Médecins de la Grande Guerre

Au Mont Kemmel, la Colline Héroïque. (Léon Groc)

point  Accueil   -   point  Intro   -   point  Conférences   -   point  Articles

point  Photos   -   point  M'écrire   -   point  Livre d'Or   -   point  Liens   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques


Au Mont Kemmel, la Colline Héroïque. (Léon Groc)

point  [article]
C’est la première fois que je viens à Paris.

Sur le Mont-Kemmel, l’ancien poste de commandement français.

Il se battait comme un lion.

Pour une trouée !

Paris ! Mon cher Paris !.

Sur le Mont-Kemmel, monument à la gloire des soldats français. (photo F. De Look)

Sur le Mont-Kemmel, monument à la gloire des soldats français. (photo F. De Look)

Sur le Mont-Kemmel, endroit où reposent les combattants français. Il y a eu 5294 Français tués. (photo F. De Look)

Au Mont-Kemmel

 

La Colline Héroïque[1]

 

La Réfugiée et le Poilu

 

   Au commencement de mars 1918, Jean Parnin, caporal d’infanterie, descendit du train, un soir, vers 18 heures, à la gare du Nord. Sa musette gonflée, son bidon, à la courroie duquel était nouée la « boite à gaz », son casque bosselé, sa capote effrangée et boueuse, montraient assez qu’il arrivait du front. A détailler sa physionomie, cette évidence s’imposait plus encore : il avait, entre les sourcils, cette ride verticale qui est l’indice d’une préoccupation constante, la hantise de la mort qui rôde ; et ses yeux conservaient ce regard profond, cette flamme sombre, des yeux qui ont vu tant d’inconcevables horreurs et tant  de grandeurs épiques…

   Sa bouche était toute souriante, pourtant, d’un sourire jeune, presque puéril, d’écolier en vacances, et, au moment où son pied toucha le sol, il murmura d’un ton extatique : « Paris !...c’est Paris ! »

   Il adorait Paris le caporal Parnin, et il prétendait volontiers « qu’il était doublement Parisien, parce qu’il était de Montmartre ».

   Né sur la place du Tertre, qui est presque au sommet de la fameuse bute montmartroise, il avait toujours habité le quartier, jusqu’à la déclaration de guerre. Gai, primesautier, gouailleur, en même temps que laborieux et intelligent, il était le soutien et la joie d’une mère âgée et veuve, qui, n’ayant que lui, ne vivait que pour lui et par lui.

   Il était employé dans un grand établissement de crédit, et son gain, modeste mais régulier, assurait, jadis, à sa mère et à lui, grâce à ces prodiges d’ordre et d’économie qui sont l’honneur des Parisiens de la classe moyenne, une manière de petite aisance. Fort heureusement, durant la guerre, l’établissement conserva à ces employés la moitié de leurs appointements, et ainsi madame Parnin n’eut pas à souffrir de la misère. Elle trouva même le moyen de rogner sur ces maigres mensualités, pour envoyer à son Jean des mandats et des colis, en dépit de ses protestations.

   Ce soir-là, donc, Jean Parnin avait force motifs de se réjouir : permissionnaire de détente, il s’évadait pour dix jours, du cauchemar horrible qu’est la vie de tranchées ; il allait embrasser sa mère, qui verserait des larmes de joie en le retrouvant bien vivant, solide et gaillard ; et il revoyait son cher Paris, qu’il chérissait d’affection dont il n’avait mesuré la profondeur que du jour où il avait été exilé.

   Néanmoins, quand il sortit son titre de permission, pour aller le faire viser au bureau militaire de la gare, il fit une grimace en grommelant :

-         Ce n’est pas le filon, d’arriver le soir. On perd un jour…

   Tout le monde sait, en effet, que la permission compte à dater du lendemain de l’arrivée à destination ; si donc l’on y parvient le matin, la première journée ne compte pas. Jean Parnin, débarquant à 6 heures du soir, ne bénéficiait pas de cette disposition et il en éprouvait quelque regret.

   Les permissionnaires qui descendaient du train en même temps que Jean étant très nombreux, il dut faire queue devant le bureau militaire et cette circonstance ajouta à sa contrariété…

   Tandis qu’il attendait ainsi son tour, en maudissant les lenteurs administratives, il remarqua, parmi les personnes qui stationnaient sur le quai de la gare, une mince jeune fille, vêtue d’une chétive robe noire et coiffée d’un canotier de même couleur, qui restait plantée là, à quelques pas de lui, comme indécise et apeurée.

   Machinalement, il regarda le visage et vit des cheveux très blonds, des yeux bleus très clairs, une bouche bien dessinée, un teint rosé, un visage doux, frais, jeune, mais exprimant une détresse et un accablement singuliers.

   Comme il était un brave garçon, compatissant volontiers aux malheurs d’autrui, il s’apitoya, en lui-même, sur le sort de cette fillette, qui semblait honnête et de bonne éducation, et qui était sans doute livrée à l’abandon, par suite d’événements que son imagination naturellement féconde cherchait à reconstituer.

   Sous l’attraction de son regard, la jeune fille, à son tour, leva les yeux vers lui ; sans doute la physionomie du poilu lui parut-elle loyale et sympathique, car elle s’approcha de lui, en rougissant, et lui demanda, avec un léger accent du Nord, qu’il ne trouva point déplaisant :

-         S’il vous plaît, monsieur, c’est-il très loin, la rue Montorgueil ?

-         Mais non, mademoiselle, répondit-il, ce n’est pas bien loin, c’est aux Halles.

   En véritable Parisien, il pensait que cette précision : « C’est aux Halles », était suffisante. Mais comme la questionneuse paraissait aussi embarrassée qu’auparavant, il entreprit une explication détaillée et compliquée, avec force gestes. Elle l’écoutait en ouvrant des grands yeux étonnés, comme quelqu’un qui ne comprend qu’à moitié. Enfin, elle dit :

-         C’est la première fois que je viens à Paris. Alors…

   Elle n’acheva pas sa phrase.

   Un tel découragement était dans ses yeux, une telle lassitude dans sa voix, que Jean, dont le tour était enfin arrivé de faire viser sa permission, prit brusquement son parti :

   - Attendez-moi une minute, dit-il. Je m’en vais vous conduire… C’est mon chemin…

   Il mentait effrontément, le brave caporal, et il se disposait, en réalité, en conduisant la fillette, à tourner le dos à la butte Montmartre.

   Mais la pauvrette était si effrayée, si candide et si jolie, qu’il lui sacrifiait sans regret une heure de sa précieuse permission.

   Docilement, elle l’attendit. Ce poilu au regard franc et aux vêtements encore imprégnés de la boue des tranchées, lui inspirait confiance et elle le suivit, toute heureuse d’être guidée dans cette ville énorme et grouillante qui l’effrayait.

   En chemin elle lui conta sa lamentable histoire.

