Médecins de la Grande Guerre

Un village belge sur la Tamise.

point  Accueil   -   point  Intro   -   point  Conférences   -   point  Articles

point  Photos   -   point  M'écrire   -   point  Livre d'Or   -   point  Liens   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques


Un village belge sur la Tamise.

point  [article]
Monsieur Charles Pelabon.

Plan du village belge Elisabethville

Les travailleurs belges de Richmond devant l’usine Pelabon.(Musée royal de l’Armée, Bruxelles)

Un centre industriel belge en Angleterre. (Par Monsieur Charles Pelabon)

Rue Belge à Richmond. (Musée royal de l’Armée, Bruxelles)

Alexandra Palace transformé en dortoir pour les réfugiés belges en octobre 1914. (Photo Alfieri. Archives Générales du Royaume, Bruxelles)

Femmes travaillant dans les munitions. (Musée royal de l’Armée, Bruxelles)

Rue commerçante belge à Richmond. (Musée royal de l’Armée, Bruxelles)

Monsieur Pelabon pilote ses invités à travers l’usine.

Ecole belge à Seaton, Devon. 22 septembre1915. (Archives Diocésaires, Mechelen)

Les musiciens de la Garde Républicaine aux usines de Monsieur Pelabon.

La musique des Grenadiers aux usines de Monsieur Pelabon. Au 1er plan, le cpt Lecail et à sa gauche Monsieur J. Hamelecourt, ingénieur en chef.

Rangement des obus à l’usine de Birtley, 1918 (Imperial War museum, London)

Mécanisation des shrapnels anglais de 125 aux usines de Monsieur Pelabon.

Une rue d’Elisabethville. (Imperial War museum, London)

Intérieur d’une maison d’Elisabethville. (Imperial War museum, London)

Retour au pays après quatre ans d’exil. (Musée royal de l’Armée, Bruxelles)

Monument élevé au cimetière du Havre à la mémoire des victimes de l’explosion du 11 décembre 1915. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Chargement des bombes. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Mortier lance grenades DELATTRE,du nom de l'ingénieur d'artillerie belge Siméon Delattre. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Laboratoire de contrôle et de recherches. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Un magasin à projectiles. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Mise en culture des terrains disponibles. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Forage et profilage des canons de fusil. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Alésage et polissage des canons de fusil. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Montage des hausses et des manchons. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Montage en banc. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Mécanisation des petites pièces. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Montage des baïonnettes. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Arrivée et départ de matériel. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Matériel en réparation. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Atelier des bouches à feu. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Atelier des affûts. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Atelier de réparation des cuisines roulantes. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Parc de montage des voitures. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Camion atelier en service au front. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Monsieur Pelabon, fondateur d’un village Belge… sur la Tamise

 

 

En guise d’introduction

 

Sonnet on the Belgian Expatriation

(sonnet sur l’expatriation belge)

 

I dreamt that people from the Land of Chimes

Arrived one autumn morning with their bells,

To hoist them on the towers and citadels

Of my own country, that the musical rhymes

Rung by them into space at measured times

Amid the market’s daily stir and stress,

And the night’s empty starlit silentness,

Might solace souls of this kindred climes.

Then I awoke : and lo, before me stood

The visioned ones, but pale and full of fear ;

From Bruges they came, and Antwerp, and Ostend,

No carillons in their train. Vicissitude

Had left these tinkling to the invaders’ear,

And ravaged street, and smouldering gable-end

 

Thomas Hardy

 

Cet article est dédié à John Beauval.

 

 

Monsieur Pelabon crée un village belge sur la Tamise

 


Monsieur Charles Pelabon.

