Médecins de la Grande Guerre

Le lieutenant de Vaisseau Pierre Dupouey et son épouse Mireille : un amour pour l’éternité.

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Le lieutenant de Vaisseau Pierre Dupouey et son épouse Mireille : un amour pour l’éternité.

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Le lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey

Pierre Dupouey et son épouse Mireille

Mireille de La Ménardière

La tombe du lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey

Derrière la tombe de Pierre Dupouey, la cabane du jardinier, magnifique symbole  d'espérance  pour qui connaît la vie de cet officier ! (photo Dr Loodts) 

En ce 27 décembre 2010, la tombe de Dupouey est ornée de la plus belle rose du cimentière. (photo Dr Loodts)

La tombe de Pierre Dupouez en étant la première tombe du cimetière militaire semble être le symbole du chef qui donne l'exemple ! (photo Dr Loodts)   

Vue générale du cimetière militaire français situé derrière l'église de Woesten. (photo Dr Loodts)

L’église de Woesten fut entièrement détruite pendant la Grande Guerre. (photo Dr Loodts)

Vue rapprochée de la plaque commémorative. (photo Dr Loodts)

Le monument aux morts de Woesten. (photo Dr Loodts)

La façade de l’église de Woesten. (photo Dr Loodts)

L’auteur  de cet article rend hommage à Pierre Dupouey. (photo Dr Loodts)

Le lieutenant de Vaisseau Pierre Dupouey et son épouse Mireille : un amour pour l’éternité

 

                                                    Dr Loodts. P

Table des matières

1)      l’histoire d’un officier et de son amour

2)      Lettres du Lieutenant de Vaisseau Dupouey

3)      La  mort de Dupouey entraîna la conversion du Dr Ghéon

4)      Extraits des cahiers et lettres de Mireille Dupouey

5)      Témoignage de Ghéon sur la mort de Mireille

6)      Conclusions

Avertissement

Cet article est assez long. Le lecteur est invité à lire en priorité les deux premiers chapitres.

Le troisième chapitre a pour sujet la conversion d’un médecin militaire, Ghéon, qui  connut son heure de gloire après la Grande Guerre en devenant dominicain et surtout  en  écrivant des pièces de théâtre inspirées de l’histoire sainte.

Le quatrième chapitre est ardu à lire. Il est  composé d’une dizaine de pages  reprenant des extraits que j’ai choisi dans les trois  cahiers comprenant  plus de mille pages qu’écrivit  la veuve de Pierre Dupouey, Mireille de la Ménardière. Ce chapitre pourra être utile aux lecteurs désirant appréhender quelque peu  les réflexions, prières et cheminements  mystiques de Mireille tout au long de ses 17 années de veuvage. Le cinquième chapitre est très court et vient clore la vie de Mireille. Pour ce qui est de la  conclusion, je crois que chacun de nos lecteurs  aura la sienne, aussi j’ai préféré laisser Mireille  parler encore une fois. 

Avis au lecteur

Pour enrichir ce site, je désirerais trouver une photo de Mireille de la Ménardière. Quel lecteur pourra-t-il m’aider ?   

1) L’histoire d’un officier et de son amour


Le lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey

Le lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey (1877-1915) est devenu célèbre non à cause d’un fait de guerre mais de par l’amour que lui voua sa femme Mireille de la Ménardière (1890-1932) au-delà de sa mort.

Pierre Dupouey  était un intellectuel  très  représentatif de son époque.  Elevé dans une ambiance religieuse très contraignante, jeune homme, il s’éloigna de la foi de ses ancêtres en découvrant par  les écrits de  Gide  une nouvelle manière de penser déculpabilisante qui faisait  fi des grands principes et visait  avant tout la satisfaction personnelle. Ayant lu « Les nourritures terrestres », Pierre devint un fan de son auteur, parvint à le rencontrer  en 1903 et même  à s’en faire un ami! Il salua en lui « celui qui l’avait délivré »  mais ramenait toujours  ses discussions avec Gide sur le terrain mystique! C’est d’ailleurs Gide qui lui conseilla de lire les « Grandes odes » de Claudel !  Epris de littérature, connaissant très bien la langue anglaise, doué pour le dessin et sportif, Pierre Dupouey avait de très nombreux talents. Nous ne connaissons pas  les motifs qui l’amenèrent à entamer une carrière d’officier de marine mais il est certain qu’il avait un grand désir de découvrir ce qu’il y avait de meilleur dans le monde. Sa vie de garçon se termina  un beau jour de 1911, à Brest, lorsqu’il  fut invité à une réception ! Au cours de la soirée, il subit  le coup de foudre immédiat pour Mireille de La Ménardière qui près de la fenêtre du salon s’était mise au piano et jouait de petites pièces de Rameau et de Couperin.


Mireille de La Ménardière

Le choix d’un chapeau, d’une robe était bien le dernier de ses soucis. Et pourtant elle avait un profil  régulier et fin, des yeux étonnement clairs et vivants. Son front pur, encadré de souples bandeaux noirs se rejoignaient dans  un chignon bas par derrière, ses joues fraîches un peu rebondies, sa bouche d’un  joli dessin, son menton précis, délicat, composaient  un ensemble de courbes et de plans évoquant ces figures de Rossetti que Pierre chérissait pour des  raisons surtout spirituelles.

 « Elle levait les yeux vers Dieu ; et moi, je regardais en elle ! » dira Pierre. La jeune fille  a le don de réconcilier rapidement l’officier  avec la religion. La pureté qu’il  perçoit en Mireille le bouleverse. Son idéalisme  l’émeut, le bouleverse et apporte une réponse à son questionnement anxieux sur la conduite de la vie. Il abandonne la libération prônée par Gide (de qui il restera cependant ami) et retrouve plus vive que jamais la foi de son enfance.    

Les fiançailles sont à l’image de leurs âmes. Lorsqu’ après le premier feu des félicitations les parents laissèrent les fiancés, leur premier mouvement fut de s’agenouiller et de rendre grâce ! Les fiancés relisent ensemble Claudel, Hello, les poètes anglais, les saintes écritures.  Le mariage a lieu en 1911.  En 1912,  Pierre Dupouey quitte son torpilleur pour commander une compagnie de formation et il s’entraîne lui-même, selon la méthode nouvelle de gymnastique du lieutenant de vaisseau Hébert

Notre volonté de vie dit-il à ses fusiliers, doit être une incessante collaboration où le corps sans marchander sa peine, exécute les travaux dont l’esprit lui fournit l’idée et la mesure. « Ce qui nous est demandé,  comme l’écrit Claudel, ce n’est pas de vaincre mais de n’être  pas vaincus ; ce n’est pas d’être des hommes supérieurs, mais des hommes justes. Et justes précisément à la mesure de nos devoirs ».        

Toujours la même année, il entre dans la Société de Saint Vincent de Paul et apportent aux déshérités ses secours et son amitié.  Au printemps 1913,  il prend un congé de plusieurs mois et au cours de celui-ci part seul en cure à Vichy. Son fils Michel naît le premier novembre 1913. Le couple déménage ensuite  de Lorient à Toulon.  Il reprend la mer mais peut passer le printemps à terre. Il peut enfin voir grandir son fils, étudie le chant grégorien et les œuvres de Bach tout en  se passionnant  pour l’ouvrage de Léon Bloy sur Notre-Dame de la Salette qui annonce de tristes évènements à venir. Mais en juillet14, le voilà qu’il  doit reprendre du service en  mer. La guerre le surprendra sur son navire. Pierre Dupouey  demande alors sa mutation pour le front des Flandres où les fusiliers marins prêtaient main forte à l’armée belge en défendant le secteur de Nieuport. Sa demande est acceptée !

Avant de rejoindre la Belgique, l’officier  fait escale chez lui juste à temps pour fêter avec son épouse  Mireille le premier anniversaire de leur fils Michel. Après le diner, Pierre peint en grosses lettre son nom sur sa cantine en  chantonnant un air de marche. Tout à coup. Sans  même se retourner, il  demande à sa femme : « Sais-tu que  ceux qui s’offrent le plus volontiers, Dieu les choisit d’abord  ? … » Et en la  regardant : «  Je ne dis pas cela pour te faire pleurer »


Pierre Dupouey et son épouse Mireille

         Oh ! non  je ne pleure pas répondit Mireille.

         Alors tout est bien, ma chère femme. 

Et Pierre continue de chantonner distraitement.

L’heure de partir approche.

Avant de fermer son sac, Duponey  y place une petite bible, le Carême de Dom Guéranger, les Elévations sur les Mystères de Bossuet, les sonnets de Shakespeare, et_les Fioretti ; il se propose d’acheter  à Paris Orthodoxy de Chesterton. Pas un moment, il se départit de son calme. Quand le train l’emporta, il souriait encore et sa femme sentit dans ce dernier sourire « qu’en lui la douleur n’était las vaincue, mais dépassée. On sait où Dieu le conduisait. (Ghéon)

Le 3 avril 1915, samedi saint, à Lombardsijde, un jour qu’il inspectait sa tranchée, une balle ennemie le terrassa. Voici le témoignage de son compagnon d’armes, le lieutenant V : « La chose eut lieu le samedi saint, vers dix heures du soir, avant la relève. Il faisait  son tour en première ligne ; il voulait comme d’habitude laisser la tranchée bien en ordre. Nous avions eu justement, ce Jour-là, un bouclier arraché par une marmite ; on venait de le réparer. Tandis que  Dupouey l’examine, une balle aveugle tirée sur le créneau, le frappe en plein front et il tombe. Il ne reprit pas connaissance, et comme nous le transportions vers Nieuport-Ville, à mi-chemin il finit de  mourir. Quel ami ! Quel homme ! Quel officier ! »

Son épouse Mireille ne fut avertie que bien plus tard de la mort de son mari. Elle en eut pourtant le pressentiment et l’écrivit dans ses carnets.

Le Vendredi-Saint, veille de la mort de Pierre, une chère lettre de mon ange arriva vers 6 heures, celle où il me rassurait sur son bonheur en ce monde et disait : « Maintenant je suis entré dans la terre mon après-midi et dans le Magnificat de mon cœur.» Je compris  qu’après avoir gravi un à un tous les sommets de l’esprit et éprouvé tous les lus hauts désirs du cœur, mon mari ne devait plus être à moi humainement.»

Le Samedi Saint :   Pas de lettres le soir, aucun  pressentiment spécial, mais toujours la certitude que Jésus recevrait mon sacrifice.

Dimanche de Pâques : J’emportais, pour lire pendant  les chants, sainte Angèle de Foligno pour tenter de m’imaginer ce que voyait mon Pierre et commençais doucement à lui parler en Dieu

La nouvelle de sa mort fut accueillie par la jeune femme avec une grande résignation mais aussi  avec l’immense conviction que son mari  appartenait, faisait partie  maintenant du  Jésus ressuscité. Les liens et engagements  avec l’époux se transformant  ainsi par la mort en liens  privilégiés avec le Christ, Mireille Dupouey  survécut à son chagrin en s’efforçant de rendre toujours  plus présent dans sa vie un Christ victorieux de la mort. Peu à peu  Mireille s’engagea sur une voie mystique que nous pouvons appréhender  grâce aux écrits abondants (près de mille pages)   qu’elle laissa. Mireille serait certainement devenue religieuse si elle n’avait pas eu à s’occuper d’un fils.  Après 17 ans de veuvage, elle décéda le 27 mai 1932 d’un cancer.

L’église catholique dans l’après-guerre proposa Mireille Dupouey comme exemple aux innombrables veuves. Ce message certainement donna du courage à certaines d’entre elles mais elle entretint sans doute  aussi  un climat de culpabilité pour celles qui  voulaient se remarier ! Pour la société de l’après-guerre, les hommes avaient donné leur vie et il n’était que juste que leur femme survivante consente à  prolonger le sacrifice de leur mari !  Je dédie évidemment cet article à toutes ces innombrables veuves qui pendant des dizaines d’années, revêtues de noir, firent le sacrifice de leurs joies de vie mais aussi à tous les enfants qui subirent les conséquences d’un foyer souvent très austère. La guerre 1914-18 a privé de leurs époux 680.000 femmes : 367.000 ne se sont jamais remariées.

II) Les Lettres du lieutenant de Vaisseau Dupouey 

Pierre écrivit de nombreuses lettres à son épouse. Ces lettres furent publiées et en voici une sélection qui permettra  de mieux appréhender la personnalité de Pierre Dupouey. J’ai rajouté les titres mis en gras.

Donner : le placement le plus avantageux

Le 8 août 1914

Donner  me semble d’ailleurs le placement le plus avantageux, le vrai placement du père de famille, celui qui produira son intérêt en bénédictions sur le foyer, sur la tête de la bien-aimée et du petit garçon.

Une magnifique lettre d’amour d’un  Marin à sa belle.

22 Août 1914.

Rien que d’écrire l’enveloppe est un pur délice, et d’ailleurs, n’est-elle pas elle-même un vrai poème d’amour, puisqu’elle parle de la petite colline … du tiède nid de la « Villa Clémence », et puisqu’elle affirme ce fait que, dans ce coin béni et délicieux m’attend Ma Dame plus aimée que tout le reste du monde … Cette  enveloppe est un merveilleux résumé de toute notre fidélité d’amour – elle est comme l’argument qui précède et explique certains poèmes et en précise les grandes lignes.

1° Il y a une Madame P. D,  c’est-à-dire un cher mariage d’amour …

2° Il Y a une « Villa Clémence », c’est-à-dire la douce vie du mari et de la femme, le petit homme dans sa chaise aux boules de toutes les couleurs, la salle à manger avec deux chaises toutes proches, la douce terrasse où, le soir, à l’ombre du mimosa, se prolongent d’exquises promenades … enfin il y a « tout » parce qu’à la « Villa Clémence aucune chose  n’est sans amour. Et puis,

3° il y a la marine, le bateau, la guerre. La petite, chambre de bord sur le bureau de laquelle  sourient les photographies de la bien-aimée et du petit garçon … Il y a les pensées du marin qui par dessus les mers, vont rejoindre les pensées et les prières de la femme, qui s’enlacent à elles et forment avec elles une chaîne de diamant. Il y  a la pure joie de n’avoir qu’à bénir le Seigneur pour tout ce qu’Il nous a donné qui est beaucoup….