   Elle était née à Locre, en Belgique, tout près de la frontière française ; son père était le propriétaire d’une importante exploitation agricole ; elle avait eu une enfance heureuse et reçu une excellente éducation. En 1914, elle avait 16 ans ; sous ses yeux, la maison paternelle avait été brûlée par les Uhlans et son père fusillé, pour le punir de prétendues velléités de résistance ; elle-même s’était enfuie avec sa mère, à grand’peine, pour éviter un destin pire que la mort. Réfugiées tout d’abord à Compiègne, les deux femmes vécurent tristement et chichement de la vente des quelques bijoux soustraits à la rapacité des Allemands ; puis elles durent travailler, s’épuiser à des labeurs serviles, jusqu’au jour où la mère était morte à son tour, emportée par une mauvaise fièvre.

   Avant de rendre le dernier soupir, la malheureuse avait dit à sa fille :

   - Une sœur de ton père, avec qui nous étions fâchés depuis de longues années, habite à Paris, rue Montorgueil. Elle est marchande en gros aux Halles centrales et doit être riche. Elle n’a pas mauvais cœur et ne repoussera pas sa nièce devenue orpheline. Va la trouver, propose-lui de l’aider dans son commerce… Elle t’accueillera…

   Après avoir assisté aux humbles obsèques de sa mère, Sylvie Delvalle – ainsi se nommait la jeune fille – écrivit à sa tante et attendit quelques jours ; puis, ne recevant pas de réponse, elle se décida à venir quand même à Paris, où elle débarqua en même temps que Jean Parnin, et où elle fut immédiatement affolée par le mouvement intense qui y régnait, si bien qu’elle n’osait pas sortir de la gare, au moment où le regard pitoyable du soldat l’avait encouragée à lui demander assistance.

   Lui, à son tour, parla de l’existence mornes qu’il menait depuis bientôt quatre ans, dans les tranchées fangeuses, où il ne vivait que dans l’attente de ces bienheureuses permissions qui lui permettaient, une fois tous les quatre mois, de reprendre contact avec son cher Paris.

   Cependant, tout en causant ainsi de leurs misères, les deux jeunes gens, devenus bons amis, arrivèrent à la rue Montorgueil. Là, une nouvelle si amère déconvenue attendait Sylvie. Sa tante, en qui elle avait mis tout son espoir, n’habitait plus à Paris. Retirée des affaires, elle s’était fixée en province, la concierge ne savait pas exactement dans quelle ville ; elle croyait seulement que c’était « dans le Midi… »

   Lorsque la jeune fille entendit prononcer cet arrêt, qui la condamnait inexorablement à l’abandon, elle devint affreusement pâle et chancela, comme si elle allait s’évanouir.

   Jean Parnin, profondément ému, et convaincu, par l’évidente candeur de Sylvie, qu’il n’avait pas à faire à une aventurière, s’écria alors :

Suivez-moi, mademoiselle. Je vais vous conduire chez ma mère. Il ne sera pas dit qu’un soldat français aura laissé dans un embarras aussi cruel une jeune fille belge, orpheline de la guerre. Ma mère vous trouvera du travail, et, en attendant, vous donnera asile… Et quand je serai parti, vous serez deux pour penser à moi…

 

Des Vosges aux Flandres

 

   Dix jours plus tard, lorsque Jean Parnin prit le train qui le ramenait vers le secteur où il avait laissé son régiment, ses pensées n’étaient pas entièrement consacrées, comme naguère, au souvenir de sa mère.

   L’image de Sylvie le hantait avec une persistance singulière. La jeune fille et la mère de Jean avaient immédiatement sympathisé. Les malheurs de Sylvie, son honnêteté non douteuse, son charme sain et modeste, ses rares qualités ménagères, séduisirent rapidement Madame Parnin. Mais l’impression que l’orpheline avait faite sur Jean était plus profonde encore et il était tout près, sans bien s’en rendre compte, de l’aimer autrement que d’amitié.

   Les deux jeunes gens s’étaient promis de s’écrire, et ils n’eurent garde d’y manquer. Les lettres qu’ils échangèrent firent plus pour développer leur intimité que les plus assidues conversations. Non point que ces lettres continssent la moindre allusion à des sentiments plus tendres et d’une autre nature qu’une affection purement fraternelle ; la mère de Jean les lisait et la mère de Sylvie, si elle eût vécu, aurait pu les lire, sans être le moins du monde alarmée.

   Mais on se connaît mieux quand on s’écrit souvent que lorsque l’on cause. Tel se livre dans une lettre, qui n’oserait le faire dans un dialogue, parce qu’il serait alors retenu par une sorte de pudeur d’étaler ses sentiments intimes. Jean, surtout, en Parisien railleur, affichait volontiers un scepticisme de commande, cachant soigneusement ses propres enthousiasmes, blaguant ceux d’autrui, estimant « pompiers » et « rococos » les mots de Patrie ou de Famille, se vantant, en ricanant, de ne croire à rien. Mais lorsque, du fond de son gourbi souterrain, il traçait, au crayon, à la lueur tremblante d’une chandelle, des phrases sur un papier froissé et taché de boue, tandis qu’autour de lui éclataient les obus, il était sincère avec lui-même et avec les autres.

   Laissant son scepticisme de parade, il écrivait naïvement et fortement ce qu’il pensait, ce qu’il voyait, ce qu’il vivait, et cette sincérité était plus belle et plus noble que toute la littérature de l’arrière. Il mettait à nu son âme loyale et dévouée de Français ; il ne craignait point les sourires ironiques : il savait que les yeux qui liraient ces phrases seraient, au contraire, obscurcis par des larmes.

   De même, Sylvie, qui était humble et timide dans la conversation, savait écrire à celui qui l’avait sauvée de l’isolement et de l’abandon, ces lettres exquises, un peu puériles, qui font tant de bien à ceux que guette sans cesse la mort. Elle mêlait à des pensées fortes et pleines de noblesse sur la sainteté de la grande cause pour laquelle Jean combattait, des conseils naïfs et charmants : « Prenez bien garde à ne pas prendre froid… J’ai tricoté pour vous un cache-nez de laine… Et soyez prudent, surtout ; n’allez pas vous exposer inutilement… »

   Ce sont de telles phrases qui font que l’on voit, dans la tranchée que visent et qu’arrosent les canons allemands, de rudes poilus lisant les lettres de femmes, des fiancées et des mamans, avec des mines attendrissantes, ayant tout à la fois un bon sourire aux lèvres et de douces larmes aux yeux…

   Le régiment de Jean Parnin se trouvait alors dans les Vosges. Le secteur était tranquille, en raison même de la nature du terrain, les deux partis adverses se trouvant retranchés sur des hauteurs à peu près inexpugnables, que séparait un ravin profond.