 

Dans les premiers mois de la guerre, des milliers de belges  réfugiés ou  soldats blessés trouvèrent un asile chaleureux en Angleterre.  Parmi ceux-ci beaucoup essayèrent de se rendre utiles à la cause des Alliés comme un certain Charles Pelabon,  ingénieur des Mines, qui au moment de la déclaration de guerre dirigeait comme administrateur - délégué, la Société Franco-belge de Construction d’Outillage à Air Comprimé située à Ruysbroeck-lez-Bruxelles. A la déclaration de la guerre, Monsieur Pelabon et ses ouvriers s’étaient  mis à la disposition du Gouvernement belge et avaient  trouvé un premier asile derrière la ceinture de forts d’Anvers à Merksem dans l’usine de la Société Nationale des Tubes sans Soudures. Monsieur Pelabon et son  personnel ne cessèrent le travail que le 7 octobre 14 pour rejoindre au plus vite l’Angleterre et cela la veille de l’entrée des Allemands à Anvers. Charles Pelabon trouva rapidement à Teddington sur la Tamise un simple hangar vide et trois semaines après avoir traversé le Channel, l’usine démarrait et produisait ses premiers obus de 75.  Très vite, il fallut agrandir l’usine et on se mit à rechercher un établissement de plus vaste dimension et le choix de Pelabon se porta  sur un « rinking » inachevé à Richmond, toujours sur les bords de la Tamise. Des travaux d’aménagements furent rapidement effectués .Dès la fin de décembre 1914, on y installait les premières machines et en février 1915, lorsque M .de Broqueville, Ministre de la Guerre visita la nouvelle usine, une division y était déjà en pleine production. En mai 1915, on put faire une première livraison de 10.000 obus et bientôt au premier hall, on ajouta un second puis un troisième, quatrième et cinquième et rapidement l’usine belge prit la forme d’un véritable arsenal. Les riverains de la Tamise suivirent évidemment avec attention la construction de cette usine non sans quelques  appréhensions et il y eut quelques murmures : quoi, une usine à Richmond, ville de saison, de plaisir, presqu’une ville d’eaux ! Profanation !

Les craintes s’estompèrent rapidement   car le fondateur de l’usine  prouva qu’une fabrique n’était pas nécessairement un assemblage de murs noirs avec de vilaines cheminées crachant une fumée malodorante. L’usine fut en effet conçue pour être la plus propre possible (on dirait aujourd’hui écologique) et par des dispositifs très ingénieux Monsieur Pelabon « ravalait » ses propres fumées. L’aspect extérieur des bâtiments était de surcroît élégant : les bâtiments ne manquaient pas de style et vus du fleuve, ils n’avaient, avec des tons vifs de leurs briques rouges et blanches, rien de maussade. A l’intérieur des établissements,  régnait une grande propreté et nulle part, on ne percevait odeurs désagréables. En bref, Monsieur Pelabon avait conçu un établissement véritablement moderne dans lequel les commissions d’hygiène les plus difficiles n’auraient  trouvé rien à redire !  Le problème de la main d’œuvre ne se posait pas car  Monsieur Pelabon employait les réfugiés belges qui avaient pu rejoindre l’Angleterre. Restait évidemment à les loger mais par un heureux hasard, Richmond et Twickenham comptaient de nombreuses maisons vides à louer. Il y avait une explication à ce phénomène : la bourgeoisie anglaise  qui représentait la majorité de la population de ces deux villes, profitant de l’aubaine des premières automobiles, commençait à cette époque  à déserter de plus en plus  la banlieue londonienne pour s’installer  en pleine campagne. Aussi, on eût dit que ces deux villes s’étaient exprès mises en état d’accueillir les six mille belges qui allaient dépendre de Monsieur Pelabon. D’après un relevé officiel, il y avait au début de la guerre à Richmond seul, 572 maisons à louer. Fin de décembre 1915, ce nombre se trouvait réduit à 182.  Cette grande profusion de logements disponibles fit que l’on trouva rapidement à Richmond et à Twickenham des rues entières qui ne sont habitées que par des Belges, où l’on n’entend parler que le français, le wallon ou le flamand. Vivant sans être à charge de personne dans  des villas à l’aspect riant, la population belge de Richmond se trouva  très favorisée ! Le personnel ouvrier spécialisé ne dépassait pas 15% de la main-d’œuvre totale  et tout le reste du personnel était composé de réfugiés de toutes les classes sociales et parmi eux beaucoup aussi appartenaient avant la guerre aux professions dites libérales.  Une des particularités de l’usine était  donc d’employer des travailleurs issus de toutes les classes sociales. Une autre fut  d’employer  les femmes à grande échelle. Pour la plupart des femmes belges c’était la première fois qu’elles mettaient les pieds dans une usine et les « munitionettes » belges au nombre considérable ( 700 !) entraînèrent l’admiration de tous.  Quant aux ouvriers spécialisés, on en manqua toujours mais grâce au concours d’agents habiles et courageux on arriva à amener en Angleterre un certain nombre de métallurgistes wallons du pays de Liège qui avaient  accepter de traverser la frontière électrifiée entre la Belgique et la Hollande au péril de leurs vies.