Le marin envie le cultivateur qui peut rester près de sa famille

En mer Lundi 31 août 14

A moi aussi, pendant ces instants de faiblesse qui ne sont épargnés à personne, et lorsque le haut devoir qui nous a séparés ne laisse voir que son côté fastidieux, viennent des pensées pleines de regrets lue je n’ai pas le droit d’accueillir. Après que nous avons sans relâche longé Paxo, Anti-Paxo, Corfou, Samothrace et Fano, jusqu’aux montagnes des côtes albanaises, pour redescendre le long des mêmes îles toujours les mêmes, toujours aussi loin de la villa « Clémence », je me dis : « Oh ! être un pauvre petit « cultivateur grec sur la maigre pointe de Corfou,  de Samothrace ou d’Ithaque , vivre « avec elle » en tenant sa main dans une douce petite maison de pauvres gens, auprès d’un champ  et d’une vigne

Mais vite je repousse ces pensées qui sont terriblement dissolvantes et désolantes, je pense à notre chère France qu’il faut conserver – à cette patrie de l’enthousiasme, de la générosité, et aussi, malgré tout, de la fidélité et de l’obéissance. Je pense à air pur de la vérité qui vaut mieux que celui de toutes les îles, à la paix que donne le service du plus haut devoir et qui vaut mieux que la Paix des laboureurs  et, pensant au trésor le plus cher de mon cœur, je me répète les deux vers de Lovelace où il y a comme une prière : I could not love thee, dear, so much Loved I not honour more.               

Protège les miens Seigneur !

20 septembre 14

Merci de prier pour moi qui en ai tant besoin et qui sais si mal le faire. Malgré ma pauvreté et ma maladresse, je m’efforce de retourner à ton cœur ce précieux bienfait, en suppliant sans cesse le Bon Dieu de vous garder tous deux au-dedans et au dehors et de confier  votre protection et votre sauvegarde à Ses Anges les plus vigilants.

La décision de se porter volontaire pour les tranchées de l’Yser

15 octobre 14

Le  courrier qui emporte cette lettre, par un  de nos midships dont je ne puis m’empêcher d’envier le sort. Le Ministère de la Marine prête à celui de la Guerre un certain nombre de jeunes officiers, auxquels on va donner un vernis de fantassin avant de les envoyer sur le front pour encadrer les derniers arrivages d’inscrits maritimes. Ce midship est sérieux.

En mer  près de Corfou.                   

Le 12 octobre 1914.

Grande émotion depuis hier dans la ville flottante ; Bordeaux a adressé à l’Amiral une demande qui est plutôt un ordre) de désigner si possible des  officiers fusiliers, lieutenants de vaisseau et enseignes, pour commander les nouvelles recrues et les inscrits maritimes de la classe 1914 – et partir avec eux à la Brigade de marins qui est sur le front de Belgique.

J’ai naturellement donné mon nom tout aussitôt.

3 novembre 14,

Nil m’a annoncés à instant la bonne nouvelle. L’on a besoin de nous au front ; nous partons donc demain dans la direction de la Belgique

Paris,  novembre 1914. … Je t’écris .ces quelques lignes avant de partir pour Dunkerque …  A mon réveil, j’ai été au Sacré-Cœur Lui recommander mes trésors et notre cher pays la France si abruti de matérialisme et devenu si grossier à l’école des révolutionnaires. 

Dixmude et les médailles pour protéger les soldats

Dixmude. Le 7 Novembre.               

Pour la première fois, je t’écris de la tranchée sous  Dixmude, où ma compagnie est installée.

Dixmude. Le 9 novembre 14.

Je voudrais  aussi  deux cents médailles-scapulaires en aluminium pour ma compagnie – ainsi que mon scapulaire en toile du Sacré – Cœur que j’ai oublié à Toulon.

Le ménage bruxellois d’Hoogstade

Hoogstade. Le 19 novembre 1914

 Je suis dans une humble  petite maison habitée provisoirement par un ménage  bruxellois – tailleur pour dame – qui ont fui devant les Allemands et nous accueillent tous avec une bonne grâce touchante. Ces pauvres gens ont une pièce unique, une petite table et un petit fourneau sur lequel, sans discontinuer, chauffe le dîner, le souper et le café d’une douzaine de marins qui n’ont pas d’autres consolations au long de ces mornes journées de neige.

Les conditions de vie difficile des fusiliers

Loo, 25 novembre 14

Comme je te l’ai écrit (mais il paraît que nos sacs de lettres sont marqués R S. retard systématique : c’est assez gracieux) notre repos à Dunkerque n’a duré qu’un jour ; après, nous avons été reconduits à Loo, en réserve immédiate, tout près du front. Notre pauvre brigade, après 31 jours de tranchées (ce qui, je crois, est un record) aurait grand besoin d’un véritable repos et d’un réel ravitaillement. Plusieurs de mes hommes marchent avec des souliers dont les semelles ne sont que trous et la compagnie est presque complètement démunie de gamelles et de marmites – ce qui nous met dans l’impossibilité de faire cuire le moindre aliment.

Une charmante famille belge

Loo, Novembre 14

J’ai été logé un peu au hasard, dans une charmante famille belge d’épiciers-drapiers  dont tous les membres sont de la plus agréable distinction  native. Il ya le papa, la maman, sept petits enfants délicieux dont trois petites filles vraiment réjouissantes à voir, une vieille grand’mère réfugiée qui agite inlassablement le berceau de la dernière venue qui a reçu le nom de… Pélagie ! Je ne puis m’empêcher de la considérer avec intérêt. (… )

Je te remercie encore de faire l’aumône à nos pauvres, fais-la aussi en mon nom. Donne-leur pour nous deux et ne t’inquiète de rien de ce qui se dit autour de toi. Ecoute Dieu qui parle à ton cœur, et méprise les petites prudences qui mettent la Vie à l’abri de l’Amour.

L’étrange piété des Belges

Pollynchove. Le 3 décembre 14

Tous ces jours-ci, au hasard des cantonnements, je vis chez des paysans belges qui sont des gens simples, pieux, silencieux et laborieux, et tout à fait selon mon cœur. On n’y voit travailler qu’à des besognes fortement utiles – on n’entend nul sophisme essayer de défendre l’indéfendable,- on n’y voit nul superflu. (…)

La piété des pauvres Belges est quelque chose de touchant et me rappelle celle des Maltais. Il n’y a dans toutes les chambres des fermes d’autre ornementation que les statues du Christ, de la Vierge et de quelque saint, rangées sur la cheminée et séparées par des assiettes de couleur. J’ai été très frappé à Kaeskerke de voir ces maisons éventrées, ces chambres ruinées où tout a été pillé et où il restait seulement sur la cheminée une Vierge sans globe et au mur un cadre naïf avec l’inscription en flamand «  Geloofd zij onzen Heer Jesus Christus »  (Loué soit Notre Seigneur Jésus-Christ) ou par· fois, gravée dans la cheminée, cette même inscription, suivie du mot : Amen ! Tant de foi avec un si rude châtiment fait rêver. Les pauvres Belges se contentaient-ils donc de dire «  Seigneur, Seigneur … » ou devons-nous nous attendre, en voyant leur châtiment a en subir un à la mesure de notre impiété, à la mesure des grâces inemployées et de tant de frivoles années ?

Une naissance dans la famille Van den Brugge

 4 décembre 14

…. Je suis paisiblement installé dans la ferme des époux Van den Brugge, à un kilomètre de Pollynchoye. J’ai autour de moi quatre beaux petits enfants dont une petite fille ravissante – tous quatre sales comme tout ce qui les entoure ; mais sages, doux et dociles autant qu’ils sont sales. Cette nuit, mon sommeil a été troublé par l’arrivée du numéro  cinq, une petite fille rouge comme une langouste et qui a hurlé sans arrêter dès que la vie s’est révélé en elle sous la forme d’une sage-femme flamande et d’un mauvais lumignon fumeux.

La boue de l’Yser

10 décembre 14

Nous voici de nouveau en première ligne, sur les bords de l’Yser dans une boue inexprimable et qu’il est difficile d’imaginer. Je ne sais si les tranchées allemandes sont inondées (c’est assez probable, car elles sont à 200 mètres de nous et nous n’y voyons plus personne et ne recevons que de très rares coups de feu)

Les  hommes font tout ce qu’ils peuvent  et ne vont au médecin que quand ils ne peuvent pas faire autrement. J’en vois qui, pendant des jours, suivent des marches et quelles marches ! Ils vont en  tranchées les pieds attachés sur leurs souliers et sans pouvoir les mettre dedans. Pour moi, grâces à Dieu, j’ai  tout à fait  pris l’habitude de cette nouvelle  vie et n’en  souffre qu’à de très rares intervalles, avec tous les autres, et quand il n’y a pas moyen de faire autrement. 

Tu es venue à moi comme un ange

13 décembre

….. Malgré la distance et bien des occupations, malgré les ordres et les contre-ordres qui sont comme la substance de la guerre, je vis sans cesse  avec toi… depuis que ton  âme est devenue la sœur de la mienne, et ta pensée, la compagne de toutes mes pensées ! Hors l’ennui de mes inutiles trente  ans, hors de l’incertitude et du manque d’espoir,  tu es venue vers moi comme cet ange en tunique verte dont parle Swedenborg qu’il vit surgir de l’Ouest et voler vers un ange en tunique hyacinthe lui descendait du Nord …

….. Nos hommes sont, en général toujours bien  vaillants, sauf quelques anarchistes et autres échappés des bourses du travail, auxquels l’ai appliqué ma méthode la plus vigoureuse et qui, pour la plupart, ont déjà fait place nette. Il est bien remarquable que ces mêmes cervelles, les plus obsédées  des utopies socialistes révolutionnaires et les plus férues des droits de l’homme et du travailleur, soient les premières à lâcher prise, à se Plaindre et à semer le découragement. Les vieux territoriaux sont  bien meilleurs que ces réservistes de 28 à 35 ans qui nous arrivent avec tout le répertoire de leur syndicat et ils défendent magnifiquement leurs tranchées. Pour cet élément véritablement pourri par l’idéal matérialiste de Jaurès, il ne reste que les coups de pied et de trique. (…)  

Tout  autour de nous. Les prairies sont semées des corps des pauvres territoriaux qui  ont défendu les tranchées de l’Yser et auxquels  on n’a pas encore pu donner de sépultures. La plupart sont tombés la face contre terre et sont demeurés ainsi ; mais il y en avait un, non loin de moi, auquel un camarade avait mis son sac sous la tête alors qu’il n’était encore que blessé et qui est mort ainsi paisiblement, sans doute d’épuisement. Nous l’avons vu longtemps au milieu de la prairie, avec son  visage d’ivoire et son pantalon rouge, le visage à la pluie, les membres bien allongés dans l’attitude tranquille d’un malade qui prie.

La mort du fusilier Louis Simon

Jour de Noël 14

Toute la messe était surtout dite pour le repos de l’âme de mon pauvre petit Louis Simon, mon ordonnance, tué l’avant-veille presque dans mes bras, derrière et à travers le parapet. J’ai été plus remué par la fin de ce charmant enfant. Si bon, si  serviable, si courageux, si patient, d’une si belle et constante bonne humeur, que par tout l’enfer de Kaeskerke. (…) La veille de sa mort, Simon lisait à côté de moi un vieux numéro d’un périodique illustré quelconque, quand un éclat d’une grosse marmite tombée non loin de nous, passa entre ses mains et lui arracha le journal, Quelques instants avant sa mort, nous avions, lui et moi, préparé une petite tranchée, celle dans laruelle il a été tué, qui s’est trouvée juste de la longueur de son corps et dans laquelle il a été enterré. Il était assis au fond de ce trou de terre ; la balle l’a atteint par derrière après avoir traversé la terre du parapet et est ressortie tout contre la médaille du Sacré-Cœur qu’il portait cousue sur sa capote. Il est mort presque instantanément, sans un pli de souffrance sur le visage, dans mes bras  et c’est moi qui l’ai étendu dans sa tombe, après  lui avoir fermé yeux. Je n’arrive pas à m’imaginer qu’il n’est plus là…

La dépouille du  pasteur protestant d’Emden

30 décembre

 Je t’envoie comme modeste trophée un petit  recueil de chants militaires allemands, que mes hommes ont trouvé sur un pauvre sous-officier allemand, dont le corps sans sépulture est demeuré longtemps, près de notre tranchée, en compagnie d’une dizaine d’autres, sur la rive droite de l’Yser … Il y avait aussi, tout près de nous, le corps d’un réserviste, pasteur protestant à Emden, qui avait, dans ses poches, les Evangiles (traduits de Luther) ouverts à la page des signes précurseurs du Jugement, et une Imitation de Jésus-Christ. Le pauvre homme avait aussi tout un stock de photographies de sa femme et de son petit enfant, et de cartes postales adressées déjà à sa femme.

La clef qui délivre n’est pas celle qui ouvre mais qui referme

Combien ces semaines dans la cohue, l’agitation, me rendent impatient de retrouver la chère paix de notre foyer, cette économie de paroles (en dehors des paroles de tendresse) et cette complète harmonie de désirs. Si imparfaite que soit notre vie, je la sens tellement meilleure que celle abandonnée au hasard de l’agitation –  je la trouve si douce, si riche dans sa simplicité, dans ses limites que nous avons choisies ensemble. Oui, la clef qui délivre n’est pas celle qui ouvre, mais celle qui referme sur le cœur les portes de la concorde et de la fidélité, et de cette simple fidélité que rien n’épuise …

L’ordre divin auprès de son épouse

Le 3 janvier

Si nous avions besoin (et sans doute Dieu s’en sert pour notre  bien) de ces séparations que je crois n’avoir jamais refusées, ce n’est cependant qu’auprès de toi, ce n’est que dans la paix de notre vie conjugale, que je prie bien, que je sens bien l’ordre divin, que je rends grâces à Dieu, pleinement, à  la mesure tout au moins, des désirs de  mon faible cœur …

Réflexions sur la radinerie des Belges

12 janvier : séjour à Fort-Mardyck

Malgré les visites régulières des taubes qui pas plus tard qu’hier ont gratifié Dunkerque et ses environs d’une quinzaine de bombes, le séjour de Fort-Mardyck (et ses bistro) est, je crois, vivement apprécié de nos hommes auxquels on offre leur premier bain depuis cinq mois !