   Cependant, les journaux apportaient de sombres nouvelles. Les Allemands, débarrassés du front russe, par la défection de la malheureuse nation livrée aux bolcheviks, faisaient peser sur le front occidental tout le poids de leurs masses humaines et de leur formidable armement. Le 21 mars, ils attaquaient l’armée anglaise en Picardie, avec une telle supériorité numérique et une si grande violence, que le front britannique était rompu, Amiens menacé, et les armées alliées presque coupées en deux tronçons. A grand’peine, après quinze jours de combats furieux, les Anglo-français arrêtèrent la ruée et continrent enfin l’adversaire. L’intégrité du front allié était rétablie et les Allemands se heurtaient, à présent, à une défense irréductible.

   Ce serait une erreur de croire que, dans la tranchée, les poilus ne s’intéressent qu’à l’étroit secteur qu’ils ont sous les yeux et qu’ils négligent, de leurs préoccupations personnelles si légitimes, ce qui peut modifier, par ailleurs, les destinées de la patrie. Nulle part, les journaux ne sont lus et commentés avec plus de passion qu’au front.

   Certes, les combattants disent bien haut que les journalistes sont des « bourreurs de crâne », et qu’en achetant une gazette, on fait l’acquisition de « deux sous de mensonge », mais ces boutades ne les empêchent point d’attendre avec anxiété ces « deux sous de mensonge » et de s’arracher les feuilles qui leur arrivent de l’arrière.

   Tout en protestant que « tout ça, c’est des blagues », ils examinent les fragments de carte publiés par les journaux, discutant les opérations, distribuant aux stratèges la louange et la critique – la critique surtout – cherchant, en s’en défendant, des excuses à nos revers et des raisons d’espérer les revanches futures.

   En cette période angoissante, Jean Parnin, comme les camarades, commenta fébrilement les communiqués officiels et les articles des écrivains militaires, pâlit d’anxiété lorsqu’un nouveau repli des troupes alliées accentuait les progrès de l’ennemi, et respira librement et joyeusement quand le front fut enfin stabilisé.

   L’accalmie, acquise le 4 avril, dura peu de temps. Le 9 avril, une nouvelle et non moins importante offensive commençait. Mais l’objectif de l’ennemi avait changé. Renonçant, pour le moment, à la marche sur Amiens, il attaquait maintenant dans les Flandres. Le rêve déçu de 1914 hantait de nouveau le cerveau du mégalomane Kaiser. Il convoitait Calais. Ypres ne devait être, dans son esprit, qu’une première étape vers ce but tant désiré.

   En attendant, pour conquérir Ypres, il ne ménageait ni ses hommes, ni ses munitions et obtenait, tout d’abord, dans la région Messines-Wytschaete, des avantages indéniables, arrachant aux Britanniques leurs gains de l’année précédente.

   Ce fut à ce moment que Jean Parnin, penché sur la carte publiée par un journal, aperçut un nom qui le fit tressaillir : au nord-est de Bailleul, parmi les hauteurs que tenaient les Anglais, entre le Mont-Kemmel et le Mont-Rouge, un village était figuré, et son nom était Locre…

   Locre ! Le pays natal de la douce et tendre Sylvie, allait-il connaître de nouveau les horreurs de la domination allemande ? Jean souffrait, à cette pensée, comme s’il eut été lui-même originaire de ce petit village belge.

   Il n’y avait guère de doute à ce sujet. Les Allemands, rétrécissant leur front d’attaque, pour donner à leur offensive plus de violence, dirigeaient leurs efforts droit vers Poperinge, et Locre était sur la route. Meteren et Neuve-Eglise, qui constituaient la première étape vers leur but, étaient furieusement disputés. Les Britanniques, ayant perdu ces localités, les reprenaient dans un magnifique retour offensif, mais la durée de cette reprise paraissait précaire. Un nouveau repli semblait nécessaire. Les Monts, et parmi eux le Mont-Kemmel constituait la dernière barrière…

   Dans tous ces événements de sinistre augure, une éclaircie était intervenue : l’unité de commandement s’était trouvée réalisée d’elle-même dans le danger commun, et le général Foch était nommé commandant en chef des troupes alliées.

   Avec leur robuste bon sens, les soldats français comprirent l’intérêt puissant qui s’attachait à cette mesure, et Jean Parnin fit même, devant ses camarades, cette déclaration paradoxale :

-   A quelque chose, malheur est bon. Ne nous plaignons pas d’avoir « pris une piquette », si cela était nécessaire pour assurer l’unité du commandement…

   Cependant, le 14 avril, une division composée de territoriaux s’en vint relever, dans leur secteur des Vosges, les troupes dont faisait partie Jean Parnin.

   Et celles-ci, après vingt-quatre heures seulement de repos, furent embarquées dans les trains qui filèrent vers l’ouest.

   Au même moment, dans un ordre du jour resté fameux, le Maréchal Douglas Haig disait aux soldats britanniques qui luttaient vaillamment dans les Flandres contre un ennemi supérieur en nombre :

   « Tenez bon ; les Français arrivent à la rescousse ! »

 

Sur le Mont-Kemmel

 

   Le matin du 17 avril, Jean Parnin, qui, débarqué la veille au soir dans un pays inconnu, avait marché, toute la nuit, avec ses camarades, dans le sol bouleversé par les obus aperçut devant ses yeux, à travers le créneau de la tranchée que sa compagnie occupait, un paysage tout à fait imprévu, pour un homme arrivant des Vosges.

   Quelques jours auparavant, il contemplait des gorges profondes, des pics escarpés, couronnés de bois sombres, des montagnes dont le sommet se confondait avec les nuages.

   A présent, il voyait une vaste plaine, à peine ondulée par des collines de hauteur médiocre, où la végétation semblait rare et où, de-ci de-là, se dressaient des amas de ruines qui avaient été des villages florissants.

   Le régiment était sur le sommet du Mont-Kemmel, et, de cette altitude de 150 mètres environ, il dominait toute la contrée. Dans le lointain, une crête, qui paraissait insignifiante à ces gens habitués aux montagnes se découpait : c’était Messines.

   Derrière eux, cinq collines, sensiblement aussi élevées que celle qu’ils occupaient : le Mont-Rouge, le Mont-Noir, le Mont-Vidaigne, le Mont-Kokerelle et le Mont-des-Cats.

   Dans la vallée, à cinq cents mètres à peine derrière le Mont Kemmel, un petit village dressait son clocher à demi détruit. Ce village, c’était Locre ; là, Sylvie était née ; là, elle avait grandit, elle avait souffert.

   Jean Parnin contemplait avec émotion ce pâté de maisons, où les obus avaient fait leur ravage. Au tremblement qui l’agita, aux larmes qui perlèrent un instant ses yeux, il comprit soudain, comme si un voile se fût déchiré devant son regard, qu’il aimait Sylvie d’un amour très pur, mais très profond.