Le personnel de l’usine fut particulièrement honoré par la venue dans leurs installations de la musique de la Garde Républicaine en octobre 1916 et en novembre par celle des Grenadiers Belges qui toutes les deux se firent vivement applaudir par les ouvriers mais aussi par la population de Richmond ! Ces deux visites donnèrent lieu à de touchantes manifestations patriotiques : l’armée du travail pouvant fraterniser avec l’armée de l’Yser !


Les travailleurs belges de Richmond devant l’usine Pelabon.(Musée royal de l’Armée, Bruxelles)

Les Belges de Richmond étaient parfois bruyants et beaucoup moins discrets que les Anglais car ils aimaient s’attrouper sur les trottoirs, discuter à haute voix  en gesticulant et parfois  en criant. En outre, ils n’avaient qu’un respect mitigé du repos dominical et aux yeux des Anglais ils possédaient  la vilaine habitude de chiquer ou plus vilaine, encore de cracher ailleurs que dans leurs mouchoirs. Les femmes se permettaient de sortir « en cheveux » chose que les Anglaises considéraient comme infiniment « shocking ». Les Belges eux, se contentaient  de trouver comique l’habitude des Anglaises de ne jamais se montrer au delà du seuil de leur porte, et quel que soit d’ailleurs le travail auquel elles se livraient, sans avoir un chapeau sur la tête.

L’invasion pacifique mais bruyante des  belges  eut des retombées économiques intéressantes pour les commerces anglais. Peut-être ceux-ci ont-ils vus avec moins de plaisir l’éclosion et la multiplication de boutiques belges.  Epiciers, bouchers et charcutiers belges s’installèrent  un peu partout et permirent aux réfugiés de revivre comme avant. Le « rollmops » national et le « kip-kap » bruxellois, la tête pressée, la tête de veau en tortue, le pâté de foie et le filet d’Anvers s’étalaient  appétissantes à de nombreuses vitrines. Le bon jambon d’Ardenne était malheureusement absent, par contre le saucisson d’Ardenne s’affichait partout  grâce à son importation …d’Amérique. Une boucherie chevaline était aussi  venue scandaliser  les Anglais qui n’admettaient pas  le cheval au nombre des bêtes de boucherie…Les pâtisseries belges par contre attirèrent rapidement une nombreuse clientèle anglaise malgré  les restrictions en  sucre, farine et œufs  qui  limitèrent leur succès ! En tout cas, les « doreïes » et les pâtés tentaient  le passant un peu partout et nos pâtissiers belges imitaient avec perfection les « maids of honour », spécialité pâtissière de Richmond depuis trois siècles  qui attiraient le tout Londres en belle saison à Richmond. Même deux  restaurants « frites-moules » furent ouverts et nombre d’Anglais vinrent y goûter notre plat national malgré la peur bien établie chez eux que les petits filaments bruns ou noirs qui constituent un des organes de la moule pouvaient être  de redoutables poisons !  Enfin, les Belges ouvrirent aussi des magasins de tabac dans lesquels on pouvait trouver les cigares « Albert » ou « Vieil Anvers », les « Cigarettes Nationales », les « Liégeoises » etc..

Les Belges  rebaptisèrent  à leur usage le nom des rues et des marchands. L’épicier s’appelle « Chez Delhaize », il y a la « rue de la Poule » et le bar du coin n’est plus un bar, c’est le café du gros Joseph. Le frites-moules est à l’enseigne du « Maillet », chère aux Liégeois.

