Médecins de la Grande Guerre

L'abbaye de Bricquebec au service des blessés de l'hôpital 117

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L'abbaye de Bricquebec au service des blessés de l'hôpital 117.

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Au second rang de gauche à droite : 2 personnes, Père Raphaël en tablier, Dr Briens, Père Germain, Frère Donatien et 2 blessés. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Des réfugiés belges. (Collection Abbaye de Bricquebec).

1916 – Au premier rang, dr. à g. 1 enfant, Pères Raphaël et Germain, Dr Briens avec le chapeau, Père Henry et Frère Donatien. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Sur le panneau, il est écrit : Abbaye de Bricquebec Blessés Franco-Belges. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Père Germain décoré de la médaille d’honneur des épidémies et de la médaille commémorative de la guerre 1914-1918. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Lettre du Comité du Monument annonçant au Révérend Père qu’il a été élu Président d’Honneur en son sein. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Programme d’une Matinée Concert en novembre 1915. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Programme d’une Matinée Concert en novembre 1915. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Programme d’une Matinée Concert en novembre 1915. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Carte postale vendue au profit des réfugiés belges. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Fiche d’entrée à l’hôpital. (Collection Abbaye de Bricquebec).

L’arrivée à l’Abbaye. (Collection Abbaye de Bricquebec).

A gauche, c’est le grand bâtiment de l’hôtellerie réservé à l’accueil des hôtes. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Notre Eglise. Ici l’autel entouré de boiseries qui ont été posées à la fin du XIXeme siècle. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Le chœur des moines. (Collection Abbaye de Bricquebec).

En signe de reconnaissance, les moines remettent leurs médailles à la Vierge Marie. On reconnaît les médailles relatives à la guerre 1914-1918. (Collection Abbaye de Bricquebec).

A gauche, on y voit la Vierge Marie et derrière Elle : les médailles. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Dom Vital Lehodey, Abbé de Notre Dame de Grâce. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Certificat de la décoration « La Croix d’Officier de l’Ordre de la Couronne » décernée au Révérend Père Dom Vital Lehodey. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Vue aérienne générale du Monatère

Office Monastique à l’Abbaye Notre Dame de Grâce

Abbaye Notre Dame de Grâce à Bricquebec. (photo Dr P. Loodts)

Le cloître. (photo Dr P. Loodts)

Dans l’abbaye. (photo Dr P. Loodts)

L’extérieur. (photo Dr P. Loodts)

La tour. (photo Dr P. Loodts)

La ferme de l’abbaye. (photo Dr P. Loodts)

Nous sommes dans une abbaye. (photo Dr P. Loodts)

Un frère de l’abbaye. (photo Dr P. Loodts)

Une vue extérieure. (photo Dr P. Loodts)

Une vue extérieure. (photo Dr P. Loodts)

Une vue extérieure. (photo Dr P. Loodts)

Le cimetière des moines. (photo Dr P. Loodts)

Arrière de l’abbaye. (photo Dr P. Loodts)

Les produits de la ferme y sont vendus. (photo Dr P. Loodts)

L’abbaye de Bricquebec au service des blessés de l’hôpital 117.

 


Des réfugiés belges. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Merci à la communauté cistercienne de l'abbaye de Bricquebec qui par l’intermédiaire du Frère Gérard rendit possible ce petit travail afin d’entretenir la mémoire de nos « Anciens ».

 