   Cet attendrissement, loin de l’amollir, lui donna au contraire une énergie nouvelle. Il aurait une raison de plus que le devoir pur et simple, pour tenir, sur ce mont que l’ennemi bombardait : il défendrait le village de Sylvie…

   Il n’eut pas le loisir, d’ailleurs, de se livrer plus longtemps à ses réflexions. Les gros obus que l’ennemi envoyait à jet continu sur le Mont-Kemmel et qui en labouraient les flancs et la crête, avec un fracas formidable, en y creusant des entonnoirs effarants, ne permettaient pas au plus brave de songer à autre chose qu’à la mort.

   En même temps, dans la plaine, l’infanterie ennemie se heurtait à la nôtre avec furie, Wytschaete, repris la veille par les Britanniques, était de nouveau perdu, et les vagues d’assaut allemandes, progressant vers le Mont-Kemmel, menaçaient de le submerger.

   Les bataillons de choc, qui menaient la ruée, étaient disséminés en groupes de combat de six à dix hommes chacun, et ces petits paquets offraient peu de prise à notre artillerie. Jean les voyait approcher, par bonds courts et rapides, malgré nos mitrailleuses, qui crachaient des milliers et des milliers de projectiles.

   Derrière ces groupes de combat, une seconde vague d’infanterie avançait, accompagnée de mitrailleuses légères, qui prenaient position de place en place, pour arroser nos lignes de balles, mais que nos canons de 38 s’efforçaient de repérer et de détruire.

   Une troisième vague, également accompagnée de mitrailleuses, renforçait la seconde, y bouchait les trous fait par notre feu, maintenait intégrale sa densité.

   La quatrième vague comportait les fusils lance-grenades, encore trop éloignés pour être dangereux, mais qui cribleraient bientôt notre propre ligne de projectiles explosifs, gros comme les deux poings, et capables des plus grands ravages.

   Enfin, une cinquième vague fermait la marche, menant avec elle les minenwerfers légers qui allaient faire pleuvoir sur les défenseurs de nos tranchées des engins terribles et particulièrement démoralisants.

   A la vérité, Jean ne distinguait pas aussi nettement les différents groupes qui s’en venaient à l’assaut ; il voyait des hommes, disséminés dans la plaine, et il entendait siffler des projectiles, qui éclataient autour de lui avec fracas. Mais un observateur d’artillerie qui se tenait auprès de lui, la jumelle aux yeux, téléphonait à sa batterie des indications courtes et précises pour le repérage, et, de ces indications, découlaient tout naturellement les détails que l’on vient de lire.

   Lorsque l’ennemi parvint au pied du Mont-Kemmel, les batteries allemandes, pour ne point gêner la progression de leur infanterie, allongèrent leur tir et s’en prirent aux organisations de l’arrière, ce qui fut pour les occupants de la colline un grand soulagement.

   On pouvait croire que les Français, soumis, depuis quelques heures, à un bombardement violent, qui avait détruit tous les abris et bouleversé toutes les tranchées, seraient démoralisés et tous prêts à lâcher pied, au moment de l’attaque de l’infanterie.

   A coup sûr, les Boches comptaient sur cette dépression nerveuse, et leurs premiers groupes d’assaut avaient pour mission de se porter au-delà du mont, les vagues suivants devant occuper aussitôt les tranchées qu’ils espéraient enlever presque sans coup férir.

   Une fois de plus, ce jour-là, l’Allemand fut un très mauvais psychologue. Sans doute, les Français n’avaient pas subi sans pertes et sans dépression la préparation par obus ; sans doute, les plus courageux avaient les yeux hagards, les lèvres crispées, les genoux tremblants. Jean Parnin, qui avait près de quatre ans de front, qui avait « fait » la Marne, la Champagne et Verdun, qui avait subi des bombardements semblables par centaines, avait peine à dissimuler la défaillance qu’engendrait en lui l’instinct de la conservation. Il faut être ivre ou inconscient pour n’éprouver aucun émoi lorsque l’on doit tenir, sans combattre, dans une tranchée violement bombardée et tendre passivement le dos aux projectiles qui distribuent la mort au hasard…

   Mais le tempérament français a des ressources singulières et un ressort sans égal. Le sentiment qui agita nos poilus, lorsque les obus allongèrent leur tir et que l’infanterie ennemie s’apprêta à les aborder, ce fut uniquement une violente colère.

   Ainsi que Jean devait l’écrire naïvement, le lendemain, à sa chère Sylvie, il était « furieux d’avoir eu si peur » et il voulait à tout prix se venger sur l’adversaire de la peur qu’il avait eue.

   Et tous ses camarades, consciemment ou non, avaient la même volonté. Leur chair avait pu tressaillir : leur âme était restée forte.

   C’est pourquoi les vagues d’assaut allemandes, au lieu de se heurter, comme leurs chefs s’y attendaient, à des hommes éperdus d’horreur, effarés, affaiblis, trouvèrent, devant eux, des soldats ardents et farouches.

   Tout d’abord, les mitrailleuses françaises et les fusiliers-mitrailleurs balayèrent le glacis d’une gerbe serrée et drue de balles, qui jetèrent le désarroi dans la première vague.

   Puis, les vagues suivantes ayant renforcé la première et continuant le mouvement en avant, les grenadiers armés du fusil-tromblon lancèrent dans la masse leurs engins.

   En même temps nos batteries de 75 établissaient un barrage à peu près infranchissable, et les voltigeurs eux-mêmes, parmi lesquels Jean Parnin et son escouade, exécutaient une fusillade nourrie, secondant activement le tir de nos mitrailleuses.

   Néanmoins, les troupes d’assaut, tenaces et sans cesse soutenues par les vagues successives, creusaient des abris au pied du mont, afin d’échapper à notre feu et de souffler avant de reprendre leur progression.

   Leur nombre, d’ailleurs, s’accroissait sans cesse. Pour un Boche qui tombait, dix autres arrivaient. Déjà, les premiers venus, abandonnant les abris qu’ils venaient d’établir, commençaient à gravir la pente. D’autres suivaient. Bientôt, le Mont-Kemmel serait envahi par des légions d’Allemands. Les Français allaient-ils perdrent cette position, le jour même où ils l’avaient occupée ?...

   Soudain, les 75 s’arrêtèrent brusquement de tirer à proximité de nos tranchées, dirigeant leurs obus plus loin dans la plaine. Les mitrailleuses se turent, et un commandement fut transmis sur toute la ligne : « Baïonnette au canon ! »

   En un clin d’œil, les voltigeurs obéirent, cependant que les grenadiers, sur un autre ordre : « Préparez-vous à partir », commençaient à escalader le parapet.

   Les premiers, en effet, ils s’élancèrent, franchissant aisément nos fils de fer, que le bombardement ennemi avait détruits, et, par une vigoureuse contre-attaque, refoulèrent les Boches qui gravissaient la pente…

   Mais de nouveaux renforts arrivaient à ceux-ci. Après une courte oscillation, ils reprirent leur mouvement, et nos grenadiers, submergés, reculèrent à leur tour.