Les Belges entreprirent donc de refaire une petite Belgique là où ils se trouvaient sans trop se soucier de l’opinion des autochtones dont certains les trouvent étranges parce qu’ils ne respectent pas le « tea-time » sacré, qu’ils se promènent le dimanche au lieu de se reposer, qu’ils font fi de toute « respectability », qu’ils sont peu « gentlemanly », qu’ils sont souvent « noisy », voir « troublesome »…

Justin Wallon[1], d’où provient l’essentiel de mes renseignements sur Charles Pelabon et son entreprise, a bien résumé  la perplexité des Anglais  devant certaines scènes de la vie des Belges: « Je me souviens de l’étonnement des flâneurs de Richmond lorsqu’ils voyaient , au printemps dernier, passe dans les rues les premières communiantes belges, si bizarrement engoncées dans leurs robes blanches, si drôlement coiffées de couronnes de fleurs d’oranger et accompagnées de leurs familles endimanchées. Ce rappel, imprévu sur les bords de la Tamise, d’une des plus jolies et plus naïves coutumes de notre pays, a certainement ému le cœur de tous les Belges. Il n’a pas moins frappé les anglais, qui s’efforçaient de pénétrer la signification d’un spectacle qui nous rappelle tant de souvenirs. Ils s’informaient, ne comprenaient guère ce qu’on essayait de leur expliquer et s’en allaient, sans doute en se disant qu’il y a tout de même quelque chose de vrai dans l’idée qu’ils avaient des Belges avant de les avoir vus, peut-être d’un peu trop près ».

Les espions allemands en Angleterre furent aussi impressionnés par les réfugiés belges. Louis Piérard en 1917 écrit avoir trouvé dans un journal allemand le « Lokal Anzeiger » cette surprenante conclusion d’un article consacré aux Belges en Angleterre :

 

Et voici les conclusions du « Lokal Anzeiger » :

« Un subtile observateur a résumé les observations des Anglais contre les Belges dans les phrases concises suivante :

Ils ont des manières impossibles.

Ils mangent avec le couteau et se nettoient les dents à table.

Ils ne se gênent pas en société de ladies et même à table, pour se nettoyer les cheveux et la barbe avec des brosses et des peignes de poche.

Ils ne sont pas à rassasier et grommellent contre la cuisine anglaise.

Ils ont la coutume d’acheter chez le marchand du saucisson et du fromage et de les déguster dans le papier au moyen de leur couteau de poche, opération pour laquelle chaque endroit leur convient, le salon de leur boarding-house ou un compartiment de chemin de fer.

Ils abandonnent les habitations qu’ils ont habitées gratuitement dans un état épouvantable, lorsqu’ils déménagent. Souvent des objets manquent.

Leurs femmes qui possèdent souvent des toilettes coûteuses, et des bijoux précieux, ont coutume de les échanger contre des vêtements pauvres pour mendier de l’argent aux comités de secours anglais.

En rue ils suivent les dames anglaises de façon impudente.

Ils portent des bottines jaunes avec leur morning-coat.

Dans la conversation ils sont trop bruyants et s’aident des mains et des pieds.

Ils sont ingrats.

Un médecin londonien a très bien connu et résumé d’une façon encore plus concise son opinion sur les Belges, et probablement a exprimé par là le sentiment de la majorité des Anglais : «  Seulement parce qu’ils nous ont mis les Belges sur le dos, les Allemands méritent d’être vaincus ».

 

Cette petite anecdote n’a de propos que de vous amuser et de vous faire replonger dans l’esprit d’une époque, mais finalement, connaissant le caractère belge, il n’est pas impossible que de temps en temps les Belges aient pu être à la longue  « encombrants » pour certains ! Profitons de l’occasion ici pour remercier encore une fois l’Angleterre de nous avoir hébergés en si grand nombre pendant de si longs mois et cela, sans aucune hésitation… Quelques chiffres nous rappellent  la réalité de l’hospitalité anglaise : entre le 20 septembre et le 24 octobre 1914, 35.OOO réfugiés belges débarquèrent à Folkestone. Le flux des réfugiés continua, par après, à être alimenté par les Belges qui avaient trouvé un premier refuge en Hollande. En 1915, on comptait autour de  210.000 réfugiés Belges en Angleterre ! Après cette date, un certain nombre de réfugiés rejoignirent la France et leur nombre se stabilisa  autour des 150.000  et cela jusqu’à la fin de la guerre.