Depuis neuf siècles, les cisterciens proposent une quête de Dieu particulière faite de prières, de silence et de simplicité. Bien malgré eux, ils se retrouvèrent souvent au milieu des conflits armés. Chacun connaît le sort particulièrement dur que la révolution française réserva à tous les ordres religieux. La plupart des abbayes durent fermer leurs portes et leurs bâtiments mis en vente publique. En Belgique, l’abbaye d’Orval et l’abbaye de Villers La Ville furent réduites à l’état de ruines parce qu’elles furent utilisées comme carrières par des entrepreneurs. En France quelques abbayes traversèrent la révolution parce qu’elles furent transformées en fermes ou en usines. On doit par exemple d’avoir conservé le chef-d'œuvre architectural qu’est l’ancienne abbaye de Fontenay au fait que ses bâtiments devinrent quasi, sans transformations, le siège d’une usine à papier. L’abbaye de Vauclair sur le célèbre plateau de Californie surplombant le Chemin des Dames connut un autre sort. Elle fut rachetée par plusieurs particuliers qui la divisèrent en deux fermes et quatre habitations. De cette façon, elle aurait pu traverser le temps jusqu’à nous mais, hélas, un autre cataclysme encore dû à la sauvagerie des hommes la transforma en ruines. En avril 1917, il a suffi de quelques heures de canonnade pour voir s’écrouler ce chef-d'œuvre du XII° siècle qui se trouvait entre les deux lignes de front. L’abbaye cependant continue toujours à interpeller l’homme depuis 900 ans. Qu’elle soit animée par sa communauté ou, hélas, réduite à l’état de ruines, l’âme cistercienne n’a jamais cessé d’animer les lieux et, même sous les bombes de 1917, l’abbaye qui s’écroulait dans le bruit et la poussière garda sa vocation innée de questionner les cœurs de ceux qui la regardaient. Ainsi, le jeune soldat Joseph Dimier qui, de sa tranchée, la vit bombardée deviendra lui-même moine cistercien, pierre vivante d’une abbaye !   Henri Murdac, le plus célèbre abbé de Vauclair avait été lui convaincu par les paroles de Saint-Bernard : « Croyez en mon expérience, vous trouverez quelque chose de plus au milieu des bois que dans les livres. Les arbres et les rochers vous enseigneront ce que vous ne pourrez apprendre d’aucun maître ». L’endroit devait être particulièrement merveilleux pour mériter de telles louanges. Il est aisé de s’en convaincre en se rendant sur place. L’impression qui prédomine est celle d’une inexprimable beauté associant l’œuvre de l’homme et de la nature dans une composition véritablement divine qui séduit les âmes, les réjouit et qui semble dire que jamais la violence n’aura le dernier mot mais bien la beauté et la lumière !

Le sort de l’abbaye de Vauclair est symbolique : la guerre 14-18 a porté la souffrance jusque dans les abbayes et cela du front jusque dans les cloîtres cisterciens situés loin du front. Les dégâts, hélas, ne se limitèrent pas aux pierres des abbayes. L’abbaye de Sept-fons par exemple connut 7 moines appelés aux armées qui moururent de la guerre. Dom Chautard, l’abbé de ce monastère entreprit même de diffuser une petite revue le « Moine-soldat » pour soutenir les moines qui souffraient au front loin de leurs communautés.   

L’histoire de l’abbaye Notre-dame de Grâce à Bricquebec en Normandie est aussi exemplaire. Chacun sait que les moines cisterciens ont l’habitude d’une vie extrêmement minutée par « la Règle ». C’est la Règle qui caractérise la vie des moines …C’est elle qui rend possible, humainement faisable, de vivre dans la joie une prière continuelle qui s’étend jours et nuits une vie entière. Pour suivre la règle la sérénité est cependant de mise, mais qu’en est-il quand le bruit des canons pénètre jusque dans les cloîtres, quand la mobilisation des postulants et des jeunes moines perturbe sans arrêt la communauté ? Comment enfin réagir lorsque la misère de la population vient s’échouer devant les murs du monastère ?

Le 12 janvier 1916, quatre frères sont mobilisés, puis sept le 27 septembre 1917 et enfin 3 frères le 10 octobre 1918. Trois d’entre eux seront « tués à l’ennemi » : le Frère Albert Guillé était postulant convers et fut tué à l’âge de 30 ans le 8 septembre 1914 à la Fère-Champenoise (Marne) ; le Frère Jérôme (Antoine Tardif), Novice Choriste fut tué à l’âge de 38 ans au Bois d’Aily (Meuse) et le Frère Denis (Raoul Fauveau), Novice Choriste fut tué à l’âge de 31 ans en Belgique au mont Kemmel le 25 avril 1918.