   Jean Parnin, livide, assistait à ce spectacle, en crispant sa main sur la poignée de son fusil.

   Enfin, l’ordre attendu fut prononcé :

   - En avant ! A la baïonnette !   

   Et les voltigeurs s’élancèrent.

   Le corps à corps fut terrible et l’ennemi se défendit avec acharnement. Mais la fureur de notre charge était irrésistible. Après un combat violent, les Boches plièrent.

   Jean Parnin, dont le casque était à moitié défoncé par un éclat, la capote déchirée, le visage poussiéreux et sanglant, se battait comme un lion.

   Sa baïonnette était rouge de sang.

   Il poussait de la pointe et de la crosse, n’essayant pas de parer les coups, mais fonçant droit devant lui. Et ses camarades agissaient de même.

   Ainsi, les Boches furent reconduits, la baïonnette aux reins, jusqu’au pied du mont, et il fallut même toute l’autorité des chefs pour rallier nos hommes et les obliger à remonter dans leur tranchée, où ils avaient l’avantage précieux de dominer la position.

   Pousser plus loin eût été dangereux et inutile. Toute la plaine était occupée par l’ennemi et l’unité qui s’y serait aventurée eût été cernée et capturée…

 

La colline héroïque

 

   Durant les jours qui suivirent ce combat inégal et glorieux, une sorte de trêve sembla intervenir, au moins en ce qui concernait les attaques d’infanterie. Seules, les batteries des deux adversaires, se livraient à ce que l’on appelle improprement un « duel d’artillerie », car, dans un tel duel, ce sont toujours les fantassins qui reçoivent les obus.

   Néanmoins, la situation, par comparaison, était supportable. On employait les nuits à refaire, sous le tir des canons, les défenses accessoires de fils barbelés, que le bombardement détruisait pendant le jour. On établissait de nouveaux abris, pour remplacer les cagnas effondrées, et on les étayait le mieux possible avec les débris de madriers que l’on retrouvait. Le jour, tout le monde, sauf les guetteurs, désignés à tour de rôle, se reposait, chacun occupant le temps suivant ses goûts et son caractère.

   Les uns, à la lueur d’une mauvaise chandelle, au fond d’un gourbi fragile, jouaient à la manille, jurant et pestant lorsque le souffle d’un éclatement trop rapproché venait éteindre le lumignon.

   D’autres dormaient, enroulés dans leurs couvertures.

   D’autres lisaient ou écrivaient.

   Jean était de ces derniers. Chaque jour il écrivait deux lettres, l’une à sa mère, l’autre à Sylvie. Il y mettait toute son âme et trouvait les expressions puériles et touchantes pour dépeindre ses impressions et pour évoquer les souvenirs de sa dernière permission.

   Bien que celle-ci fût toute récente, il songeait déjà à la suivante, qu’il appelait de tout son cœur. Chose étrange et que comprendront néanmoins tous les poilus, sa préoccupation la plus vive, son inquiétude la plus lancinante, ne provenait pas de l’attaque imminente que préparait l’ennemi, ni du bombardement presque continu qui l’exposait sans cesse à la mort, mais de ce fait que les « permes » étaient suspendues et que son tour s’en trouverait retardé d’autant.

   « Si cette suspension dure seulement un mois, écrivait-il, au lieu de venir en juillet, comme j’avais compté, je ne viendrai qu’en août. C’est tout de même ennuyeux et j’en veux terriblement aux « Fritz » qui sont la cause de cette déconvenue… »

   Ce qu’il n’exprimait pas, mais qu’il sentait intensément, c’était que l’attente lui paraissait infiniment plus longue et plus dure, à présent qu’il connaissait et qu’il aimait Sylvie. En lui-même, il ébauchait des rêves, prenait des résolutions : « Quand j’irai en perme, je lui parlerai. Et si elle est dans les mêmes dispositions que moi, comme maman la gobe beaucoup, nous nous fiancerons… »

   Mais parfois, une appréhension le torturait : « Si elle était déjà fiancée, dans son pays ! Si son promis était à la guerre et qu’elle l’attende ! » Bien vite, il se rassurait : elle n’avait que seize ans en 1914 ; à cette époque, c’était encore une gamine !...

   Cependant, l’accalmie se prolongeait et on aurait pu croire que les Boches, fortement étrillés, avaient renoncé à la conquête du Mont-Kemmel.

   Il n’en était rien, et le réveil fut brutal. Le 24 avril, dans la soirée, une attaque générale fut prononcée contre les positions françaises des Flandres. Elle fut enrayée net par les barrages des 75 et des mitrailleuses.

   Mais, à minuit, un bombardement terrible de nos positions recommença.

   Des obus de tous calibres tombaient sans interruption sur le Mont-Kemmel et sur les environs. Il ne s’écoulait pas une seconde sans que retentît le sifflement sinistre qui annonce l’arrivée de l’obus ou le hurlement formidable qui indique son éclatement. Le ciel était embrasé de lueurs rouges. Des trombes de terre étaient soulevées qui retombaient en pluie sur les occupants de la position. Le grondement des minenwerfer accompagnait l’aboiement des canons. Les fusants, les percutants, les « gros noirs », les 88 autrichiens qui éclatent sans qu’on les entende arriver, les 210 qui creusent des entonnoirs énormes, tous les engins de mort et de désolation semblaient s’être donné rendez-vous pour se concentrer sur cette minuscule colline où se tenait, héroïque et indestructible, un seul régiment français.

   Cette nuit-là, par exemple, Jean Parnin crut que sa dernière heure allait sonner, et, du fond de son cœur, il envoya une pensée tendre et désespérée aux deux êtres qu’il chérissait : sa mère et Sylvie…

   Quand le jour se leva, il fut tout étonné d’être encore vivant ; ses camarades, autour de lui, paraissaient subir la même impression. L’un d’eux, innocemment et de la meilleure fois du monde, se tâtait les membres et prononçait sans ironie : « C’est une veine ! Je suis encore entier ! » Puis, il se jetait à plat ventre pour éviter, dans la mesure du possible, la gerbe d’explosion d’un projectile qui arrivait…

   A huit heures du matin, une nouvelle attaque de l’infanterie ennemie contre le Mont Kemmel subit un nouvel échec. Alors, les Allemands parurent abandonner leur projet d’emporter de front la « colline héroïque » et prirent à tâche de la déborder.

   On sut plus tard que neuf divisions, c'est-à-dire près de cent mille hommes furent lancés sur cet espace restreint que représentaient les positions françaises dans ce secteur.

   De chaque côté du Kemmel, que bombardait l’ennemi avec une intensité légèrement décrue depuis le matin, la bataille se poursuivait.

   Au sud-ouest du mont, en avant de Locre, se dresse un autre village : Dranoutre, qui fut, ce jour-là, 25 avril, le théâtre d’une lutte acharnée.