Devant  ces belles maisons, ces somptueuses armoires (dont les battants ont servi aux gourbis de nos tranchées), ces granges et ces étables modèles, ces armées de machines agricoles, j’ai vu la hideuse  parcimonie de tous ces paysans quand il s’agissait d’acheter un Christ ou une Vierge. Le meilleur marché était toujours assez bon et d’ailleurs, ne nous l’a-t-on pas dit ? Un crucifix est toujours un crucifix !

21 janvier

Demain matin nous retournons au front, et  cette dernière journée a été employée à des revues de détail à des distributions de souliers, de caleçons, de bonnets, etc … Nos bataillons se sont réellement reposés pendant ce séjour à Fort-Mardyck.

Un second tué dans la compagnie de Dupouey

27 janvier

…. Nous venons de passer trois jours dans les dunes où nos tranchées étaient à 50 mètres de celles des  Boches, un peu sur notre gauche on était à 20 mètres les uns des autres ; c’est te dire que l’on  s’envoie de tranchée à tranchée toutes les douceurs imaginables : grenades, bombes de toutes les formes, galets et pommes de pin, etc » 

J’ai eu l’un de mes hommes tué, le second sous mes ordres  depuis 3 mois. Ce qui me semble prodigieux. Un projectile allemand sans doute du 105 percutant, c’est-à-dire éclatant au choc est tombé au milieu d’un petit abri où se reposaient six  mes hommes serrés les uns contre les autres et littéralement genoux à genoux. Il en a choisi un laissant complètement indemnes ses deux voisins qui dormaient appuyés contre lui. Il n’est pour ainsi dire rien resté du gourbi ; et les survivants, complètement ahuris sont sortis des décombres, noirs comme des ramoneurs et se tâtant, dans la stupéfaction de se retrouver au  complet. Ceux-là  peuvent se dire que Dieu leur donne une seconde fois la vie !...

Les 2000 capitaines qui protègent la liberté

1er février 15

… J’ai assisté ces jours derniers, étant compagnie de soutien, à un rude et sanglant engagement où les tirailleurs marocains ont laissé la moitié de leurs effectifs. J’ai vu, au cours de ce combat, les traits les plus beaux de courage individuel. Les tirailleurs sont d’un courage physique incroyable. Pendant près de cinq heures j’ai vu défiler les blessés et les civières emportant ceux qui ne pouvaient plus marcher : je n’ai pour ainsi dire pas entendu une plainte. J’ai vu un capitaine de Vilmaret, la main cassée, la moitié du visage brûlée au rouge cerise, couvert de sang et de débris de son commandant tué à côté de lui, demander le temps d’aller se faire panser rapidement pour revenir prendre son poste. Nos pauvres  tirailleurs et leurs officiers ont été admirables. (…)

Je viens d’avoir l’honneur de commander la toute première tranchée (au bord de la mer du nord) de cette immense ligne sur laquelle 1.500 ou 2.000 capitaines de compagnie répondent de l’inviolabilité du sol.  

Tu as bien raison d’insister sur ces devoirs de louange et d’actions de grâce tellement perdus de vue. Cette attitude de louages est d’ailleurs pour l’esprit une des plus réelles et des pus profondes sources de bonheur. Plus on loue, moins on demande, plus on accepte ce que Dieu Prépare dans l’infinie bonté de sa Paternité, plus on est près du bonheur vrai

Réflexions sur la solitude

9 février 15

….. Je suis heureux que tu aimes et apprécies la solitude … Si les vertus de la Solitude ne signifient ne par les fruits qu’elles portent dans la société, comme tu le dis, la Solitude est la condition essentielle de l’entretien avec Dieu et de l’Oraison. Sans doute, à partir d’un certain moment, on porte sa solitude avec soi et Dieu consent à ne plus nous quitter. Même dans la foule, surtout dans la foule ; mais on ne commence pas par là. Il faut, pendant des mois et des années, avoir été l’artisan de sa solitude, et avoir fait taire les voix du dehors pour discerner ensuite les voix sublimes qui parlent à l’esprit, même quand est déchaîné l’orchestre des sens et des futilités mondaines… .  

Les reliques de Nieuport

11 février 15

J’ai parcouru encore une fois les mélancoliques ruines de ce qui fut Nieuport ; l’artillerie a eu facilement raison de tous ces abris précaires ; certaines «  maisons ont été transportées dans la rue, en un beau monceau hérissé de poutres et de chevrons. D’autres maisons ont eu leurs murs arrachés – on  voit de la rue les chambres avec tous leurs cadres, les portraits d’ancêtres ; tous les toits sont à  jour ; la pluie cascade d’étage en étage à travers les plafonds. Dans certaines maisons d’intellectuels ou de collectionneurs, on marche dans une pâte de livres,  presque tous des livres rares, anciennes éditions des premières presses flamandes reliées en parchemin : blanc, avec les délicieux estampages du XVIe ou XVIIe siècle. Un grand Saint-Thomas in-folio, ouvert sur le seuil d’une maison, m’a engagé l’autre jour à visiter  ce qui dut être la plus belle collection d’anciens livres flamands. Aujourd’hui, l’eau a parachevé la destruction commencée par l’artillerie et les beaux livres, dans d’horribles contorsions de  leurs reliures, ont cessé d’être des livres. L’église  n’est que dentelle ; dans le grenier de la sacristie miraculeusement  protégé, j’ai trouvé tous les reliquaires éventrés, et, sur le plancher, tous les ossements des saints martyrs et des saints patrons. J’ai  pieusement recueilli et mis en lieu sûr les ossements des saints Severinus, Florus, Priminaus, tous martyrs, de sainte Ursule, de saint Py, accompagnés de leurs lettres d’authenticité. J’ai  recueilli  sur le sol toute une poussière sacrée provenant de ces ossements abandonnés dans une fuite panique. (…) Qu’il eût été facile de trouver une jeune fille ou un enfant qui les eût emportés contre son cœur, au lieu de les laisser dans ce grenier où ils ont été broyés une seconde fois par les Vandales.  La Providence a permis qu’aussitôt après avoir rendu cet office à ces restes glorieux, j’ai rencontré notre aumônier à qui je le les ai remis et  qui va sans doute les rendre à un membre du clergé belge, ou les confier à la flamme, s’il ne peut donner la sécurité et l’honneur qui  leur sont dus.  J’ai encore retrouvé le lendemain tout un antique  sachet contenant des reliques de saint  Placidus, martyr, que j’ai également remis à notre aumônier … Si jamais Nieuport se rebâtit, les Nieuportais pourront me remercier ! En attendant, que tous ces Martyrs daignent nous protéger. 

Un couple d’artistes peintres ne veulent pas quitter Oostduinkerke

17 février

 Je suis cantonné chez un ménage très sympathique d’artistes belges – l’aquafortiste N … et sa femme qui se décident enfin sur nos, conseils, à  gagner la France. Le village d’Oost-Dunkerque a été déjà bombardé 29 fois, sans grand mal, il faut le dire ; mais cependant avec 4 ou 5 victimes chaque fois, une douzaine de blessés, et plusieurs maisons pulvérisées. Ces pauvres gens ont monté la garde jusqu’à maintenant auprès de leurs livres, de leurs gravures, mais ils y ont gagné des cheveux blancs. Ils commencent enfin à comprendre que les meubles sont faits pour les hommes, mais pas les hommes pour les meubles et que le corps vaut mieux que le vêtement. Ils ont poussé quelques gros soupirs et ont pris leur résolution de gagner un village près de Dunkerque en abandonnant leur petite maison et leur mobilier  auxquels  les pillards français et belges auront vite fait un sort! Que Gide avait raison ! On croit que l’on possède et l’on est possédé. Que de belles vieilles vérités le coup de charrue de cette guerre ramène !

L’union des âmes dans le mariage

24 février 15

… Nous sommes faits pour Dieu seul. Tout ce qui n’est pas Lui nous trompe, nous quitte – à rebours de nous, rentre dans le néant natal. Moins que tous  autres, nous pourrions nier qu’Il ne manifeste dans le mariage son infinie miséricorde et n’amène ainsi les cœurs à Le bénir et à L’adorer. Mais, parce que si souvent nous L’avons béni ensemble, nous savons aussi quelle difficile et délicate architecture est un mariage d’amour- combien plus fréquents sont les mariages « à peu près »bâtis sur cet horrible mot de « concessions ».

3 mars

Si le Bon Dieu nous rend l’un à l’autre, si sa bonté et sa Miséricorde daignent reformer le doux concert d’amitié et de bon vouloir de notre foyer, quelle suave félicité ce sera pour moi !... A cause de cette union de nos âmes, à cause de cette lumineuse révélation, je rends grâce à Dieu sans cesse. Et même s’Il me prenait maintenant, je lui rendrais encore grâces mille fois de m’avoir ainsi fait connaître la douceur de Sa miséricorde qu’en aucune  façon je n’avais méritée ; et même si notre bonheur, n’avait duré qu’un mois, ou qu’une semaine – ou le temps seulement de nos fiançailles - son souvenir embaumerait toute ma vie…

12 mars

 Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que, dès maintenant, nous touchons la récompense des efforts que nous avons faits pour considérer toujours les choses sous leur aspect éternel. Combien ces pensées communes – et qui nous sont devenues naturelles – nous ont aidés à traverser ces jours et ces semaines – et qu’il faut rendre grâces à Dieu de ces quelques lueurs qu’Il a mises dans nos esprits !

 Portrait d’Urbain le Gascon

18 mars

….. Grâce à ton luxueux envoi, nous avons fait aujourd’hui dans la tranchée (0 m. 90 sur 1 m. 75) une délicieuse dînette dont j’ai fait profiter mon ordonnance, le brave Urbain D … , un Gascon, qui est le  modèle des ordonnances par son entrain, son tact  naturel, sa douceur, son intelligence. C’est une nature absolument charmante. Il a déjà été l’ordonnance de mes deux camarades Fefeu et de Nanteuil ont il a ramené les corps sous le feu de l’ennemi, c’est pourquoi il a reçu la Médaille militaire et l’ordre de Léopold. Notre cuisinier est un brave garçon de Billy ; il est un peu … frère de la côte, mais il est de ces marins pour qui la vie n’a pas  toujours été commode et il est, pour son service, de la  plus touchante bonne volonté. Il a découvert à Nieuport une petite voiture d’enfant dans laquelle il remorque nos ustensiles de cuisine et nos biens mobiliers, c’est-à-dire : une cafetière, une casserole, quelques boîtes de conserve, le pain, le sucre ; bougies, la provision d’eau et quelques bouquins (au  capitaine, naturellement !).

L’essentiel dans la vie c’est de remplir son cœur

Camp Gallimard, 27 mars

Comme le dit Pascal avec Tertullien, il faut quitter le monde, sa joie et ses plaisirs pour une joie et des plaisirs plus grands et plus hauts. Dieu veut des sacrifices de louange, c’est-à-dire une adhésion joyeuse à l’ordre qu’il nous propose et l’ordre  que nous devons choisir est celui dans lequel nous pourrons le mieux rendre grâces … Il faut aller dans  la voie qui  nous assure la meilleure qualité de joie ; il faut aller là où nous sommes sûrs de rendre grâces. Pour ma part, dans l’évidence de mon cœur,  cette voie était le mariage … Bref, je pense comme  les vieux Latins, comme le Dante, comme saint François, que le grand ennemi, ainsi que le grand péché, c’est l’ennui … ….. Oui ! Ce qu’il y a de difficile et d’essentiel dans la vie, ce n’est pas de se détacher, c’est de remplir son  cœur, c’est d’être le plus possible délivré du  danger de soi-même … Que Dieu donc soit loué pour nos mains In nomine Domini, pour avoir parfumé notre humble petit foyer de toute sa miséricorde – et pour nous avoir accordé tant de sujets d’espérance …

Pour ce qui me concerne sois en paix … et que le bon vouloir de ton cœur soit récompensé à la mesure du bonheur qu’il m’a donné, de cette paix promise par les anges. C’est toi la jeune fille que toute ma vie attendait, dont la chère présence remplit et embaume toute la chambre intérieure de mon cœur – qui apaise et réjouit mon esprit au-delà de tous ses désirs – Be at peace … Grâces à toi, en tenant ta main, je suis entré dans la terre de mon après-midi, et dans le Magnificat de mon  cœur. 

Si je venais à disparaître

29 mars 1915.

…. Si je venais à disparaître (pour t’entourer d’en haut plus incessamment), ne te préoccupe pas trop  du lendemain. N’oublie pas qu’un peu d’incertitude de l’avenir est le meilleur aiguillon de la confiance, de l’abandon à Dieu. Le grand malheur des riches, c’est que leur or les met à l’abri de la Providence, de ses merveilleuses, tendres et paternelles prévenances. Ils combinent toute leur vie dans leur cervelle et n’ont pas comme nous la partie liée avec  Dieu …

Les reliques du couvent des Clarisses de Nieuport

L’interrogation de St augustin : Quel est le faîte de ce temple à la construction duquel nous travaillons ?   