Voici à ce propos, deux  témoignages   émouvants  qui concernent  l’arrivée des soldats blessés et des réfugiés en octobre 14. La première est le témoignage de la nurse Bellamy du détachement dit « Voluntary Aid »[2]

 

14 octobre

Mon favori parmi les blessés belges fait très peu de progrès. Il ne semble pas y mettre de la bonne volonté. Je ne crois pas qu’il désir se guérir. Il est tellement persuadé qu’il ne reverra plus sa femme et ses petits enfants. Il refuse d’être consolé. Je voudrais tant pouvoir comprendre tout ce qu’il dit, mais il est Wallon et ne sait que très peu le français.

15 octobre

Aujourd’hui nous avons mis son lit près de la fenêtre pour qu’il puisse regarder les enfants sortir de l’école. Ils grimpent par la grille pour l’entrevoir un instant, et leur sourit, mais si tristement ! Ce spectacle me fend le cœur.

16 octobre

Cela a mieux marché aujourd’hui avec mon pauvre Wallon blessé. Je sais maintenant que sa femme et ses 5 enfants étaient à Liège ; - c’est pourquoi il est tellement persuadé qu’il ne les reverra plus. Quand j’essaie de le consoler, il me regarde avec une expression de désespoir complet, et de ses mains faibles et amaigries il fait des gestes pour indiquer les horreurs qu’il a vues - les femmes assassinées, les enfants mutilés : « j’ai vu, madame ! » dit-il, « j’ai vu ! »

17 octobre

Grande surexcitation à Ladrock aujourd’hui. Cinq cents réfugiés belges sont arrivés de bonne heure ce matin et nous autres du V. A. D.  espèrent qu’il y aura parmi eux quelques gens qui savent un peu d’anglais ou de flamand ou de wallon de façon à pouvoir servir d’interprètes entre nous et nos blessés.

18 octobre

 Mon pauvre wallon blessé a passé la matinée à regarder les enfants à travers les fenêtres, et je les ai regardés quelques temps avec lui.

Une chère petiote a couru lui offrir quelques fleurs qu’elle tenait serrée dans sa petite main si sale, et elle les a tendues au bout de son bras malade qu’elle pouvait apercevoir à travers la fenêtre. La vue des fleurs et de l’enfant a semblé le ragaillardir. Il a souri et j’ai ouvert la fenêtre pour prendre les fleurs à la petite fille. L’air d’automne était doux et embaumé, et lorsque j’eus ouvert la fenêtre, je me suis tenue de côté pour permettre à mon blessé de voir la rue tout à son aise et d’avoir un souffle d’air frais. Je le regardais promener ses regards douloureux et désespérés sur la rue, lorsque tout à coup il changea d’expression. Avant que j’aie pu l’en empêcher, il s’était à demi levé de son lit, en étendant les bras ; il avait poussé un grand cri et était retombé inerte sur son oreiller. La sœur courut à mon secours et je la laissai le soigner un moment, pendant que, poussé par une impulsion étrange,- je me penchais par la fenêtre pour regarder dans la rue. Une petite foule triste d’hommes et de femmes, et d’enfants erraient à l’aventure sur le trottoir, ouvrant de grands yeux étonnés sur cette petite rue de province, type des rues d’une ville anglaise provinciale. Une femme plus jeune, et à l’air plus misérable que les autres, avait quatre  petits enfants cramponnés à ses jupes, et dans ses bras elle portait un petit bébé enveloppé d’un châle déguenillé.  Ce fut chez moi instinct, intuition, inspiration, - tout ce qu’il vous plaira de l’appeler ; toujours est-il que je perdis toute notion d’ordre et de règlement, je quittai mon poste, m’élançai dans la rue et, au grand étonnement et ébahissement de la pauvre femme, je la saisis par la main et la forçai à me suivre dans l’hôpital V.A.D., et je la   fis descendre dans notre sous-sol.  Personne ne dit un mot, car, en ce moment, la même intuition ou inspiration était venue à nous tous : du moins à tous ceux qui regardaient alors le pauvre soldat wallon. La femme poussa un grand cri et courut vers lui ; les enfants le suivirent à qui mieux mieux. Mon favori parmi les blessés belges vient de quitter l’hôpital pour aller dans une infirmerie, dans le voisinage. Sa femme et ses enfants resteront à Ladrock pendant ce temps. Il s’est remis si promptement, et elle est une si brave femme ! Les enfants sont des amours, et il en est si fier.  