   Dans l’après-midi, Dranoutre tomba, et les troupes ennemies qui opéraient au sud de Kemmel purent donner la main à celles qui combattaient au nord et à l’est…

   Il était cinq heures du soir, lorsque les chefs de section, appelés au poste de commandement du colonel, revinrent, tout pâles, et rassemblèrent autour d’eux leurs hommes.

- Nous sommes cernés, dit à ses soldats le sous-lieutenant qui commandait la section de Parnin. Que tous ceux qui ont des papiers pouvant donner des renseignements à l’ennemi, les brûlent. Après quoi, nous tiendrons aussi longtemps que nous pourrons ; mais il ne faut pas nous dissimuler qu’à moins d’un secours bien improbable, nous serons tous tués ou capturés, en tous les cas f…ichus.

   A ces paroles, les soldats, à leur tour, devinrent livides.

   Quelques-uns murmurèrent, protestant qu’on les avait inutilement sacrifiés.

   Mais l’officier leur expliqua, avec une simplicité stoïque :

   - Quand nous n’aurions retardé que d’une heure l’avance de l’ennemi, cela a peut-être sauvé des milliers de nos camarades, en protégeant leur repli.    

   L’admirable sentiment de solidarité qui est l’honneur du soldat français, fit que les héros du Mont-Kemmel furent touchés par cet argument, et chacun ne pensa plus qu’à se préparer à recevoir l’assaut final.

   Jean, tout en réapprovisionnant le magasin de son fusil, qu’il venait de décharger sur une patrouille ennemie, songeait à l’atroce alternative qui s’offrait à lui : mourir ou être prisonnier. Depuis le début de la campagne, il avait toujours eu une idée fixe : « Je ne veux pas être prisonnier des Boches ». Cette idée s’imposait maintenant à lui, plus puissante que jamais, et il était près à tenter n’importe quoi pour échapper à la captivité.

   Tandis qu’il songeait ainsi, un cri retentit : « Alerte ! »

   De tous côtés, les Allemands attaquaient. Il en surgissait par derrière, par les côtés, par devant. Les nôtres se défendirent avec furie. Les mitrailleuses crépitaient sans relâche ; les fusils tiraient à répétition ; les grenades explosaient à jet continu.

   Mais l’ennemi, lentement, implacablement, poursuivait sa progression. Il était décidé à avoir le Mont-Kemmel, quel que fut le prix qu’il lui coûterait.

   Des nouvelles sinistres circulaient dans les groupes de tirailleurs français : le colonel blessé, un chef de bataillon tué, deux compagnies prises de flanc et déjà capturées.

   Soudain, au moment où l’ennemi arrivait, en force, à proximité de la section de Jean, le sous-lieutenant qui la commandait s’écria :

   - Des volontaires pour une trouée !

   Et il s’élança, un fusil à la main, la baïonnette haute, au-devant des assaillants.

   Tout ce qui restait de valide dans la section se rua sur ses traces. Ces hommes avaient compris que leur seule chance de salut était dans le succès de cette folle entreprise. Les nouvelles lignes françaises étaient à moins de cinq cents mètres. Le soir tombait. A la faveur de l’ombre et du désarroi de la bataille non terminée, peut-être quelques-uns de ces soldats pourraient-ils retrouver leurs compatriotes. Et au moins ceux qui tomberaient seraient-ils tués en combattant, au lieu d’être exécutés sommairement par les nettoyeurs de tranchées, ou d’aller souffrir mille misères dans les camps de prisonniers de l’Allemagne.

   A partir de cette minute, Jean Parnin ne s’appartint plus, il marcha, dans l’ombre grandissante, comme dans un rêve, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, passant au milieu des grenades qui éclataient sans le toucher, entendant siffler les balles si près de ses oreilles qu’il en était assourdi, effleuré par des coups de baïonnette qu’il rendait avec usure, bondissant comme un daim le long de la pente qu’il fallait descendre pour regagner nos lignes.

   « Les volontaires pour la trouée » qui échappèrent aux dangers effarants de cette folle équipée, connurent, en arrivant à proximité des tranchées françaises, un autre péril non moins angoissant. C’étaient leurs amis, leurs frères qui, ne distinguant pas leur uniforme, tiraient maintenant sur eux en les voyant accourir.

   Ce fut par un miracle que Jean Parnin et quelques-uns de ses compagnons parvinrent sains et saufs au milieu de leurs compatriotes.

 

La lutte pour Locre

 

   Au cours de la sanglante journée où les défenseurs de la colline héroïque avaient tenu en échec les masses ennemies au-delà même des forces humaines, le village de Locre lui-même avait été le théâtre d’une lutte acharnée. D’abord perdu par nos troupes, celles-ci l’avaient reconquis de haute lutte et en occupaient les lisières au moment où Jean Parnin et ses camarades, épuisés, hagards, fous, regagnèrent nos positions.

   Jean était donc dans le village même où était née Sylvie. Ce village, il aurait charge de le défendre, non plus indirectement comme les jours précédents, mais littéralement.

   A vrai dire, tout d’abord il n’y pensa point. Il était dans un état fébrile qui lui interdisait toute réflexion. On dût le conduire au poste de secours installé dans une cave, avec les rudes compagnons qui avaient tenté et réussi en même temps que lui la randonnée insensée à travers les troupes ennemies.

   Dans cette cave, il reprit peu à peu une mentalité normale et deux jours plus tard, le 28 avril, il était versé provisoirement avec la poignée d’hommes qui l’avait accompagné, au régiment qui tenait Locre.

   La journée du 27 avril n’avait été marquée que par une tentative locale et manquée, des Allemands contre Wormezeele, où l’ennemi avait pénétré, mais d’où une immédiate contre-attaque l’avait aussitôt chassé.

   Celle du 28 avril ne comporta que des actions d’artillerie. Jean, cependant, estimait que ce calme serait de courte durée, que les Allemands se recueillaient pour un nouvel et gigantesque effort.

   A cinq heures de l’après-midi, en effet, le bombardement à gros obus et à abus toxiques s’intensifia soudain et devint bientôt d’une violence inouïe.

   Jean Parnin, couché à plat ventre dans le fond de la tranchée, entendit une voix dire près de lui :

   - J’ai vu la Somme, j’ai vu Verdun, mais cela dépasse tout ce que j’avais vu…

   L’homme qui parlait ainsi était un poilu comme Jean, et ce dernier se disait qu’il avait raison, tant le bombardement était formidable.

   Une fois encore, ce déchaînement de projectiles dura toute la nuit. Une fois encore, les troupes françaises vécurent ce cauchemar sans nom de courber passivement les épaules sous la grêle mortelle des obus.

   Les masques, qu’il avait fallu mettre en raison des gaz toxiques, gênaient la respiration, empêchaient les hommes de parler entre eux, étouffaient les gémissements des blessés, ajoutant à l’horreur de la situation.

   Et ce cauchemar se prolongea jusqu’au matin du 29 avril, à sept heures, heure à laquelle l’infanterie ennemie attaqua.