Aux tranchées. Jeudi Saint 1er avril. Cet après-midi, en me promenant dans le couvent abandonné des pauvres Clarisses, j’ai de nouveau  trouvé tout un tableau enrichi des plus précieuses reliques. Comme je sais que, dans ces cas semblables, lorsque les reliques sont séparées des brefs qui les authentifient, le clergé les confie au feu, j‘ai pieusement brûlé moi-même ces reliques qui étaient, en général, des reliques des premiers Bienheureux de l’ordre franciscain (le délicieux frère Egide, entre autres). J’ai gardé pour notre cher foyer un petit morceau du voile de la Sainte Vierge,  deux sachets contenant l’une des reliques des  Saints Laurent et Victor, l’autre, des Saints Grégoire  et Jérôme. Je ferai ce qu’il faudra pour que notre possession de ces saintes reliques soit régulière et je me réjouis en pensant que l’attachement et la vénération que nous aurons pour ces ossements s nous sera un gage de la puissante intervention de ces  grands saints. Un passage de Pascal ne quitte pas mon esprit, c’est celui où il dit : « Le Saint- Esprit repose visiblement dans les reliques de  ceux qui sont morts dans la Grâce de Dieu – jusqu’à ce qu’il y  paraisse visiblement dans la résurrection ».  Cherche ce beau passage dans le petit livre que je  t’ai envoyé – il te réjouira. …. Oui, je me réjouis de posséder ces trésors dans l’espérance  que  leur possession nous aidera à ne pas voir dans la matière et dans les corps que le support de l’esprit et des âmes – à chercher dans toutes les circonstances de la vie des correspondances invisibles - et à asseoir plus fortement l’ordre de notre foyer dans le  culte seul de ce qui est essentiel. Je  t’envoie une petite version latine trouvée dans un des livres de prières des  pauvres Clarisses, dont tout le sol de  la chapelle est lamentablement jonché.

Office de saint Mathias, Apôtre, sermon de saint Augustin

Quel est le faîte de ce temple (spirituel) à la construction duquel nous travaillons ? Jusqu’où doit s’élever le sommet de l’édifice ? Je m’empresse de le dire : jusqu’à la vision de Dieu face à face. Vous voyez combien il est sublime et quelle grande chose c’est de voir Dieu face à face. Celui qui a le désir (de voir Dieu) comprend et ce que je dis et ce qu’il entend. Nous avons la promesse de la vision de Dieu, du vrai, du Dieu Très-Haut.

Que cela est bon ! Voir Celui qui nous voit ! Sans doute, ceux qui ont le culte des faux dieux les  voient  facilement ; mais ces (dieux) qu’ils voient ont des yeux  et ne les voient pas. Tandis que nous, nous avons la promesse de voir le Dieu qui vit et qui (nous) voit.

 Les derniers mots de Pierre Dupouey

  Aux tranchées vendredi saint 2 avril 1915

Quant à l’îlot « Clémence »  qu’il arbore courageusement l’étendard bénédictin avec le mot PAX ! et que les flots de toutes les désapprobations mondaines expirent vainement sur ses rivages. La vie plutôt érémitique que  nous menons me fait envisager la chose chaque jour comme plus facile.  L’important, dit Claudel, n’est pas de vaincre, nais de n’être pas vaincu. Ne nous forçons donc pas aux sanglots, quand Dieu ne fait voir que des motifs de Joie. Suivons la pente de notre esprit, je veux dire : l’appel de notre logique ; confions nos modestes semences à la terre de notre petit jardin et laissons faire le Ciel qui «  ne se trompe pas », dit Confucius … ….. Au fond, la grande prière à faire pour chacun de nous demeure ce magnifique cri de Claudel : Seigneur, délivrez-moi de moi-même » …

III) La mort de Pierre Dupouey entraîna la conversion du docteur Ghéon

Au front la mort de Dupouey non seulement attriste ses hommes mais aussi un ami de guindaille de Gide, le médecin militaire français Ghéon qui connut plus tard la notoriété. Gide avait en effet demandé  à Ghéon de rendre visite à  Dupouey s’il lui arrivait de se trouver sur le front des Flandres. Ghéon était comme l’écrivain  Gide homosexuel  et libertaire. Sans être  des partenaires sexuels, ils aimaient partir ensemble en Afrique du nord pour des séjours touristiques où ils pouvaient facilement  laisser libre cour à leurs désirs en achetant le service de  jeunes gens !

Le docteur Ghéon vit trois fois Dupouey. Au contact de l’officier de marine, Ghéon éprouva la  progressivement la nécessité de faire le point sur sa conduite.

C’est à Coxyde, villa des ajoncs, qu’ils s’étaient donné rendez-vous. Mais «l’imminence d’une grande attaque» lui interdit de voler sur le champ à l’invite de Dupouey. Cependant, le 28 janvier Ghéon se trouve installé dans le toit d’une villa. Un assaut se prépare. L’aide-major raconte :

 « Les trajectoires rasent le toit qui nous abrite ; la mansarde bourdonne comme l’intérieur d’un  violon … Tutti ! A ce moment la porte s’ouvre, le lieutenant  Druon m’amène un visiteur : c’est Dupouey. La main tendue, la main serrée. Je ne l’attendais pas ici. Il me fait plaisir et il me dérange ; le plaisir est le plus fort. Je suis surpris de sa petite taille, mais instantanément il m’en impose. Ce petit homme carré, râblé, emmitouflé dans un  suroît, la casquette bien enfoncée, ceinturonné de tout un attirail de guerre, la barbe sombre et l’œil profond. »

31 janvier, deuxième rencontre. Ils déjeunent ensemble. Au dessert, on boit le taphia du ravitaillement « J’aime ce rhum qui sent la canne fait Dupouey. Tout en lui affirme un goût très- vif de la vie. Ghéon, lui avoue qu’il ne se voit guère continuant de vivre après une telle catastrophe ; la guerre lui ferme tout l’horizon.» Moi pas, dit son compagnon. Voulez-vous voir mon fils ? Il  lui fait admirer la photographie, de son bébé.

La troisième rencontre a Fumes pour décor. Dupouey fait emplette de quelques objets et d’une bouteille d’eau de Cologne ; la puanteur est telle sur l’Yser où la marée fait osciller tant de cadavres ». Parmi les décombres, il chante un vers  du dernier livre de Verhaeren : Tout est repos, fraîcheur, balancement, murmure. 

Et le  souvenir de l’âme la plus noble qu’il ait  approchée ne lâchera plus  Ghéon. Comment ne pas accepter le miracle, si j’accepte la sainteté ? se demanda-t-il.

Bouleversé par la mort de Dupouey, le docteur  Ghéon correspondra avec sa veuve,  se convertira, changera radicalement de vie et rentrera dans l’ordre des dominicains. Il  travaillera tout le reste de sa vie à la rédaction de nombreuses pièces de théâtre à connotation religieuse afin de convertir ou  édifier la jeunesse de son temps. Ses pièces de théâtre, connurent un grand succès. Notamment celle consacrée à Saint Bernard qui fut  traduit en flamand  et retint pendant trois jours de suite  une grande foule dans la Bourse aux grains de Gand !  Ghéon fit aussi le récit de sa conversion dans un livre : « L’homme né de la guerre : témoignage d’un converti »             

Un être exceptionnel a croisé notre route. Et bien que, sur le coup, l’entrevue n’a pas semblé considérable, un écho s’obstine, une lumière, un charme dont nous interrogeons l’essence et l’origine. Nous avons connu un homme, simplement ; c’est-à-dire, en somme, un chef-d’œuvre. Son Auteur, est le nôtre. Il nous a tous également aimés, et  son invitation est incessante. C’est dans la paix, au delà du silence, qu’Il parle en notre cœur « sans aucun bruit de parole ». (Jacques Biebuck, Le lieutenant Dupouey, collection « les Saints laïques », Editions du chant-D’oiseau, 1945)

IV) Extraits des Cahiers et lettres de  Mireille Dupouey.

3 août 15. Je reste séparée de toi par cette grande mer de toute ma Vie. 

Lu bord du Ter. 10 septembre

Mon Pierre chéri, garde-moi dans le silence du tombeau contre ton cœur, contre le cœur du Christ  Je t aime.              

Toussaint 1915.

 Pierre aimé, adore pour moi, supplie pour moi. Que cette vie sans toi, mal entrevue encore, soit toute pour Dieu, toute à lui. Toute en lui. Il faut que nous allions au ciel chanter le Sanctus avec toi !

Noël 1915

Seigneur, mon Dieu, qui  êtes toute beauté et toute charité puisque vous nous avez donné pour Sauveur votre fils unique, ne séparez pas dans le ciel ceux que vous avez unis tendrement sur terre et permettez à mon âme de retrouver la sienne pour vous bénir éternellement.

24 mai 1916

Tu te réjouissais à la pensée de ne plus me quitter, et maintenant tu me VOIS sans cesse, mais qu’est cela auprès de la possession de Dieu ? Mon bien aimé parmi le chœur des anges ! Si le  bonheur humain nous faisait frémir de joie à l’avance, comment fermerais-je mon cœur à ta félicité, ô mon élu, ô mon bienheureux ami ? Et si, comme tu me l’as promis, il me faut encore pour que ta joie soit pleine et complète, reçois mon cœur et tout mon cœur.

31décembre 1916.

 J’aime mieux souffrir jusqu’à ce que mon cœur se rompe en moi plutôt que de penser que je t’aimerais moins.

2 janvier 17

Seigneur Jésus, envoyez-nous l’Esprit consolateur dans nos luttes, l’Esprit de vérité dans nos douleurs, l’Esprit de force dans nos abattements – et puisque vous avez promis à ceux qui gardaient votre parole que leur joie serait complète, soyez vous-même notre joie, non dans un élan sensible, mais dans la ferveur filiale de notre bonne volonté, de notre généreux abandon à tous vos desseins sur nous. Jésus, doux et humble de cœur, rendez nos cœurs semblables au vôtre – ayez pitié de nous. Du mépris de vos divines inspirations, délivrez-nous Jésus !

Quelques moments de bonheur : Pierre est présent à côté de moi

13 janvier 17

Last night, 1 dreamed of my love – oh ! what a bliss in his presence!… Mon ange se taisait, mais son regard m’étreignait toute entière dans un prodigieux amour – il me parut qu’il en était ainsi, parce que j’avais consenti à tout pour mon  Dieu. Me  tournant alors vers lui « Alors parle-moi, lui demandai-je, de la béatitude que tu goûtes là-haut ». Son regard m’échappa encore, s’éleva, et tout le visage resplendit d’une joie vraiment angélique pendant que, défaillant presque au seul  souvenir du ciel, il répondait : Oh ! te parler, essayer d’exprimer le bonheur des élus, le mien !… Impossible, il n’y a pas un seul mot ; entends-tu, pas un seul mot en aucune langue, capable d’en exprimer une parcelle. » Et ce fut tout – et Je me réveillai … Seigneur, je vous rends grâces pour ces quelques instants de douceur passés avec mon ange. .

15 janvier 17

Demeure en moi, et s’il faut me taire sur toi, écoute au moins le chant de gratitude de mon âme. Viens dans le silence qui t’attend, et chérissons-nous dans le secret, dans la prière profonde, celle qui est sans paroles, comme une étreinte. Viens, mon cœur, pour que je t’épouse à nouveau à chaque heure de ma vie, dans cette tendresse véhémente, dans cette préférence passionnée de toi et de toi seul. 

7 février 17

Ne me l’écrivais-tu pas, toi, lumière de  ma vie : Absence is the saving-bank of love.

20 mars 17

Tu n’es pas mort et je ne suis pas veuve – il n’y a de tout cela que des apparences. Tu es au ciel et mon âme indigne est indissolublement unie à ton âme bienheureuse : cela seul est vrai, et le reste n’est que fumée.

Mon Dieu, ouvrez-moi ce soir les bras de votre tendresse et qu’il me soit permis de me reposer à l’ombre de vos ailes – parce que j’ ai peur et effroi de la vie. Certes je ne suis rien et ne possède rien. Dénuée de tout, souffrez du moins que je vous offre  à nouveau ce cœur qui vous désire par-dessus tout. Ce soir dans le frémissement de tout mon être, je me jette entre vos bras, vous suppliant de me prendre pour vous seul, ainsi que nous en étions convenus, vous et moi, si j’ose ainsi parler – au  jour de votre dernière pentecôte. Vous m’avez voulue veuve, c’est-à-dire humainement séparée de celui que j’aimais, pour que je devienne votre épouse. 

Je vous demande la Croix, c’est-à-dire les bras étendus pour vous étreindre, les mains ouvertes pour recevoir tout ce qu’il Vous plaira d’y mettre, les pieds fixé, c’est-à-dire la dépendance de tout mon être, l’obéissance, l’adhésion de ma volonté, la fixité dans votre volonté. Je vous demande la Croix parce qu’elle est le foyer ardent d’où l’amour a rayonné sur le monde comme une lumière fulgurante

Mardi saint

Prenez-moi et que je ne vous quitte plus ; donnez-moi la main afin que, marchant les yeux fixés sur la lumière de votre visage, je ne regarde pas le chemin où vous me  conduisez – que je ne vous interroge plus, que dans mon esprit la louange remplace le doute et que mon  cœur redise l’Ecce, Fiat !

12 mai 17

Il n’y a donc plus qu’une satisfaction propre qui crée un état d’abaissement spirituel à l’heure où l’homme, épris de lui-même, est sur le point de se couronner. Il a sans cesse aux lèvres les mots d’idéal, d’immatériel, d’invisible, il regarde les êtres avec toute l’attention dont il est capable – mais il ignore l’adoration, le prosternement humble et plein d’un joyeux respect, la prière enfin. L’élan du cœur vers Dieu, le seul saint, le seul Seigneur, le seul Très Haut – l’Idéal parfait de nos âmes. .

