pavillon Albert-Elisabeth s'embrase et par sécurité c'est tout l'hôpital qui est évacué de tous ses occupants.

"Bientôt tout est vide et la digue, elle, est remplie... Toutes les terrasses sont pleines dans les villas voisines. Des centaines de lit, relativement alignés couvrent la plage... Pourvu que la mer ne monte pas trop vite. Des officiers circulent, transportant des objets. Un brancardier, les mains pleines, avise un officier (dans la nuit on ne voit guère !) lui disant: "Vous n'avez rien à faire, prenez donc ceci," ce sont des assiettes ! Et le grand officier à la tête sympathique s'exécute... C'est le Roi. (... ) Minuit. L'incendie baisse. Chaos inextricable. Tout est mélangé partout. Les malades, le linge, les fournitures diverses sont pêle-mêle. On commence à remonter les blessés aux quatre étages du grand bâtiment."

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13. La protégée de la Reine Elisabeth

7 juin. Sa Majesté s'intéresse spécialement à une de mes grandes blessées; cette pauvre créature est l'objet de sa sollicitude: un matelas à eau en caoutchouc vient encore d'être envoyé pour elle. Elle a une fracture du bassin, une paralysie de la vessie, une fracture ouverte de la jambe avec eschare trophique. C'est une paysanne des Flandres: "Pharaïlde", surnommée "La duchesse" je ne sais trop pourquoi !

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14. L'hôpital dispose d'un insufflateur d'air pour les plaie du thorax et d'un électro-aimant pour signaler la présence des corps métalliques dans les plaies

Samedi 12. Vu une cage thoracique béante qui laisse apercevoir deux petits poumons qui ne se gonflent presque plus à l'air et qui flottent dans l'espace devenu trop grand pour eux. Leur dimension presque normale leur est rendue par l'air sous pression que leur envoie une machine électrique. Très curieux aussi le petit téléphone du colonel Henrard qui sonde les plaies et signale la rencontre des corps étrangers. L'électro-vibreur, lui est une nouveauté qui fait parfois des merveilles. C'est un électro-aimant énorme qui fait vibrer les corps métalliques encastrés dans les chairs et les signale.

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15. Encore des histoires sur la chef d'étage, le "42"

Samedi 12 juin. Croisé aussi dans l'escalier la mastodontesque chef d'étage Scan... à qui le Dr W. fait des politesses. "Passez donc je vous prie" et comme elle s'exécute descendant devant lui, flattée, il me glisse à l'oreille: "Je ne suis pas assez sûr de la solidité de cet escalier voyez-vous !"

Pendant les pansements, cela continue. Quelle singulière journée aujourd'hui: au lieu de dire aux médecins: je me suis stérilisée les mains, le "42" minaude disant: "je suis stérile docteur ! ." et le docteur roule vers nous un oeil amusé !

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16. L'effectif de l'hôpital augmente sans cesse

20 juin. Nous sommes déjà fort nombreux et nous serons bientôt 200 infirmières... 25 médecins !

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17. Les premières infirmières belges formées en Angleterre arrivent à l'hôpital

Mardi 6 juillet. Le premier groupe de vingt Belges vient d'arriver du "King-Albert's Hospital de Londres et c'est un si grand plaisir de les voir descendre d'auto si poudreuses que leurs cheveux sont blancs. Jeunes pour la plupart, elles arrivent pleines d'entrain, de bonne volonté, et certaines de cette "rouspétance" infiniment difficile à canaliser qui est une caractéristique. Les Anglaises détestent, pour ce motif, de travailler avec des Belges et ne se privent pas de le dire.

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18. Les pensées d'une féministe !

31 juillet. Constaté aussi que beaucoup d'idées viennent du côté féminin... mais que l'autre sexe se les approprie sans vergogne en ayant soin de ne pas indiquer la source. Hélas ! l'intelligence féminine est souvent peu appréciée par ces messieurs, alors que nous aimons l'intelligence chez l'homme. Quant aux femmes, elles doivent être moralement très supérieure pour reconnaître une supériorité féminine quelconque ! La femme "trop marquante" est donc souvent combattue des deux côtés !

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19. Encore un estropié de plus !

20 août. tantôt à la salle d'opérations, un malade jeune, l'air distingué, est amené. Il est très courageux malgré une plaie terrible. Tout le genou est arraché; seule une lanière de chair unit la cuisse à la jambe. Les trois médecins discutent pour la forme évidemment, car les plaques violettes qui marbrent les pieds sont explicites ! tout à coup le chef de service s'approche.

-"Que fais-tu ?
- Volontaire... je dois être bientôt officier. Je suis ingénieur."
- Le ton est amer. Le docteur reprend: "tu vois, ça n'ira vraiment bien que si on enlève cette jambe."
- Ne pouvant plus pâlir- il est blême- le malade bleuit...
-"Ma jambe ?... Pas maintenant. Pas tout de suite !"
- Les larmes me montent brusquement aux yeux ! Le docteur a répondu "si... tout de suite.."
- Un soupir, une contraction... Le masque de chloroforme est déjà sur la figure émaciée par la terrible gangrène gazeuse. Encore un estropié de plus !

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20. Un bombardement meurtrier tout près du casino, on réchauffe le sérum...

Mercredi 22 septembre 15 h. Plusieurs déflagrations se succèdent et se rapprochent. Nous sommes pétrifiées. Nous courons dehors pour voir quoi. Des brancardiers au pas de charge sont partis. On crie: "des brancards, dix au moins vers le casino, ici aussi dans le fond vers la buanderie". Nous rentrons en courant pour allumer, mettre le sérum à chauffer et préparer jusqu'au dernier détail. Jusqu'à minuit on court. Dans toutes les salles, on travaille à deux ou trois équipes. Trois morts chez nous dont deux sur les tables ! Amputations, laparatomies se succèdent. Le Dr Delp se trouve un moment donné devant un estomac éclaté ! (... ) Sept ou huit opérations graves se succèdent chez nous... et c'est partout pareil. Que de sang... que de lutte ! sérum, piqûres... tout ce que l'on peut faire. Quarante-trois entrants pour la fin de la journée... plusieurs morts sur le coup.

Jeudi 23. Levée très tôt. Eté avant le service, au village voir les traces du tir d'hier. Devant le casino, un rez-de-chaussée éventré... des soldats muets font cercle... des paquets de vêtements maculés de sang... des lambeaux... des trous dans les murs ! Plusieurs soldats ont été tués sur place... plusieurs sont sourds par le choc et le bruit. Les projectiles, dit-on étaient énormes. Près de notre buanderie, miraculeusement, ils sont tombés sans atteindre personne !