   Le phénomène qui a été décrit plus haut, de la colère invincible succédant à la dépression nerveuse, se reproduisit, et les vagues d’assaut allemandes, confiantes dans l’efficacité de leur préparation d’artillerie, trouvèrent encore les Français prompts à la riposte.

   Conformément aux ordres qu’ils avaient reçus, les servants des mitrailleuses laissèrent approcher l’ennemi à trois cents mètres de nos lignes, et là, le trouvant à une portée où la mitraille est terrible, ils firent cracher à leurs machines des gerbes de balles.

   Des monceaux de cadavres s’accumulèrent devant nos lignes. Cette résistance déconcerta un instant l’ennemi, qui, pourtant, après quelques minutes de flottement, s’acharna de nouveau.

   En même temps, à la droite de Locre, il parvint à s’infiltrer sur le Mont-Rouge et cela lui rendit confiance. Mais les défenseurs de ce mont le refoulèrent bientôt.

   Cependant, les Allemands approchaient de Locre ; ils arrivaient à portée de grenades et nos grenadiers faisaient de bonne et terrible besogne…

   Malgré la vaillance française, le nombre sans cesse accru des assaillants leur permit, dans la matinée, d’occuper la lisière sud du village, dont les défenseurs durent se replier, la rage au cœur, pour s’établir dans les ruines des maisons, devenue autant de fortins improvisés.

   Ce fut ainsi que la compagnie où avait été affecté Jean Parnin fut amenée à occuper une ferme où l’incendie avait causé des ravages irréparables. Abrités derrière des pans de mur noircis et des débris de toutes sortes, nos soldats continuaient à tirailler sans relâche sur l’ennemi qui devait progresser pas à pas, payant chèrement chaque mètre de terrain.

   Jean, avec son escouade, réduite à quelques hommes, était embusqué derrière une voiture brisée, qui n’offrait qu’un abri illusoire, mais d’où il tirait sur les Boches tout ce qu’il avait de munitions.

   Machinalement, tout en tiraillant, il regardait la paroi externe de la voiture. Des lettres capitales frappèrent son regard : DELVALLE… Brusquement, il comprit : il était dans la ferme même des parents de Sylvie, cette ferme que l’envahisseur de 1914 avait incendiée et où il revenait, pour achever la sinistre besogne de destruction.

   Cette circonstance accrut son courage et sa résolution. Il se refusa à quitter cette maison, où était née Sylvie, et lorsque la ferme fut débordée et que la compagnie se replia méthodiquement pour aller s’établir un peu plus loin, il fallut presque entraîner de force le caporal Parnin, qui s’entêtait à la défense de cette bicoque en ruines…

   Peu à peu l’ennemi occupait le village. A midi, il le tenait tout entier. Les nôtres, accrochés à proximité des lisières nord ne pouvaient que l’empêcher de déboucher pour continuer sa progression.

   Or, la possession de Locre avait son importance. Si les Boches s’y installaient définitivement, le Mont-Rouge à son tour ne tarderait pas à tomber entre leurs mains. La ligne des collines de Flandre, déjà entamée par la perte du Kemmel, serait d’avantage menacée. L’ennemi pourrait accentuer sa progression vers Poperinghe, tourner le Mont-des-Cats, déborder Ypres à l’ouest…

   Le commandement français le comprit et donna mission aux troupes de reprendre Locre à tout prix.

   Ainsi au moment ou Jean Parnin, dans une tranchée creusée à la hâte au nord de Locre, pleurait de rage en songeant que le village natal de celle qu’il aimait était perdu pour nous, un régiment de troupes fraîches s’en vint renforcer celui qui venait de perdre la position ; et l’ordre de contre-attaquer fut donné.

   Le premier, Jean s’élança. On dû le retenir ; il allait trop vite…

   La mince ligne des tirailleurs français entoura le village sur trois côtés ; l’assaut fut donné partout à la fois.

   L’ennemi qui était loin de s’attendre à une contre-attaque aussi rapide, fit néanmoins bonne contenance, et il fallut refaire en sens inverse les étapes que l’on venait de parcourir, gagnant le terrain de maison en maison, luttant longuement pour la possession d’un mur effondré, faisant le siège de chaque ruine.

   Lorsque Jean parvint à la ferme qu’il avait reconnue pour être celle de Sylvie, il bondit, entraînant avec lui ses camarades de section. L’élan fut si impétueux que la ferme fut rapidement dégagée. Dans tout le village, les nôtres progressaient en même temps, et dans la soirée, les Boches en étaient définitivement chassés. Le Mont-Rouge échappait à la menace d’encerclement. Malgré leur dépense prodigieuse d’hommes et de matériel, les Allemands, dans cette journée du 29 avril, ne gagnèrent pas un pouce de terrain…

 

La route de Calais est fermée

 

   Le général Six von Arnim, qui commandait l’armée allemande des Flandres, avait dit, au lendemain de la prise du Kemmel : « Le plus gros morceau est entre nos mains ; le reste viendra tout seul ». Mais le reste ne vint pas. Les cinq autres Monts restèrent inviolés, grâce aux Britanniques qui se maintinrent à Wormezeele, grâce aux Français qui surent reprendre et conserver Locre, grâce aussi sans doute aux défenseurs du Mont-Kemmel qui tinrent l’ennemi assez longtemps en échec pour permettre à la résistance de s’organiser à l’arrière.

   En réalité, la prise du Kemmel ne parut pas porter bonheur aux soldats du Kaiser ; jusqu’à cette conquête, ils avaient progressé quotidiennement dans les Flandres ; du jour où ils tinrent la colline qui semblait pourtant être la clef de tout le système, ils n’avancèrent plus d’un pas, en dépit de leurs efforts réitérés.

   Jean Parnin et le nouveau régiment où on l’avait versé prirent part, dans cette région, à de nouvelles actions, moins violentes peut-être que les précédentes, mais au cours desquelles l’ennemi fut toujours immédiatement refoulé.

   Le 7 mai, dans la soirée, des canons de tous calibres arrosèrent le point de jonction des armées franco-britanniques, non loin de Mont-Noir.

   Après une invraisemblable débauche de projectiles, le matin du 8 mai, deux divisions ennemies tentèrent de faire craquer la charnière des deux armées.

   D’un observatoire d’artillerie, le général commandant une brigade britannique, aperçut les troupes bavaroises, qui, par petits groupes suivant le mode adopté à présent par l’ennemi, essayaient de tourner l’étang situé au sud de Dickebusch. En arrière, des troupes nombreuses se massaient, que l’on sut plus tard être deux divisions de soutien.

   Ce rassemblement de l’arrière étant bien repéré, notre artillerie à son tour entra en action, fauchant les régiments qui se retirèrent en désordre.

   Cependant, les troupes d’attaque avaient atteint les ruines d’une maison située au carrefour de trois chemins, connue sous le nom de « Cabaret Klein-Vierstraat » et propice au lancement d’un assaut.