Ascension

O Vous qui siégez à la droite du Père, ayez pitié de ceux dont le voyage ici-bas n’est pas achevé ; Jésus qui êtes monté à l’Orient du Ciel, ne nous laissez pas seuls et tristes à l’ Occident – et faites  qu’un jour mon âme et celle de notre petit enfant après une vie de fidélité, rencontrent à l’Orient, c’est-à-dire dans la Lumière naissante à nos yeux de l’éternité, l’âme du bien-aimé, de mon Pierre chéri qui, déjà, et pour toujours, est entrée dans le  royaume de la gloire et chante à jamais les splendeurs de Votre Majesté.

30 août 17

Assise dans l’amour, c’est-à-dire : fixée, établie dans l’amour, engagée complètement, autant qu’il est possible à la misère humaine, dans l’union à Dieu qui est l’avant-goût au ciel, il faut (et c’est la condition de ma fidélité, je le sens bien) que je sois maintenant Marie aux pieds du maître. On ne cite d’elle aucune parole : elle écoutait. Elle était là.

20 septembre

Donnez-moi l’objet de mon désir, faites que je demeure en votre cœur sacré, c’est-à-dire que je vive au sein de l’amour, que je me nourrisse de l’assurance de votre amour et que tout mon pauvre cœur réponde à l’amour du vôtre. Faites que je demeure en vous et avec vous, fidèle, généreuse, attentive dans la tranquillité de l’amour, jusqu’à ce qu’il me soit donné d’entrer par vous le ciel, Jésus, ô voie – ô vérité – ô vie de mon âme dans le temps et dans l’éternité

 2 décembre 17

« O Esprit d’amour, survenez en moi afin qu’il se passe en mon âme comme une incarnation du Verbe, que je Lui sois une humanité de surcroît en laquelle Il renouvelle tout son mystère », dit Elisabeth de la Trinité.

8 janvier 18

Quand je Lui donne l’hommage de quelques larmes, le christ fait ruisseler sur moi le torrent de sa tendresse

La pensée de l’impossibilité de vieillir ensemble fait souffrir !

3 mars 18

Est-ce pour enseigner à d’autres cœurs, désemparés dans le deuil, cette profonde  mystique du foyer chrétien, que je le perçois si lumineusement dans la grâce de Dieu, depuis que Pierre a paru me quitter ?     

Mon amour. Il me souvient de la joie que nous donnait cette pensée : vieillir ensemble. Toi et moi de plus en plus unis, fondus en un seul esprit, en un seul coeur - après une longue vie d'amour, après un incessant échange de douceur et de  sûre tendresse, ayant supporté, dans la sereine paix de notre amour, de grandes épreuves peut-être, et certainement, le poids du jour et de la chaleur ,la pénible nuit des séparations – toi et moi qui serions devenus un vieux ménage d’amour – un parfait ménage de très vieux amis d’amour – oh ! que cela eût été doux de serrer chaque jour plus fort nos mains ridées et lasses, mais chargées d’une moisson de tendresse – qu’il eût été doux et réconfortant le baiser sur l’épaule de celui qui aurait tout enduré à mes  côtés – le baiser d’amour de la jeunesse ardente, enrichi de la vénération de toute une vie. Et qu’aurait été entre nous le silence après les fécondes années - le silence du soir - quand, déjà, celui des premières années, le silence de l’aube et des fiançailles – était si suave, si plein, si harmonieux dans notre âme ! Que serait devenue notre confiance à la fin d’une longue vie, quand elle me semblait totale en ce premier printemps où tu me dis « Tout le bonheur  de ma vie est entre vos mains … » et où je te confiai, comme à l’ami de mon âme autant que de mon cœur, cette réserve intime de mon être qui était à Jésus seul. Qu’aurait été notre prière commune, mon Pierre chéri ? A quel point serions-nous devenus les « enfants mystérieux » du Très-Haut, chacun de nous apportant au trésor commun les grâces personnelles, et nos âmes se fondant de plus en plus à chaque communion eucharistique, à chaque contact avec le  Dieu d’amour, le Dieu tout un.  Nous ne pouvions regarder en face cet avenir de  notre vieillesse – et toujours, il nous fallait conclure, les yeux brouillés de larmes : «  Ce n’est  possible – notre cœur s’arrêtera de battre avant  cela – car de telles joies ne sont pas de ce monde. » Et ces pensées nous faisaient un mal délicieux – l’impression d’une flamme à qui l’on n’en veut pas de brûler, parce qu’elle est un foyer de lumière. Et quand, après cette troublante suavité, nous retrouvions la parole, c’était pour évoquer la retraite à Saffi  ou au bord d’un canal, ou dans la solitude d’un phare, n’importe où, pourvu que ce fût une solitude de prière et d’amour, un pas vers l’union plus parfaite. Puis le silence – l’action de grâces pour le passé et la remise amoureuse à Dieu de l’avenir qui ne nous appartient pas – l’abandon d’amour et le vœu qui consommait tout et nous empêchait de mourir sous l’excès de cette joie : « Ce qu’à Dieu plaira, pourvu que nous travaillions  pour sa gloire ! » Quand éclata la guerre, nos cœurs comprirent tout de suite  et chacun de nous entendit dans le silence intérieur de l’offrande, comme un écho : les joies ne sont pas de ce monde. Ecce, fiat. Fiat. Seigneur, je Vous le donne  mais ayez pitié de moi. Et, longtemps après ta mort, presque jusqu’à ce jour, mon  ami bien-aimé, je n’ai pu voir, sans un brisement  de tout mon être, les vieux ménages demeurés ensemble, les vieux couples appuyés l’un sur l’autre, jouissant plus ou moins de cet appui et de cette confiance– mais enfin, l’éprouvant – les ménages courbés et blanchis qui entrent ensemble dans l’église, et s’agenouillent côte à côte à la table sainte. Je ne pouvais pas, cela me faisait trop mal. Mais Jésus m’a tout éclairé – qu’Il soit béni  d’être la Lumière vivante de ma vie – comme Il est le soleil de Justice que contemple à découvert l'âme de mon cher élu. Pierre a été mis hors du temps : il ne saurait donc  plus être question  de vieillesse et puisqu’il est uni  à mon âme, la vie terrestre eût été moins féconde  en tendresse, en confiance que cette vie présente, toute spirituelle, infiniment nourrie et active. . T’aimer toute la vie, est-ce ta mort qui m’en empêchera ? 

16 mai 18 : Visite et témoignage d’un compagnon d’arme du lieutenant

Il était merveilleusement abandonné pour tout ce que Dieu voulait. Il savait bien qu’il serait tué – et il disait : « Il y a beaucoup de femmes qui sont révoltées ou découragées  mais  pour moi, je suis tranquille. Je sais bien que la mienne  acceptera son sacrifice avec autant d’amour que  j’ai accepté le mien et pour la même cause sublime ».  Justement, le samedi saint, comme par un  pressentiment, il m’avait parlé de vous, Madame,  et de son fils, toute la journée. Nous étions  demeurés assis dans le gourbi avant la relève ; et  pendant que j’étais près du téléphone, il causait moi. Longuement. Il me parla de son fils, de la manière dont il l’aurait élevé et il ajouta : D’ailleurs sa mère fera tout, ce que j’aurais fait et  J’ai confiance, car je demeurerai avec eux pour aider.  J’ai fait à. Dieu le sacrifice d’un foyer comme  je crois qu’il n’yen a peut-être pas de plus parfait et de plus doux – mais ma mort n’en sera pas la fin. Elle sera la force même de mon enfant. Tous les conseils ne sont rien auprès de l’exemple, et  quand mon fils comprendra la mort de son père au champ d’honneur, quelle plus belle leçon aurais-je pu lui donner ? Je serai tué, mais je ferai encore plus pour lui que si j’avais vécu. Il sera bien mieux élevé… (…)

Le capitaine m’avait dit bien des fois : «  Toute vérité de la vie est dans la religion.  Moi aussi, à 25 ans, j’ai voulu faire comme les autres et m’en affranchir ; mais j’ai dû y revenir, car on ne s’affranchit pas de Dieu – et toute notre raison est  de vivre est en Lui ». 

Vigile de la Toussaint 1918

Prenez mes larmes, ô mon Maître qui avez dit : Beati qui lugent. Acceptez de les ajouter à la splendeur de votre vêtement, à la gloire de mon cher élu. Je suis passionnée de Votre gloire et j’ai marché longtemps dans l’illusion que la Joie seule Vous  glorifiait pleinement. Elle me semblait comme une fidélité, une délicatesse indispensable après les grâces reçues, un acheminement évident vers le Ciel qui ne sera qu’une vie de louange, d’adoration d’infinie béatitude en Dieu. Maintenant, je comprends que la douleur aussi peut louer Dieu, peut clarifier son Nom, et procurer la gloire de mon ange. Quand je pleurais, tandis qu’éternellement il chante, je me sentais comme séparée de lui et cette impression était atroce. Jésus m’a fait l’immense grâce de comprendre qu’avant tout, je dois être « une pensée de Dieu» en tous les actes de ma vie. Cette conformité à Sa volonté, accomplie pleinement par les élus au Ciel, est  le plus  sûr moyen de communier à Pierre – soit que cette volonté me plonge dans les larmes, soit qu’elle me ravisse dans la joie.

1er février

Mais je suis là. Comme hors du sol –tantôt accablée par les intempéries dont ta présence m’abritait, Pierre chéri, tantôt goûtant la pluie et la nuit et le goût salé  des larmes versées dans la solitude, à cause de toi que j’aime, parce que je t’aime - et j’aimerais mieux mourir de douleur au bord de la route en te chérissant, en t’appelant, en t’adorant que d’être un instant occupée de ce qui n’est pas toi – ô mon amour. Et soudain dans cette tempête, tu es venu vers moi

For Love is …

The star to every wandering bark… 

It’s an ever fixed mark

That looks on tempest and is never shaken

Voyage à Coxyde sur la tombe de Pierre


La tombe du lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey

15 juillet 19

Je ne comprends pas. Seigneur Jésus qui avez : tout quitté, tout jusqu’à votre Mère, ayez pitié de moi. Je ne comprends pas. J’attendais comme une révélation soudaine, brutale même de la mort. Et mon cœur est interdit de ne rien comprendre. Mon amour, tu n’es pas ici. La tombe n’a point de voix et mon âme ne réalise que le langage du  paradis. Je ne comprends pas la mort, mais la résurrection et la vie – Jésus, Jésus vivant et toi vivant en lui. Mon amour, ce n’est pas ici plus qu’en aucun lieu du monde que je verrai ton visage béni. Ferme mes yeux alors à tout ce qui est apparence afin  que je te trouve en Dieu. (…)

Après ce vide du premier contact avec la tombe, j’ai pris mon rosaire et médité les mystères glorieux. (…)

Mercredi.

Toute la matinée, j’ai soigné la tombe, planté, arrosé, cueilli un peu de lierre et des pois de senteur. . . Sous ton regard, j’ai travaillé. Douceur – douceur – rien que de la douceur. Prendre de la peine pour celui que j’aime – mon ami, mon frère – et mon enfant aussi. Oui, mon, enfant, c’était avec un amour presque maternel que je cultivai ce petit coin de sable – mon enfant. . Pierre, je t’ai parfois aimé de cet amour de maman, aux heures où Dieu te donnait certaines grâces à travers moi, où je priais pour que ton âme montât  toujours davantage dans son amour. Et ce matin,  le même sentiment d’enveloppement pour  toi dans le petit cimetière plein de soleil.  Ami de mon cœur, Pierre, mon frère, qui dira   les modes infinis et subtils de notre amour ? A. cette heure même, tu m’enveloppais et je me sentais ta fille, toute faite de toi, donnée à Dieu par toi à chaque instant depuis ta mort afin qu’il me garde ferme dans la foi et dans la paix de son amour. Ta fille plus encore que je ne le sais, parce que tes  prières ne cessent de m’engendrer à de nouvelles grâces depuis ton entrée au paradis. Ta fille, heureuse de te servir humblement de ses mains une fois encore, de repeindre la croix qui  dit ton sacrifice, d’arroser le lierre qui atteste en silence ta fidélité et de bénir Dieu qui lui permet la douceur de ces actes simples et pieux.

Jeudi 17 juillet

J’ai  continué de peindre la tombe en gris clair, de le servir. 0 mon Dieu, que vous êtes bon pour moi. Peu importe que je  ne comprenne pas tout

Vendredi 18

Journée à Nieuport…

Avant l’arrivée à Oost-Duinkerque, une grande  bâtisse dont le toit est à jour indique le début de la voie douloureuse. Je demande à un « monsieur» qui manie des briques devant sa maison ruinée si le vieux ménage Hendrick est revenu. Mais non, pas encore. J’aurais aimé remercier ces braves cœurs dont la maison avait abrité mon amour. Elle est à bas, on ne la  distingue guère des autres, tant est général le ravage et la désolation. La petite église est grande ouverte au soleil qui rend la tristesse des plâtras plus amère encore – et le cimetière est bouleversé par endroits, les tombes envahies d’herbes avec des croix renversées …

(…)

Traversée de Nieuport, désert de pierres, longue rue de douleur. De l’église, plus rien. Le petit cimetière porte en beaucoup d’endroits : « Tombes bouleversées en 1917». Une croix indique le lieu où tomba l’obus. Partout des marins. Mon cœur est brisé en pensant à ces chers enfants, à leurs mamans, à leurs femmes tandis que les hideux touristes  venus d’Ostende en robes claires et bas de soie dénombrent avec leurs lorgnettes ou leurs face-à-main les pauvres tombes françaises.

(…)

 J’ai suivi la route que tu suivais en gagnant les  tranchées, au sortir des caves de Nieuport, et traversé les bras du canal. Tu étais là avec moi, ô mon amour, mon brave – et pourtant, quelle douleur … Ensuite, c’est le champ de bataille que déjà l’on  commence à déblayer. Des Boches travaillent. Oh ! Pour les rencontrer là même ? Mais je souffre trop pour les haïr. Il n’y a que la pitié pour ce malheureux pays, rien que la douleur jusqu’au fond de l’être. Cheminement sur la digue interminable jusqu’aux abords de Lombardsyde. « Nous deux » - tu me mènes – il faut que je voie tout ce que tes yeux  ont vu, tout ce que tes marins et toi vous  défendiez  si âprement. A gauche, dans le chaos, je me suis assisse, ivre de douleur, à même les fils barbelés, au bord d’un abri qui fut peut-être le tien. J’évoque cette  « paisible après-midi du samedi saint », ta causerie avec D. aux écoutes – la lettre que tu m’écrivis, la carte plutôt – la dernière où tu me donnes « l’assurance conjugale » de notre union malgré la vie incohérente que tu mènes – j’imagine « ta petite promenade » au poste avancé et le coup … et le transport sur le brancard, dans la pluie et la nuit, jusqu’aux caves de Nieuport… .