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21. Un blessé qui nous reste en mains

Samedi 9 octobre. M. Depage opère dans notre salle et le malade nous reste en mains; le coeur continue à battre, mais impossible de rétablir la respiration malgré tous les procédés employés, même la machine à pression d'air. Toujours saisissant ces scènes de lutte qui se prolongent et nous laissent harassées

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22. Une piqûre anatomique

26 novembre 1915: Quelques très mauvais cas. Quelques plaies d'aspect très douteux, si douteux que les médecins nous disent : "faites attention aux instruments." Hélas une infection du doigt me remonte au poignet, à l'avant-bras... traînée de lymphangite au coude. On m'opère le bras qui doit rester en écharpe et me voilà en congé forcé. Cette nuit on a pris ma température quatre fois et comme c'est sur le trajet d'un nerf, j'ai un mal terrible !

23 février. Doigt infecté... énorme ! On me le charcute... et il faut, encore une fois, rester tranquille quelques jours, un bras en écharpe.

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23. Le Docteur Depage crie sur la Reine

Lundi 28 février. Eté au pansement pour mon doigt et entendu que M. Depage, faisant un appareil plâtré, était aidé par la Reine. Un moment il oublia et d'une voix bourrue: "Tirez... mais Tirez donc" fit-il ! Sa majesté rougit jusqu'aux cheveux ! Mais depuis, quand l'une ou l'autre est grondée en sa présence, la Reine rit et semble dire: "Il n'y a pas que moi qui encaisse" et nous rions aussi !

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24. Une messe tragique dans la chapelle des Pères Oblats de La Panne

Dimanche 28 novembre. Dans la toute petite nef de gauche le Roi et un officier d'ordonnance. A 9 heures, l'office commence. A 9h15, de très forts ronronnements de moteur. Les vitres tremblent sous les détonations qui bientôt se succèdent à un rythme affolant. Des civils et des soldats pris de panique essaient de sortir refoulés par les gendarmes .Il y a huit ou neuf taubes au-dessus de nous. Instinctivement j'ai tourné la tête vers le Roi. Il n'a pas fait un mouvement... Les verrières volent en éclats et le Roi, un peu pâle continue sa messe ! (... ) Les taubes sont partis et la messe se termine. Maintenant le visage du Roi est crispé... il s' attend comme nous au résultat dramatique du raid. Je cours vers l'hôpital et sans m'occuper de mon bras malade dont l'écharpe vole en éclats... j'essaie d'aider ! Des ambulances sont parties à toute allure et rentrent chargées. Des blessés sont soutenus et apportés par des soldats ou des civils. Les vestibules, les brancards sont bientôt maculés de sang. Toutes les salles d'opérations marchent avec un maximum d'équipes. On donne le chiffre de 127 victimes !

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25. Une fausse alerte très fatigante

Lundi 6 mars. On prépare de grands abris dans les dunes. Vers 12H 1/2, le docteur entre en coup de vent. On dit que La Panne sera copieusement bombardée à une heure ! Il faut mettre tous les malades à la cave et dans le grand vestibule. Dans notre pavillon seul: plus de cent à déménager... et beaucoup de fractures ! Quand nous avons presque fini, contre-ordre- fureur- colère - grognements - selon les possibilités de chacun... enfin rires: on recommence en sens inverse ! Tout de même, il doit se passer quelque chose d'anormal car, le long de la côte, toutes les défenses se renforcent. Des nids de mitrailleuses partout; dans les dunes des régiments consignés pour la nuit.

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26. Un terrible diagnostic posé dans une ambiance de fête !

mercredi 3 mai. Un soir de fête -la salle de fête est contigüe à notre pavillon- on nous apporte un blessé de la face. Le malade très agité fait pitié. C'est un beau jeune homme... Pansement sur les deux yeux. A la salle des fêtes il y a concert ce soir. Bientôt la musique commence... les chansons gaies... les rires. Le docteur enlève les linges. La figure du praticien s'est crispée ! Les yeux sont déchiquetés ! Rien à faire ! Un geste fataliste du médecin: l'homme est condamné à tout jamais. Les larmes nous montent... les chants continuent ! Par un effort nos voix restent fermes: il ne doit pas savoir ! "Ce sera long" dit le docteur... et la musique scande... et les rires fusent à côté, pendant que, lugubrement, les orbites vidés à tout jamais de soleil ne sont plus que des trous profonds ouverts sur le cerveau ! Une salve d'applaudissement crépite... On emporte l'homme... et nous restons muets !

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27. Un courageux miraculé

30 juin. Résultat du tir de la nuit: notre équipe est réveillée d'urgence à 5h du matin... les grands blessés arrivent en nombre. Dans la journée nous sommes effroyablement lasses. Un blessé extraordinaire est entré: la balle a traversé le cou de droite à gauche, horizontalement en broyant la trachée ! L'air siffle en sortant par les plaies. Trachéotomie au milieu puis débridement des deux orifices de côté... Quand les trois orifices sont faits, que les trajets sont débridés, l'homme a l'air d'un décapité ! La chose à peine croyable, c'est que pas un gros vaisseau du cou n'est atteint. Cet homme est merveilleux de courage !

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28. La boulangère Lehouck doit honorer une dette de 50 centimes

Dimanche 9 juillet. A huit heures, un des derniers obus effondre à Coxyde la boulangerie Lehouck. La boulangère, malade au lit, sentit un grand choc, puis plus rien... se levant dans un enchevêtrement inextricable, elle vit, à côté d'elle, la gouttière près de laquelle se trouvait son lit au second étage. Ce qu'elle ne parvenait pas à comprendre, c'est que la maison s' était effondrée, et que le tout se trouvait sur la route. La vendeuse et un enfant avaient disparu sous les poutres, et il fallut renoncer à les dégager. Un trou fut foré vers la cave par où ils se laissèrent glisser. Ils n'avaient rien ! L'enfant se sauva. Le lendemain il revenait ! Trouvant dans les décombres la boulangère qui cherchait à retrouver des objets, il lui dit: "Madame, hier je vous ai donné 50 centimes pour un pain; je n'ai rien eu ! je viens rechercher mon argent... "

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29. Excursion à l'hôtel de l'Espérance d'Oostduinkerke

28 aôut.Nous goûtons à l'hôtel qui est une des dernières maisons habitées dans cette région devant Nieuport. La nièce de Madame V... , la jolie jeune fille qui nous sert, raconte des histoires ébouriffantes.. .Elle et sa tante sont restées seules ici tout un temps. Pendant dix mois elles eurent des goumiers et les firent marcher au doigt... à l'oeil... et au balai. Un des arabes, charmé par le joli visage... et l'énergie du coup de brosse offrit pour "l'acheter " tout sa richesse: 7fr. 50 ! Les couscous, les saucisses au poivre rouge, le thé de menthe, les agneaux grillés aux herbes n'ont plus de secrets pour elles. En face, à l'hôtel Gaucquié, la jeune fille resta seule avec une bonne et eut 700 hommes à loger ! Un des patrons mobilisés était pendant ce temps brancardier à l'Océan avec nous.