Les archives de l’abbaye nous montrent le choix difficile que fit la communauté cistercienne : pendant quatre ans, ils acceptèrent de sacrifier en grande partie leur idéal de silence et de méditation pour un autre idéal, celui que des circonstances tragiques imposent à tout homme de bonne volonté : délaisser ses activités pour porter secours à son prochain. De méditant et de priant, les moines de Bricquebec se transforment en « soignant » et cela en accueillant dans leurs murs l’hôpital auxiliaire n°117. Toute cette aventure commença par la demande que fit un jour le docteur Briens au Père Abbé : la communauté pourrait elle donner son accord pour héberger des blessés au sein même du monastère. La question était franche et osée, la réponse quant à elle fut rapide et sans équivoque : toute la communauté cistercienne embrassa la cause des blessés et malades et cela quasi sans conditions ou limites. Les faits parlent d’eux-mêmes : les moines donnèrent au début aux blessés les chambres de l’hôtellerie puis quelques semaines plus tard leur propre dortoir et finalement même leur cloître ! Les moines émigrèrent donc au fur et à mesure du temps dans les recoins les moins confortables de leur monastère. Au total, l’hôpital n°117 comptera une soixantaine de lits réservés aux blessés. Non seulement l’hôpital occupe l’espace réservé aux moines, mais nombre d’entre eux sous la houlette du frère Infirmier Henry se transforment en brancardiers. On imagine aisément la « révolution » que dut connaître la vie des moines à Bricquebec pendant ces quatre années de guerre. Cette transformation ne fut certainement pas facile à vivre au quotidien notamment par les moines plus âgés. Il fallut sans doute toute la diplomatie et le rayonnement moral d’un grand Abbé pour rendre la cohabitation avec les « militaires » enrichissante pour toute la communauté cistercienne.  Enfin comme si l’effort des moines n’était pas suffisant, l’abbaye en plus de l’hôpital accueillit aussi des réfugiés civils belges avec parmi eux bon nombre d’enfants comme le montrent les photos émouvantes conservées dans les archives de l’abbaye. Ces dernières nous offrent aussi de pouvoir « comme par magie » nous faire revivre deux soirées de fête dans l’hôpital. L’excellente plume de Jean Prudhommeux qui fut sans doute un des soldats hospitalisés nous fait revivre la vie à l’hôpital de façon intense « comme si nous y étions ». Nous y rencontrerons les blessés dont Jaaffry le Breton et Sidi l’Arabe. Nous ferons aussi ample connaissance du docteur Briens et du Frère infirmier Henry.  Que tous reçoivent notre hommage et qu’ils sachent qu’ils vivent encore dans nos cœurs.       

« Du champ de bataille au cloître hospitalier… »

Le charme d’une fête de famille.

4-7 novembre 1915.

Jean Prudhommeaux.

« À l’écart d’un bourg important de Normandie, au milieu de verts et de gras pâturages peuplés de placides laitières qui semblent river au labeur des Moines d’autrefois, s’élève l’Abbaye Cistercienne de Notre-dame de Grâce plus connue sous le titre de Trappe de Bricquebec. Comme pour l’isoler d’avantage, la rendre plus reposante, un rideau d’arbres entoure l’Abbaye comme d’un écran et les bruits du chemin de fer voisin n’arrivent ainsi que tamisés par cette première clôture. La charité des Moines qui l’habitent est bien connue à la ronde, aussi le geste du Révérend Père Abbé Dom Vital ouvrant les portes de l’hôtellerie du monastère aux blessés de la guerre ne devait surprendre personne.

Or, donc, les soldats, victimes du champ de bataille, revenants glorieux de combats fameux, le corps traversé par la mitraille ou affaibli par la maladie, affluèrent à Notre-Dame de Grâce. Et, bien vite, fallut- il encore songer à donner à l’hôpital de plus vastes proportions. Le quartier des hôtes étant insuffisant, les religieux donnèrent leur dortoir et, soldats de Dieu et soldats de France reposèrent sous le même toit.

-Vous allez être comme chez vous, en famille, choyés là-bas par les Pères Trappistes, disait le docteur Briens aux nouveaux débarqués du train, tout en recommandant à chacun le respect du silence de la solitude, de la vie des Moines dont nous allions être les hôtes.

Et le docteur avait raison. Dès que l’on avait franchi la clôture régulière de l’Abbaye, pris contact avec les Pères Germain, Henry et Raphaël, avec le frère Donatien, on voyait tout de suite que l’on était le bienvenu et que ceux qui nous avaient devancés dans cette maison n’avaient point épuisé la délicate bonté des religieux.

On était à l’aise et l’on oubliait - pour ceux qui s’en souviennent » les récits des auteurs qui assimilent les Trappes à de véritables pénitenciers. La gaieté des Moines aux Brassards de la Croix-Rouge démentait ces fables et les heures s’écoulaient sans que sous le cloître retentissent les mots fameux : « Frère, il faut mourir ! »

Au contraire, tout ici vous invitait à la vie, vous incitait à vous refaire des forces.