Matinée à Coxyde-Bains

Le livre de Ghéon me guide. Où se sont-ils retrouvés pour le déjeuner simple et cordial que Ghéon raconte ? Où est la villa « Les Ajoncs », « la plus modeste »  où Pierre a cantonné ? … Mon cœur bat en arrivant sur la digue : ce sont les premières ruines que je vois, celles dont Pierre disait qu’elles étaient la faillite de l’art bourgeois: de l’art industriel, de l’Art … tout court. Voici celle du ténor de Bruxelles, le fameux Gilbert de la Monnaie; seuls les murs tiennent : les grilles des balcons sont tordues, les fenêtres aux ovales compliqués sont vides de carreaux, quelle ironie pour leur prétention. Je comprends Pierre. Car on sent que tous les propriétaires de Coxyde-bains ont  ailleurs  bon souper, bon gîte et le reste. Vainement je cherche  «  la petite maison » où rayonne celui que j’aime.

La flamande fiancée à un fusilier français décédé

Samedi 19

 Pèlerinage à Pypegaal à la recherche de la tombe  de F.

 A Woesten, je prends la carte et m’engage sur la route brûlante, un désert où pendant des kilomètres il n’y a pas un habitant. Marche en droite ligne vers le front de Steenstraat où les marins ont tant lutté en décembre 1914 – mais ensuite ce fut seulement la ligne de défense, non plus l’acharnement.  Carrefour de Pypegaal – allée de peupliers avant le cimetière. La petite Flamande aux yeux bleus rencontrée en tramway me sert de guide : elle-même était la fiancée d’un premier maître tué en 1917.  Elle vient de La Panne voir sa tombe. En vain, nous cherchons celle de M.F dans le pauvre cimetière à l’abandon. Les herbes folles ont dépassé certaines croix et plusieurs plaques sont tombées. Je sanglote à la pensée de dire à ma pauvre amie… mais non, il faut  chercher encore – et  d’abord prier. Je  m’agenouille sur la tombe de Rioualan, le premier maître, « son Pierre» à la petite Flamande – mais elle reste debout et je sens qu’elle est occupée de lui seul. Pas de Dieu – de la tombe, et non du paradis.

(…)

En face du beau moulin ruiné, un autre petit cimetière (il y en a partout à Pypegaal) – c’est la seule moisson des champs pour cette année, moisson des greniers éternels du père de famille. Dans celui-ci, presque tous sont des marins de 1914 - 1915.  F. y dort à l’ombre d’une grande croix noire qui domine les graminées presque arborescentes.

(…)

Dans ce désert, la petite Belge connaît une brave femme de Reninghe qui est revenue vivre dans une  baraque voisine et qui soignera la tombe. Pauvres gens ! Ils ont perdu le commerce qui représentait  les économies de toute une vie de labeur. Mais la brave femme m’explique de son mauvais  français qu’ils ont encore leur fils unique, que  Dieu le leur a conservé, et qu’alors on aura la force de tout recommencer.

(…)

J’aurais aimé revenir seule à Woesten, mais la petite flamande ne me quitte pas, avide d’entendre  les détails sur la vie des marins – et peu à peu elle m’ouvre son cœur – m’avoue qu’elle ne prie plus depuis sa douleur, m’envie de trouver quelque douceur à la prière …

La pauvre petite donne libre cours à sa douleur et cela me fait mal de voir couler les larmes de ces grands yeux d’enfant, tandis que nous cheminons dans la belle campagne ensoleillée. Je pense au marin de Cancale qui s’éprit de cette belle jeune fille blonde et pensait après la guerre l’emmener en Bretagne – et voici qu’elle reste toute seule – si seule que la pauvre petite en a eu peur. « Oui, vous ne le croiriez pas, mais j’ai eu tant de chagrin que j’ai commencé à fréquenter un Belge. » 

En revenant seule de Furnes à Coxyde, je dis mon  rosaire pour la belle enfant qui a trop soif de  bonheur – demandant pour elle la foi aux promesses du Christ, l’espoir vivant en elle de la résurrection.

Dimanche 20 juillet

Journée de pluie, de recueillement, Grand’Messe et Vêpres de la Dédicace du diocèse de Bruges.

Après les Vêpres, visite à, la tombe du petit Le Roux. Sur la route de La Panne, j’offre mon visage et mes mains à la grande pluie et au vent marin que connut Pierre – enfoncement dans le sable trempé – solitude du cimetière où dorment, dans un repli de dunes, les tombes des Anglais, droites et bien alignées comme eux-mêmes l’étaient.  Tout au fond, une rangée de marins, presque tous canonniers. La tombe de René Le Roux, est, comme les autres, au niveau du sol – elle dort humblement sous la haute croix portant ces mots : « Front de mer de Nieuport ».

Lundi 21 juillet

Départ au petit jour pour Dixmude. La tempête a cessé et le pourrai faire ce pèlerinage – le dernier  aux champs de bataille.

(…)

 Des deux côtés de la route tragique (de Caeskerke à Dixmude), des croix noires émergent des trous d’obus et des plâtres. A chacune de ces tombes que la main divine a fleuries, je m’incline doucement. Combien j’aimerais écrire ensuite la ferveur de cet agenouillement à toutes les femmes à qui il est refusé, aux mamans, aux Bretonnes dont les « gars» furent si braves ! Mais qui sont-ils ? Et où sont-elles ? …

Avant le Haut-Pont – ses ruines plutôt, sur la rive droite de l’Yser, une croix porte « 17 marins français inconnus ». C’est tout près que fut assassiné le commandant Jeanniot. Je relis le récit de cette trahison, de cette lâcheté des Allemands à son égard – et la scène m’est atrocement vivante en cet endroit.      

(…)

J’ai voulu poursuivre jusqu’à Essen, en attendant  passage du train. Essen n’existe plus. Là où fut l’entrée du village, un  obus gigantesque non éclaté, près d’une haie, fait un accueil sinistre. Dans le cimetière, ont dû en tomber beaucoup de semblables, car il n’y  reste aucune sépulture intacte. Le Christ du Calvaire (ou de la croix) gît dans l’herbe haute qui abrite sa nudité poignante. L’Église est trouée de part en part – en face d’elle, je ressens comme à Dixmude la douleur effroyable d’être sans Jésus.

 Mardi 22 juillet

Dernières heures dans ce pays si cher à mon cœur, si hospitalier à ma peine, si favorable à ma méditation.

Pierre étonnamment présent à côté de Mireille dans le train

Mercredi

O mon amour, en quittant Dunkerque, j’ai failli  te voir …

Seigneur, qui ne l’avez pas permis sans doute pour épargner ma faiblesse, recevez à nouveau son humble et déchirant sacrifice – mais en même temps, soyez béni parce que je l’aime d’un  grand amour – parce qu’il est mon ami vivant – et cela est meilleur que tout.

Quand le train s’ébranle vers Paris, le soleil a reparu.

(…)

Mon amour. Mon amour – en priant devant  le glorieux soleil sur lequel se profilaient les villages endormis, j’ai si ardemment pensé à. toi – non, mais appelé, évoqué – que tu es venu au  bord de mon horizon.  Devant toi, déjà, c’était le bonheur, j’en ai presque défailli. Mais cette  approche spirituelle, il n’y avait plus un seul mot, une seule pensée, un seul appel - je t’attendais. Dieu ne l’a pas voulu …

O mon amour, je serais morte peut-être de cette douceur – mon Pierre, je n’oublierai pas cette seconde. Peut-être dans la solitude se fût-elle prolongée, mais il fallut retrouver les compagnons de voyage, les passants bruyants et vulgaires. Je souffris, mais en même temps, je t’aimais d’être invisible à tout ce qui n’est pas intérieur.   

1er août 1919

Mon sauveur, vous n’avez pas connu la mort, une mort, mais la douleur de toutes les morts en une seule. Tous les martyres en votre sacrifice. Toutes les séparations et les virements dans la défection des vôtres. Tout l’isolement du cœur dans la tristesse de l’agonie et l’élévation de la croix.

1er août 1919

Quand l’époux viendra, il me trouvera veillant dans l’amour, gardée par toi en son amour – la  lampe entre nos mains, car moi aussi le te garderai.

4 septembre 19

Vous qui m’avez ravi l’amour de ma vie pour me posséder  jalousement, gardez-moi bien étroitement dans cette vocation unique de l’amour – et malgré l’absence de Pierre, et malgré les surprises douloureuses que me réservent le monde et la vie, … je suis assez riche, car ni l’un ni l’autre ne me peuvent séparer de vous.

22 septembre 19

Ce que l’aurais fait pour Pierre, ne l’aurai-je pas fait pour Jésus, depuis que Pierre a rencontre Jésus au Ciel ?

(…)

O mon Dieu, guidez-moi, je ne veux que votre seule volonté ; humblement, je Vous demande de me la faire connaître. Vous le voyez, j’ai la nostalgie  du monastère où toutes les heures sont réglées, les  occupations subordonnées à la seule chose nécessaire qui est votre amour, où tout est régi par la  seule loi de l’amour et où nulle chose en dehors d’elle  n’est tolérée.

(…)

Le départ de Pierre qui fut pour lui l’entrée dans la béatitude, puis-je penser qu’il est un gage de la mienne ?

25 septembre

Méditation dans l’église solitaire. Jésus, enseigne-moi la vraie louange. Faites que ma vie tout entière vous soit un vrai cantique - mais comment chanter en exil ? Et la réponse est venue, douce et péremptoire : il n’ y a de vraiment étrangère que la terre où Jésus n’est pas !

(…)

En venant sur la terre, Dieu fait homme, Il a fait descendre le Ciel jusqu’à nous et la vie divine en  toutes nos âmes par ses sacrements. En remontant au Ciel, à, l’ascension, comme l'Homme-Dieu, il nous  a fait asseoir avec Lui à la droite de droite de son Père.

30 octobre 1919

Mon amour, c’est l’heure où tu franchissais de nouveau le seuil de la maison. Cinq ans de cela ! Oh  non, pas cinq ans, parce que tu es là tout  proche de moi, tout vivant en moi, parce que tu  m’enveloppes encore plus réellement aujourd’hui  de ta présence invisible que tu ne le  fis, dans le clair de lune du jardin, ce soir de ton retour. Oh, non, pas cinq ans, pas de temps. Nous avions si peur, au début, de la « campagne lointaine des deux ans dans le Pacifique ou en Chine». Mon amour, il y a cinq ans et rien n’est changé. Oh que l’amour est beau d’être ainsi immuable au sein même de sa progression, de ses accroissements.

1er janvier 20 : Prière pour ne pas désespérer

Seigneur Jésus, Vous qui êtes l’Etre par essence,  Celui qui Est, Vous êtes venu, Vous avez choisi  venir dans notre néant. Lumière essentielle, vous avez marché 33 ans dans notre nuit avec la perspective de la Passion, de l’abandon et  de la mort.  Et moi qui suis moins qu’un néant (car le néant  ne vous offense pas), j’ose pleurer de marcher dans  la nuit de ce monde. Oh ! Pardonnez-moi tant  d’ingratitude. J’oublie qu’à celui qui vous aime  la  nuit se fait lumineuse comme le jour. Et nox sicut  dies illuminabitur. J’oublie que « la Lumière a lui  dans les ténèbres, et que le refus des ténèbres,  leur épaississement ne peut nier Vôtre évidente clarté, le bienfait permanent de Vôtre Lumière, l’aide incessante de vôtre grâce. J’oublie que, soutenue par Vous, c’est vers Vous que Je marche  et non pas vers la mort car le Christ ressuscité  ne meurt plus et  celui qui vit et croit en Lui, quand il serait mort, vivra. O misère de pleurer sur le visible quand l’invisible est radieux, est la lumière même ! O ingratitude de souffrir quand le Sauveur Jésus nous offre la pure joie de l’aimer dès maintenant sans partage. O faiblesse d’une foi qui n’étaye pas l’espoir d’une force invisible.  Seigneur Jésus, ayez pitié de moi. Par votre Vie toute divine, par Vos travaux et par Vos joies, délivrez-moi du danger de moi- même, délivrez-moi de la tristesse.

18 janvier 20

C’est en Dieu que s’opère  maintenant notre rencontre. Finis les modes humains. Que les yeux se ferment, ils ne verront plus le beau visage d’amour ! Que les mains se joignent sans chercher l’étreinte des mains chéries. C’est en Dieu que s’opère notre rencontre.

(…)

Il y a neuf ans ce soir, tu me demandais à Maman …. Aujourd’hui, c’est moi toute seule qui t’entends,  moi toute seule qui te réponds, car je suis libre  vis-à-vis du monde, et me voici. Mais depuis neuf  ans, je ne suis plus libre de mon cœur et n’ai plus de droits sur lui, car il t’appartient sans réserve.

24 janvier 20

Mon Père, Vous dont l’amour pour nous n’ a pas épargné Votre Fils unique, aidez-moi à Vous donner à toute heure de ma vie, mon unique, mon bien-aimé, mon frère d’élection, l’ami de ma vie.

12 mars 20

Ah ! Pierre, je n’y suffis point, et c’est toi qui agis à travers moi. Je voudrais le dire et le proclamer.  O joie de ne rien pouvoir, si ce n’est par celui que j’aime !  O mon Dieu, je vous rends grâces pour aujourd’hui. Faites que malgré tout, et à cause de tout, mon cœur vous bénisse demain et tous les jours de  ma vie.