 

Le deuxième témoignage assez cocasse est  raconté par Louis Piérard[3]:

 

 Octobre 14 : des jours durant, des trains débarquent à Victoria, à Charing Cross, des milliers de réfugiés, flamants pour la plupart, qui ont fui l’invasion, les villes et les villages en Flammes, les sévices et les avanies. Les voici sur le pavé de Londres, désemparés, hagards, avec des airs de bêtes traquées. Mais la bonté anglaise fait des merveilles et se dépense sas compter, avec un élan que ne vient pas toujours corriger une observation suffisante de la psychologie et de la condition sociale des secourus. On offre des châteaux en Ecosse, de somptueux cottages à de braves poissonnières .Des gens de la campagne, des petits rentiers amoureux de leurs aises, vont devoir se mettre en smoking tous les soirs.

Qui n’a pas son réfugié ? A la sortie des gares, les Anglais, nobles lords ou bourgeois qui ont l’air de sortir d’un roman de Dickens, attendent et emmènent chez eux de force, pour les installer, des familles qu’ils choisissent dans le flot des réfugiés . Un clergyman expansif prend par le bras un homme timide, en casquette, que suit une femme en cheveux, jeune encore : « Come along Madam ? » .Ils résistent un peu, mais le clergyman les entraîne et les poussent dans un taxi où il pénètre à leur suite, le visage épanoui de bonheur.

L’homme et la femme, un peu gênés, souriant à leur protecteur, échangent quelques mots en flamand, la seule langue qu’ils connaissent. Le pasteur se fait entendre d’eux par une mimique éloquente. Les voici à Saint John’sWood. La maison est charmante, tapissée de vigne vierge. Le clergyman mène les deux réfugiés à la chambre qui leur est réservée, vaste, claire, aux lits, aux fauteuils moelleux. Mais ils s’arrêtent sur le seuil et refusent d’entrer. Le maître de la maison croit qu’ils résistent par politesse, ou timidité, parce qu’ils trouvent la maison trop belle pour eux. Il les pousse à l’intérieur avec des mots pleins de cordialité. C’est en vain qu’il essaie de comprendre la femme qui, maintenant, parle avec vivacité. Après le dîner, quand le clergyman ramène les deux belges, à leur porte, même scène. Madame l’étourdit à nouveau de paroles, cependant que Monsieur rit discrètement. Que diable peut-elle bine réclamer ? De guerre lasse, le clergyman navré ferme la porte sur ses deux hôtes, après leur avoir souhaité une bonne nuit. Il se propose d’aller à la recherche d’un interprète. Le lendemain, à la table du breakfast, le bon pasteur, ravi, trouve ses deux Belges souriants et calmés. Voici venir l’interprète, un autre Flamand logé dans le voisinage. Il interroge ses compatriotes à la demande du clergyman :

- Are they all right ? Ont-ils besoin de quelque chose ?

Non, vraiment ? Mais que voulaient-ils hier soir et pourquoi donc Madame parlait-elle avec vivacité ?

La jeune femme répond, d’abord un peu gênée, puis souriante. L’homme détourne la tête. Un rire fou s’empara de l’interprète.

- Well ? Interroge le clergyman intrigué.

- Oh ! Tout est bien, dit l’interprète. Maintenant ils sont très contents. Mais voilà : hier, quand vous les avez pris à Charing Cross, ils n’étaient pas ensemble, ils ne s’étaient même jamais adressé la parole…Ces gens ne se connaissaient pas !

Mais revenons encore une fois  à notre colonie de Richmond. La Petite Belgique sur les bords de la Tamise se manifestait aussi par une vie sociale intense. On comptait une petite dizaine de sociétés dont la principale était le club philanthropique des usines Pelabon au sein de laquelle les Belges cotisaient pour venir en aide au ravitaillement de la Belgique occupée, à l’aide de nos prisonniers en Allemagne, à l’entretien des soldats en congé etc.. Deux autres sociétés importantes furent la chorale qui réunissait 80 membres et la philharmonie qui se firent entendre à plusieurs reprises à Londres et à Richmond et notamment à une fête organisée au London Hippodrome au bénéfice de la Noël du soldat belge. Impossible aussi de ne pas citer, outre de nombreuses sociétés de sport, les sociétés dramatiques wallonne et flamande !  Trois écoles soutenues par le bon Monsieur Pelabon s’occupèrent de l’éducation de 650 enfants. Enfin la jeunesse disposait d’une troupe scoute qui animait fréquemment  la ville lorsqu’elle jouait ou  défilait sur   le « common » de Richmond,  en   arborant fièrement nos couleurs nationales.