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30. L'angoisse du service de nuit à la réception de l'hôpital l'Océan.

1er novembre. Service de nuit: "responsable" à la réception avec Mlle De Palm... Ce service à la réception est spécial. Certaines périodes sont surchargées, d'autres sont vierges d'entrants. En général, même s'il n'y a pas de blessés, on travaille jusqu'à minuit pour mettre tout en ordre et pour que tout soit absolument prêt pour toute espèce d'urgence. Le dîner est à minuit; s'il n'y a rien, nous emballons nos cruches d'eau bouillie dans des couvertures pour conserver leur chaleur et nous nous étendons... Un chariot transporteur... un brancard... ou même une table nous suffisent pour nous reposer. Cela dure quelques heures... quelques minutes... ou quelques secondes. Malgré soi, on prête l'oreille. Une auto... non, ce n'est rien, elle passe !... Celle-ci qui corne pour s'annoncer ? Le bruit de la porte qui s'ouvre, des lourdes bottes sur le plancher. La voix au timbre un peu chanté et sourd qui, comme une leçon apprise par coeur et souvent répétée, lance dans le vestibule l'annonce toujours tragique: "blessés... blessés... ". D'un bond nous sommes debout, scrutant l'obscurité, nous penchant vers les paquets de boue qu'on descend dans le bruit glissé du brancard qui nous est si familier, avidemment regardant si ce n'est pas un visage connu... aimé peut-être... Ah ! l'angoisse quand les bandages recouvrent les visages... et la terreur quand ils ne répondent pas à nos questions ! Sont-ils déjà morts ? Est-ce le coma ? Qui donc sont-ils, mon Dieu ! Souvent ce sont des français du secteur, trop blessés pour être amenés au grand hôpital français de Zuydkote, le premier en ligne, parfois des Anglais des batteries... ou des Belges de Dixmude ! Parfois des civils... des enfants !

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31. La Reine surestime sa force au pavillon Léopold

Du 25 au 26 novembre. Le pavillon Léopold -100 lits- est réservé aux fractures de fémur. Certaines sont très difficiles à manier et certains pansements durent très longtemps. Un brancardier qui tient une cuisse depuis presqu'une demi-heure donne des signes évidents de fatigue. La Reine qui est présente s'offre à le remplacer. Le brancardier s'excuse et assure à Sa Majesté que c'est absolument trop lourd pour elle ! Le médecin intervient: si la Reine veut tenir, elle peut parfaitement; il est bon du reste qu'elle se rende compte personnellement de tout. L'homme est grand et gros. La cuisse est lourde, et la traction à effectuer (... ) nécessite un réel effort. Après deux ou trois minutes, la sueur perle au front de la Reine qui rougit. Le brancardier se précipite et doucement lui dit: "Vous ne croyiez pas, n'est-ce pas Madame que c'était si lourd ?" "Non vraiment " avoue la Reine, qui repasse la jambe entre les mains du brancardier avec un soupir de soulagement. Un jour la Reine fit en salle d'opération un tel effort qu'elle tomba presqu'en syncope... On aime de telles Reines !

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32. Une greffe de peau expérimentale grâce à un brancardier méritant

10 décembre. Opération de Joseph, notre brancardier qui donne une partie de son dos pour une greffe d'homme à homme à un amputé qui, sinon, ne pourrait être appareillé. Cette curieuse greffe prendra-t-elle ? Les deux hommes sont cousus ensemble par ce lambeau de chair... curieux... Ils resteront cousus ensemble pendant un mois, couchés côte à côte immobiles... ou presque !

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33. La Reine aime les poêmes..

Versifié un peu:
Janvier 17:
Lorsque seront passés ces tristes jours de haine,
Ces tristes jours de deuil, ô vous Petite Reine,
Qui en aurez vécu les moments anxieux,
A quoi songerez-vous ? Qu'aimerez-vous le mieux ?
Sera-ce du retour la route triomphale ?
L'enthousiasme ardent de notre capitale ? Le palais magnifique avec son parc ombreux ?
Ou les drapeaux claquant avec un bruit joyeux ?
(... )
16 janvier. Vu tout à l'heure la Reine qui, chez nous, assiste le Dr Depage. Sa majesté aime les vers... et ils lui font, me dit-elle, toujours un réel plaisir. Ceux de janvier sont en ce moment "le signet de son livre". La Reine Elisabeth peut être très gentille !

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34. La revue de l'hôpital l'Océan

mardi 6 février. Tout a été répété, exercé après les heures de service. La représentation est réservée aux médecins et Miss White aussi. Le mien ?

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35. Le docteur Dolhen meurt dans les bras de sa fiancée infirmière à l'Océan


Henriette van Acker et le Dr Marcel Dolhen au temps du bonheur malgré la bien triste époque. (souvenirs famille Schùermans)

Mercredi matin 7 février. Le fiancé de la pauvre petite Henriette Van Acker est amené blessé à mort. Trois ou quatre brancardiers s'étaient déjà portés au secours d'un patrouilleur blessé en avant de la première ligne et avaient été atteints; le docteur Dolhen partit lui-même et fut frappé d'une balle qui traversa le thorax après avoir traîné le corps du soldat jusque la tranchée belge. H. van A... resta jusqu'à la fin près de lui; je la revis le matin de sa funèbre garde plus blanche que le mort qu'elle avait veillé. On voulut l'envoyer se coucher quelques heures. "Laissez-moi reprendre mon service tout de suite, répondit-elle, c'est la seule chose capable de me soulager." Depuis, quand elle a des mourants dans sa salle... parfois plusieurs ensemble, elle prie tout haut et comme elle souffre... tout le monde répond, même ceux qui ne prient jamais !