(…)

Seigneur Jésus qui nous avez délivré de la mort éternelle, libérez-moi de tout ce qui, en mon cœur ou en mon esprit, ne pourrait vous être offert (…)

Dimanche des Rameaux, 28 mars

Pierre avait passé la Journée à Dunkerque pour y faire des achats dont le petit œuf en porcelaine (qui arriva après l’annonce de sa mort).  Ce même jour, Jésus me  fit entendre nettement  que sa promesse au bon larron se réaliserait pour Pierre. Je compris à n’en pouvoir douter que la semaine ne s'achèverait pas qu’il ne soit, lui aussi  en paradis. Toute la semaine, il faudra porter cette certitude ; je m’étonnais de ne pas en mourir – mais  sentais déjà, un secours surnaturel qui m’obligeait à demeurer sereine, paisible dans les devoirs du foyer.

14 avril 20

De ces dix années, la première fut d’attente et de joie, de gratitude, les cinq dernières furent de deuil, mais encore d’échange, d’union, de paix et d’action de grâces. Toutes  furent d’amour.

22 juillet 1920

Si c’est lui (l’amour) qu’on choisit. Si on prend  sa main pour le suivre partout et toujours, oh ! comme il nous détache doucement de tout le reste.

1er dimanche d’août

Sans Jésus, nous ne pouvons rien faire. Mais s’il entre dans notre Vie, si ce n'est plus nous qui vivons, mais lui qui vit en nous, comme il daigne pénétrer le détail même de notre Vie, nous assister en tout, avec nous souffrir, avec nous travailler, avec nous prier, chanter et adorer ; suppléant  à notre faiblesse, mettant l’onction dans nos gestes, l’amour dans notre volonté, le repos dans notre esprit.  

3 août 20

Je sais que j’aurai fini de souffrir avant que vous finissiez d’aimer ; car la charité seule demeurera éternellement. Deus caritas est. L’amour ne meurt pas. L’amour, c’est vous, Jésus ressuscité des morts, Jésus sur qui la mort n’a plus d’empire

22 août 20 à Ploaré

Pierre, tu es là, dans la petite maison où tes deux chéris souffrent et ta prière leur vaut à souffrir dans la joie. Oh ! ce retour par le chemin de douanier entre les pins, avec ton petit enfant tout pâle, les   vêtements tâchés de sang. Sa main gauche dans la mienne et la droite si douloureuse que j’aurais voulu  enfermer dans mon cœur. Mon amour, tu faisais  cette route avec nous ; je le sentais, Michel aussi. Tu  nous enveloppais, tu nous aimais, tu nous affirmais : « Vous n’êtes point une veuve et un orphelin blessé, mais deux enfants chéris du Père et sur qui je veille ; ayez confiance. Il n y a qu’une vie. Celle de la vision …. Et celle de la foi, c’est tout un, rien ne nous sépare » (…)

Le chemin était abrupt, l’enfant souffrait, je pleurais – c’était la terre- et devant nous, dans la splendeur d’un jour d’été finissant, la baie était radieuse, mouvante et paisible sous le ciel – disant la sérénité de l’autre vie – et la petite maison m’apparut bien comme la tente d’un moment, celle où s’abritaient pour un temps nos vies, mais qui n’avait rien de permanent. « Là où est votre trésor, là est votre cœur » - en Dieu, avec toi mon amour.

 21 septembre 1920

Seigneur, vous ne regardez et ne sauvez que ce qui est humble. Or l’humilité, c’est la vérité. Etre humble, se sentir sortis de la terre, bas comme elle, attendant nous-même tout de Dieu, comme la terre, impuissante par elle-même, attend tout du soleil et le la clémence du ciel.     

 Décembre 1920

Dans le petit lit bas, j’allais m’endormir quand je  le sentis devant moi, lui, Jésus, le Seigneur Jésus que je venais de prier. De ma vie, je ne l’ai cru, senti et compris aussi proche de mon âme de tout mon être qui en était comblé et transporté de bonheur. J’avais de plus l’impression très nette qu’Il me secourait, qu’Il me donnait la force de vivre cet instant, de soutenir ce poids de gloire de lumière, de paradis.    

Noël 1920

Sainte Marie, mère de Dieu, dont la prière n’a pas cessé depuis lors, par Votre puissance comme votre amour ne connaîtra pas de déclin, priez pour nous, pauvres pécheurs maintenant, en ce jour de Noël, où nous recevons de vous notre Sauveur, et à l’heure de notre mort, quand nos yeux verront enfin celui que les cieux ne peuvent contenir, et que vous avez renfermé dans votre sein.

3 avril 1921

O Jésus, me voici livrée et non pas comme une  victime résignée, mais comme une hostie de louange à la gloire de votre nom qui est amour.

31 mai 1921

Tu ne seras  jugée que sur l’amour. C’est lui seul que je regarderai quelles que soient les œuvres que tu feras.

Juin 21

Ne demande jamais rien d’humain, ni de temporel. Lui seul sait ce dont tu as besoin. Selon les conseils de Pierre, garde ton esprit libre pour la louange.

Quand Jésus regardait sa sainte Humanité, il saluait en elle l’œuvre du Père, le chef d’œuvre de la création, la pensée même du Créateur puisque Dieu n’avait  fait toute créature que sur l’exemplaire de son Verbe incarné.

J’aime savoir que je suis celle qui n’est pas et que Vous êtes Celui qui Est. Aidez-moi à le vivre, à n’être  plus pour être entièrement vôtre. Une hostie de louanges entre vos Mains de Pontife éternel.

C’est la charité qui dilate, c’est  l’amour seul qui brise les vases d’argile que nous sommes, pour les transformer en des vases spirituels  tout emplis de la  bonne odeur de Jésus-Christ.

5 Juillet 21

O miroir sans défaut – cristal impersonnel et translucide, O Marie, que j’aime adorer Dieu en vous, que j’aime penser à sa joie qu’il prenait et qu’I1 prend en Vous. Que j’aime saluer (sans le comprendre, mais de toute ma ferveur) la liberté dans laquelle Il agissait en vous, par vous, à travers vous- au point que chacune de vos pensées, de vos paroles, de vos œuvres portait un reflet des pensées du Père, était une expression de son Verbe incarné en vous, un témoignage que le Saint-Esprit, par vous et à travers vous, rendait aux deux autres personnes divines.       

 13 Janvier 22

Oh ! Combien notre cœur est fait pour l’unité ! Vous nous avez créé corps et âme. Vous même avez uni en vous cette apparente dualité. Pourquoi ? (…)

O mon Dieu et mon créateur, mon Père bien-aimé, c’est pour cela que tout mon être broyé, agonisant dans l’effort fait réaliser cette dualité ; l’âme de Pierre auprès de vous dans la lumière de votre face, dans la vision de votre gloire, et son corps là-bas, que les hommes vont exhumer, troubler dans son repos et faire voyager par les chemins.

Il  y a une distance immense entre cette tombe et moi – et les hommes l’ouvriront, lui raviront son trésor, sans que je sois là. Pour saluer de mon amour, de ma vénération, de ma prière ce corps qui m’est devenu si précieux, tellement plus cher encore depuis qu’il n’est plus qu’une relique.

22 février 22

On me plaint parce que tout semble m’être ôté  et, pour le monde, ce dépouillement du visible, ce deuil extérieur (qui est à mon cœur un si cher symbole !) est aussi triste que la mort même de ce Pierre ! Il ne sait pas, ce monde qu’au milieu de lui, je ne suis pas vivante, mais exilée ; il ignore qu’au jour de ta mort, ô mon amour, mon cœur, a pris place près de toi dans les cieux et que si mes  lèvres disent encore des choses profanes, sa conversation à lui n’est que dans les cieux, unie à ta louange, à ton Magnificat.

3ème dimanche après la pentecôte 22

Dans la petite chapelle, en face de la Sainte Hostie cette pensée s’est emparée moi : « J’ai un Époux invisible, qui m’a conquise au prix de son sang et qui me fait de bien d’autres présents »

17 juillet

Quand nous étions heureux, Pierre et moi, nous ne  cessions de remercier Dieu de notre joie. Quand Pierre est mort à la vie de ce monde et à connu par la vision la gloire du Ciel, j’ai de toutes les forces, remercié Dieu de sa joie, de la  joie de mon bien-aimé.

26 septembre 22

J’ai relu les chères lettres avant l’offrande. (…) Oh mon Dieu, je les ai toutes baisées une à une, comme un trésor de votre Bonté, je vous ai rendu  grâces d’avoir empli d’un vin généreux ce calice de bénédiction, d’avoir fait si beau, si bon, si pur, si  généreux, si noble, si aimant, si magnifique le cœur de mon Pierre chéri – et d’avoir permis, dans votre surabondante miséricorde, que je nomme mien celui qu’aimait votre amour, que je rencontre en mes vingt ans, ce frère d’élection, ce tendre ami d’amour, ce compagnon de vie qui sera, dans la vraie  Vie où il m’attend mon angélique compagnon.

Que toute l’actualité d’amour que mon cœur trouve en ces lettres soit, pour les âmes, une actualité d’énergie, de vie chrétienne, une formule d’amour vrai, un exemple de confiance en vous, de ferveur dans la prière et de pure joie  dans l’accomplissement de votre volonté.

Octobre 22

Seigneur, dans quel exil je demeure ! Et quelle nuit m’environne ! Quand je songe à la cité sainte  du Paradis, j’ai peine à  accepter d’en être encore éloignée !  O vous qui daignez demeurer avec nous  dans cet exil, Jésus, entendez la voix de ma prière.  Vous avez mis en mes mains cette lampe ardente, donnez-moi de la porter moins indignement, de la  tenir fermement, de l’exposer humblement dans 1’esprit de vérité, de louange et d’amour dans lequel vos élus vous présentent la gerbe lumineuse de vos grâces et le faisceau éblouissant de vos Lumières en leurs âmes. Donnez-moi d’être la servante fidèle, dont la vigilance délicate, au dernier Jour ne sera pas surprise, mais charmée, mais réjouie, mais  comblée par l’annonce, si longtemps désirée de votre venue.

17 décembre 22

 Sagesse, venez remplir nos âmes qui sont plus vastes que des  Univers. Pénétrez les replis les plus intimes de nos cœurs; atteignez pour  les posséder, les régir, les diviniser, ces espaces insatiables que vous avez  ouverts en nous, que vous avez creusés par la douleur et approfondis par le désir  de votre connaissance. O mon Dieu, si notre âme est vaste comme  une création,c’est qu’elle est votre créature – si elle est un abîme, c’est qu’elle appelle votre abîme – si dans le temps, elle ne sait et ne peut qu'attendre, si elle   avance toujours sans jamais  se fixer, c’est qu’elle est en marche vers vous, qu elle attend l’Infini que vous êtes, c’est qu’elle désire l’infiniment Bien, l’Amour Infini pour l’étreindre, pour l’adorer, pour l’aimer, pour  être fixée en lui, enfin.    

Le mot de Pierre me revient à la pensée : Il est une  certaine prudence qui est peut-être une des plus  hideuses maladies de l’âme : c’est celle qui met la vie à l'abri de l’amour. Il en est une autre qui est peut-être la perfection de la santé spirituelle, c’est elle qui met l’amour à l’abri de la vie.

Jésus, prenez-la entre vos bras – c’est une enfant – elle souffre, elle pleure, consolez-la. Oh ! Jésus regardez la de ce regard qui fit fondre de douleur et d’amour le cœur de Pierre. Prononcez son nom, son nom de grâce, celui qu’elle porte dans la pensée du Père, celui qui sera son nom de Paradis quand Vous ferez l’appel de vos élus. O Verbe de Vie, prononcez au fond de son âme le nom de votre enfant, comme, au matin de Pâques, Vous avez dit Marie et qu’elle vous reconnaisse, O parole de Dieu ! Qu’elle vous réponde Maître et qu’en esprit et en vérité elle vous adore comme tel, qu’elle ne suive, n’écoute et n’adore plus que vous, comme son Maitre, son Ami, son Docteur et son Dieu.

Quinquagésisme 1923

Jésus crucifié, O fils de Dieu sur Qui repose tout le poids de la Rédemption, au nom de toutes vos souffrances, de votre agonie, de votre flagellation, de votre couronnement dérisoire, de votre accablement sur le chemin, de votre honte, de vos plaintes à Votre Père, de votre adieu à votre sainte Mère, à cause de tant de délaissement et d’incompréhension à cause de votre soif, de votre dévorant désir de la gloire du Père et de notre salut, à cause de votre Mort et de votre sépulture, ayez pitié de cette âme que vous aimez, pour qui vous avez  souffert, et prié, et pleuré, et expiré d’amour et de douleur. Jésus, sauvez-la parce que vous vous êtes livré pour elle. Jésus, ouvrez ses yeux à la Lumière de  la Foi, puisque les vôtres ont connu la nuit du tombeau. Jésus-Amour, Jésus, qui l’aimez, Jésus qui la voulez sainte, ayez pitié, ne repoussez pas une prière, celle qu’unie à votre Église, je Vous fais  pour tous les pécheurs. Coeur sacré de Jésus, j’ai confiance en vous. .

Si j’ai spécialement besoin de vous bénir pour toutes les croix, douleurs, difficultés, souffrances. Toutes et chacune d’elles me rivent à vous,  me scellent à votre bon plaisir – et je ne voudrais point perdre une parcelle de ces grâces ni un instant de ces Visites que vous faites à mon âme par l’épreuve.

Pâques 1923

Pour vous bénir de Jésus et pour Jésus, je n’ai rien mais j’ai  Jésus. Recevez mon cœur encore tout imprégné de sa sainte Présence. Que mon cœur  ne lui soit  plus un sépulcre  mais un cénacle, où il rentre librement et où je ne lui échappe jamais plus. Seigneur, je n’entends pas le cantique qu’Il vous vous chante en mon cœur mais je m’y unis par  la foi et par ce très pur bonheur de vous savoir dignement loué et divinement exalté par Celui-là même que  votre puissance a comblé et qui  est le Fils de  toutes vos complaisances.