Au saut du lit, avant la visite médicale, un bon déjeuner vous disposait à demeurer stoïque sous le fer et le feu, sous les applications d’iode ou de bromure pour amener la guérison.

Elle avait par ailleurs un charme particulier cette rencontre avec le médecin, car de même que les Religieux gardaient pour eux l’austérité et les rigueurs de leur Règle, les voilaient par leur gaieté, le docteur égrenait sans doute ses soucis tout le long de la route, puisqu’il nous arrivait à la Trappe avec un bon sourire qui faisait plus de plaisir que bien des discours. Point n’était besoin d’être grand psychologue pour constater bien vite que Monsieur Briens ne regardait pas ses blessés et ses malades comme des matricules qui doivent figurer un certain temps sur des registres et la paperasserie administrative qui abonde en ce temps-ci où pourtant le papier est augmenté ne le submergeait point. S’il classait en bon administrateur, il avait non moins bien présent à l’esprit les noms de famille de ceux qu’il soignait.

Durant les promenades, en devisant paisiblement le long des ruisseaux qui actionnent les moulins de la Trappe et font verdoyer les prairies, en entendant les oiseaux saluer les rares visites du soleil en cette fin d’automne, les convalescents se concertèrent. La Saint-Charles approchait et il convenait de saisir cette occasion pour témoigner au docteur la gratitude de chacun, lui prouver que son dévouement était compris, apprécié de tous et que nous étions heureux de pouvoir l’assurer de notre pleine reconnaissance.

Jusqu’au jour attendu, on vécut dans l’espérance que pour le Docteur, comme en son temps pour le Père Germain et le Père Raphaël, ces souhaits seraient une surprise, car l’inattendu en pareille circonstance a un charme nouveau.

Or le matin du 4 novembre 1915, on eut cette joie au milieu de la salle de visite remplie par les blessés et les malades, encadré par deux gerbes de fleurs aux couleurs mariées avec goût par Nouchi, le sergent de Peretti s’avança vers le docteur tout surpris et présenta nos hommages et nos vœux en ces termes :

Monsieur le Médecin-chef,

Nous avions tous à cœur, dans notre jeune âge, d’offrir à nos parents, amis ou bienfaiteurs, à l’occasion de leur fête, l’expression de nos meilleurs sentiments traduits avec plus d’éloquence par notre âme que par des phrases souvent vulgaires. Ces manifestations domestiques étaient dans leur simplicité l’objet d’une grande joie. Les enfants d’autrefois, soldats, d’aujourd'hui et enfants de la France n’oublient pas cet usage, surtout ceux d’entre eux qui ont le grand avantage de retrouver une nouvelle famille à l’Hôpital auxiliaire de Bricquebec, dont vous avez l’honneur, Monsieur le Docteur, d’être le chef. Aussi, après avoir exprimé en quelques lignes trop sommaires, nos vœux les plus affectueux aux bons Pères infirmiers qui vous secondent dans votre pénible tâche, avec un dévouement qu’on ne saurait assez louer, nous profitons de l’agréable circonstance de votre fête pour vous remercier de votre zèle éclairé qui ne s’est jamais démenti.

À l’exemple de Saint-Charles, vous vous donnez tout entier aux malades et glorieux blessés de la grande guerre. Plein de sympathie pour nous, vous paraissez toujours fier de vous acquitter scrupuleusement de votre lourde besogne. Le mauvais temps ne saurait vous arrêter un seul instant, pas plus que l’heure matinale pour venir à la Trappe soulager, réconforter et donner du courage à ceux qui souffrent.

Votre dévouement s’inspire de votre ardent patriotisme et vous découvrez dans les plaies douloureuses mais honorables, des héroïques défenseurs que vous soignez l’image vivante de la Patrie meurtrie.

Votre bonne humeur que nous nous plaisons tous à reconnaître, nous reçoit chaque fois avec la même sollicitude et bienveillance, vous ne faites pas de distinctions d’arme et de nationalité pour les braves qui ont vaillamment rempli leur devoir.

Quels souhaits pouvons-nous former pour vous, en récompense de ces précieuses vertus et des grands services que vous donnez généreusement à la France ? Puisse la Providence vous accorder une parfaite santé et surtout les forces nécessaires pour supporter le fardeau de la longue lutte entre les nations jusqu’au triomphe définitif du Droit.  Rentrés dans nos chers foyers, nous n’oublierons pas votre nom, avec plaisir nous le porterons au sein de nos familles reconnaissantes qui garderont de vous le meilleur souvenir.