De Jane de Launoy à sa chère Henriette. (souvenirs famille Schùermans)


Henriette dessinée par le blessé A. Dubois. (souvenirs famille Schùermans)


Henriette avec des blessés devant l’hôpital. (souvenirs famille Schùermans)

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36. Seconde représentation de la revue pour la Reine

Samedi 10. Pris des photos sur la plage. Toujours falaises de glace de près de deux mètres; spectacle magnifique quand le soleil irise cette blancheur. Seconde représentation de la revue parce que Sa Majesté a exprimé le désir de la voir. Le prince de Teck est le seul invité... et aussi maman et ma tante ! Ceci est très gentil. "Pas moyen de ne pas le faire" me dit en riant le Dr Depage !" "Ce sont des droits d'auteur". Miss White, parente de l' amiral, qui a écrit le sketch anglais n'a pas de famille proche ici, et les miens sont les seuls à profiter de l'exception. Une énorme affiche s'étale à l'entrée de la salle: sept têtes autour (le nombre de l'apocalypse !) du Dr depage avec une auréole, dans le coin gauche la tête du docteur van Geertruyden se profilant sur sa cheminée de centrale électrique ( ingénieur chef des services d'électricité etc..); dans le coin droit l'amusant petit major Henrard, radiographe médecin militaire, directeur administratif puis le ménage Hanssens à droite et le Dr Janssen à gauche et enfin Miss White à gauche et moi à droite ( en gendarme).

Dimanche 11. Ouf, la représentation devant parterre royal a réussi. Les chansonnettes endiablées, les sketchs, tout a marché. Entrée à 8 h. La Reine porte un golf rose ouvert sur un corsage de satin à gros boutons. Comme d'habitude quand Sa Majesté circule dans Son ambulance, les cheveux sont emprisonnés dans une sorte de voile-rose et frangé. Pendant tout le temps durant lequel nous ne jouons pas nous-mêmes, nous surveillons, par les fentes, les réactions de notre public... et c'est très encourageant, car tout le monde, y compris la Reine, rit franchement. Le prince de Teck s'amuse ! Papa Depage exulte. Les chansonnettes conspuent les nouveaux règlements... La Reine entendant censurer ( ! !) la cuisine et les menus, demande en riant "si c'est vrai ?" La revue finit par un tableau général dont les deux coins sont gardés par deux gendarmes... que la Reine essaie de faire rire... et nous avons Cécile Meck... et moi, la plus grande peine à garder notre sérieux. Le rideau se ferme. en désordre nous sautons dans les coulisses. Dans un fouillis inextricables de décors, voici la Reine ! Les auteurs et les acteurs sont fêtés, complimentés. L'amusant c'est que nous sommes toujours les gendarmes moustachus ! Sa Majesté me demande en riant si c'est le major Blan... qui nous a envoyé les uniformes -authentiques- que nous portons... Oui, mais naturellement ils sont bourrés ! ! Elle nous demande également étant si bien grimées, si nous n'essayerions pas notre puissance en arrêtant quelqu'un... pour voir seulement !

Enfin c'est fini ! Comme nous partons et que Maman prend congé remerciant le docteur de son attention, il nous dit -ce qui nous dédommage de tout notre travail de préparation- que la Reine, depuis son arrivée à La Panne, a passé aujourd'hui -dit-elle- sa première soirée vraiment gaie.

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37. Papa Depage est d'une humeur de chien et crie "Ca ne va pas, allei me le cherchei... "

23 avril. Aujourd'hui attaque allemande.Nombreux Belges blessés et tués par des éclats de grenades. (... ). Journée très fatigante, tout l'hôpital est en ébullition. Les six salles d'opération sont sous pression et papa Depage d'une humeur de chien ! Qu'a-t- il-donc ? Non seulement l'entourage encaisse mais il fait chercher plusieurs médecins pour les morigéner à la salle Léopold où il travaille en hurlant, en jetant ses instruments dans les seaux etc. Les ciseaux ne coupent pas... les aiguilles ne piquent pas... les médecins ne comprennent pas... les infirmières sont par trop bêtes, et la petite figure crispée de la Reine indique parfaitement qu'elle craint que son tour ne vienne ! Le major H... , déjà tout petit, se recroqueville sous la bourrasque. Entrants en masse, mais on voudrait bien entendre la fin de ces cris inutiles. "Ca ne va pas... allei me le cherchei !" ( Cet "allei me le cherchei" est devenu la scie de l'ambulance ! On l'entend répéter partout)

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38. La plus horrible vision de la guerre: une mère et ses trois filles doivent être amputées

Début mai. C'est peut-être la plus horrible vision de la guerre que celle que nous avons sous les yeux. La mère... un ou deux soldats et tous les enfants dînaient dans une petite maison de pêcheurs à la vieille route. Un schrapnell perça la table et éclata sur le sol arrachant les jambes des malheureux ! La mère nous arrrive (double amputation), des soldats (amputations) et trois petites filles qui ont cinq de leurs petites jambes arrachées ou broyées. J'ai travaillé toute la journée. (... ). Jusqu'à minuit nous luttons ! On sauve les hommes, on sauve la mère... mais deux petits cadavres tout noirs et sanglants sont côte à côte dans le même lit. On les photographie pour faire de la propagande contre la guerre injuste et contre l'Allemagne en Amérique !

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39. Départ des fusillers-marins de l'Amiral Ronarch

18 juin. Très émouvant départ des fusiliers-marins de l'amiral Ronarch. Ils défilent avec leur musique entre les pavillons de l'Océan où sont morts leurs plus grands blessés et où beaucoup ont été sauvés. Ces hommes se souviennent car certains officiers, la figure crispée, et les larmes aux yeux, font tout le trajet dans l'enceinte de l'hôpital, plusieurs centaines de mètres, en saluant du sabre !

La Brabançonne... la Marseillaise... les fleurs qu'on jette par brassées de toutes nos fenêtres... les vivats... les visages graves qui passent sans voir, perdus dans leurs pensées... ou les quelques très jeunes figures qui rient en voyant tomber la pluie parfumée... qui attrapent au vol, se fleurissent et piquent les bouquets à leur baïonnette, tout cela passe...

Mademoiselle Muts... me dit me montrant l'un des chefs dont le salut du sabre est incroyablement émouvant: "celui-ci a été soigné ici et il venait, guéri, toujours voir ses compatriotes !" C'est X...

L'Amiral Ronarch est spécialement ovationné de même que l'aumônier qui a une croix d'évêque. (... ) Il y a un tel regret pour nous de voir s'en aller les français que nous en sommes crispées. Les héros de l'Yser s'en vont pour une destination inconnue. A l'extrémité de la route, ils défileront, en guise d'adieu, devant le Roi et la Reine !

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40. Les soldats anglais en costume d'adam sèment à la fois scandale et rires

18 juin. Un moment donné, un coup de sifflet. Oh ! oh !, de derrière une dune un régiment entier surgit au commandement et déferle vers la mer en une course irrésistible... paradisiaque... biblique... préhistorique: ils sont tous absolument nus. Hm ! je suis en uniforme, il faut rester digne et j'ai un de ces diables de fou rire qui me racle le gosier ! Les grappes humaines passent autour de moi en trombe ! Il y en a des centaines et partout. J'affecte la même sérénité que si tous étaient en col montant et en smoking. Loin derrière moi, une compagne, Ketty Schandeler, riait à se tordre de me voir évoluer. Les derniers civils qui restent ici sont extrêmement choqués, et, remise de mon hilarité, il faut calmer ceux que je rencontre au village ! S'ils ne comprennent pas que les costumes de bains ne sont pas dans les bagages des soldats, ils ont toujours le loisir d'aller se promener ailleurs qu'au bord de l'eau !