   Notre artillerie eut encore raison de ce point de concentration, et les fantassins ennemis ne purent aborder nos lignes…

   Le 12 mai, les Français, au cours d’une attaque locale, amélioraient leurs lignes à proximité du Kemmel et faisaient une centaine de prisonniers.

   Le 21 mai, à Locre même, le régiment de Jean Parnin se donnait de l’air, sur un front de trois kilomètres au nord et au nord-est du village. Nos soldats occupèrent ainsi le lieu dit le « Pompier », petite agglomération que tenait l’ennemi et qui nous gênait fortement, et l’ouvrage dénommé par les Anglais « Buterfly ». Cette avance eut pour résultat de dégager complètement Locre et d’éloigner les lignes allemandes qui avançaient encore leurs pointes dans la direction du Mont-Rouge. Elle nous valut, en outre, de faire 400 prisonniers…

   Les Allemands ne réagirent guère. Ils avaient renoncé, pour cette fois encore, à prendre Calais : la route était solidement et définitivement barrée.

 

Récompenses…

 

   Quelques mois s’étaient écoulés, depuis les événements dont on vient de lire le récit.

   Le régiment de Jean Parnin, au repos, cantonnait dans un village de l’arrière, et cela paraissait délicieux à ces hommes, de voir de vraies maisons, qui n’étaient pas brûlées, des rues qui n’étaient pas défoncées, des civils enfin qui leur faisaient un accueil cordial.

   Les premiers jours de repos furent employés à requinquer le régiment, à distribuer du linge et des effets, à laisser les soldats se prélasser sur de la bonne paille fraîche, dans des granges qui – miracle ! – avaient encore leur toiture.

   Le sommeil assuré et tranquille, les repas chauds et réguliers, eurent tôt fait de rendre à ces hommes épuisés une bonne et martiale apparence. Ceux que l’on avait vus arriver las et poussiéreux, hâves et hirsutes, traînant la jambe et grognant contre tout et contre tous, le dos voûté, la poitrine creuse, le regard fiévreux, plastronnaient à présent, rasés de frais et brossés minutieusement, et passaient en frisant leurs moustaches conquérantes, devant les beautés villageoises du pays.

   Jean Parnin éprouvait, au sortir de la fournaise où il avait failli laisser ses os, un bien-être exquis. On tient d’autant plus à la vie que l’on a vu la mort de plus près. L’existence lui paraissait bonne et belle, et il ne désirait plus qu’une chose pour être parfaitement heureux : la permission tant convoitée…

   Il jouissait, d’ailleurs, auprès de ses camarades, d’une petite célébrité des plus flatteuses : il était un des héros du Kemmel !

   - Tu vois bien ce « cabot », disait un poilu à un jeune soldat récemment venu en renfort. Il n’a l’air de rien, mais il est rudement « culotté ». C’est un de ceux qui, cernés sur le Kemmel, ont réussi à passer au travers des lignes boches et à rentrer dans nos lignes !

   Et le jeune soldat admirait en silence le « cabot » si « culotté »[2].

   On était arrivé au cantonnement de repos le mercredi 28 août. Le samedi, au rapport, une note annonça qu’une prise d’armes aurait lieu le lendemain 1er septembre, et les poilus protestèrent vivement, Jean tout le premier.

   - Ce n’est pas assez, disaient-ils, d’être mitraillés quand on est à l’avant ; il faut encore que l’on soit « barbé » quand on revient à l’arrière.

   Cependant, la revue ordonnée eut lieu, et Jean Parnin ne le regretta point. Une surprise émouvante lui était réservée.

   Devant le front des troupes, le général lui remit, à lui et aux autres évadés du Kemmel, la plus belle récompense du soldat, la médaille militaire…

   Pendant cette cérémonie, les rescapés de la colline héroïque apprirent que leurs camarades morts étaient vengés et que, la veille même, nos alliés britanniques avaient reconquis le Mont-Kemmel.

   Jean eut encore une autre joie ce jour-là. Son tour de permission était arrivé. On l’appelait au bureau pour lui délivrer son titre de douze jours, en comptant les deux jours supplémentaires de la glorieuse citation qui lui valait la médaille militaire…

   C’était trop de bonheur le même jour, lui qui avait résisté héroïquement aux affres les plus horribles de la guerre des Flandres, il faillit s’évanouir en recevant des mains du sergent-major la bienheureuse permission…

   Le lendemain, installé dans le train, il attendait avec une impatience fébrile que Paris fût en vue.

   Il maudissait la lenteur de la locomotive, la fréquence des arrêts, aurait souhaité aller plus vite, toujours plus vite…

   Enfin, penché à la portière, il poussa un cri. La ville lui apparaissait dans un lointain brumeux. Il avait voyagé toute la nuit, et dans le jour qui se levait, la butte Montmartre, couronnée de sa basilique, était entourée d’un léger brouillard qui lui donnait l’aspect d’une apparition fantastique.

   - Paris ! Mon cher Paris ! Murmurait Jean, les yeux mouillés de pleurs de joie.

   La dernière demi-heure du voyage lui sembla plus longue encore que les autres. Ce train n’arriverait donc jamais !...

   Débarqué à la gare du Nord, il se dirigea rapidement vers la maison maternelle.

   Il arrive, grimpe l’escalier quatre à quatre, sonne à la porte qui s’ouvre…

   Des exclamations, des baisers !...

   Tandis que Madame Parnin serre son fils dans ses bras, Sylvie se sent à l’écart, immobile et songeuse.

   Cependant, Jean vient à elle, avec un bon sourire, lui tend les mains.

- Oh ! dit-elle, vous avez la médaille militaire ! Vous ne nous l’aviez pas écrit.

- Peuh ! fit-il, en affectant un dédain de parade qui était bien loin de son esprit, c’est surtout agréable pour les deux jours de « rab » de perme…

   La conversation s’anime. Sylvie, qui veut laisser la mère et le fils en tête à tête est rappelée impérieusement.

   - N’êtes-vous pas de la famille, ma mignonne ? Dit Madame Parnin. Et ne me servez-vous pas de fille ?

   A ces mots, Sylvie rougit prodigieusement, et Jean l’imita aussitôt.

   Pourtant, bravement, comme il convient à un vrai poilu de France, le jeune caporal prononça :

   - De la famille, mère ? Sais-tu qu’il ne tient qu’à elle d’en être tout à fait et de devenir ta fille pour de bon ?

   Un divin sourire de Sylvie, une chaude approbation de la mère, et voilà pour le héros du Kemmel la plus douce récompense : le baiser de fiançailles de la petite orpheline belge, réfugiée dans une famille française.

                  



[1] Par Léon Groc dans le n° 102 de la collection « Patrie »

[2] Traduisez : le caporal qui avait de l’audace.



© P.Loodts Medecins de la grande guerre. 2000-2020. Tout droit réservé. ©