 Se souvient-on aujourd’hui à Richmond des Belges qui y vécurent pendant la Grande Guerre…Rien n’est moins sûr ! Mais tout bien réfléchi, il doit bien encore avoir une ou l’autre famille de Richmond dont l’ascendance comprend un  Belge de  l’entreprise  Pelabon …

 

Elisabethville à Birtley

 


Une rue d’Elisabethville. (Imperial War museum, London)

La colonie belge  de Richmond ne fut pas un cas unique en Angleterre. Deux autres entreprises occupèrent de nombreux belges à savoir à Letchworth « Kryn and Lahy »  et la « Nationale Projectile Factory » créée en 1916 à Birtley. Cette dernière usine occupait essentiellement des soldats belges rendus inaptes. Mais comme de nombreux inaptes furent rejoints par leurs familles, un village entier fut créé de toute pièce près de l’usine. Cette agglomération de bois  compta jusqu’à 7000 habitants et fut appelée « Elisabethville ».  Voici comment  Willy Breton[4] décrivit ce village belge :

Dès l’origine, le programme imposé à l’usine comportait une production hebdomadaire voisine de 15.000 obus, d’un calibre variant entre 5 et 8 pouces, ce qui correspond à peu près aux dimensions de 13 à 21 cm. Rapidement atteinte, cette production n’a pas tardé à être très largement dépassée. C’est à dire, qu’ici encore, le personnel d’ingénieurs et d’ouvriers belges a su se monter pleinement à hauteur de la tâche qui lui a été confiée. Une véritable colonie ouvrière belge s’est ainsi fondée en Angleterre, pour le plus grand profit de nos alliés, prompts à apprécier, d’ailleurs, les services que leur rendent nos travailleurs habiles. Un village, qui porte le nom évocateur d’Elisabethville et semble être une parcelle de notre patrie, a été créé dans le voisinage immédiat de l’usine. Ses rues, ses places, ses avenues portent des noms empruntés à notre épopée militaire, à nos villes et villages martyrisés par l’envahisseur, aux grandes figures de cette guerre, aux vaillantes nations unies pour la défense du droit et de l’honneur contre la force et la félonie. Il comprend 500 habitations pour les ouvriers mariés, chaque ménage disposant de son « home » qu’il entretient et embellit à sa guise ; de vastes baraquements pour célibataires ; deux immenses réfectoires ou « dining halls » pouvant contenir chacun 2.000 convives ; des écoles où les enfants de nos travailleurs reçoivent une instruction conforme aux programmes d’enseignement en vigueur en Belgique ; une église catholique ; un vaste marché à l’usage de nos ménagères ; un poste de gendarmerie belge, enfin, chargé d’assurer la police et le maintien de l’ordre dans cette cité plus importante que bien des agglomérations rurales de nos provinces. Toutes les installations sont non seulement confortablement aménagées, mais avenantes et coquettes, avec cet aspect de la propreté qui caractérise notre peuple, même le plus humble. Quand nous aurons dit que le village est éclairé à l’électricité, qu’une canalisation d’eau chaude assure le chauffage des baraquements, que ceux-ci sont pourvus de lavabos,  de salles de bains et d’installations hygiéniques modernes, on se rendra compte des soins dont le gouvernement britannique a désiré que fût entourée la population ouvrière belge mise à sa disposition pour un fructueux travail de guerre.