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41. Première transfusions sanguines

26 au 27 juin. Trente-six entrants dans la journée. Ce soir une ovation au gros Thiriar qui, un peu pâle, entre dans la salle à manger un bras passé dans son dolmen ! Il vient de donner du sang pour sauver un Anglais et les infirmières anglaises applaudissent ! Ces transfusions sont extrêmement intéressantes. On utilise plusieurs méthodes dont une paraît être la meilleure. On emploie dix ou douze seringues dont aucune ne sert deux fois. Le sang est pris directement et donné de l'un à l'autre. Il est passionnant, quand cela réussit, de constater que le pouls remonte et que la vie revient !

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42. Les Ecossais sont des douillets ?

Dimanche 8 juillet. Les Ecossais ont la spécialité de crier pendant les pansements; ils sont moins faciles à soigner que les nôtres ! Les amateurs de Whisky sont très récalcitrants à la narcose et tenant à sept un Ecossais dernièrement,il est encore parvenu à glisser de la table. Tout cela et "les flaques" qui deviennent habituelles dans nos salles d'opérations met les Anglaises à la torture tandis que nous sourions intérieurement !

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43. Le bourgmestre de Coxyde est fâché sur les Anglais

24 juillet. Les soldats vont traire les vaches du bourgmestre et celui-ci trouvant son lait volatilisé se rebiffe !

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44. Les transfusions de sang se font de plus en plus fréquemment

Encore des transfusions de sang ces temps-ci et encore un donneur: Edmond, le brancardier qui sert à la salle à manger, qui sauve un Anglais dont la cuisse est broyée et qui rentre exsangue. Arthur aussi... D'autres donneurs suivent. C'est magnifique et impressionnant de voir la pression sanguine, nulle au début, remonter lentement ! "Mon" Anglais est sauvé ! dit Edmond très fier. Curieux de constater que tous les donneurs emploient le possessif pour le malade qu'ils sauvent et s'inquiètent de lui après avec un sentiment voisin de l'amour maternel ! Ceci est neuf dans la psychologie masculine dirait-on ! Nous ? On ne veut pas de notre sang ! Plusieurs l'ont offert... dommage !

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45. Qui veut du mal à une infirmière ?

26 juillet. Fin de semaine démoralisante. La question décoration, jusqu'à présent ne s'est jamais posée pour nous. En partant nous n'y avons jamais songé. Cependant aujourd'hui la question s'est posée. La France vient d'envoyer des décorations françaises pour toutes celles qui, depuis le début, ont soigné ses hommes. Mais des médailles manquent... Miss Sandy Millar... et moi-même, voyons distribuer aux autres les croix de guerre française etc. qui font bien joli sur une robe de nurse ! (Appris après coup qu'on a gratté sur les registres ma date d'arrivée à l'Océan pour la remplacer par une autre ! Ceci mériterait une correction. Appelée de ce fait chez Depage qui n'a découvert la perfidie que beaucoup plus tard !)

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46. Encore un bain de mer très particulier

Dimanche 5 oût. Vers le soir, Mlle Fay et B.M. prennent leur bain de mer. A peine sont-elles à l'eau qu'un avion capote et s'abat à quelques mètres derrière elles.(... ) Heureusement... ou hélas... à quelques centaines de mètres de là, comme souvent, un régiment anglais s'ébrouait en costume de soleil. Voyant le danger couru par leurs compagnons (le pilote et l'observateur aérien) ils arrivent au pas de charge. Miss Fay... et B. Mutsars qui regardent vers l'avion et tournent le dos à la plage n'ont rien vu venir ! Tout à coup des cris les environnent... dix... vingt... cent de ces modernes adams sont autour d'elles, entrent dans l'eau, nagent, et vont cueillir l'aviateur dont l'aventure a valu cette invasion d'un genre spécial ! Ce que voyant, nos deux héroïnes qui n'osent pas sortir, la plage étant noire de rieurs, se résignent à faire la planche au milieu du paradis terrestre ! Le tableau est formidable de réalisme ! Tout ce qui tient debout est sorti de l'ambulance. Un Anglais qui a seulement un casque photographie à tour de bras !

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47. Les Anglais connaissent l'art de recevoir les dames ...

Vendredi 24 août. Les Anglais, toujours merveilleux et plein de cran, préparent des fêtes sportives, et demande à Matron d'envoyer quelques infirmières. Elle... condescend et leur expédie une belge, jeune mais d'un physique sévère et, une collection de vieilles anglaises aux profils mirobolants. Je ris sous cape de moi et des autres et nous partons en auto pour Gyvelde. Le capitaine qui nous conduit arrive à "semer" la douane; mais celles qui nous suivent restent une heure à attendre devant le poteau frontière. Nous arrivons: l'aspect de ces grandes tentes vertes, blanches, bises, feu, est extrêmement spécial. Les Anglais très amusants aiment de faire des pitreries et la mimique joue un grand rôle. Les danses écossaises en kilt et au son des cornemuses nous intéressent et sont très couleur locale ! (... ) Après les danses et le concert, il y a le thé; mais entre-temps, on nous mène au cabinet de toilette. (... ) Dans la tente "Ladies only", on trouve de tout ! Peigne, brosse, cold cream, glace, de quoi se laver les mains, et même des voiles de rechange ! Ici il y a une délicatesse. Nous passons à la merveilleuse tente blanche qui sert de salle à manger et où le thé est élégamment servi. Des drapeaux, des fleurs, des fruits, des cakes, des tartines aux tomates, des melons, des gâteaux... Il doit y avoir du whisky quelque part, car il y a de multiples "plumets" ailleurs que sur les coiffures... Quelques caricatures ambulantes aussi, entre autre un couple- soldat et femme. Cette dernière a emporté sur son dos la plaque qui retenait les chaises pour gradés: "For officers only" et les Anglais nous regardent du coin de l'oeil pour voir comment nous prendrons la plaisanterie !