Nous ne saurions mieux terminer cette adresse, Monsieur le Médecin Chef qu’en rappelant cette parole d’un général, après une visite de l’Hôpital auxiliaire 117 : « Des soldats ne pourraient être dans de meilleures conditions morales et physiques pour recouvrer les forces dont la France a le plus grand besoin. »

Appelé auprès d’un malade, obligé de faire route la nuit précédente sous la pluie, le docteur, en arrivant à la Trappe de bon matin, malgré un repos écourté, était loin de songer à la Saint-Charles. Aussi visiblement ému, Monsieur Briens en quelques mots dictés par le cœur, voulut dire tout de suite combien lui était sensible cette démarche collective, se réservant de nous apporter un peu plus tard un nouveau témoignage de sa reconnaissance.

Cette fête n’était donc qu’à son début, et le docteur, par un geste délicat, allait lui donner une suite charmante.  À son tour, il voulut faire une surprise à ses blessés et malades de la Trappe, en venant s’asseoir à leur table comme le dimanche suivant, 7 novembre au repas du soir.

De mémoire de « Poilu », on ne se souvenait pas de tant de simplicité, alliée, à une amitié aussi cordiale. Possible que, sous les obus, chefs et soldats ne connaissent guère les pas réglementaires qui distancent l’officier du subordonné, mais à l’arrière, pareille condescendance est rare !

Et, pendant que les plats volaient de l'un à l’autre, que les verres se remplissaient tout à tour du cidre de Normandie, de vins de Bordeaux et de Champagne, les conversations allaient bon train. Chacun était de belle humeur sous ce cloître austère devenu réfectoire accueillant et gai avec les drapeaux des Alliés et le portrait de Notre Joffre qui exprime si bien notre espérance dans la Victoire.

Subitement les têtes se tournèrent, et la même exclamation partit de toutes les bouches à la vue d’une apparition inattendue. Tel un revenant de l’autre monde, Charles, « le Père Charles » comme l’appelait familièrement le docteur, clopin-clopant venait en personne d’entrer dans le cloître où l’étonnement général était si grand ! ...Notre bon territorial, le doyen d’âge parmi nous, avait eu vent de la fête et en malade reconnaissant, il tenait à ce que ses premiers pas le conduisent au médecin. Aussi discrètement, il s’était évadé de sa chambre dont il connaissait depuis longtemps tous les recoins, puisqu’elle était tout le temps laissée à ses promenades.

Vite les rangs s’ouvrirent et malgré les protestations Charles fut installé à la place du maître de maison face à notre hôte et tous trinquèrent à sa santé. Ce fut le signal des toasts. Le Sergent de Peretti se leva. Mais qui l’eut cru d’un Corse authentique et surtout d’un Corse revenant de la Grande Guerre plusieurs fois blessé, de Perreti était ému, distrait par cette nouvelle arrivée ; et ce ne fut qu’après un instant de recueillement qu’il pût en ces termes porter la santé au docteur :

Au nom de tous mes camarades, je viens Monsieur le Docteur, vous remercier de l’honneur et du réel plaisir que vous nous avez fait en venant partager notre dîner.

Ce geste nous prouve, une fois de plus, qu’en dehors des soins que vous nous prodiguez avec un zèle au-dessus de tout éloge, vous vous êtes attaché à nous par un lien de cordiale amitié.

Ces marques de profonde sympathie nous ont profondément touchés et croyez, Monsieur le Docteur, qu’elles sont réciproques.

Je remercierai aussi ces bons Pères qui vous secondent avec dévouement dans la tâche si rude que vous vous êtes imposée.

Je lève mon verre à votre bonne santé, à celle des bons Pères trappistes, et à celle de tous les camarades ; et je vous prie de croire en notre plus sincère reconnaissance.

On applaudit, du bout des doigts seulement ; oh ! Non pas pour exprimer de cette manière des réserves sur les sentiments qui venaient d’être manifestés, mais pour respecter le sommeil des Moines qui prennent leur repos dès sept heures.