Vieillir c’est mourir un peu chaque jour à tout l’humain, à tout le visible – c’est aussi  se détacher de tout pour ne demeurer  plus attaché  qu’à Jésus dans la foi et sur la Croix – c’est dire adieu à ceux que l’on aime, et n’étreindre plus que Jésus, étreindre en Lui  l’Amour, le seul Bien – devenir chaque jour un peu moins homme, un peu plus Jésus – tenu de moins en moins à  la nature humaine  pour devenir de plus en plus participants de la nature divine – se laisser doucement ou rudement, déraciner de cette vie, pour se fixer par le désir, fortement et fidèlement dans la vie intérieure, parvis de la vie éternelle.  Seigneur, vous savez ma prière, daignez l’exaucer.

Pentecôte 23

 Oh ! oui,, heureux et bienheureux celui qui de Vous seul attend son secours. Celui dont les yeux sont fixés sur vos mains comme les yeux des serviteurs  sur les mains de leurs maîtres, oh  oui, bienheureux celui qui habite dans votre secours. Comme vous êtes notre Père, pour que nous osions chanter cela ! Habiter dans votre secours. 

Juillet 23

Jésus, ayez pitié de celle que vous laissez dans le monde en lui donnant chaque jour le cœur et l’âme d’une moniale.

Jésus, parce que votre Cœur s’est ouvert à moi comme le plus cher refuge et le  cloître le plus parfait, ne permettez pas que j’envie la solitude d’aucun autre cloître.

28 août 23

 Quand David chantait adjutorium nostrum in nomine Domini qui fecit coelum et terram, qui était le médiateur portant à Dieu sa prière et lui obtenant à lui-même, le secours venu de ce nom béni ? Le grand prêtre, sans doute ? Mais que cela devait sembler  froid, et comme ce peuple devait sentir parfois que Dieu était lointain, inaccessible, Iahvé du Sinaï !

29 août 23

Mon Dieu, persuadez-moi que nous serons jugés sur les intentions qui auront guidés nos œuvres plus que sur ces œuvres elles mêmes, que, comme disait Pierre, « il n’y a qu’un souci, c’est de mettre le plus possible d’amour dans chaque instant de vie »  et que la vraie sagesse est « lumineuse Prudence qui  met l’Amour à l’abri de la Vie »

27 novembre 23

« Aimer, c’est vivre en la vie d’un autre ». Qui a lit cela ? et pourquoi, ou de qui l’a-t-on dit ? On ne peut le dire qu’après avoir vécu. Mon amour, quelle merveille que l’amour qui ne meurt pas – quelle merveille est l’amour de ne pas mourir ! Quelle merveille est l’amour qui dépasse la douleur, s’il ne peut toujours la dominer ! Qui n’est point par elle, abattu, mais fortifié. O notre amour, dont nous croyions tout savoir et dont nous avions seulement épelé les premières syllabes. C’était dans un enchantement – il y a mieux que printemps, il y a l’été et l’automne. Oh ! Je ne crois  pas avoir encore achevé cet alphabet. Parce que la bonté de Dieu a fait inépuisable le cœur humain. Nous n’avions fait qu’épeler – je vivais près de toi, mon ami, mon frère, mon mari adoré, mais ce n’était  pas tout et notre Père graduait ces joies pour  nos cœurs faibles qui se fussent rompus de bonheur.

24 novembre 24

C'est à chaque heure que la vie me fait sentir plus ou moins brutalement, qu’il n’est plus là… que c’est une chose anormale d’être une femme seule …que  le père manque au foyer. C’est dix fois le jour, que les larmes m’étouffent – mais j’en suis venue à les chérir, à les aimer à cause de toi, mon amour- car, je ne souffrirais pas ainsi de la séparation si je ne t’aimais pas de ce merveilleux amour.

Mon amour - à cause de lui ma Vie entière est endeuillée - mais ce deuil même a le visage, la forme, les proportions de l’amour – il ne sépare pas, il réjouit – il n’éloigne pas, il unit. Voulut de Dieu, il est, de lui, béni et protégé – et c’est en lui qu’inséparable de l’amour, amplifié par l’amour, il engendre la joie – une joie  grave, inclinée, humble et  fière, glorieuse et douce.

Janvier 26

Mon  amour, je t’aime dans le bonheur de l’attente. Oui, mon cher marin - tu ne reviendras plus,  c’est moi qui attendrai  l’appel du maître  de la barque pour aller te rejoindre et d’ici là je veux vivre dans le bonheur d’une attente confiante, non dans les angoisses d’une attente passive – parce que il est là tout proche, parce que tu es présent dans cette attente(…)

Pâques 26 : Sur la Tombe

Auprès de la chère tombe, douleur et paix. Pax est gravé sur la croix de pierre et mon âme veut vivre cette paix qui est son devoir dans le Christ. Aucune question – aucun regret – une douleur beaucoup plus profonde, et des larmes qui font si mal- mais tant d’amour de Jésus - et une volonté de douceur. Lui être douce en toutes choses, lui appartenir dans la douceur – agir et souffrir sans laideur, ni hauteur, mais simplement comme « un petit enfant de paix », comme le voulait Pierre. Tendresse dans l’abandon, parce que Jésus est un maître d’amour. Pierre n’a rien réservé. A genoux, dans le sable, je me suis donnée une fois de plus. 

Vigil de l’ascension

Tout le long du jour je te parle dans mon cœur, mais écrire est doux, et c’est un supplice de ne plus t’écrire que je t’aime.

Lettre de Mireille à  Madame M 

Pâques (1929)

Ma pauvre chère amie, 

A quelle porte frappez-vous ? et que parlez-vous de misère à quelqu’un qui ne sait pas encore l’étendue de la sienne ! Si votre lettre n’était pleine d’amitié et par cela me touchait beaucoup, je penserais qu’elle est vraiment trompée de route … Pour vous dire ma pensée en amie, je crois que nous devons être très simples avec  Dieu … ne pas trop Lui parler de nos misères (Il les connaît mieux que nous, puisqu’Il les a portées jusqu’à la Croix !) – les Lui abandonner comme cela seul qui nous est propre et comme un titre à sa miséricorde. Car misère n’est pas faute. Autant nous devons pleurer d’offenser Dieu, autant nous devons simplement, presque joyeusement supporter nos misères. « Tout sert au bien de ceux qui aiment Dieu », cela aussi, alors pourquoi nous  affliger outre mesure ? Il me semble qu’elles peuvent être, si nous sommes simples et droits, un des fondements de notre humilité et de notre adoration  au lieu de demeurer toujours une source de gémissements et de découragements. Le danger n’est pas tant (du moins, je le crois) d’être misérable que d’analyser sa misère et de lui donner ainsi trop d’importance … Mieux vaut la franchir et soit ne  regarder que le trésor de la Rédemption, et exulter  en disant : «Felix culpa», soit s’oublier soi-même et admirer les perfections de l’Homme-Dieu, contempler dans l’action de grâces et la louange ce que le Verbe de Dieu a fait pour la nature humaine en se l’unissant jusqu’à 1’unité de Personne. Je dis bien comme vous : « Que vaut la louange d’un être de péché ?» Vous savez bien qu’elle ne vaut qu’autant   qu’elle emprunte la voix même du Verbe, qu’elle est emportée et absorbée, pour ainsi dire, dans le « Cantique éternel » du Fils à son Père, devenu ce « cantique nouveau » depuis l’Incarnation. Sans Jésus nous ne pouvons rien, pas plus pleurer que chanter. Comme cela est clair ! Et comme cela nous  rend simples ! Dans, notre totale pauvreté, une seule chose nous reste, notre volonté. Aussi est-ce pour   cela que l’abandon m’apparait si précieux. Mais ceci est peut-être une note personnelle  parce que   Notre-Seigneur me mène beaucoup par la voie passive.  Aussi ne tenez pas compte de ce que je vous écris là, et qui n’est qu’un essai amical de réponse à votre confiance … Au livre II de l’Imitation, il y a un chapitre (le quatrième) exquis, et peut-être vous apaiserait-il aussi.  Quant à tout le reste qui nous manque, demandons-le très simplement à Dieu, par les mérites de Jésus crucifié, selon que le Saint-Esprit nous en montrera l’utilité et le bien.  Mais, surtout, cessons de nous regarder avec douleur quand nous pouvons Le regarder, lui, avec  amour. Tenons les yeux attachés sur ses, mains divines, dispensatrices des meilleurs dons, et levons vers Lui les nôtres, si vides soient-elles, et cela, non dans le désespoir et la honte, mais dans l’adhésion,  l’abandon joyeux de l’attente confiante. Nos mains  dans les mains du Maître, nos yeux dans ses yeux, et tout notre être livré, immobile, aimant, il me semble que cela est très simple, que cela est pour nous la vérité, et «la vérité qui délivre ». Je vous le dis sans phrases, comme cela m’apparaît, et comme j’essaie de le vivre. Merci de votre prière amie, je parle aussi de vous à la  Sainte Vierge au long de mon cher Rosaire. Adieu, ma chère Marie, je vous redis ma profonde amitié en Notre-Seigneur. 

Hiver 1930

Chaque souffrance, chaque peine, chaque privation, plus encore que les joies nous révèlent l’amour. Je ne puis plus apercevoir que lui, et toute la vie en est changée. Il  me confine dans ma chambre, mais, en même temps, il m’ouvre des horizons infinis sur ce monde de ses merveilles. Il m’étend sur  ce lit, mais il me fait reposer avec délices dans l’abandon à son bon plaisir. Il me sépare du monde, mais il me livre le monde de 1a foi et les splendeurs de la  vérité. Il me tient captive et assujettie à ce  misérable corps désormais infirme, mais il me chante au fond du cœur les promesses de la vie éternelle (…).

Février 30

« Rendez-moi, ô mon Dieu, plus délicieuse que toute  société, la solitude avec vous ; plus précieux que  toute faim, ce dont on se dépouille pour vous ; plus suave que toute joie, la souffrance en union avec vous ». (Prière de Pierre trouvée dans son carnet de route)

« O Marie, Mère du Verbe éternel, vous avez été  attentive à l’écouter, si docile à le suivre, que votre bonheur fut cité par Jésus à l’égal des béatitudes. A la voix qui proclamait bienheureuse votre maternité, il répondit : « Bienheureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la Suivent. Toute votre vie est enclose en cette réponse, ô mère cachée, silencieuse, dont la « vie se passait à écouter le verbe »

1931

Pensant au péché, à l’offense faite à Dieu, avoir éprouvé le désir, la faim et la soif de jeter dans cet abîme de séparation toute la souffrance possible pour le combler. Toutes les douleurs de la Passion de Jésus, les présenter au Père non pas de loin et comme théoriquement, mais en nous y mêlant, en y apportant les nôtres, petite goutte d’eau dans le calice  d’expiation infini de la Messe. (…)

Consoler le Cœur de Dieu, Père, Fils et Esprit-Saint, en croyant de toutes nos forces à ce mystère inouï de son amour pour nous. Croire  et adorer, donner humblement et fermement toute l’adhésion de l’intelligence ; puis, de toute âme, de tout le cœur, adorer et bénir.

La dernière phrase des cahiers de Mireille

Merveille de l’Incarnation, centre, unité, sanctuaire de Dieu parmi nous ! O prodige de Dieu devenu l’un de nous !

5) Témoignage sur la mort de Mireille

Témoignage de Ghéon (Lettres de Mireille Dupouez , éditions du Cerf)

Mireille souffrit sans plainte et mourut dans la paix. ! Elle  ne revêtit plus cette robe de veuve qu’elle avait portée pendant 17 ans mais, sur son lit de mort, l’habit blanc et noir de sainte Catherine de Sienne.  Elle n’était plus, me dit-on, qu’une ombre admirable, la figure même de son âme, nette, dépouillée, absolue. Car, il ne me fut pas donné de la revoir ni d’accompagner  sa dépouille sainte : je n’avais pas mérité ce bonheur. Mais Brest tout entier, les humbles, les puissants : tous se sentaient redevables envers elle ; attendaient d’elle encore du secours. Des prières bien sûr ; des miracles peut-être… Je n’ai pu ici que faire entrevoir la pureté et la profondeur de son l’âme ; d’autres témoigneront de la  multitude de ses bienfaits. Sœur Catherine prie pour nous au ciel, auprès du lieutenant de vaisseau Dominique-Pierre, dans la gloire enfin partagée de n’être qu’un dans l’Unité.

6) Conclusion

Je préfère la laisser à Mireille de La Ménardière

Il me demeure au coeur celui que j’aime en Paradis comme une jeunesse inaltérable et une fontaine de joie sans cesse renouvelée par l’amour que je donne à Celui qu’il contemple. Et si je l’emporte comme un trésor, c’est toujours lui qui me conduit. Douceur de ne pas choisir, mais de s’abandonner intérieurement…Charme d’obéir encore à la très chère volonté en ne faisant que le meilleur. (Lettre de Mireille à Ghéon du 1er mai 1920)

…Et j’ai oublié un instant qu’il y avait les années, le chemin, la nuit, les obstacles, l’attente. Je n’ai plus senti que l’actualité de l’amour dans le « présent de Dieu » (extrait de la lettre qu’elle écrivit le 27 janvier 28 à Ghéon)

 

 

Sources :

-Les cahiers de Mireille Dupouey en trois volumes, Editions du Cerf, 1945

-Lettres, Lt de Vaisseau Pierre Dupouey, Les éditions du Cerf, 1933

-Le lieutenant Dupouey, Jacques Biebuyck, Editions chant d’oiseau, Bruxelles, 1945

-Lettres de Mireille Dupouey, Editions Soledi , Liège

-De Rossignol à Coxyde, Henri Davignon, Desclée De Brouwer, 1928

    

 

 

 



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