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48. Bombardements de l'hôpital

Samedi midi 1 septembre. Journée tragique. On bombarde l'Océan. Le magasin est en miettes. La jeune fille qui aidait Mme K. de B. a dû être amputée. Deux brancardiers tués (Vital Vyckmans et Jean Debouck). Impression terriblement angoissante. Tout le monde est atterré: cette fois plusieurs d'entre nous !... ici même.. ! Plusieurs sont blessés aussi.

mercredi 5 septembre. Le soir, canonade intense. Au cinquième étage, nous achevons de nous préparer dans nos chambres pour descendre à la salle d'opérations quand des chocs bruyants nous signalent des bombes.(... ) Une grêle de vitres dans ma chambre et une pluie de carreaux qui dégouline avec un bruit extraordinaire de partout. (... ) Nous essayons de descendre mais nous n'avons pas fait trois marches qu'une détonation formidable fait craquer le grand bâtiment et secoue les cinq étages qui semblent sursauter. (... ) Nous descendons cette fois jusqu'en bas. Dans le grand vestibule très abrité, il ya beaucoup de monde. On amène un enfant blessé à la figure; puis Mme de la K. arrive avec son petit garçon, puis Alice Graeser, l'une de nous, qui a un gros éclat d'obus arrêté par la ferraille du busc de son corset ! La sentinelle anglaise qui gardait l'entrée de la salle des fêtes est tuée raide; le corps restant sur place, la tête est projetée à plusieurs mètres ! Miss Veitch "noire"(ndrl: les Miss Veitch sont deux soeurs jumelles différenciées par la couleur de leurs cheveux) et moi nous sentons des jambes de coton. Nous avons la garde ! Cela s'annonce cauchemardesque.(... ) Nous courons voir si on nous amène ou non du monde... Puis Papa Depage en robe de chambre, pantoufles et képi, examine Alice G. qui miraculeusement est indemne. Devant la salle E. Verhaeren, un entonnoir énorme de torpille sans doute... C'est un morceau qui a tué la sentinelle, a blessé un autre anglais, griffé toutes les façades environnantes et percé les pavillons de bois.

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49. Le cottage des infirmières

Dimanche 9 septembre. Goûter de gala à la "Cloche". La "Cloche" était un cottage spécialement arrangé pour les heures libres des infirmières qui y offrent des thés, y reçoivent des visites etc. On voit défiler là beaucoup de personnages en vue et même des ecclésiastiques. Tous jugent les infirmières du front d'après les femmes qu'ils fréquentent et aussi d'après leur mentalité à eux !

"Toutes s'achètent, me disait récemment un bellâtre, il suffit d'y mettre le prix ! Curieux, ai-je riposté... mon avis est différent ! Il y a des hommes que je ne toucherais même pas du bout de ma pince de peur de la salir ou même de l'infecter !"

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50. Le vin de l'Océan

Samedi 15 septembre. On bombarde à 10H. Descente à la cave, ce qui pour moi est une découverte, car c'est la première fois ! Il y a beaucoup de vin qui reste encore de l'hôtel d'avant guerre ! Nous inventorions les marques de champagne. Je lis tout haut: "Cliquot, G. H. Mumm, Edseik, Pommery-Grenot !

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51. Des infirmières qui ne plaisent pas à Depage

Début novembre.Calais envoie vingt infirmières de renfort... hélas ! Hélas !... choisies par Melis... elles ne plaisent pas à Depage ! Ils n'ont évidemment pas le même goût ! Arrivés dans les terribles boues de Vinckem où elles pataugent et établissent leur première impression, elles sont renvoyées ici, à La Panne, et le soir même, la plupart collées en service de nuit, ce qui est habituel. Le lendemain matin, n'ayant pas dormi, toutes les vingt passent la revue chez le Colo... mais le Colo est crin, et sa mauvaise humeur se traduit 18 fois sur vingt ! Deux seulement resteront (les plus robustes je suppose). Les 18 autres, assises sur leurs bagages, attendent l'auto qui les ramènera vers Mélis ! C'est leur seconde impression et elle doit être désagréable !

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52. Des infirmières américaines arrivent en renfort

Samedi premier décembre. Arrivée d'équipes américaines: bonnets de toutes les formes. Miss Linderman, Mistress Snowden, Miss d'anterroches Bonner, vrai garçon qui m'amuse beaucoup et paraît un excellent camarade... et Miss Craig... jolie... jolie... avec un tablier transparent froncé autour de la taille à la manière hollandaise... un vrai modèle de peintre... ce que je fais remarquer instantanément au docteur Lambricht qui dessine et semble avoir remarqué d'emblée tout ce que l'on peut tirer de ce modèle inattendu !

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53. Un grillon condamné à mort par le Dr Depage

Samedi 15 décembre. Court dialogue à la salle d'opérations. M. Depage entre. S'il est chirurgien consommé, sa prononciation française... est netement "Bruxelles, bas de la ville"; on ne peut pas tout avoir ! On opère... tout le monde se lave les mains. Dix minutes c'est long, aussi pendant qu'il brosse avec conviction, le professeur inspecte souvent la salle scrutant de son oeil en vrille. tout à coup s'adressant à Mlle Mutsars chef ici: "Aveî-vous chercheï le trou ?". L'infirmière en guise de réponse, arque ses sourcils et brosse toujours. M. Depage la regardant d'un oeil peu conciliant: "oui... le trou !" Mlle Muss... se décidant: "Quel trou ?" Le professeur d'un ton pointu: "le trou de la bête !" L'infirmière de plus en plus ahurie: "Quelle bête ?" Courroucé, le docteur la regarde avec insistance, comme il peut le faire quand il veut démonter son interlocuteur ! Ils sont devant l'un de l'autre, l'orage à l'horizon ! Ils brossent leurs mains frénétiquement... nous aussi, les paquets de mousse giclent sur leurs pieds et sur le pavement... Levant un doigt blanc de savon le professeur articule: "vous n'entendeï rien... il y a une bête qui crie là !" Nous avons un malencontreux rire qui se dessine. En effet, on entend crisser un grillon quelque part. Le professeur, brossant toujours et envoyant du savon partout fait, courbé, le tour de la salle. Arrivé près du radiateur, triomphant, il dit: "Là ! ah ! Vous n'aveï pas chercheï le trou et vous l'entendeï chanteï ! Verseï-lui 50 gr de chloroforme dans son trou et elle mourra !" Une infirmière se précipite, administre au grillon avec sérieux la dose plutôt massive. Le calme renaît. Les savonnages sont terminés, on passe ses gants. On opère. "Vous voyeï", di le professeur qui exulte et qui mijote sans doute pour l'académie de médecine quelque conférence sur la narcose des orthoptères ! Après cinq minutes coup de théâtre. Période d'excitation... le grillon hurle ! Ivresse chloroformique... délirium tremens. Le professeur est maté ! Vrai jupiter olympien, il s'absorba dans son travail de si grand coeur qu'il ne vit pas -peut-être- le fou rire général.