Quand tout fut calme, le « Père Charles » fit signe qu’il avait, lui aussi, à parler. Et c’est d’une voix chevrotante, qui dénotait sa faiblesse, - le pauvre camarade était arrivé jadis à la Trappe épuisé, presque défaillant, - qu’il nous fit entendre une poésie sur la patrie. Les idées exprimées étaient bienvenues, mais si on avait plaisir à entendre cette évocation, on était non moins heureux de constater en passant la belle mémoire que possédait notre ami.

Jaaffry, un breton à la tête dure, il l’avait prouvé en supportant avec succès l’opération du trépan, - crut ensuite que le moment était venu de lancer son refrain favori en patois du pays, mais il céda volontiers la parole au docteur.  

Mes chers amis.

Par une délicate attention, vous avez tenu, il y a deux jours, à m’offrir vos meilleurs souhaits à l’occasion de ma fête, l’émotion, la joie m’ont empêché à ce moment de vous exprimer suffisamment ma reconnaissance, et c’est pour cela que ce soir, je suis venu passer quelques instants parmi vous. Permettez-moi de vous rappeler (beaucoup l’ignorent sans doute) que s’il existe un hôpital à Bricquebec, c’est surtout grâce aux bons Pères Trappistes que nous le devons. A peine les hostilités commencées, le Service de Santé était débordé par le nombre de blessés .En présence de l’insuffisance notoire de ses ressources, il faisait appel à toutes les bonnes volontés. Je fis part de cette situation au Révérend Père Abbé, et aussitôt il mettra vingt chambres de l’hôtellerie à ma disposition pour créer un Hôpital bénévole. Cette formation fut bientôt transformée sous les auspices de l’Union des Femmes de France de Bricquebec en Hôpital auxiliaire avec en plus, les vingt lits du dortoir des religieux qui dès lors, étaient obligés d’occuper un autre local de l’abbaye.

En présence de nouveaux besoins, le Révérend Père a bien voulu tout récemment permettre l’installation de vingt nouveaux lits, ce qui porte à soixante le nombre de blessés et malades qui peuvent être hospitalisés à Notre Dame de Grâce.

Les camarades qui vous ont précédé ont pu, comme vous-mêmes, apprécier la bonté inépuisable des Père trappistes. Qu’il me soit permis en votre nom, en celui du comité de l’Union des Femmes de France et au mien de leur exprimer à nouveau notre vive et respectueuse gratitude..Que notre reconnaissance aille particulièrement à ceux d’entre eux qui, tout, en continuant à observer les règles sévères de la vie du Monastère, ne cessent de vous entourer de soins attentionnés et dévoués, j’ai nommé le Père Germain, le Père Henry, le Père Raphaël et le frère Donatien.

Dans un tel milieu, il me serait impossible, comme vous le disiez, de ne pas éprouver une véritable fierté à m’acquitter de ma tâche journalière.

Oui, mes amis, je suis heureux de pouvoir consacrer mes jours au service des glorieux blessés de la grande guerre.

Pourrait-il en être autrement ?

Quelle reconnaissance ne nous devons-nous pas à vous, braves soldats de France, qui depuis de longs mois, sans plaintes, sans murmures, supportez les plus pénibles et cruelles privations, exposant chaque jour votre vie pour repousser le barbare envahisseur ! Non, rien de trop ne saurait être fait pour vous pendant votre séjour ici, pour vous faire oublier les souffrances endurées et vous redonner l’illusion des douces joies de la vie de famille. Je n’ai jamais autant aimé qu’en ce moment, je l’avoue, la profession qui me permet de vous apporter le réconfort toujours, le soulagement souvent, et la guérison quelquefois !

Jamais plus profonde joie ne m’avait été donnée à goûter que celle que j’éprouve chaque jour en contribuant de mes faibles moyens, mais aussi de tout cœur, à redonner à la Patrie les vaillants défenseurs que vous êtes !

Acceptez donc à votre tour, les souhaits bien sincères que je tiens à vous adresser.

Que la providence vous protège, qu’elle vous permette après votre guérison de reprendre place parmi vos camarades pour aller jusqu’au bout de cette lutte héroïque qui se terminera par le triomphe des nations alliées !

Mes chers amis, je bois à votre santé, à celle de tous ceux qui vous sont chers, je bois à la grandeur de notre France Eternelle ...

Avec quel plaisir on entendit ce toast du médecin !