En conclusion, nous voudrions rendre hommage à nos ouvriers et ouvrières munitionnaires qui furent en Angleterre et en France des soldats de l’ombre. Leur travail ne fut pas toujours sans risque et certains y laissèrent la vie comme dans la catastrophe de Graville-Sainte-Honorine

 

La catastrophe de Graville-Sainte-Honorine

 


Monument élevé au cimetière du Havre à la mémoire des victimes de l’explosion du 11 décembre 1915. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)

Les ateliers de fabrications de munitions  belges situés tout près du  Havre (Graville-Sainte-Honorine) subirent  une terrible catastrophe. Le samedi 11 décembre 1915, une explosion formidable faisait trembler toute la ville du Havre. La secousse fut telle que, de l’autre côté de la Seine, à Honfleur, les vitres volaient en éclats. A Saint Adresse, pourtant protégée par la colline, on avait entendu les d »eux détonations. Aussitôt on y apprenait par téléphone que la poudrerie de la pyrotechnie avait sauté. Quelle consternation ! A tous les malheurs qui nous avaient frappés venait encore s’ajouter celui-là, comme si le destin, acharné contre nous, eût voulu que rien ne nous fût épargné ! L’accident s’était produit à 9h 40. A ce moment, les ouvriers du service de nuit venaient de quitter les baraquements. Il y restait cent et cinq travailleurs sous les ordres du commandant Stevens et du sous-lieutenant Jacqmin. L’explosion avait été terrible. Pas un de ceux qui se trouvaient dans la poudrerie n’eut la vie sauve. A l’emplacement de l’usine on ne voyait plus qu’un trou profond de dix mètres et des débris humains, horriblement déchiquetés, tout autour. Le pavillon dans lequel travaillait le commandant avait été soulevé par la force de l’air et projeté avec ses occupants à une cinquantaine de mètres. On retrouva le directeur, la poitrine défoncée, les membres à peu près arrachés du tronc. A plusieurs kilomètres de là, des toitures avaient été arrachées, des palissades renversées ; on eût dit qu’un cyclone avait passé sur la contrée. Dans le’ préau du lycée du Havre, transformé en chapelle ardente, cent et un cercueils furent rangés devant l’autel, enveloppés dans les drapeaux tricolores des deux nations sœurs. Le 18, à 9 heures du matin, on les plaça sur des prolonges d’artillerie ornées de drapeaux et de feuillages. Puis après les paroles liturgiques et la bénédiction, les fourgons se dirigèrent en cortège funèbre et triomphal vers l’église Notre-Dame qu’ils entourèrent. La catastrophe de Graville-Sainte-Honorine, si douloureuse qu’elle fût, ne retarda en rien le ravitaillement de notre armée. Le lendemain, notre service des poudres se remettait à fonctionner et l’on étudiait le moyen de l’installer ailleurs, dans de meilleures conditions ; les parties endommagées des autres ateliers étaient réparées sans que le travail eût dû être interrompu. Dans d’autres  endroits, des hangars sortaient de terre et poussaient à vue d’œil. En quelques semaines des champs de friche se couvraient de cités industrielles. Le génie de la Belgique éprouvée se manifestait d’une façon qui inspirait l’admiration la plus grande à ceux qui en étaient les témoins éblouis[5].

Un monument à la mémoire des victimes de l’explosion fut élevé dans le cimetière du Havre. On pouvait y lire les noms des 105 victimes. Peut-être ce monument existe encore ? 

 

Dr Loodts P.

 

    

 



[1] Une cite belge sur la Tamise. Justin Wallon (pseudonyme de P.Gerardy). Librairie Moderne, Bruxelles

[2] Le témoignage de Nurse Bellamy est reproduit  par la Baronne Orcy en page 138 du King Albert’s book, Edition française, publié par le Daily Telegraph, 1915

Les transplantés chez Albion, Henri-Jacques Proumen Librairie Moderne, Paris, Bruxelles, 1921

Stangers in a strange land. Belgian, belgian refugees 1914-1918. Davidsfond. Leuven. 2004    

 

[3] La Belgique sous les armes, sous la botte, en exil. Louis Piérard .Librairie académique Pérrin, Paris, 1917

[4] Les Etablissements d’artillerie belges pendant la guerre.Commandant Willy Breton, Editeurs Berger-Levrault, Paris 1917

[5] Nos héros morts pour la patrie, page 160, sous la direction de René Lyr, Editeur Van Der Elst, Bruxelles, 1920.



© P.Loodts Medecins de la grande guerre. 2000-2020. Tout droit réservé. ©