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54. Trois cent cinquante entrants en 24 heures

I8 mars. En 24 heures, l' Océan enregistre plus de 350 entrants. (... ) Mlle Desmedt, "la petite soeur de Bruges" entendant vers 5 heures du matin, que, pour pouvoir continuer nous devrions avoir une gorgée de quoi que ce soit, s'est offerte pour chercher ce qui manque. "J'irai entre deux obus" avait-elle annoncé... 'Il y a un intervalle... ce n'est grand dieu pas un tir de barrage". Elle sortit vers la rue; pas soixante secondes après un sifflement et un éclatement très proche nous mettaient l'angoisse dans l'âme ! Des pas... c'était elle ! Avec un plateau chargé ! "Et vous comprenez qu'entendant siffler l'obus si près je me suis arrêtée net... pour regarder où il allait et ne pas casser ma vaisselle ! Le voir éclater un peu plus loin m'a tout à fait rassurée !" Se doute-t-elle de ce qu'il y a de cran dans tout cela ! Vite, vite, nous faisons une tasse de thé.

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55. Bombardement catastrophique au bain militaire

Nuit du 27 au 28 mai 1918. De ma fenêtre, on voit de la fumée très près, vers le bain militaire... un mouvement aussi... on court... on crie... des taches énormes de sang qu'on distingue d'ici sur les tabliers blancs (... ) On apporte en courant des femmes, des jeunes filles. Ah ! cette danse satanique que j'entendrais encore si je vivais mille ans ! et ces agonies angoissées, et ces cris... et ces mains qui me tirent la robe... et la souffrance des pauvres, des petits, qui me torture plus qu'aucune autre ! Et il faut aller vite,comme si on ne sentait rien.(... ) On a déjà 25 ou 26 morts à la morgue.(... ) Des officiers assurent qu'au front, ils n'ont jamais rien vu de pareil; des paniers ont été remplis, disant-ils, avec des lambeaux de chair. L'obus tombé sur une des machines du bain militaire; tout a éclaté ensemble dans cet atelier rempli. Je ne sais quel a été le total des morts: près de 30 sûrement.

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56. La mort d'une infirmière récemment mariée, Madame Lié... (de Masmer)

Même soir 7h1/2. On dit que Madame Lié... (de Masmer) vient d'arriver ici brûlée vive ! Avant de reprendre mon service de nuit, couru voir Madame Lié... qui me reconnaît encore ! "C'est vous Looney ? J'entends votre voix, je vous attendais ! vous allez me gronder... " Pauvre créature si gentille... je n'en ai aucune envie ! Son mari semble très affaissé ! Mariés depuis peu sans congé, les voilà déjà séparés... "C'est une question d'heures" me dit le docteur Maloens. Aynat quelques moments libres le Ct L. vint les passer à La Panne avec sa jeune femme. Elle voulut faire du thé, mit du pétrole dans son feu et flamba comme une torche ! Nous faisions du service de nuit souvent ensemble.

Le 30 mai. Enterrement de Madame L... Quatre de nous tiennent les cordons du poêl... Une double rangée porte les fleurs en costume d'intérieur... Nous sommes si secouées déjà depuis plusieurs années que l'idée du grand repos final nous est devenue familière et presque enviable ! Dans ces dunes désolées, un pauvre homme souffre... elle a fini. Sa vie a été bien employée. Que faut-il de plus !

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A l' hôpital de Vinckem

57. "Bébé cadum" traumatisée par l'explosion du dépôt de munitions d'Elsentap

24 juillet. A la salle à manger nous nous installons. Une retardataire du pavillon de réception entre, s'abritant les yeux de la lumière trop vive. Une chaise reste vide devant moi. Elle s'y assied lourdement et je vois le joli visage de celle qu'on appelle "Bébé-cadum" si défait, les yeux rieurs si tristes qu'une question jaillit: "qu'il y a -t-il ?" "Rien", fait la petite, "je viens seulement de finir ceux de là-bas ! " et elle esquisse un geste dans la direction du dépôt qui continue à sauter. "Il y avait des sentinelles... on a pu les prendre... j'ai vu beaucoup de choses mais ces deux troncs qui ont été des hommes, ces lanières de chair... ces débris d'os, c'est trop... je n'en peux plus !" Une voisine de table leva la tête et demanda: "N'étaient-ils pas morts ? Etiez-vous forcée de les arranger ?" Indignée le "Bébé" répondit: "Je ne suis pas ici pour ne rien faire. Croyez-vous que je laisserais partir des soldats dans un état pareil ? Je les ai bien lavés, ils ont un beau pansement bien propre mais... " . La voix lui manqua. Au lieu de dîner, brusquement elle se leva, ouvrit la porte qui conduisait par le jardin aux pavillons et s'enfonça dans la nuit noire pour pleurer à son aise. Ces expériences sont lourdes pour ces enfants... 20 ans... (Mlle Wyckmans)

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58. Le département des gazés

16 septembre. Les ordres m'expédient chef, pour le jour, aux trépanés et médullaires. L'offensive est proche ! On annonce un terrible arrivage de gazés: plusieurs centaines. Madame Janson et Madame Paquet qui désservent ce département sont débordées... Trois pavillons se remplissent d'un coup. En une matinée, elles ensevelissent 26 soldats sans arrêter et chaque corps qu' l'on enlève est remplacé immédiatement par un mourant, parce que c'est la pavillon qui est armé pour la distribution d'oxygène. Ce sont presque tous des Français. Quand on entre dans cette salle on reste figé. Dressés sur leur lit, essoufflés, bleus, hagards, les points crispés, certains ne pouvant plus rester en place... d'autres affalés, ce sont les gazés de la guerre... Certains resteront aveugles ! Ypérite, Phosgène... etc. Ces derniers ont le bras ouvert et le sang coule: il faut en prendre 400 gr. Comme ils bougent, il y a du sang partout ! Le long du mur une canalisation amène à chaque gazé l'oxygène lavé dans une solution de permanganate. Une tubulure et une sonde attachées au nez du malade amènent au poumon le précieux gaz. Les poumons sont brûlés et ces soldats étouffent ! Que n'étouffe-t-on dans les pires supplices ceux qui veulent et préparent la guerre(... ).