Cependant on regrettait l’absence en ces instants du bon Père Henry, infirmier du Monastère si apprécié de tous pour son actif dévouement. Puis on aurait aimé aussi que les Dames du comité de l’Union des Femmes de France, que chacun saluait si volontiers à Bricquebec, fussent de cette fête. Mais le Père Henry, toujours modeste, effacé ne quittait la Communauté que pour se prodiguer auprès des malades et la clôture était pour les Dames une barrière infranchissable.

Cette soirée familiale, si bien commencée ne devait point s’arrêter avec le repos grâce à la condescendance de Monsieur Briens. Mais pour continuer la fête, on vint faire salon dans la salle de pansements. Piano, canapés et fauteuils manquaient soit, mais la gaité était à l'ordre du jour, elle suppléait à tout. Au milieu des Père infirmiers, le Médecin voulut bien applaudir les chants de chacun.

Ce fut une audition inédite. Noblesse oblige, le répertoire était choisi, et ceux qui se firent entendre nous offrirent des romances de bon goût.

Les couplets en patois de Jaaffry le breton eurent l’honneur du début ; ils étaient si nombreux que l’on se rendit compte bien vite de la raison de son impatience à la fin du dîner, le barde craignait sans doute voir les convives se retirer de table avant qu’il n’ait épuisé sa chanson. On lui laissa libre carrière et on eut raison, car il amusa fort la galerie et inspira à notre Sidi, Boudana. Notre Arabe convalescent, entraîné par son devancier, ne se fit pas trop prier pour nous envoyer à son tour, sur une modulation étrange, un refrain de son pays. Comme il n’y avait point là d’interprète, on jugea plus par les gestes du chanteur que par ses phrases du sens de cette invocation, et on lui sut gré d’attirer sur le docteur la protection de Mahomet.

Paradis nous fit rire avec sa chanson militaire, et André Margueret, quoique Lyonnais, nous prouva qu’il connaissait « Ma Normandie » et qu’il avait une belle voix. Mr Coirault, notre sympathique fourrier, se réserva pour la note grave en cette récréation, qu’il clôtura en nous récitant avec âme la dramatique « Veillée » de Coppée.

Et c’est ainsi que le geste délicat du Médecin-chef de l’Hôpital auxiliaire de Bricquebec amena chacun à manifester de beaux sentiments et à prouver que la plus franche amitié régnait à la Trappe.

Jean Prudhommeaux

   

Dans le registre des hôtes et des soldats français et belges soignés à l’Abbaye Notre-Dame de Grâce de Bricquebec pendant la guerre 1914-1918, il est signalé que l’abbaye a accueilli 159 personnes en 1914 ; 177 en 1915 ; 82 en 1916 ; 219 en 1917 et 230 en 1918. Plus de 850 blessés profitèrent du cloître hospitalier de Bricquebec et bénéficièrent des soins prodigués par la communauté cistercienne sous la houlette du Dr Briens.


Dom Vital Lehodey, Abbé de Notre Dame de Grâce. (Collection Abbaye de Bricquebec).

Le Roi Albert récompensa les soins donnés aux soldats et réfugiés belges par l'abbaye en décorant Dom Vital Lehodey, abbé de la Trappe de Bricquebec de la Croix de l’Ordre de la Couronne le 6 janvier 1922.

Dr Loodts Patrick.

Hannut, Belgique le 14 octobre 2006.

 

« Au début, l’homme s’aime lui-même pour lui-même car il est chair et ne prend goût à rien qui le dépasse. Puis il constate qu’il ne peut subsister par soi seul ; il commence alors à chercher Dieu par la Foi et à l’Aimer, comprenant qu’Il lui est nécessaire. Dans ce second degré, il aime donc Dieu par amour de soi et non par amour de lui. Cependant, une fois que, par intérêt il a commencé à Le vénérer et à s’approcher de Lui par la pensée, la lecture, l’oraison et l’obéissance, il entre en quelque sorte dans sa familiarité : peu à peu, insensiblement Dieu se fait connaître et, en conséquence, communique la douceur de sa présence ; mais en goûtant ainsi au plaisir d’approcher Dieu, on passe au troisième degré, qui consiste à ne plus aimer Dieu pour soi, mais pour Lui-même. Il est vrai que l’on demeure longtemps à ce stade, et je ne sais trop si aucun homme a jamais pu atteindre, en cette vie le quatrième degré, celui où l’on parvient à ne plus s’aimer soi-même que pour l’amour de Dieu ».

 Saint-Bernard.  

      



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