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59. La jour de l'offensive libératrice

28 septembre et samedi matin 29. Les ambulances commencent à arriver à la file, l'une derrière l'autre. C'est un flot ininterrompu qui se déverse, déconcertant, abominable ! (... )
On nous a apporté 600 blessés en 10 heures soit un par minute ! Les premiers temps cela va. Vers l'après-midi plus moyen de suivre. Dr Depage est dans le vestibule où Bébé Cadum presque aphone, crie ses indications: radiographies,etc. La radiographie marche jour et nuit; le tableau est indescriptible: toutes les salles d'opérations marchent ensemble, du sang partout... parfois trois malades dans deux lits. Des civières par terre et des morts pêle-mêle avec le reste ... Depage saute en auto et part pour La Panne. Ici les gémissements en sourdine, le canon en basse-taille... Il ne peut être question d'aller se coucher. Les renforts ne sont pas arrivés. Les opérations se succèdent à un rythme affolant; toutes les salles se remplissent. Bientôt le service des abdominaux très lourd est plein... les trépanés pleins... les fractures, les yeux... pleins; le service des parties molles, les gazés, "la volière" où seule Kate d'Anterroche B évolue avec 200 hommes, et tous les autres pavillons se remplissent la nuit suivante ! Nous courons depuis hier matin... mes ciseaux ne coupent plus, usés de fendre les pansements. La réception qui absorbe et dégorge sans cesse, a ses lits à refaire constamment. Quand un grand cas semble très urgent, nous le portons nous-mêmes ! Un grand thorax très mal que je transportais dans mes bras m'a envoyé une coulée de sang du coup jusqu'aux pieds: il a une tête d'obus dans les poumons. Le train d'évacuation arrive dans l'ambulance. On charge. Coûte que coûte il faut de la place... il repart chargé d'opérés ! Nous entendons dire qu'il y a une avance de 8 à 10 Km et 3.000 prisonniers. Matron, infirmière de 1er rang qui ne peut supporter la vue de ce débordement a passé ses pouvoirs et ses manchettes à Mlle S. qui se promènera à sa place ! Elle se met à aider furieusement. Elle travaille à côté de moi, se blesse... saigne, saisit une seringue chargée d'un antiseptique, injecte dans son doigt à plusieurs reprises de quoi le faire rester tranquille, puis continue ! Quelle capacité de travail a cette femme ! C'est extraordinaire ! Quelques amateurs viennent pour aider... Expériences quelquefois excellentes... souvent vides ! On ne s'improvise pas infirmière dans des cas comme celui-ci ! Elles vont toujours vers celui qui crie alors que, exténué, celui qui se tait devrait avoir la priorité ! Le travail acharné continue ! Le 2ème matin nous trouve à notre poste, la 22ème heure nous apporte notre millième entrant et nous sommes toujours une poignée ! La Panne recevra six heures, puis six heures Vinckem. Ce triage de l'entrée où on déshabille, où on décolle les bandages durcis et le sang coagulé, est très dur. Des bottes d'Allemands doivent se couper au rasoir ! Les abdominaux... Les thorax passent le plus vite possible ! Dans la salle où Mlle Van Hag... est de service, le Dr Lam. a fait 60 interventions en une nuit. Pauvres, pauvres, pauvres gens ! (... ) Nous assistons à des scènes terribles... presque pas de personnel... presque pas de brancardiers... (... ) Dans mon service, il y a un ouvrage terrible ! A présent une trentaine de trépanés des dernières heures, 8 médullaires- 85 cas ! Nous sommes deux infirmières et un brancardier ! (... ) Cette salle de trépanés est spéciale; il faut y faire le moins de bruit possible... pas trop de lumière non plus ! Dans la pénombre, les 16 yeux des moelles dressées sur leur lit nous suivent constamment de ce regard spécial profond et concentré qui est une caractéristique. Aucune de leurs fonctions ne se fait naturellement et il y a beau temps que -pour nous- il n'existe plus de "besognes interdites"' prévue aux règlements anglais.

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60. Martha Callewaert, héroïne de 16 ans !

Une fillette de 16 ans, Martha Callewart, fille d'un cabaretier des environs m'arriva. Elle vint vers moi;, me regarda d'un joli regard clair et bon et me demanda: "je veux vous aider, que puis-je faire ? Ils sont 85. Quand vous aurez fini de laver le 170° pied, vous viendrez me le dire... et les ongles... Les 850 ongles... puis il y aura les 850 ongles des mains... c'était l'épreuve ! Elle ne sourcilla pas. Souvent je jetai vers elle, les heures qui suivirent, un rapide coup d'oeil ! Déjà elle allait plus vite. Au bout d'un temps assez long, elle eut fini; elle me resta ! Je pouvais m'y fier. Pleine de tant de bonne volonté, si gentille, si neuve, si dévouée ! (Malgré mes démarches, je ne parvins pas à faire donner en souvenir à cette enfant le moindre bout de ruban ! Même pas "la Commémorative" !

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61. L'histoire émouvante d'un mariage "en blanc"

Il était une fois une petite bonne femme très jeune qui, rentrée de pension se fiança aussitôt. La guerre fut déclarée; son fiancé partit au front. elle demanda à son père de l'accompagner; elle irait aux ambulances ! Le père connaissait la fille. La regardant dans les yeux, il la fit jurer de "rentrer comme elle était partie", le mariage ne devant avoir lieu qu'à son retour. Elle jura. Vint une offensive. Les hommes tombaient comme des mouches. M. X. la supplia de prendre son nom. ils se marièrent. de temps en temps il venait la voir. C' était un moment de véritable adoration muette. Il la regardait comme une icône et puis il repartait. J' en avais été souvent frappée. Dans le courant d'une conversation, je fis un impair. "Quand vous aurez des enfants", lui dis-je... elle pâlit brusquement, puis me fit une réponse qui devait enlever mes doutes. Elle portait son nom oui... mais elle avait juré ! Elle n'était pas sa femme ! Son secret lui avait échappé ! Je courus vers elle, lui demandant pardon ! Nous nous embrassâmes et n'en parlâmes plus. Je lui garde un souvenir spécial: elle avait une âme admirable !

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62. La conclusion d'une guerre ?

La foi dans la vie est perdue, et nos illusions enterrées à tout jamais. Si nous avons fait du bien, nous avons aussi appris à connaître la méchanceté des hommes ! La vie par trop intense que nous avons menée, la guerre étant en réalité l'exaspération de tous les sentiments, nous réserve comme revers de médaille, presque sûrement l'ennui... - cet inexorable ennui - comme dit Bossuet. Nos forces vives sont coupées. Beaucoup de ceux que nous avons aimés sont couchés là-bas dans la terre de Flandre, et d'avoir touché par trop de souffrances, il reste sûrement en nous une disproportion ! Il reste aussi ce mépris absolu des préjugés qui aura pour conséquence de nous déclasser en quelque sorte... et cet esprit égalitaire qui nous fait estimer à présent un être pour sa seule valeur personnelle, sans égards pour sa situation ni son nom ! Notre nouvelle conception de la vie va nous faire payer par la solitude d'âme notre passage dans la fournaise parce que beaucoup ne nous comprendront plus !

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© P.Loodts Medecins de la grande guerre. 2000-2020. Tout droit réservé. ©